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Promenades dans le golfe Saint-Laurent/V

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V

L’ARCHIPEL DE LA MADELEINE.


Pour ravitailler le Rocher-aux-Oiseaux, il faut que la mer soit parfaitement calme. Au moindre souffle qui court sur la surface du golfe, la vague agit comme un bélier contre la falaise escarpée de l’îlot, et réduit en atome tout ce qui commet l’imprudence de passer à portée de son étreinte. Il ne faut donc pas s’étonner si, dix heures après son départ de l’Anticosti, le Napoléon III luttant contre une petite brise, frisait l’île Brion, et allait jeter l’ancre dans une des criques de ce groupe. Il était alors cinq heures de l’après-midi. Devant nous se détachaient les flancs rougeâtres de l’île : ils tranchaient sur le bleu de la mer ; et vu du tillac, le paysage qui nous entourait, semblait devenir l’avant-plan d’une marine superbe, dont le fond se serait composé des îles de la Madeleine et du Rocher-aux-Oiseaux.

Ce fut le 25 juin 1534, que Jacques-Cartier découvrit cette partie de l’archipel de la Madeleine. Il lui donna le nom de Brion, en l’honneur de l’amiral de France le vicomte de Chabot, seigneur de Brion ; mais comme ici-bas tout se perd, cette île n’est plus connue par la plupart de nos marins canadiens-français que sous le nom de Brillante, pendant que les cartes anglaises la désignent sous le nom de Bryon Island, et que la géographie élémentaire à l’usage des élèves des frères de la doctrine chrétienne, au Canada, l’appelle poétiquement l’île de Byron. En y débarquant, Cartier et ses compagnons furent si émerveillés par sa prodigieuse fertilité, que le capitaine malouin crut devoir rappeler dans le « Discours de son voyage » le souvenir de ce qu’il y vit ce jour-là.

— « Ces îles sont de meilleure terre que nous eussions oncques vues, en sorte qu’un champ d’icelle vaut plus que toute la terre Neuve. Nous la trouvâmes pleine de grands arbres, de prairies, de campagnes pleines de froment sauvage et de pois qui étaient fleuris aussi épais et beaux comme l’on eût pu voir en Bretagne, et qui semblaient avoir été semés par des Laboureurs. L’on y voyait aussi grande quantité de raisins ayant la fleur blanche dessus, des fraises, roses incarnates, persil et autres herbes de bonne et forte odeur. »

Hélas ! depuis le jour où Cartier mit le pied dans ce lieu enchanteur, Brion a perdu ses airs de paradis terrestre. Ses grands arbres sont disparus les uns après les autres. Ses vignes se sont desséchées ; et ses roses incarnates sont mortes, étouffées sous les âpres baisers de la bise du Nord. Seule, la terre de l’île a su conserver sa fécondité ; ses prairies sont restées fameuses dans tout le golfe Saint-Laurent. Elles fournissent à l’élevage une nourriture saine, qui peut soutenir la comparaison avec les meilleurs gazons anglais. Aussi le bétail qu’on y fait paître est-il superbe, et les moutons de Brion ne dépareraient pas l’étal du plus difficile de nos bouchers canadiens, un jour de foire de Pâques.

Jadis, Brion jouissait d’une autre célébrité : c’était là que se réunissaient ces troupeaux de vaches marines qui faisaient naïvement consigner la remarque suivante, dans le livre de loch de Cartier :

— « À l’entour de cette île il y a plusieurs grandes bêtes comme grands bœufs, qui ont deux dents en la bouche comme l’éléphant, et vivent même en la mer. Nous en vîmes une qui donnait sur le rivage. »

Champlain fait la même remarque quelque part ; et longtemps après ces voyageurs, on venait à l’abri des falaises de cette île, se livrer à la chasse productive de l’ivoire. Depuis plus d’un siècle les morses sont disparus du golfe. Ils ont cherché un refuge dans les solitudes arctiques, et à peine d’années en années trouve-t-on sur les rivages du Labrador ou sur les côtes de l’Anticosti une défense ou un crâne de ces mammifères marins, entraînés là par les courants ou par les glaces, pour indiquer au voyageur que le golfe Saint-Laurent a perdu l’une de ses plus précieuses ressources. Pourchassés sans trêve ni merci, comme l’était autrefois la baleine, comme l’est aujourd’hui la morue, le flétan et le loup marin, les vaches marines ont fini par suivre la loi commune des animaux qui doivent s’éteindre, dans un avenir assez rapproché. .

— « C’est ainsi, nous assure M. l’abbé Provancher, que le lion qu’on ne voit plus qu’en Afrique, se trouvait autrefois en Grèce. L’auroch qui paît encore dans les forêts de la Lithuanie, se rencontrait jadis en France. Le loup a disparu de la Grande-Bretagne ; le cerf à bois gigantesque a déserté l’Europe ; le castor n’y est plus qu’extrêmement rare, de même que la tortue, la loutre et le lynx. Le bouquetin ne se voit plus que dans les Pyrénées et les Alpes, et l’ours dans les montagnes de la Suisse. Enfin, il y a plus d’un siècle que l’oiseau appelé le doute a disparu de l’Île-de-France. La même chose se voit en Amérique. Le cachalot, la vache marine n’ont pas été vus dans le golfe depuis plus de soixante ans. La morue qui se péchait autrefois jusqu’à Kamouraska, se rend à peine à présent à Rimouski[1]. Le cerf du Canada qu’on chassait jadis sur les bords du Saint-Laurent ne se trouve plus que dans l’ouest : le castor et l’orignal y sont devenus rares. Le lynx roux a quitté l’est du Saint-Laurent, et le dindon sauvage qui était si commun sur les bords du lac Huron, ne s’y rencontre plus que rarement. »

Aux judicieuses observations de ce naturaliste, j’ajouterai l’expérience des enseignements de l’histoire. Pendant plus d’un siècle et demi, l’anguille fut une des principales ressources de nos habitants : ils en prenaient des quantités prodigieuses entre Trois-Rivières et Québec. En 1646 le Journal des Jésuites rapporte que la seule pêcherie de Sillery en donna quarante milliers ! Que devient aujourd’hui cette branche importante d’un commerce jadis si lucratif ? Faute d’avoir été protégée, l’anguille va diminuant de jour en jour. Du temps de Charlevoix, les marsouins et les poursilles venaient prendre leurs ébats jusque dans la rade de Québec ; aucun de ces souffleurs ne se hasarderait maintenant au-delà de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. En 1720, Tadoussac était encore remarquable par la pêche de la baleine. Qui, de nos jours, peut se vanter d’avoir harponné l’un de ces cétacés, dans les eaux de l’ancien moulin Baude ? Enfin, l’île Rouge qui, au XVIIème siècle, était célèbre par ses pêcheries au loup-marin, ne l’est plus guère que par sa solitude et ses naufrages[2].

Quand donc nos lacs, nos rivières, nos mers et nos forêts seront-ils contrôlés par de sages règlements ? et quand donc nos parlements et nos conseils d’états se mettront-ils dans la tête cet incontestable axiome :

— Légiférer pour les bêtes, c’est protéger l’homme.

En attendant la solution de ce problème élémentaire d’économie politique, les habitants de Brion ont fait leur deuil de la vache marine, et ont essayé de se rattraper sur l’agriculture. Quelques-uns d’entre eux étaient déjà à bord, et nous offraient leurs services. L’un surtout, M. William Didgewell, insistait pour nous mener à sa métairie qui se trouve à un mille et demi dans l’intérieur, nous invitant à venir y goûter du lait, des gâteaux de sarrasin, et à nous laisser aller aux douceurs de la vie pastorale. Cette proposition fut acceptée de grand cœur,

Parmi les notes et les informations que nous recueillîmes sur Brion, nous apprîmes que sa population se composait d’une cinquantaine de personnes, réparties dans les cinq maisons de l’île. Elle est écossaise, à l’exception d’un Français qui habite seul, à l’autre extrémité de Brion. La pêche, l’amour du travail et une grande connaissance de l’agriculture mettent ces insulaires à l’abri du besoin. Chacun jouit ici, d’une modeste aisance et de la plus complète liberté. Ces braves gens ont résolu le problème difficile de vivre sans l’entremise du code municipal ; et ce n’est pas vers leur île que doivent se diriger les avocats, en quête d’un cours d’eau en litige ou d’un procès de bornage. Néanmoins, l’isolement les a rendus défiants envers les étrangers : et l’un d’eux me demandait, si un piège ne se cachait pas sous la série de questions imprimées, que lui avait officiellement adressées le comité chargé par l’Assemblée Législative de la province de Québec, de s’enquérir de la tenure des terres dans l’archipel de la Madeleine. J’eus beau lui donner les meilleures raisons du monde pour l’engager à y répondre, je ne pus le convaincre : et je ne crois pas qu’un seul habitant de Brion ait pris la peine de se déranger, pour venir en aide à la commission d’enquête.

Leur île a un peu plus de quatre milles de longueur, sur une largeur de un mille et quart : ses plus hautes falaises ne dépassent pas deux cent dix pieds de hauteur. Les flancs de Brion sont parsemés de cavernes et de trous : ils indiquent l’action incessante de la mer sur cette terre poreuse, où l’eau fraîche est rare.

Les savants sont d’opinion que le groupe de la Madeleine a dû former jadis une masse compacte. Je n’ai pas de peine à les croire ; car l’amiral Bayfield a constaté que Brion est relié à mi-chemin, d’un côté, aux îles de la Madeleine — distance de 10½ milles — par une lisière de roche où la sonde donne quatre brasses ; et que, de l’autre côté, un second banc, qui donne sept brasses la rattache au Rocher-aux-Oiseaux, sis à 10¾ milles. Par un temps bien calme, l’œil distingue sous le flot ces dangereux récifs ; et on peut déduire de là, qu’une tempête doit être terrible dans ces parages, surtout avec une mer qui crève ainsi du fond. Cela n’empêche pas les habitants d’être aussi hardis marins, qu’ils sont habiles agriculteurs. Leur principal débouché est Amherst, une des îles de la Madeleine, et il faut que la brise soit bien carabinée pour les empêcher d’aller échanger sur ce marché, leur poisson, leur foin, leurs bestiaux et leurs denrées.

De frais qu’il était, le vent tomba complètement vers deux heures du matin. Notre longue promenade sur le Brion nous avait donné un sommeil de plomb ; et ce ne fut qu’après bien des efforts réitérés que notre maître d’hôtel parvint à nous faire hisser nos pantalons et carguer nos bonnets de nuit. Avec une mer calme, par un soleil radieux, nous venions d’arriver par le travers du Rocher-aux-Oiseaux. Cinq minutes après, nous grimpions sur le pont ; et un cri d’admiration saluait ce récif étrange, jeté au milieu de la mer pour faire l’effroi des matelots et le bonheur de la gente ailée.

