Promenades et escalades dans les Pyrénées/Chapitre 1

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Alfred Mame et fils (p. 1-42).

I[modifier]


Départ de Pau. – Lourdes. – En diligence. – La vallée d’Argelès. – La tour de Vidalos. – Argelès. – Saint-Savin. – Défilé de Pierrefitte. – Luz. – Le guide Dominique Fortanné.


Je revenais d’un voyage en Espagne et voulais faire quelque peu connaissance avec les Pyrénées. Le 17 mai 1868, je partis de Pau dans le but de faire une excursion dans les Hautes-Pyrénées. La chaleur était tropicale, et le ciel bleu et sans nuages scintillait du plus vif éclat. Que nos cieux du Nord sont tristes, en présence de cette pureté incomparable du ciel du Midi !

Je fais grâce du trajet entre Pau et Lourdes, que l’on parcourt aujourd’hui en deux heures, en chemin de fer. Qui n’a entendu parler des riches plaines du Béarn, unies d’abord comme la main, puis semées de collines et de coteaux, et bornées à l’horizon par les admirables dentelures des Pyrénées, ces Alpes du Midi ? Passons donc, et, plus rapide que la locomotive, arrivons à Lourdes. Lourdes est une petite ville fort ancienne, environnée de hautes montagnes qui forment en quelque sorte le vestibule des Pyrénées. L’attention du voyageur ne manque pas de se fixer sur un château féodal, dont la tour carrée à créneaux se dresse au-dessus des murs enfumés de la ville, sur un roc isolé, aride et inaccessible. Cette vieille forteresse du moyen âge rappelle plus d’un fait mémorable. Au XIVe siècle, les Anglais, qui occupaient la Bigorre, en firent le point d’appui central de leur domination. Le connétable du Guesclin l’assiégea en 1374, et ne put réussir à réduire la place. En 1 406, le château capitula après un siège qui dura deux ans et mit fin à la domination anglaise dans les Pyrénées : Ce château fort a servi longtemps de prison d’État ; à l’époque où je le visitai, c’était une prison militaire. Le donjon est pourvu d’une horloge qui sonne mus les quarts d’heure. Ainsi, pauvre prisonnier, l’heure cruelle qui s’en va te chante ironiquement l’heure impitoyable qui vient !

Image Manquante

Après quelques heures passées à Lourdes, après une visite à la grotte miraculeuse vers laquelle un puissant mouvement de foi entraîne le peuple chrétien, je m’installai dans le coupé d’une diligence qui devait me conduire à Luz, petite ville située au cœur même des Hautes-Pyrénées. Quoique le règne de la diligence soit aujourd’hui bien tombé, j’éprouve toujours un bonheur inexprimable quand je puis profiter de cet archaïque moyen de transport, qui permettait à nos pères d’étudier le pays à l’aise et de jouir des beautés de la route. Depuis lors, le chemin de fer, qui envahit les moindres recoins de notre globe, a détrôné ici la diligence [1].

À peine a-t-on quitté Lourdes, que la route s’engage dans la montagne ; il n’y a qu’un instant, nous avions sous les yeux la fertilité, l’abondance et la richesse de la plaine ; ici l’aridité, la désolation. C’est à peine si, au milieu des roches écroulées, l’on peut apercevoir quelque trace de végétation, et, de loin en loin, sur le bord du chemin, de vieux pans de murs ruinés, débris de tours dont les Romains se servaient, dit-on, pour un système de signaux : télégraphes de l’époque.

Mais voilà que tout à coup l’horizon s’élargit, et la verdoyante vallée d’Argelès apparaît, délicieuse oasis qui semble s’être égarée au milieu d’un chaos de montagnes. Tous les enchantements de la nature sont ici prodigués : champs de maïs, vignobles, arbres fruitiers, prairies émaillées de petites fleurs jaunes, où broutent des troupeaux de brebis sous la garde d’un pâtre en veste courte, ou d’une bergère en capulet ; ces prairies sont arrosées par une infinité de ruisseaux, et çà et là des arbres touffus complètent le riant tableau. Je salue en passant la tour de Vidalos, dont la masse ruinée, se découpe nettement sur le ciel bleu. C’est encore une de ces vieilles tours romaines. « Sa position, dit l’archéologue Justin Lallier, était, il faut en convenir, merveilleusement choisie à l’entrée de la vallée, sur un monticule boisé. Ces ruines n’ont gardé aucun vestige digne d’intérêt : le lierre court le long des murailles noircies par le temps, et les oiseaux de proie sont aujourd’hui les seuls hôtes de ce vieux donjon. »

Au centre de la vallée se trouve la petite ville d’Argelès, qui ne doit sa célébrité qu’à la merveilleuse beauté de son site. Pittoresquement assise au sommet d’une montagne, elle domine toute la vallée, où sont éparpillés une quantité de villages et de chapelles. Je doute qu’on puisse trouver ailleurs un paysage plus charmant et mieux encadré que ce petit coin des Pyrénées.