Nous étions rendus au 25 juin. Ce matin-là il y avait 340 ans, que ces rochers avaient été découverts par Jacques-Cartier. Poussé par un vent du nord-Ouest, il avait été obligé de courir quinze lieues dans le sud-est, et s’était ainsi approché « de trois îles, desquelles y en avait deux petites droites comme un mur, en sorte qu’il était impossible d’y monter dessus, et entre icelles, y a un petit écueil. Ces îles, ajoute ce marin, étaient plus remplies d’oiseaux que ne serait un pré d’herbe, lesquels faisaient là leurs nids, et en la plus grande de ces îles y en avait un monde de ceux que nous appelions Margaux, qui sont blancs et plus grands qu’oysons, et étaient séparés en un canton, et en l’autre part y avaient des Godets… Nous descendîmes au plus bas de la plus petite et tuâmes plus de mille Godets et Apponats[3], et en mîmes tant que voulûmes en nos barques, et en eussions pu, en moins d’une heure, remplir trente semblables barques. Ces îles furent appelées du nom de Margaux[4]. »

Ceci se passait en 1534. Quatre-vingt-douze ans plus tard, en 1626, Champlain croisait dans ces parages, et ne constatait plus que la présence de deux îlots, au lieu des trois relevés par Jacques-Cartier. L’un s’était effondré dans la mer, et ses habitants surpris par ce cataclysme, avaient tourbillonné un instant sur le gouffre qui venait d’engloutir leur domaine ; puis, oublieux comme tout être créé, ils étaient partis à tire-d’aile pour aller demander l’hospitalité aux camarades, restés en possession des rochers qui sont encore debout aujourd’hui. De même que Cartier, Champlain trouve en passant par là, « telle quantité d’oyseaux appelés tangueux qui ne se peut dire de plus : les vaisseaux, quand il fait calme, avec leurs batteaux : vont à ces îles, et tuent de ces oyseaux à coups de bâton en quantité qu’ils veulent[5] »

Espèce de citadelle, accessible que par escalade, et continuellement rongée par la mer, le Rocher-aux-Oiseaux dépasse, comme aspect, comme étrangeté, toutes les descriptions que ces voyageurs célèbres en ont fait. Longue de 770 verges, large de 270, couvrant une superficie de sept acres et trois quarts, et présentant du côté du sud un précipice perpendiculaire de 80 pieds, qui atteint 114 pieds du côté du nord, l’île principale est couverte de pingouins, d’alques à bec en rasoir, de guillemots, de fous de Bazan et de grands macareux du nord. Ils y planent, y pêchent, y couvent et y vivent par millions. Partout, leurs nids couvrent la croupe du brisant, qu’à une lieue en mer, surtout par un clair de lune, on prendrait pour un rocher couvert de neige, — tant il est tapissé de blanc duvet. À trois arpents de cette république ailée, ces oiseaux abasourdissaient déjà notre équipage de leurs cris., Nous les voyions à tout instant, tournoyer autour de l’île, prendre terre après quelques minutes de valse fantastique, et s’accroupir sur leurs nids qu’ils retrouvent sans hésiter, au milieu de cet inextricable fouillis. À l’époque de la couvaison, ces derniers sont en si grand nombre, qu’ils font ressembler la cime à un champ de pommes de terre que la bêche du jardinier viendrait de rechausser.

Le Rocher-aux-Oiseaux est un des nombreux endroits du golfe Saint-Laurent, où il ne faut pas trop flâner. Il n’est permis aux navigateurs de s’en approcher, que lorsque les vents dorment ; et sous pareille circonstance, pas n’est besoin de dire que nos chaloupes n’avaient pas mis grand temps à quitter leurs porte-manteaux. Bientôt, nous mettions le pied sur une étroite lisière de grève, composée d’une série de blocs erratiques, que la mer dans ses jours de fureur, a roulés aux pieds des falaises roussâtres de l’île. Malgré le calme plat qui nous entourait, un assez fort ressac se faisait sentir au rocher. L’épaule herculéenne du lieutenant LeBlanc nous prêta son appui ; et nous sautâmes au bas des échelles que nous devions escalader.

— Bon voyage, messieurs, nous cria-t-il, en nous voyant nous engager sur le premier échelon. Ayez le pied ferme ; et surtout prenez garde à ces maudits margaux. Un suffit, pour encharogner toute une marine !

Ce volatile était le seul ennemi que nous connaissions à LeBlanc. Un jour, en passant près d’un nid et craignant de faire mal à la mère, il l’avait doucement reculée de la main. En récompense de cette attention délicate, le lieutenant s’était fait saisir à la joue par une paire de tenailles aussi maternelle que terrible ; et au mépris du décorum, cet officier, vigoureusement éperonné dans sa course insensée par l’implacable oiseau, qui restait suspendu à dix lignes de son œil gauche, avait été forcé de galoper dans cet équipage, devant ses matelots ébahis, et de faire ainsi deux fois le tour de l’île.

Ce fut en riant aux éclats du récit de cet engagement corps à corps, que nous montâmes à l’escalade.

Agénor Gravel battait la marche. Nous grimpions à sa suite : j’étais le serre-file. Déjà une partie de l’ascension se terminait : nous avions derrière nous cinquante pieds d’abîme, et la première échelle était dépassée. Il fallait maintenant se rendre à la seconde, séparée de nous par une corniche longue de cinq pas, large de dix-huit pouces, et courant sur une pente inclinée[6].

Agénor l’a bien passé,
AgénoTire lire,

fredonnai-je gaiement, sur l’air des Canards ; et fermement, je posai le pied sur l’étroite lisière. En ce moment, un caillou roule sous mon talon ferré. La terre et le tuf s’égrènent sous moi. Je les sens qui cèdent, et les entends qui tombent à pic dans l’abîme. Mais avec un sabot de mule on passe partout, me dis-je ; et m’aidant unguibus et rostro, les reins souples comme une lame d’acier, j’appuie légèrement sur le sol qui cherche à se dérober, et saute sur le dernier barreau de la seconde échelle. Celle-ci avait une longueur de quarante pieds. Tout en nage, les yeux fixés sur le sommet qui surplombe, les mains fermement posées sur les barres, je gravissais lentement l’espace, pendant que je traînais sur mon dos cet étrange frisson que donne le vide. Dix échelons restaient encore ; puis tout était fini. Mais, horreur ! mes jambes se raidissent ! Je viens de sentir distinctement l’échelle osciller dans ses crampons de fer, et se détacher du rocher ! Une sueur froide couvre mon front : mes yeux se ferment involontairement. Le vertige bourdonne dans mes oreilles : il veut s’emparer de mon cerveau ; et déjà je suis envahi par cette attraction mystérieuse qu’exerce toujours l’abîme, sur les proies qu’il veut se donner. Le vide m’attirait : j’allais lâcher prise pour tomber dans l’horrible spirale, lorsqu’un reste de volonté se prend à refluer vers mon cœur. Ma droite et ma gauche se font tenailles, arrachent le corps à sa dangereuse immobilité ; soulèvent mes jambes, qui sont devenues lourdes comme des masses de plomb, et par un dernier effort me déposent sur la crête dentelée du gouffre.

À quatre-vingts pieds en l’air, je venais d’éprouver ce mouvement de tangage, que ressentent quelquefois sur terre les personnes qui arrivent de la mer ; je ne sais s’il me fallait passer en cette minute, par toutes les agonies du vertige pour en être guéri, mais depuis, j’ai refait cinq ou six fois cette route aérienne, et j’ai grimpé dans les mâtures les plus hautes, sans jamais éprouver la moindre faiblesse, ni la moindre crainte.

Le spectacle qui nous attendait sur l’île, était encore plus extraordinaire que celui que nous avions contemplé du pont du vapeur. Pendant que nous nous reposions sur le maigre gazon du rocher, des myriades de godets, de margaux, de perroquets de mer et de marmettes étaient là, couvant et jacassant, à une longueur de bâton[7]. Divisés en cantons, comme du temps de Cartier et de Champlain, leurs nids abondaient et surgissaient de partout. Ici, c’était celui du margaux, petit creux entouré de branchage et de terre, où reposait un œuf blanc, de la grosseur de celui d’une oie. Là-bas, les macareux du nord dormaient dans les anfractuosités du rocher, ou entraient, puis ressortaient flegmatiquement des terriers qu’ils s’étaient creusés à même la falaise. Serrés en rang le long des corniches de l’île, ceux-ci, graves et hautains, faisaient l’effet d’une chambre de pairs qui se serait composée de pingouins, de guillemots et de macareux ; pendant qu’à leurs pieds, se battaient ou discutaient à grands cris les fous de Bazan, qui personnifiaient à s’y méprendre les communes démocratiques. Je n’ai pas besoin d’ajouter, qu’une odeur fortement inconstitutionnelle s’élevait de ce champ de liberté. Mais, hélas ! pendant que ces assemblées délibérantes s’occupaient de la gestion des affaires de leur république, la mort et l’émeute grondaient à leur porte. Déjà, les journées de juin s’étaient levées pour elles. Bientôt, des pierres pleuvent de toutes parts sur les malheureux habitants du rocher. Des coups de fusil se font entendre ; et les bandes insurgées s’avancent, guidées par Agénor Gravel, qui sifflote entre ses dents :

Margot ! Margot !
Lève ton sabot,
La danse commence.

Nos matelots, excités par ce chant bachique, que Massé ne se serait guère attendu à voir métamorphosé un jour en hymne révolutionnaire, roulaient dans l’espace des quartiers de roche à rendre Sysiphe poitrinaire, tout en chantant à tue-tête sur l’air que vous connaissez.

À chaque reprise de ce chœur des Noces de Jeannette, les pierres et les coups de fusil partaient drus comme grêle. Il fallait voir alors les malheureux volatiles dégringoler par grappes dans l’onde qui, ce jour-là, n’était pas aussi amère que leur existence. Franchement, pareille tuerie devenait dégoûtante. C’était avoir des dispositions au meurtre que de taper ainsi sur ces animaux stupides ; et comme nos gens y prenaient goût, ce ne fut qu’à force d’instances que nous parvînmes à faire cesser cet inutile massacre.

Les plumes du fou de Bazan sont soyeuses, très fourrées, très blanches, mais donnent une forte odeur de musc. Bien préparées, elles acquerraient une certaine valeur dans le commerce ; et je suis étonné que quelques-uns de nos industriels n’aient pas encore songé à exploiter cette source de facile revenu. En revanche. les Américains, qui sont à l’affût de tout, commencent à les connaître. Ils se sont aperçus de plus, que les œufs du margaux étaient d’excellent débit. À l’époque de la couvaison, leurs équipages descendent dans les îles où se réfugient ces oiseaux, cassent les œufs qu’ils trouvent dans les nids, pour en obtenir de plus frais ; puis, quand ce truc a réussi, ils chargent leurs goëlettes, mettent le cap sur Boston, et vendent leur cargaison 25 à 30 cents la douzaine.

C’est surtout au milieu des îles qui bordent la côte du Labrador, que cette désastreuse industrie s’exerce. L’abbé Perron, longtemps missionnaire à Nastashqouan, écrivait à ce sujet : « De peur que leur larcin soit découvert, les Américains enfouissent dans le sable les quarts d’œufs qu’ils ont ramassés, ou les descendent au fond de l’eau, jusqu’à ce qu’ils en aient assez pour former une cargaison. Lorsque ceux qui ont échappé à leurs perquisitions ont été couvés et sont éclos, ils viennent de nouveau parcourir nos îles, tuent le gibier, enlèvent sa plume, et abandonnent par monceaux sa chair à la corruption. »

Trois jours après notre départ, le Rocher-aux-Oiseaux fut saccagé par ces écumeurs de nids ! Ne serait-il pas temps de défendre sévèrement ces excursions périodiques qui tendent à exterminer notre gibier ? Ces gens-là ne sont pas difficiles sur les œufs : ils empilent à fond de cale tous ceux qui leur tombent sous la main. Ces palmipèdes ne sont pas les seuls êtres ailés qui aient élu domicile sur le Rocher-aux-Oiseaux. Deux grives y ont passé un été. Une autre année, un couple d’émerillons est venu semer la terreur et le deuil au milieu des plus paisibles ménages de l’île ; et en 1875, je retrouvai la maison du gardien pleine de fauvettes et de moucherolles. Elles entraient par les fenêtres entr’ouvertes, et sautillaient en becquetant sur le buffet et les modestes meubles du seul abri que présente cette solitude[8].

Le phare du Rocher-aux-Oiseaux est une tour blanche hexagone, qui fut allumée pour la première fois en 1870. Elle est à 140 pieds au-dessus de la haute marée, et donne un feu blanc, fixe, dioptrique, de second ordre, qui s’aperçoit à vingt et un milles en mer.

Chaque dimanche soir, pendant l’hiver, le phare du Rocher-aux-Oiseaux rallume ses feux depuis sept heures jusqu’à neuf heures. Si la lumière reste visible pendant ce temps, c’est un signe que tout va bien sur le Rocher ; mais si elle se masque trois fois en l’espace de ces deux heures, alerte sur la côte de Brion ou de la Madeleine ! Un accident est arrivé aux habitants de l’île. Comme le phare est construit sur un point très-exposé, M. Mitchell quand il était ministre de la marine, donna l’ordre en 1873, d’ajouter des étais à la tour afin de mieux l’assujettir au roc.

L’habitation du gardien se trouve située à deux cents pieds de la lumière. C’est une maisonnette petite, puante et mal tenue : mais l’impression qu’elle m’avait laissée lors de mon premier voyage s’est effacée depuis. En 1875, elle avait changé de main : et sous la direction de M. Whelan, elle était devenue beaucoup plus confortable. En y entrant, on nous montre un puits creusé dans le roc : il contient 3,000 gallons d’eau de pluie, la seule qu’on puisse se procurer sur l’île. Cette fontaine improvisée, ne demande pas mieux que d’être remplacée par une bonne machine à distiller l’eau de mer. Une passerelle court de l’habitation à la lumière ; elle sert de lien de communication avec la tour, et les jours de vent, ses solides garde-fous en fer empêchent le gardien et ses aides, d’être emportés par les terribles rafales qui balayent alors tout ce qui ne se trouve pas cloué à ce rocher, où pousse à peine une herbe languissante et étiolée. À quelques pas du corps de logis s’élève une croix, plantée entre de gros morceaux de tuf : elle est protégée par une balustrade en bois, déjà branlante et toute disjointe. En attendant que cet endroit devienne un cimetière, c’est le lieu où, quand le temps est propice, on vient s’agenouiller pour faire la prière du soir, et admirer les plus beaux couchers du soleil au monde. Un peu plus loin, se dresse la poudrière, et l’abri où se cache le canon chargé d’annoncer d’heure en heure l’approche du récif, aux navires surpris par la neige ou par la brume.

Un petit tramway en bois, court du dépôt de provisions à la maison de la tour ; et du côté nord-ouest de l’île, trois ouvriers intelligents MM. Jobin, Blanchet et Roza, ont accompli un véritable tour de force, en taillant dans le roc une tranchée perpendiculaire, haute de 121 pieds et large de 28. Elle permet à une grue de faire mouvoir une boîte, suspendue à un câble en fil de fer : dans cet élévateur on dépose les effets destinés au phare, lorsque la mer ne brise pas trop de ce côté.

Lors de notre passage au Rocher, en 1873 ; la population de l’île se composait de quatre femmes et d’une petite fille.

Tout ce qui méritait d’être vu ou étudié sur le Rocher-aux-Oiseaux, l’avait été par nous. Il ne nous restait plus qu’à refaire le précipice, où nous nous engageâmes allègrement, escortés en route par quelques morceaux de coke anglais, provenant d’un quart, arrêté dans son ascension par une anfractuosité du rocher, et que maître LeBlanc, attaché au bout d’une forte corde, s’en était allé défoncer à grands coups de hache. Au milieu de ce bombardement d’un nouveau genre, nous descendions le plus vite possible, qui ayant des chapelets d’œufs enroulés autour du cou, qui des peaux d’oiseaux suspendues derrière lui par des bouts de ficelles ; chacun évitant les projectiles qui lui passaient le long des oreilles, et tous arrivant tant bien que mal au pied du rocher, où notre équipage nous attendait, en défendant les flancs de la baleinière contre la morsure de la falaise.

L’opération du ravitaillement était finie : mais pour y arriver, que de courage et de mépris de la fatigue n’avait-il pas fallu à nos braves matelots ? Dans l’eau jusqu’au cou, les uns empêchent les chaloupes de frapper avec le ressac ; les autres, aident à débarquer et à rouler sur deux madriers mal assujettis, les quarts de poudre, de pétrole et de provisions destinés à l’île ; les troisièmes travaillent à la grue, ou dégagent les objets qui se mêlent, s’enchevêtrent et ne peuvent arriver à destination. C’est ainsi que chaque escouade se hâte de faire sa besogne, sous le commandement d’officiers qui montrent l’exemple et ne s’épargnent guère. Les lieutenants LeBlanc, Savard et Couillard-Desprès sont là, payant de leur personne ; et je ne crois pas qu’on puisse rencontrer ailleurs des gens plus dévoués et de meilleure humeur. Puis, quand la rude besogne est terminée ; quand après douze heures de travail, les baleinières reviennent à bord, ces hommes trempés, rompus et qui devraient être sur les dents, regagnent leur carré en chantant, et trouvent encore le moyen d’exploiter la vieille gaité gauloise, en riant aux éclats, et en faisant des lazzis sur les aventures de la journée.

Par sa position exceptionnelle au milieu du golfe Saint-Laurent, le Rocher-aux-Oiseaux est placé sur la route du neuf-dixième des steamers, et de la moitié des navires à voile qui vont à Québec ou à Montréal. Aussi est-il appelé à rendre, comme observatoire télégraphique, les services les plus signalés. Bientôt, grâce aux efforts du commandant Fortin, député de Gaspé aux Communes du Canada, ce récif qui, jusqu’à présent, n’a été qu’un objet de terreur pour les marins, perdra son antique réputation. Il accomplira, lui aussi, sa mission dans le rouage universel. Relié par un câble sous-marin au Cap Breton, au groupe de la Madeleine, au Nouveau-Brunswick, à l’île du Prince-Edouard, à la Gaspésie, à l’Anticosti — et plus tard à la côte nord et à Belle-Isle — il annoncera au monde le passage des navires, donnera les nouvelles qui serviront de bases à d’importantes études météorologiques, et indiquera aux pêcheurs et aux habitants de la côte, les pérégrinations du hareng, du maquereau, de la morue et du loup-marin, ainsi que l’endroit où il viendra se porter pour leur faire une pêche ou une chasse fructueuses.

Il était cinq heures du soir, lorsque le premier tour de l’hélice nous arracha à la contemplation du Rocher-aux-Oiseaux. Le soleil était chaud : et pendant que nous courions sur Brion pour y passer la nuit, le second rocher se montrait à nous sous les apparences les plus fantastiques. Il était à un demi-mille sous le vent ; et tandis que celui que nous quittions prenait dans l’éloignement la forme d’une tour Martello, celui-ci ressemblait à un bastion, à travers lequel on aurait percé une porte de guerre, arche profonde de trente pieds, large de cinquante, et haute de vingt. Puis, à mesure que le steamer avançait, il perdit cette forme, pour affecter celle d’une pyramide, n’ayant guère plus de vingt pieds de superficie. Fière et inaccessible, comme le bonnet phrygien de la liberté, elle allait se perdre dans les profondeurs du ciel bleu.

Après les rudes labeurs de la journée, nos hommes avaient mérité de prendre une nuit de repos, et le lendemain, quittant plus frais et plus dispos le petit havre de Brion, nous faisions route vers les îles de la Madeleine. Depuis assez longtemps, le Napoléon III filait à toute vapeur, sur le dos d’une mer calme qui l’entraînait dans ses vagues longues et presqu’insensibles. Tout à coup l’ordre fut donné de virer de bord. Notre capitaine venait d’avoir la première attaque de cette terrible maladie — un ramollissement cérébral — qui devait l’emporter deux ans après. Sous les premières étreintes de ce mal étrange, cette tête intelligente avait senti sa mémoire vaciller. Cet excellent marin s’était trompé dans ses calculs, et au lieu du groupe de la Madeleine, nous avions devant nous les côtes montagneuses de Terreneuve pivelées de larges taches de neige. Mis en présence de cette barrière inattendue, le Napoléon III fit volte-face. Bientôt nous eûmes sous notre beaupré les falaises escarpées de l’île Saint-Paul, et nous aperçûmes l’un de ces phares fièrement campé sur un mamelon gris.

Cette île, qui a trois milles, est jetée à l’entrée du golfe Saint-Laurent, entre les extrémités sud-ouest de Terreneuve et nord du Cap Breton. Elle se compose de deux ilôts, séparés l’un de l’autre par un bras de mer si étroit, que vus du pont d’un navire ces deux fragments semblent ne faire qu’un tout compact. La plus grande hauteur de Saint-Paul, est de quatre cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer. Le sol est composé de roches appartenant aux formations primaires ; et comme l’île est coupée à pic, à peine présente-t-elle aux bateaux-pêcheurs deux abris passables, les anses de la Trinité et de l’Atlantique. Encore, pour y tenir, faut-il que le vent se lève de terre. Bien des naufrages terribles ont eu lieu sur cette île « escarpée et sans bord, » où vivotent à peine quelques épinettes rabougries, sous lesquelles se cachent une demi-douzaine de renards, arrivés sur l’île, « on n’a jamais su comment. »

Néanmoins, depuis quelques années Saint-Paul a perdu de sa sauvage réputation. Le gouvernement y a fait construire deux tours blanches, octogones, dont l’une, bâtie sur le rocher vis-à-vis la pointe nord-est de Saint-Paul, donne une lumière blanche, fixe, masquée entre nord quart-est-quart-est et est-nord-est, tandis que l’autre, érigée sur la pointe sud-ouest de l’île, donne un éclat blanc toutes les minutes. Le ministère de la marine a complété cette œuvre philanthropique, en faisant construire un sifflet d’alarme sur le côté sud-ouest de l’anse de l’Atlantique, à un demi-mille à peu près de l’établissement de secours. Pendant les temps couverts et les tempêtes, ce sifflet se fait entendre toutes les minutes.

Les trombes ne sont pas fréquentes dans le golfe Saint-Laurent ; mais elles y sont d’une violence inouïe. Le 16 août 1876, Saint-Paul fut dévasté par un de ces cataclysmes atmosphériques, et je ne saurais mieux faire que de reproduire ici le récit officiel de cette catastrophe, tel que transmis par le gardien du phare au ministère de la marine, à Ottawa.

« Du 1er au 16 août, nous n’avions eu ni pluie ni nuages pour tempérer les brillants rayons du soleil. Finalement l’atmosphère se remplit d’une fumée si épaisse, qu’on eût dit que la terre entière était en feu. Le 16, le temps changea ; le vent passa au N. N. E. avec grain de pluie. La fumée, qui depuis quelques jours était devenue insupportable, se dissipa, et nous espérâmes du beau temps. Dans la matinée du 17, le vent souffla de l’est ; le soleil fut très-chaud. Dans l’après-midi, le vent passa au S. O. avec grain de pluie. Le matin du 18, il était sud, avec risées et nuages menaçants. Dans l’après-midi, le firmament offrait un aspect terrible : les nuages paraissaient se heurter les uns contre les autres, et tourner dans toutes les directions. Vers quatre heures p. m., nous commençâmes à entendre des coups de tonnerre dans le lointain. Un quart d’heure après, la foudre et la pluie étaient dans leur plein déchaînement. Le vent se mit au N. O. Je sortis, et fis le tour des bâtiments, afin de voir si tout était en bon ordre. Tout à coup, il était alors 9½ heures, j’entendis un bruit terrible. En tournant mes regards dans la direction d’où il partait, j’aperçus un spectacle qui me fit frissonner de la tête aux pieds : à moins d’un quart de mille de l’endroit où je me trouvais, je vis, vers l’ouest, des roches, de la terre, de l’eau et des arbres s’élever en tourbillonnant dans l’air, jusqu’à une hauteur de plus de 100 pieds. J’examinai attentivement la trombe, pour voir quelle direction elle prendrait, et constatai avec terreur qu’elle traversait l’anse en se dirigeant sur moi, et qu’elle allait probablement emporter le logement dans sa course furibonde. Ma mère, une sœur sourde-muette, les domestiques étaient dans la maison, et j’avais deux hommes occupés aux champs. Je courus les avertir. En route, une rafale se déchaîna autour de moi, emportant dans l’espace une pierre meulière, des roches et des arbrisseaux. Le corps principal de la trombe était près de moi : je courus avec toute la vitesse de mes jambes vers le logement, et criai aux deux hommes qui étaient dans le champ de me suivre. Ils me parurent terriblement effrayés ; l’un d’eux n’eut que le temps d’entrer dans la maison. Comme nous franchissions le seuil de la porte, il se fit une obscurité aussi profonde que celle de la nuit, et la tempête qui éclata, fit trembler l’édifice de la base au sommet. Au milieu du plâtre qui tombait, des cheminées, des vitres réduites en atomes, des chaises, des tables renversées, nous crûmes que notre dernière heure était arrivée. Toutefois, la tourmente s’en alla aussi rapidement qu’elle était venue. Le calme se rétablit, et le soleil reparut dans tout son éclat : mais quel désastre ! La fumée du plâtre qui tombait nous avait fait croire que la maison était en feu ; voyant qu’il n’en était rien, je sortis le mieux que je pus. Au moment où la trombe avait fait son apparition, deux de mes hommes se trouvaient à un quart de mille de la maison. En voyant le tourbillon s’avancer, et comprenant qu’ils ne pourraient pas arriver à temps, ils se jetèrent à terre, se cramponnèrent aux buissons, et échappèrent à la destruction. Il n’en fut pas ainsi du pauvre homme qui n’avait pas semblé entendre mes cris d’avertissement : après une demi-heure de recherches, nous le trouvâmes mort sur le pas de la porte. Il a dû être tué dans le champ, et emporté par la trombe à l’endroit où nous le retrouvâmes, distance d’environ 300 pieds. Je constatai que cinq bâtiments avaient été détruits avec leur contenu ; il n’en restait pas une parcelle. La cabane de la chaloupe, le dépôt aux provisions et le logement sont encore debout, mais terriblement endommagés. Le logement est une véritable ruine : le toit est défoncé en plusieurs endroits, les cheminées renversées, les fondations écroulées, les fenêtres brisées, et à l’intérieur tout le plâtre est tombé. Ce qui a été détruit, consiste en une maison de refuge, la grange, l’étable, et deux autres bâtiments situés sur le sommet de la colline, à 600 pieds l’un de l’autre. Quatre de ces édifices couvraient un espace de 70 x 20 pieds, les deux ponts sur lesquels je venais de passer un instant auparavant, furent emportés, à une distance d’environ 400 pieds, et mis en pièces. Une roche de 3 x 4 pieds de diamètre et 18 pouces d’épaisseur, fut brisée en trois ou quatre morceaux. Une charrue et une pierre qui se trouvaient dans la maison de refuge, ainsi que des ustensiles de ferme et de cuisine, des outils de charpentier, furent enlevés par dessus la maison, et trouvés à plus de 200 pieds de là. L’homme préposé à la garde du phare sud-ouest me dit que, vers 4 heures p. m., il vit six tourbillons d’eau s’élever dans la direction de l’ouest, à trois-milles ; deux passèrent au sud-est de l’île. De l’établissement de secours nous en aperçûmes un, après le désastre : deux gagnèrent au nord, et deux autres, dont l’eau s’abattit sur la station, passèrent par dessus l’île. Les deux qui atteignirent l’île vinrent près de la station sud-ouest, mais ne firent heureusement aucun dommage. »

Nous n’eûmes pas à passer par de pareilles péripéties. La journée était ravissante ; une petite brise venait agiter mollement la tente que nous avions fait tendre sur le gaillard d’arrière, et enveloppé dans son panache de fumée, le Napoléon III insoucieux, rasait impunément la côte de fer de Saint-Paul. Petit à petit ces îlots déserts s’enfuirent derrière nous, pour se plonger dans un bain de lumière, et bientôt nous vîmes surgir en proue les flancs verts sombres du Cap Nord, — une des extrémités de l’île du Cap-Breton[9] — qui se détachaient vigoureusement sur les tons glauques de la mer. J’étais alors appuyé sur le bastingage de bâbord, et tout en m’occupant à fumer un cigare, mon œil distrait se rivait à cette ligne de rocs sauvages, derrière lesquels l’imagination me montrait ce vieux Louisbourg qui avait une ceinture de cinquante acres de fortification, et « dont les tours, au dire de Garneau, s’élevaient au-dessus des mers du Nord comme des géants menaçants. » Ce n’était plus cet endroit triste et oublié que heurte aujourd’hui, sans le savoir, le pied du marchand de poisson ou du spéculateur de charbon de terre. Non ! Ce que le temps et la rage des hommes avaient démantelé et fini par niveler, reprenait une forme sous le coup de baguette de la pensée. La ville royale surgissait de nouveau hors des mornes qui la recouvrent, pour m’apparaître avec sa cathédrale, son théâtre, sa brasserie, ses chapelles, ses hôpitaux, ses couvents, ses riches demeures. La brise du golfe m’apportait alors des bruits de clairons et des roulements de tambours. De fortes patrouilles parcouraient en cadence ces remparts disparus, qui miraient de nouveau leurs massives assises dans l’eau dormante de leurs fossés. Le lourd pont-levis chargé de protéger la ville du côté de la campagne, se levait au commandement d’un officier supérieur, et allait se boucler à de gigantesques supports. La batterie tournante qui en défendait l’entrée se mettait à tonner, comme aux jours de parade de jadis, et du côté de la mer, des corsaires taillés pour la course sortaient du port qui leur servait de nid, et se couvrant de toile, allaient courir sus à l’Anglais. Puis les mauvais jours arrivaient à tire-d’aile. Bigot qui devait débuter par la catastrophe de la flotte du duc d’Anville, pour finir par être si fatal à la Nouvelle-France tout entière, était là. Il enveloppait le malheureux Louisbourg dans les effluves de son mauvais-œil. Commissaire-ordonnateur de la colonie du Cap-Breton, il apportait déjà au règlement de la solde des hommes, ce manque de régularité qui, plus tard, devait le faire embastiller. La garnison se révoltait. Les suisses qui ne meurent bien que lorsqu’ils sont payés, déposaient leurs officiers, s’emparaient des casernes, ainsi que des magasins du roi ; pendant que l’ennemi profitant des divisions intestines, prêchait la guerre sainte, et faisant inscrire sur ses drapeaux les mots « Nil desperandum Christo duce, » venait mettre le siège devant la redoutable forteresse. Une lutte terrible s’engageait alors ; lutte étrange, où ces révoltés de la veille s’obstinaient à se battre et à mourir au nom de la France, tandis qu’à leur tour les officiers, ces chevaliers de Saint-Louis, dont pas un n’eût rougi d’orgueil à la pensée de tomber au champ d’honneur, — s’obstinaient par une fatale erreur, à se méfier de leurs soldats. Et, conséquence fatale ! Louisbourg la vierge, Louisbourg l’imprenable, tombait entre les mains d’une armée de paysans, commandée par William Pepperell, petit marchand dont l’enseigne se trouvait à Kittery Point, un des bourgs ignorés de la Nouvelle Angleterre. Puis, pendant que de braves diplomates s’occupaient à rendre le Cap-Breton à la France, en retour de Madras prise par de la Bourdonnaye, l’orgueil du vieux sang gaulois me montait à la figure, en songeant que nous n’avions pas toujours été les vaincus de ces parages, et que longtemps avant la chute de Louisbourg, longtemps avant le traité d’Aix-la-Chapelle, un capitaine du port de Dieppe avait, avec une poignée de matelots, forcé lord James Stuart de se rendre prisonnier, et de remettre entre les mains du capitaine Claude le fort du Port-aux-Baleines, où cet aventureux seigneur écossais était venu planter l’étendard du roi d’Angleterre[10].

À mesure que ces rêves de jadis passaient devant moi, pour aller se perdre au milieu des spirales bleuâtres de la fumée de mon cigare, ces fanfares de guerre, ces bruits devenaient de moins en moins distincts. Bientôt ils s’évanouirent. Seule, je n’entendis plus que la grande voix de la mer qui, à son tour, venait me raconter les mystérieux épisodes qui se sont déroulés au pied des falaises du Cap-Breton. Devant mes yeux épouvantés passa alors comme l’éclair, un navire démâté, pourchassé par un ouragan du sud-est. Sur son tillac, je distinguais les mâles figures des jésuites Lallemand, Noyrot et de Vieuxpont, et j’entendais l’équipage consterné chanter d’une voix tremblante le Salve Regina, pendant que le vaisseau affolé courait toujours sur l’aile de la tourmente. Tout-à-coup un craquement terrible se fait entendre ; ces malheureux — à l’exception de dix — viennent de s’abîmer sur les îles Canso, et bientôt mon oreille navrée n’est plus frappée que par la voix forte du P. Noyrot qui, entraîné par un énorme paquet de mer, psalmodie fermement :

In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum.

Puis la vague suivante me montre à la hauteur de Louisbourg, le Chameau, « grande et belle flûte du roi, commandée par M. de Voutron. » Naguère partie joyeuse des côtes de France, elle se trouvait maintenant en pleine perdition. Des ecclésiastiques, de brillants officiers, des dames, un gouverneur des Trois-Rivières, M. de Louvigny, un intendant habile, M. de Chazel, venu pour remplacer M. Bégon, des soldats, des marins, des paysans se trouvent à bord. Mais que sont le rang, la puissance, la jeunesse, la beauté, l’habileté, la science, la force et le courage, devant le moindre des sauvages caprices de l’océan ? Un simple soulèvement de sa vaste poitrine, a suffi pour précipiter corps et biens la frégate du roi au fond de l’abîme.

Chaque flot qui passait ainsi devant moi, avait sa lugubre histoire. L’un, engloutissait la frégate anglaise, le Nassau ; démâtait et dispersait la flotte de l’amiral Holburn. L’autre, roulait des cadavres inconnus, des épaves oubliées, des navires sans noms. Un troisième plus aristocratique, ne voulait servir de suaire qu’aux naufragés de l’Auguste. Il courait porter sur la grève désolée les dépouilles de messeigneurs de Varennes, de Portneuf, de la Verendrye, d’Espervenche, de la Corne de Saint-Luc, de Marolles, de Pécaudy de Contrecœur, de Saint-Blin, de Villebond de Sourdis, de la Durantaye ; et celles des nobles et puissantes dames de Saint Paul de Mezières, de Sourdis et de Senneville. À côté de ces noyés de haute lignée, flottaient épars les corps des grenadiers des régiments du Béarn et du Royal Roussillon, glorieux débris échappés aux batailles des plaines d’Abraham et de Sainte-Foye, pour servir de pâture aux requins du golfe Saint-Laurent, et blanchir de leurs os les rives désertes du Cap Breton.

Franchement, le cigare que je fumais ne me tournait pas les idées à une folle gaieté. J’en secouai les cendres sur le plat-bord et, le lançant à la mer, j’allais essayer de jeter avec lui l’étrange vision qui m’obsédait, lorsque j’aperçus le ravissant groupe des îles de la Madeleine. Le soleil était à son couchant, et les collines rouges qui bordent la grève, se détachaient admirablement sur le vert des prairies qui prenaient une teinte mordorée, sous les rayons solaires. Le steamer entrait dans l’Anse-à-la-Cabane. En face de nous était le phare : et un peu à gauche, le village acadien éparpillé le long du demi-cercle formé par la crique. Tout autour du Napoléon III des barges aux voiles peintes en rouge couraient chargées de poissons, et laissaient arriver sur la grève. Ou ferlait la toile : puis on démâtait ; et tout aussitôt de robustes pêcheurs au teint hâlé, aux bras nus, faisaient chaîne et jetaient la morue, le hareng, le homard aux femmes qui les ramassaient et les empilaient sur le rivage. Dessinez à l’extrémité de ce paysage une petite grotte, sombre, mystérieuse, qui montre aux poissons sa gueule béante : jetez un peu plus loin un rocher percé à jour, en ayant soin de laisser entrevoir à travers son arche les franges bleues de la mer, et vous aurez une marine de ces plus originales.

Bien d’autres voyageurs que nous ont été frappés par l’aspect poétique des îles de la Madeleine. L’un d’eux, le savant amiral Bayfield chargé d’en faire le relevé hydrographique, ne pouvait s’empêcher de consigner en ces termes, dans son « Pilote du Saint-Laurent, » les impressions que lui avait causées l’approche de ce groupe :

— Par une journée chaude et ensoleillée, l’œil ne peut se rassasier de contempler ces falaises multicolores, où le rouge est la couleur dominante, et où le jaune blafard des lagunes de sable fait antithèse au vert tendre des pâturages, au vert sombre des bois, au bleu saphir du ciel et de la mer. Ces contrastes produisent alors un effet extraordinaire, et contribuent à donner à cet archipel un cachet artistique, qu’on ne saurait retrouver aux autres îles au golfe Saint-Laurent. Par les jours de gros temps, lorsque le vent d’est fouette et fait rage, le paysage change, il est vrai ; mais il n’en reste pas moins aussi caractéristique. Alors les pics isolés des îles, leurs falaises échiffées, se glissent, apparaissent confusément à travers la pluie, le brouillard, et semblent reliés entre eux par une ceinture de brisants qui masquent presqu’entièrement les bancs de sable et les lagunes. Garde à vous, matelots ! n’approchez pas alors impunément de la Madeleine. En voulant la serrer de trop près, vous talonneriez, et vous seriez naufragés avant d’avoir pu même éventer le danger.

C’est ce qui arriva au Napoléon III, lors de sa croisière de 1875. En voulant lui faire prendre la passe du chenal de Sandy Hook, le capitaine Desprès — un brave et excellent marin, dont le nom reviendra plus d’une fois sous ma plume, dans le cours de ces récits — rasa de trop près un banc de sable qui change avec les années. Pris au talon dans sa course, le Napoléon III se mit à battre l’obstacle en brèche ; mais une secousse de la vague dégageant son arrière, porta son milieu sur un bourrelet de sable. Cette nouvelle situation pouvait avoir pour le navire les plus fâcheuses conséquences. Ses deux extrémités cessant d’être soutenues, le steamer devait inévitablement fléchir et se casser. Sur l’ordre du capitaine la machine est renversée. Deux canots commandés par le lieutenant Leblanc sont mis à la mer, et font le tour du Napoléon III. À un quart d’encablure de nous, on annonce partout trois brasses de fond. Il devenait évident que nous étions saisis par le bout du banc de Sandy Hook, et déjà le brouillard se dissipant, nous laissait apercevoir la lumière rouge du phare de l’île d’Entrée. Une petite ancre de touée est alors portée à l’arrière. La vapeur est renversée de nouveau, et la manœuvre conduite de manière à ce que nous puissions égrener l’extrémité du banc, en pivotant sur notre axe. Peine inutile ; le câble de touée, mal soutenu, se prend dans l’hélice, se rompt, et bien que tout le monde fasse son devoir, le découragement s’empare de quelques-uns. Un conseil rassemblé à la hâte décide d’attendre la marée du lendemain : ce qui était plus facile à dire qu’à faire. La houle travaillait lourdement une de nos hanches, et c’était vraiment pitié, que d’entendre et de sentir sous ses pieds craquer cette puissante membrure. Mais ici-bas, il ne faut douter de rien : si l’Océan a souvent de folles colères, souvent il présente aussi des ressources inattendues. Une pièce de mer vient frapper le steamer par le travers, lui fait violemment prêter la bande et le force à se relever.

Tout tremblant sous ce terrible coup de bélier, le Napoléon III frémit depuis la quille jusqu’au mât de hune. Bientôt on sent le pont glisser sous nous.

— Le Napoléon III remue ! s’écrie notre camarade Brault d’une voix formidable. Et cette exclamation partie du gaillard d’arrière arrive jusqu’aux vigies de beaupré.

— Vapeur en arrière ! commande aussitôt le capitaine. Qu’une escouade d’hommes descende à fond de cale reporter sur bâbord, les colis et les objets pesants.

Brault et Agénor Gravel prennent aussitôt le commandement de ces caliers improvisés ; dix minutes leur suffisent pour opérer ce branle-bas.

Les mécaniciens déploient encore plus de zèle, et à force de chauffer la machine, ils faillirent mettre le feu aux hunes et aux perroquets qui avaient été orientés de manière à profiter du vent de proue. Mais pendant que ces divers commandements s’exécutent, le malheureux steamer talonne et frappe plus que jamais. Sa membrure et ses courbes gémissent sous l’action frémissante de la lutte. La bande s’accentue de plus en plus à tribord, et déjà on recommence à désespérer du résultat, lorsqu’une vague énorme soulève le Napoléon III du lit de sable où il s’est tordu pendant cinq heures et dix minutes, et, sans secousse, le remet en eau profonde.

— C’est un singulier assemblage de force et de faiblesse qu’un navire, s’écriait, dans un moment semblable, l’amiral Julien de la Gravière ; il dompte un ouragan et trébuche sur un grain de sable.

Notre vaillant steamer était de ceux qui se fient à la mine avenante et toute pastorale du groupe de la Madeleine. Il avait failli en payer la façon ; et notre capitaine qui en était à son premier échouage, dut ce jour-là faire comme l’amiral Bruat, qui avait la réputation d’être le plus rude échoueur du monde. Il apprit par cœur, pour s’en servir au besoin, l’antique proverbe breton :

— Qui veut vivre vieux marin doit saluer les grains et arrondir les pointes[11].

C’était un peu l’opinion de Leblanc qui, lui aussi pendant cette nuit terrible, avait négligé d’arrondir sa pointe, et s’était fait broyer un doigt par le bout de la patte de l’ancre. L’application d’un caustique énergique fut jugée nécessaire. Pendant qu’elle se faisait, de grosses sueurs froides perlaient du front du lieutenant ; mais ses lèvres semblaient, par le plus narquois des sourires, défier les crispations de la chair.

— Ce n’est rien, disait-il, en désignant son doigt pantelant, auprès de l’effort qu’a dû faire cette nuit la bonne Sainte-Anne-du-Nord, pour soulever sur une de ses mains le Napoléon III en danger.

Rira qui voudra de cette pieuse naïveté. Pour moi, un marin canadien-français n’est guère complet sans cette foi robuste, et le mot de mon vieux LeBlanc nous fit venir des larmes aux yeux.

Par leur position, les îles de la Madeleine sont exposées aux coups de vent, et deux tempêtes sont restées célèbres dans les annales de l’archipel.

La première est celle du 23 août 1873. Elle dura trois jours sans désemparer, et surprit quatre-vingt-quatre navires ancrés dans la baie de Plaisance. Dès les premières rafales, quarante-huit d’entre eux se mirent de suite à chasser sur leurs ancres : dix allèrent s’ensabler sur la rive de la baie, et trente-huit firent côte dans le havre d’Amherst, où ils trouvèrent vingt-six de leurs camarades revenus au mouillage, pendant que dix seulement résistaient encore sur leurs fonds. Au milieu des péripéties de cet épouvantable ouragan, qui le croirait ? on n’eut à déplorer que la mort de trois personnes. « Quelques-uns de ces malheureux navires, rapporte le commandant Lavoie, après avoir été ballottés de tous côtés et avoir perdu leurs ancres, allèrent se jeter sur le rocher à fleur d’eau qui est au pied de la côte des Demoiselles. La lame brisait à cet endroit à une hauteur de cent pieds ! Sans Aimé Nadeau et James Cassidy qui virent venir à terres la Diploma, l’Ellen Woodward et l’Emma Rich, les équipages de ces navires auraient certainement péri. Ces deux hommes courageux descendirent le cap, à l’aide d’une corde, et aidés du chien de terreneuve de Cassidy qui saisissait un à un les naufragés dans le ressac. ils purent opérer leur sauvetage, et arracher à une mort certaine trente et une personnes. L’année suivante, le 18 juin, une seconde tempête vint fondre sur l’archipel. Ces ravages ne furent pas aussi considérables que la première, et pendant les quatre jours qu’elle dura, elle ne put mettre à la côte que deux goëlettes, et balayer la plupart des filets et des engins de pêche qui étaient à la mer.

Ce fut le 28 juin 1534 que Jacques-Cartier reconnut les îles de la Madeleine, que deux jours auparavant il avait prises pour la terre ferme. « Nous allâmes, dit-il, le long des dites terres environ dix lieues, jusqu’à un Cap de terre rouge qui est roide et coupé comme du roc, dans lequel on voit un entre-deux qui est vers le Nord, et est un pays fort bas, et y a aussi comme une petite plaine entre la mer et un étang, et de ce Cap de terre et étang jusques à un autre Cap qui paraissait, y a environ quatorze lieues, et la terre se fait en façon d’un demi-cercle tout environné de sablon comme une fosse, sur laquelle l’on voit des marais et étangs aussi loin que se peut étendre l’œil. Et avant que d’arriver au premier Cap, l’on trouve deux petites îles assez près de terre. À cinq lieues du second Cap il y a une île vers Surouest qui est très haute et pointue, laquelle fut nommée Alezay, et le premier Cap fut appelé de Saint-Pierre, parce que nous y arrivâmes au jour et fête du dit saint. »

Plus tard, en mentionnant ce groupe, Champlain frappé sans doute par l’aspect singulier qu’offraient ces îles reliées entre elles par d’immenses lisières de sable, les désigne sous le nom de « Ramées-Brion. » Au temps de Denys — en 1672 — elles ne s’appelaient plus que les îles de la Madeleine ; et alors comme à présent, le seul souvenir gardé par les marins oublieux au temps où Champlain croisait dans ces parages, était le nom de l’île Aubert, que de nos jours les Anglais appellent Amherst Island, nom que les habitants français du groupe se refusent à reconnaître.

Denys assure, dans sa description de l’Amérique septentrionale, qu’il chassa plusieurs fois les Anglais de la Madeleine, « les Français étant en possession de ces lieux-là de temps immémorial. » Néanmoins, la plus ancienne concession de cet archipel remonte à la date du 16 janvier 1663 ; et en feuilletant le deuxième volume de mémoires des commissaires du Roy, je vois que ce jour-là, un acte a été passé au bureau de la compagnie de la Nouvelle-France, donnant en pleine propriété au sieur Doublet, capitaine de navire, l’île Saint-Jean, — aujourd’hui l’île du Prince Edouard — les îles des Oiseaux et celles de Brion, toutes sises dans le golfe Saint-Laurent. Cette concession était faite au capitaine normand « à condition de n’exercer aucune traite ou négoce avec les sauvages. » Doublet embarqua sur deux navires tout ce qui pouvait servir à la nouvelle colonie ; mais en jetant l’ancre à l’île Percée, on lui apprit que la compagnie de la Nouvelle-France avait outre-passé ses droits, et que le sieur Denys, « gouverneur-lieutenant général pour le Roy et propriétaire de toutes les terres et isles qui sont depuis le cap de Campseaux jusqu’au cap des Roziers, » était depuis dix ans en possession du groupe de la Madeleine. Le capitaine Doublet ne se découragea pas pour si peu. Faisant voile vers ces îles, il y débarqua ses pêcheurs basques et normands, et pendant deux ans y dirigea, en compagnie de son intendant M. Brevedent, l’exploitation de la pêche ; mais le succès ne répondant pas à ses efforts, la colonie se dispersa.

Que devinrent ces immenses possessions entre les mains de ses héritiers ? L’histoire ne le dit pas. Ce que l’on sait, c’est que le 18 août 1717, le sieur Duchesnay, tout en demandant au Roy le titre de grand-maître des eaux et forêts, priait Sa Majesté de lui accorder la concession de ces îles, et qu’en 1719, le comte de Saint-Pierre, premier écuyer de la duchesse d’Orléans, formait une compagnie pour exploiter les îles de Saint-Jean, de Miscou et de la Madeleine. « C’était, dit Garneau, à l’époque du fameux système de Law, et il était plus facile de trouver les fonds que de leur conserver la valeur factice que l’engouement des spéculateurs y avait momentanément attachée. Malheureusement, l’intérêt qui avait réuni les associés de la compagnie Saint-Pierre, les divisa ; tous les intéressés voulurent avoir part à la régie, et peu d’entre eux avaient l’expérience de ces entreprises. On ne doit pas en conséquence être surpris si tout échoua. L’île tomba dans l’oubli, d’où on l’avait momentanément tirée, jusque vers 1749, époque où les Acadiens fuyant le joug anglais, commencèrent à s’y établir. »

Pendant quelques années, ces malheureux proscrits y vécurent sans être molestés : mais un jour, le hasard voulut qu’une frégate anglaise vînt reconnaître l’archipel de la Madeleine. Elle portait à son bord le nouveau gouverneur du Canada, lord Dorchester, et était commandée par le capitaine Sir Isaac Coffin, qu’on n’avait pas encore jugé à propos de mettre à la porte de la marine royale[12], pour le réhabiliter plus tard, en lui donnant le titre de baronnet et le grade d’amiral. Ce jour-là, le temps était clair, le ciel serein : un soleil chaud et bienfaisant enveloppait de ses effluves les côtes et les pics empourprés de ces îles. Toutes les lunettes de la frégate étaient braquées sur ce paradis terrestre ; celle de Sir Isaac plus encore que les autres. Quand elle eut scruté l’horizon, et fouillé à l’aise l’archipel qu’on longeait en ce moment, l’officier anglais la déposa gravement sur son banc de quart, et se tournant vers lord Dorchester, le supplia de lui concéder les îles qui gisaient devant lui. Comment refuser quelque chose à un capitaine de frégate, qui n’a cessé de combler pendant toute une longue traversée, ses hôtes distingués de soins, de grogs et de confort ? Le nouveau potentat promit de faire droit à la requête de Sir Isaac : et le 31 juillet 1787, il la lui adressait officiellement. Mais comme l’oubli est commensal de haut lieu, et hante fréquemment le cabinet des gouverneurs et des ministres, ce fut son successeur Robert Prescott qui fit droit à la demande du capitaine Coffin. Onze ans après, le 24 août 1798 « l’île à la Madeleine, l’île de l’Entrée, l’île du Corps Mort, Shag Island, l’île de Brion et l’île aux Oiseaux » furent concédées à perpétuité, en franc et commun soccage, à titre de féauté à Sir Isaac Coffin et à ses hoirs et ayant causes. Ce royal cadeau leur était fait à la condition que la partie de l’île de la Madeleine, comprenant la pointe nord-est et Old Harry’s Point serait réservée pour le soutien et l’entretien d’un clergé protestant dans la province de Québec : et si d’un côté, le gouvernement britannique gardait le droit d’exploiter les mines, d’ouvrir des chemins et de construire des fortifications, d’un autre côté Sir Isaac Coffin s’obligeant, « sous peine de nullité, de permettre la libre entrée et sortie de ses îles aux sujets anglais qui désiraient venir y pêcher, et s’engageait à leur laisser abattre et emporter le bois nécessaire à leur chauffage et à l’exploitation avantageuse de leurs pêcheries. »

Peu soucieux des droits des premiers colons, le gouvernement anglais venait de commettre un acte d’irréparable injustice. Il frappait à mort le développement et l’avenir de ce ravissant archipel, que le matelot appelle dans son langage pittoresque le Royaume du Poisson. Aussi, depuis cette fatale date du 24 août 1798, les habitants de la Madeleine, sachant qu’ils ne peuvent posséder leurs terres, ne se livrent qu’au travail nécessaire pour les faire vivre, et ne connaissent que par ouï-dire les jouissances de la propriété et l’amour du sol.

Un aussi triste état de choses devait finir par émouvoir le gouvernement de la province de Québec. Soixante-seize ans après la concession de ces îles, un bureau fut chargé par le parlement, de s’enquérir de la tenure des terres de l’archipel. Cinquante-deux habitants de la Madeleine s’empressèrent de répondre à la série de questions imprimées que l’on avait fait distribuer à la population. Les uns demeuraient dans l’archipel depuis vingt-cinq, trente-cinq et quarante-cinq ans ; d’autres depuis cinquante, cinquante-trois et soixante ans. Un seul, M. Jean Nelson Arseneau, y était né ; et le doyen des résidents se trouvait être M. Bruno Terriau, qui habitait ce groupe depuis soixante-seize ans. Tous déclaraient qu’ils occupaient des lots comme locataires, en vertu de baux emphytéotiques, et leurs réponses portaient à la connaissance du gouvernement de curieuses révélations.

Ainsi, quelques colons avaient des billets de simple location qui leur donnaient droit d’obtenir un bail du propriétaire, tandis que d’autres avaient un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans. Ceux qui étaient porteurs d’un bail de cinquante-deux ans, pouvaient le faire durer ; et les détenteurs d’un bail de dix ans étaient en droit d’exiger un bail perpétuel du propriétaire. Ce dernier mode semble ne plaire que médiocrement aux agents de l’amiral Coffin. Chacun s’accorde à dire qu’il tend à disparaître peu à peu : car chaque fois que l’occasion s’en présente, ces employés échangent contre d’autres les Baux de dix ans.

Généralement, ces contrats de louage renferment des clauses qui permettent au seigneur de l’archipel de reprendre ses terres, de jouir de leur amélioration, et de s’emparer sans remboursement, des bâtiments et de la maison du locataire, si par malheur ce dernier n’a pu exécuter les clauses de son bail. C’est ainsi que deux des descendants des plus anciens pionniers des îles de la Madeleine, Louis Boudraut et François Lapierre, furent obligés — après bien des années de travaux et de privations — d’abandonner à l’amiral Coffin la terre où avaient vécu leurs ancêtres, et que leurs enfants avaient améliorée de leur mieux. C’est ainsi que Fabien Lapierre faillit être dépouillé de tout son avoir. Cet homme s’étant décidé à partir, en 1863, pour explorer la côte nord du Labrador, avait laissé une terre qu’il occupait depuis vingt-cinq ans, aux soins de deux de ses compatriotes, Basile Cormier et Emile Morin. Ils devaient en jouir à la condition de l’entretenir, de payer la rente et de la lui remettre lors de son retour. Pendant la première année tout alla pour le mieux. L’agent avait consenti à recevoir la redevance des deux mandataires de Lapierre : mais dès le commencement de la deuxième année, il refusa leur argent, prit possession de la terre, en faucha le foin, ouvrit de force la maison de l’absent, y mit sa récolte… qu’il n’emporta qu’en hiver, puis vendit le tout, terre et dépendances à Désiré Giasson. L’année suivante, Lapierre revint et réclama. En réponse, l’agent de l’amiral Coffin le menaça de l’empêcher de couper du bois, et lui fit dire que s’il continuait à se plaindre, il le ferait chasser du pays. À force de supplications, ce pauvre homme aidé par les conseils de son curé, l’abbé Boudreault, finit par recouvrer la moitié de sa terre, à la condition toutefois de consentir à un nouveau bail qui l’obligeait à payer annuellement un scheling par arpent.

Quant à l’autre moitié de son bien, elle était restée, et est encore en la possession de l’acheteur Giasson qui s’en était légalement emparé moyennant la somme de cinq louis[13]. On comprend le malaise que pareil régime doit faire peser sur l’archipel ; et quelques-uns des habitants secouant leur torpeur, allèrent jusqu’à contester devant la cour de circuit de la Madeleine la validité des titres de l’amiral Coffin. Les uns plaidaient prescription. D’autres alléguaient l’illégalité des baux et leur tenure onéreuse, contraire à la colonisation et au progrès des îles. Les plus philosophes racontaient, que pendant près d’un siècle leurs aïeux avaient cultivé en pleine propriété ces mêmes terres, que leurs descendants et leurs héritiers légitimes n’occupaient plus que comme simples locataires ; tandis que les plus normands assuraient, qu’on avait dû consulter les ancêtres, et que ces derniers n’avaient jamais consenti de titre à l’amiral Coffin. Toutes ces réclamations ne servirent à rien. La cour décida en faveur du propriétaire ; et comme il arrive presque toujours, les plaideurs qui avaient peut-être une chance en appelant de ce jugement, ne purent, faute de moyens pécuniaires, s’adresser à un tribunal plus élevé. Les choses reprirent donc leur cours.

L’apathie et le découragement régnèrent alors en suzerains sur ces îles, qui n’attendent que l’avènement d’un nouveau régime, pour devenir un grenier d’abondance, un entrepôt de richesse. Les locataires continuèrent à payer les contributions locales et scolaires, pendant que leur seigneur et maître percevait rigoureusement les rentes annuelles de ses terres ; rentes exorbitantes, lorsqu’on les compare à celles des terres en ce pays. Néanmoins, au milieu de ce sourd mécontentement, quelques anciens colons trouvent le moyen d’être satisfaits de leur position. Plusieurs d’entre eux ont cent acres en état de culture, pour lesquels ils ne payent annuellement que quinze shillings, ou un quintal de morue. Ce sont les rois de l’archipel ceux-là, et ils font bien des envieux autour d’eux : car, un jeune colon qui désirerait louer la même étendue de terre inculte et déboisée, serait obligé de donner vingt piastres chaque année. Si remplissant cette condition, ce dernier devient alors locataire. Pendant quelque temps la jeunesse, l’ambition, l’amour du travail décupleront ses forces. Sous le soc de sa charrue, ces landes désertes deviendront des champs fertiles. La pêche viendra combler son déficit. Il pourra vivre convenablement et sera heureux, autant que peut l’être un locataire. Mais viennent les mauvais jours ; que la rente soit en retard ; alors arrivent les menaces de l’agent. Le démon de l’expropriation plane sur la petite propriété ; et il ne reste plus un malheureux travailleur, que l’exil ou la servitude.

Il ne faut pas s’étonner, si presque toute cette population qui, ailleurs, serait entreprenante et riche, demeure ici dans le demi-sommeil et dans la pauvreté. Les étrangers fuient ce nid de féodalité, et un négociant américain venu il y a quelques années visiter l’archipel, dans le but d’y fonder un établissement de pêche, de la valeur de $80,000, s’en retourna dégoûté, disant à qui voulait l’écouter :

— Mon père a fui l’Irlande pour ne plus entendre parler du vieux régime emphytéotique. Ce ne sera pas son fils qui remettra un pareil gouffre sur le chemin de ses petits enfants. Ces vexations ont eu pour résultat d’établir un fort courant migrateur entre le Labrador et l’archipel. Plus de trois cents chefs de famille ont quitté les îles et sont allés fonder à Kékaska, à Natashqouan, à la Pointe-aux-Esquimaux, d’importants groupes de la race française. Ces départs ont affaibli d’autant la population des îles de la Madeleine. Tous les ans, grand nombre de compatriotes viennent à leur tour rejoindre ceux qui sont partis ; et déjà l’on prévoit dans un avenir assez rapproché la désertion complète de l’archipel. Pour remédier à ce triste état de choses, il n’y a qu’un moyen à prendre. Tous ceux qui ont été consultés par la commission parlementaire sont unanimes à le suggérer. Le gouvernement de Québec doit acheter les droits du propriétaire, et l’un des colons les plus respectés de l’archipel, M. Painchaud, n’hésite pas à affirmer que sous ce nouveau régime, un huitième des habitants paierait de suite, et affranchirait aussitôt les terres de toutes redevances seigneuriales.

Mais cette longue digression, nécessaire pour bien faire comprendre la position anormale de ces insulaires, me fait oublier les quelques heures charmantes que nous devions passer au petit village acadien de l’Anse-à-la-Cabane. Le premier compatriote qui nous y accueillit à bras ouverts, fut un brave charpentier du nom de Migneault. Dans sa joie, il voulut nous faire connaître de suite le patriarche de l’endroit, et nous conduisit à la maison de M. Vigneault. Ce dernier était un beau vieillard, âgé de quatre-vingt-dix ans. Il vivait au milieu de sa famille. Ses deux fils étaient venus se bâtir de chaque côté du toit paternel ; et pendant de longues années, tous ensemble, ils avaient savouré la douce vérité du commandement du Seigneur :

— Père et mère tu honoreras afin de vivre longuement.

Un voile de tristesse devait pourtant tomber, un jour, sur ce bonheur terrestre. Le soir où nous le vîmes pour la première fois, le père Vigneault avait perdu sa franche gaieté. Il était pensif. Ses yeux rougis par les larmes plutôt que par l’âge, erraient douloureusement sur le havre ; et à travers la fenêtre, ils suivaient anxieusement les manœuvres d’une petite goëlette qui venait d’appareiller, et qui finit par disparaître dans les demi-teintes du crépuscule. Hélas ! son fils Désiré était à bord. En compagnie de douze familles acadiennes, il s’en allait demander au sol des Sept-Îles ces plaisirs inconnus de la propriété, qu’il troquait contre les douces joies de la maison paternelle.

M. Vigneault était né à Saint-Pierre de Miquelon, où son père était arrivé, Dieu sait comment, après avoir fait partie de cette malheureuse colonie acadienne qui, lors de sa cruelle dispersion par les Anglais, vit ses rejetons éparpillés aux quatre vents des cieux. Plus tard, il était venu aux îles de la Madeleine, où à force de travail et d’intelligence il s’était créé une aisance relative. Son âge, sa longue expérience, son esprit ferme et lucide, ses bonnes manières, lui conciliaient le respect et la confiance de tout le monde. Ici, les décisions du père Vigneault étaient respectées à l’égal de celles que donnent ailleurs le juge ou le curé.

Ce fut dans son hospitalière maison que mon oreille fut frappée pour la première fois par l’intonation que les Acadiens donnent à la langue française. Un étranger qui se mêlerait à leur conversation, se croirait transporté en Gascogne, et se figurerait entendre causer des Bordelais. Ainsi, ces braves gens diront une foâ pour une fois. Le mot année se prononcera chez eux ânée, tout comme sur les bords de la Garonne. Un cheval devient un gueval au pluriel, et un chevau au singulier ; puis, ils font un assez grand abus des « j’étions  », des « je pourrions  » et des « je pensions »[14]. Leurs mœurs sont simples et douces. Ils vivent surtout de pêche, et s’occupait quelque peu d’agriculture. Comme caboteurs, ils n’ont pas leurs maîtres au monde, et ils peuvent donner des points aux plus habiles chasseurs et aux plus patients pêcheurs. L’un des habitants de l’île, M. Fox, interrogé sur les particularités distinctives du caractère acadien, répondait à la commission parlementaire :

— Le caractère particulier du peuple acadien est de vivre sur mer.

Ces mots, sont à eux seuls une définition.

Dès le petit jour, quand la saison de pêche est venue, vous voyez l’Acadien faire sa prière, mettre gaiement sa barge en mer, gagner les fonds à morne qui se trouvent à trois, quatre et quelque fois à six milles au large. Là, il ne cesse d’agiter sa ligue à l’eau, de la retirer, de la bouetter, et de la reconfier aux profondeurs de la mer, jusqu’à ce que son embarcation soit pleine de poissons. Alors les voiles se hissent. On regagne la grève. Quelques quarts-d’heure suffisent pour trancher la morue que l’on vient de capturer ; puis on remâte la beige, elle glisse de nouveau vers son poste de pêche, et on réussit ainsi à faire quelquefois trois ou quatre voyages par jour. Pendant tout ce temps, un morceau de galette, un biscuit ou une miche de pain — quand il y en a — suffit pour entretenir la vie de ce robuste pêcheur. L’Acadien est l’homme le plus frugal que je connaisse ; il se contente, au milieu de tous ces pénibles travaux, d’une nourriture que dédaigneraient la plupart des mendiants de nos villes.

La pêche de la morue, avec celle du hareng et du maquereau, constituent les apports de la campagne d’été. Quant à celle d’hiver, elle se fait pendant les mois de mars, avril et mai. Alors commence la chasse au loup-marin. Divisés par groupes de six ou dix hommes, vous voyez les Acadiens armés de cordes et de bâtons, prendre le pas gymnastique, et franchir en courant des distances de dix à douze milles, avant d’arriver sur le terrain de chasse. Pour y parvenir, il a fallu sauter par-dessus les crevasses et les profondes fissures des champs de glace, ou prendre la banquise par escalade. Mais qu’est-ce que tous ces dangers, au prix des plaisirs que va leur donner la chasse qui les attend ? Les loups marins ne sont-ils pas là, derrière cette muraille glacée, qui se prélassent en famille ? Et comme une trombe, les Acadiens arrivent sur les malheureux phoques qui ne se doutent de rien. Le massacre commence, au milieu des cris et des gémissements. Quand chacun a sa part de butin, les chasseurs reprennent la route du village, traînant leur proie derrière eux ; et ils sont prêts à recommencer leurs courses, tant que durent le jour et la bonne chance.

Né sur les bords de la mer, habitué à ses caprices, à ses caresses et à ses colères, le peuple acadien voit en elle son véritable domaine. Été comme hiver, il ne cesse de se confier à elle. La mer, fidèle à cette longue amitié, ne cesse à son tour, de les combler de ses inépuisables générosités.

Nous venions de ravitailler l’Anse-à-la-Cabane, et comme la nuit était survenue, il nous y fallut attendre le jour, pour débarquer plus commodément les provisions destinées au phare de l’Entrée. Au soleil levant, nous étions déjà embossés par le travers de cette île, dont les pics escarpés ont cette couleur rougeâtre particulière au groupe de la Madeleine ; et bientôt, les uns étaient à même de fouler ces gazons plantureux, où ruminait une magnifique race de moutons, pendant que ceux qui étaient restés à bord, s’amusaient à contempler le paysage. Sur notre avant se dessinait le petit village d’Amherst, groupé autour de son église. À tribord, on apercevait le Hâvre-aux-Maisons ; et tout autour de nous croisait une flotte de quatre cents goëlettes, qui couraient le maquereau, toutes voiles dehors. Certes, Gudin n’aurait pu demander une marine plus pittoresque, pour la fixer sur une de ses toiles immortelles.

De l’île d’Entrée nous devions nous rendre à l’île de la Pierre Meulière[15] Nous profitâmes de ce point d’arrêt pour nous faire débarquer au petit quai de la maison Leslie, qui tient là un magasin d’approvisionnement assez considérable. La foule encombrait ce comptoir, et rien d’amusant comme d’entendre ses colloques avec les commis de M. Leslie. C’était à qui se montrerait le plus normand en affaires. Les femmes braillaient surtout dans cette lutte pacifique. Tout en suivant de près leurs petites transactions, elles ne perdaient pas une maille du tricot qu’elles traînent ici, partout où elles vont. Modestes, intelligentes, pieuses, dévouées, les Acadiennes sont vraiment dignes du nom de femmes. Elles n’appartiennent guère à cette catégorie du sexe qui faisait dire à Buchamore — un type réussi de vieux grognard, inventé par, Alfred Assollant :

— « Je n’aime pas ces demoiselles qui ne savent rien faire que se peigner tout le jour, se regarder dans une glace, essayer des robes, faire des grimaces, mettre des gants et parler du bout des lèvres comme si l’on n’était pas digne de les entendre, ou d’une voix tantôt plus flûtée que celle des serins et tantôt plus aigre que celle des pie-grièches. Ça, c’est des bécasses, comme disait mon vieux curé. Ça ne sait pas travailler, ça ne sait pas s’occuper, ça ne sait pas penser, ça ne sait que faire de ses dix doigts. Quand c’est riche, ça ennuie son mari et ses enfants. Quand ça n’a pas d’argent, ça ne trouve pas de mari, ou si ça en trouve, ça grogne, ça se fâche, ça ennuie tout le monde, et tout le monde s’en va. »

Au milieu de la cohue qui encombrait la maison Leslie se trouvait un vieillard, né à Saint Roch de Québec, et qui habitait l’île de la Pierre Meulière depuis soixante-sept ans. Il s’appelait M. Thom, et avait laissé au pays un frère, dont il était sans nouvelles depuis fort longtemps. Pendant que nous causions ainsi des absents, notre ingénieur, M. Barbour, vint nous prévenir qu’il allait visiter le phare du Grand Étang du Nord. Je devais l’accompagner, mais nous ne pûmes trouver de voitures, et je regrette encore aujourd’hui la perte de la seule occasion qu’il m’ait été donné de pouvoir étudier, et observer les mœurs de ces campagnes, où vit, travaille. et meurt une des populations les plus honnêtes de la terre.

On m’apprit ici que l’archipel de la Madeleine se compose d’écueils, et qu’à part de Brion et du Rocher-aux-Oiseaux, il compte six îles qui se nomment le Corps-Mort, Amherst ou Pile Aubert, la Pierre-Meulière, l’île d’Entrée, Allright et la Grosse Île. Ces groupes présentent ensemble une superficie d’à peu près 55,400 acres qui, suivant le recensement de 1871, est habitée par une population de 3,172, dont 2,833 Acadiens. Les récifs les plus à craindre sont — au dire des pêcheurs — ceux de la Pierre du gros Cap de la Perle, d’Allright, du Cheval Blanc, les bancs de Colombine et l’écueil de Doyle. Ce dernier n’a que trois encablures de long sur une demie de largeur, et c’est là, m’assure-t-on, que des navires courant sous la brise ont soudainement disparu aux yeux de plusieurs de mes interlocuteurs. Quant aux courants, ils sont tellement irréguliers, qu’on me fit la même réponse donnée jadis à l’amiral Bayfield, et que personne ne put me dire précisément leur vitesse et leur direction.

À ces renseignements géographiques et hydrographiques venaient se mêler les plaintes et les confidences d’un chacun. Tous regrettaient le déboisement des îles. Privées de bois de construction, elles sont maintenant en train de voir disparaître leur maigre bois de chauffage. Chacun avouait que son voisin se tirait d’affaire comme il le pouvait, faisant feu de tout, et détruisant la forêt sans discernement. Quelques-uns même finissaient leurs doléances, en prophétisant que dans vingt ans il n’y aurait plus une seule broussaille sur l’archipel, et qu’alors on serait obligé de faire venir à grands frais du charbon de terre de la Nouvelle-Ecosse et du Cap-Breton. Puis, la grande question du chauffage épuisée, arrivaient les observations générales. Celui-ci désirerait voir inaugurer une meilleure tenure de terre dans les îles ; celui-là aurait aimé que le propriétaire protégeât plus efficacement son locataire : un troisième se plaignait amèrement d’être sans nouvelles depuis le mois de novembre jusqu’au quinze de mai, et plus longtemps encore.

— Si au moins, disait-il en secouant tristement sa pipe, nous avions des communications télégraphiques avec la terre ferme ?

— Bah ! des moulins à farine et des moulins à étoffes sont encore plus nécessaires que ton télégraphe, répliquait dans un coin, un pêcheur, plus positif que ce rêveur. À ta place je m’en contenterais.

— Là belle affaire que tes moulins ! pour les construire il faudrait peut-être se faire taxer, et je m’en tiens à ce que me font payer les commissaires d’écoles un par cent, et quelquefois un et demi.

— Encore si le propriétaire nous montrait l’exemple, et payait comme nous, répliquait le pécheur positif.

— Pas si bête. Evé. Il se tient au courant des nouvelles, et lit ses journaux dans son hôtel de Londres, pendant que pour rencontrer notre taxe municipale, nous donnons nos deux jours de travail sur les chemins publics, ou que nous payons quatre-vingts cents par jour pour chaque chef de famille.

Une fois sur la taxe, les conversations menaçaient d’aller loin, lorsque l’ingénieur, M. Barbour bout, fit son apparition au milieu du groupe. Il était temps de se rembarquer. Nous sortîmes du magasin Leslie, pendant que tout le monde se découvrait sur notre passage ; et une chaude poignée de main nous sépara pour la vie de ces braves gens.

Le Napoléon III était déjà sous vapeur. Comme le temps était splendide et que la besogne avait été promptement expédiée, le capitaine, mis en belle humeur par ces bonnes choses, voulut nous permettre d’aller reconnaître le fameux rocher du Corps-Mort, qu’au mois de septembre 1804, Moore a chanté dans ses plus beaux vers. Nous prîmes donc par la passe de Sandy Hook, et en contournant l’île d’Amherst, nous ne pûmes nous empêcher d’admirer la beauté du paysage qui défilait sous nos yeux ; et de nous demander pourquoi ces ravissants endroits n’étaient pas plus fréquentés par les touristes. Comme place d’eau, si les îles de la Madeleine n’avaient pas à lutter contre l’île du Prince-Edouard, elles seraient sans rivales dans le golfe Saint-Laurent. Les points de vues y sont superbes ; le gibier y abonde, et elles réservent à l’amateur, en quête de poissons, d’inépuisables éditions de la pêche miraculeuse, qu’il peut renouveler à loisir dans les baies et des havres admirablement disposés pour les courses de yacht et le sport maritime.

Pendant que nous causions de toutes ces merveilles ignorées, le Corps-Mort se dessina par le travers de notre hanche de tribord. Vraiment, le langage populaire lui avait bien donné le seul nom qu’il pût porter ; car, vu de cette distance, il ressemblait à s’y méprendre au cadavre d’un matelot flottant au gré des vagues. Involontairement je me rappelai alors l’Île des Morts, ces belles strophes qu’un de nos bons poètes canadiens, James Donelley, avait imitées de Thomas Moore :[16].


See you, beneath you cloud so dark,
Fast gliding along, a gloomy bark ?
Her sails are full, though the wind is still,
And there blows not a breath her sails to fill !

Oh ! what doth that vessel of darkness bear ?
The silent calm of the grave is there,
Save now and again a death-knell rung,
And the flap of the sails with night-fog hung ?

There lieth a wreck on the dismal shore
Of cold and pitiless Labrador ;
Where, under the moon, upon mounts of frost,
Full many a mariner’s bones are tost !

You shadowy bark hath been to that wreck,
And the dim blue fire, that lights her deck,
Doth play on as pale and livid a crew
As ever yet drank the church-yard dew !


To Dead-man’s Isle, in the eye of the blast,
To Dead-man’s Isle she speeds her fast,
By skeleton shapes her sails are furl’d,
And the hand that steers is not of this world !

Oh ! hurry thee on — oh ! hurry thee on,
Thou terrible bark ! ere the night be gone ;
Nor let morning look on so foul a sight
As would blanch for ever her rosy light !


Ami, vois-tu là-bas, sous ce nuage sombre,
Cet étrange vaisseau qui s’avance dans l’ombre,
Et qu’un souffle inconnu fait bondir sur les eaux ?
D’un vent mystérieux ses voiles semblent pleines !
Et pourtant les zéphires retiennent leurs haleines :
Dans un calme profond au loin dorment les flots.

Qu’a-t-il donc à son bord ce vaisseau des ténèbres ?
Il porte du tombeau tous les signes funèbres ;
Un silence de mort sur les ondes le suit.
Seul un glas triste et lent parfois s’y fait entendre,
Avec un battement des voiles que fait pendre
L’humide pesanteur des brumes de la nuit.

Au milieu des rochers de la stérile plage
Gisent des os blanchis, jetés par le naufrage,
Sous les brouillards épais du sombre Labrador.

La lune, en éclairant ces lieux impitoyables,
Découvre avec horreur ces restes lamentables,
Que les flots irrités se disputent encore.

C’est là que cette barque en sa course nocturne
Va cueillir en passant la troupe taciturne
Qui semble maintenant à son bord se mouvoir.
Une flamme bleuâtre à demi les éclaire,
Et jamais la rosée, au morne cimetière,
Ne tomba sur des fronts plus livides à voir.

C’est à l’Île-des-Morts qu’un vent fatal les guide !
C’est-à-l’Île-des-Morts que s’avance rapide
Cette ombre de vaisseau par des ombres conduit
Des squelettes sont là, déroulant à la brise
La sinistre voilure ; une forme indécise
Debout veille à la poupe, et la barque obéit !

Fuis, ô barque terrible ! Ô barque de mystère !
Fuyez pendant que l’ombre enveloppe la terre.
Fantômes de la nuit, rentrez vite au cercueil,
De peur qu’à votre aspect la jeune et tendre aurore
Ne dépouille son front de l’éclat qui le dore,
Et se cache à jamais sous un voile de deuil.

Quel contraste entre le Napoléon III et ce vaisseau fantôme que venait de faire surgir, à la vue du Corps Mort, la puissante imagination du poète. Son taille-mer fermement posé sur la vague, ses tuyaux ; ses vergues et son pont inondés par les feux du soleil couchant, notre steamer venait de jeter en poupe l’île des Morts, et la proue tournée vers la Nouvelle-Écosse, il courait rapide vers Pictou, où nous allions oublier pour quelques jours ces âcres parfums de la mer que nous venions de humer, les paysages et les bonnes gens que nous venions de voir, pour respirer la poussière des villes et goûter aux fades douceurs de la civilisation.



FIN




E. Senécal & Fils, Imprimeurs, 20 rue St-Vincent, Montréal.

  1. (1) Elle ne dépasse guère Matane, maintenant.
  2. Au mois de juin, M. Abraham avec deux de ses gendres, s’en alla pour la première fois à la pêche des loups marins ; il en prit la veille de la Saint-Jean quarante à l’île Rouge, et ilen fit six barriques d’huile. Journal des Jésuites.
  3. On les nomme perroquets, aujourd’hui ce palmipède est le grand macareux du nord.
  4. Discours du voyage fait par le capitaine Jacques-Cartier, en la terre du Canada, dite Nouvelle France, en l’an 1534, p. 4.À Rouen — de l’imprimerie de Raphaël du Petit Val — MDXCVIII
  5. Œuvres de Champlain, p. 1084. Edition Laverdière.
  6. Une petite plate-forme, entourée d’une balustrade en fer, sépare maintenant le point d’intersection des échelles, et rend l’ascension plus commode.
  7. Les marins canadiens ont conservé à deux de ces espèces d’oiseaux les noms que leur donna Cartier : celui du margaux et du godet. Seulement, par abréviation, ils disent God en parlant de ce dernier. Champlain avait nommé le margaux le tangueux, et en fait une excellente description. Néanmoins il montre un peu trop de bonne volonté envers ce volatile, lorsqu’il écrit que « les petits margos sont aussi bon que pigeonneaux. »

    — « Ils sont gros comme des oies, dit-il, ont le bec fort dangereux, sont tout blancs, hormis le bout des ailes qui est noir, et sont de bons pêcheurs pour le poisson qu’ils prennent et portent sur leurs îles, pour manger. »

    Le margaux est le fou de Bazan ; la marmette, le guillemot ; le perroquet de mer, le grand macareux du nord, et le pingouin du golfe l’alque à bec en rasoir.

  8. (1) M. F. X. Bélanger, le savant conservateur du musée zoologique, de l’Université Laval, a eu la complaisance de déterminer la classification de quelques-uns des oiseaux que nous vîmes sur le rocher. Ils appartiennent au genre Miotilla varia de Veillot, ainsi qu’au genre Dendroica aestiva et Dendroica castenea, de Baird, et font partie de la nombreuse famille des Sylvicolidae, oiseaux qui vivent exclusivement d’insectes, et habitent ordinairement les forêts.
  9. Jacques-Cartier avait baptisé ce promontoire du nom de cap de Lorraine, et donna à l’Île, que Verrazzani avait nommée île du Cape, celui d’île Saint-Laurent. Plus tard, elle prit le nom d’île Royale pour garder définitivement celui de cap Breton. Drake dans ses « Nooks and corners of New England coast » prétend, à la page 21, que le Cap Breton avait sa place sur la carte, longtemps avant la découverte de Cartier. Un vieux portulan du temps de Henri II, mentionne ce nom, assure-t-il.

    Le cap Breton a 110 milles de long sur 90 de large, et comprend à peu près 200,000 acres de terre. Il est séparé de la Nouvelle-Écosse par le détroit de Canseau qui, dans certains endroits n’a pas plus de ¾ de mille de largeur, tandis que dans d’autres, il y en a le double.

  10. Stuart fut amené en France au mois de décembre 1629, et remis entre les mains de Richelieu.
  11. Cet incident de voyage donna rumeur à une dépêche, que publiait le 11 septembre 1875, le Star de Montréal.

    A dispatch from Quebec, States that there has been a rumor for some days past, which was revived again yesterday, that the government steamer « Napoléon III, » which left five weeks ago, on a cruise to the lighthouses of the gulf Saint-Lawrence, has foundered and all hands perished.

  12. In 1773, Isaac Coffin was taken to sea by lieutenant Hunter of the Gaspé, at the recommendation of Admiral John Montague. His commender officer said he never knew any young men to acquire so much nautical knowledge in so short a time. After reaching the grade of postcaptain, Coffin for a breach of the regulation of the service, was deprived of his vessel, and Earl Howe struck his name from the list of post-captains. This act being illegal, he was reinstated in 1790. In 1804, he was made a baronnet, and in 1814 became a full admiral in the British navy.

    Drake — Nooks and corners of New England coast p. 342

  13. L’imagination n’entre pour rien dans ces récits. Je ne fais qu’analyser, les réponses aux questions posées par le comité chargé de s’enquérir de la tenure des terres dans les îles de la Madeleine — 1874 — Vide p. 26 et 27.
  14. Dans une notice sur le patois saintongais que vient de publier la « Revue des langues Romanes de Montpellier, je trouve ce curieux passage :

    « Les noms qui, en français, se terminent en al, font au en saintongais, pour ces deux nombres : le chevau, l’animau, in jôrnau : (Ancien français ; li chevaus (sujet du verbe) ; le cheval (régime) pluriel li cheval (sujet), les chevaux (régime).

    « Quelques paysans de la Saintonge pour faire les muscadins disent aussi, dés cheval, dés journal.

    « On connaît la leçon de beau langage donnée par un paysan à son fils qui revient de la ville — Qu’as-tu vut de jolit, drôle ? — P’pa j’ai vut dés chevau superbes. — Dis donc cheval, animau. »

    Grand’nombre de Canadiens et d’Acadiens tirent leur origine du pays d’Annis et de la Saintonge, cette terre aimée, qui a vu naitre Samuel de Champlain.

  15. Les Anglais la nomment Grindstone Island.
  16. Voici les vers de Moore. Ils sont intitulés : « Written on passing Dead-man’s island, in the Gulf of Saint Lawrence, late in the evening, September 1804. »