Au sortir d’Argelès, j’aperçois, sur une éminence, un clocher coiffé d’un toit bizarre qui rappelle le bonnet de coton classique. C’est l’antique abbaye de Saint-Savin, « cette dernière possession de l’Église dans la montagne, dit Jubinal, qui a servi de refuge aux bénédictins, quand la gloire de ces savants moines (devant les travaux desquels tout ce qui pense, chez nous, se devrait agenouiller) ne fut plus considérée que comme un titre de persécution. »

« Saint-Savin, dit Saint-Fargeau, connu jadis sous le nom de Villebancer, a une existence très ancienne. Les Romains y avaient construit un fort nommé Émilien, pour contenir le pays ; ce fort, abandonné après l’invasion des Francs, servit de retraite à quelques cénobites. L’abbaye était un grand et bel édifice, et l’église attenante, beaucoup plus ancienne, avait été bâtie près des ruines de l’antique palais Émilien (palatium Æmilianum). »

La vallée d’Argelès se ferme à Pierrefitte, petit hameau situé au milieu d’un site fort pittoresque, à la jonction des routes de Barèges et de Cauterets. C’est le point de relai des diligences. Ici commence un sombre défilé de deux lieues de longueur, qui mène directement à Luz. Les montagnes présentent des contrastes étranges : au sortir d’une vallée tout élyséenne, toute resplendissante du soleil et toute fraîche de verdure, on s’enfonce dans une noire et lugubre fissure, entre deux rangées de rochers dont les sommets semblent parfois vouloir se rejoindre à quelque mille pieds au-dessus de la route. La gorge est étroite, obscure. Des cataractes s’élancent du haut des roches sourcilleuses dans les royaumes du vertige, roulant de ressauts, en ressauts jusqu’au fond de la gorge où elles viennent grossir les eaux du gave. La route, taillée dans le roc, serpente sur le flanc de la montagne, et borde par sa droite un précipice au fond duquel le torrent roule avec fracas dans un lit trop étroit. Un sentiment de terreur s’empare de l’âme. Le bruit sourd du gave qui écume entre les rochers, les sons plaintifs du vent qui s’engouffre dans les souterrains, les cris sinistres des corneilles et des oiseaux de proie, transportent l’imagination dans ces contrées où le Dante a placé l’entrée de son Enfer. Voici justement un pont qui s’appelle le Pont d’Enfer : ces mots-là dépeignent les choses. L’arche franchit un épouvantable abîme, dans lequel une cataracte se précipite comme la foudre. On reste vraiment confondu quand on songe que des ingénieurs ont pu pratiquer en un tel lieu une route carrossable.

« Onze ponts, dit Jubinal, commencés en 1735, sous l’intendance de M. d’Étigny, et sous la direction de M. de Pomeru, ont été jetés sur le courant. Grâce à eux, les montagnards purent connaître, en 1743, ce que c’était qu’une voiture ; et c’est à ce prodigieux travail que la vallée de Barèges a dû sa prospérité. Inutile de dire que ces ponts ont été fréquemment détruits par les eaux. Ils le sont encore périodiquement ; en partie, presque tous les hivers ; mais, dès les premiers beaux jours, la ténacité montagnarde ne manque pas de les rétablir. »

La gorge s’élargit à son extrémité, et tout à coup apparaît la vallée de Luz. Au sortir d’un lugubre défilé, qui atteste les anciennes convulsions de la terre, je me trouvai de nouveau au milieu d’une verte oasis, coupée par des allées de peupliers, par des ruisseaux au doux murmure, dominée par des pentes de gazon où s’étagent de petites cabanes au toit d’ardoises. La rivière du Bastan, dont les eaux grondent au fond de la gorge que nous venons de quitter, traverse ici nonchalamment la vallée. N’est-ce pas là l’image de la vie, d’abord paisible, puis agitée par les orages des passions ?

Au milieu de ce riant paysage se découvre la petite ville de Luz, sise au pied du Bergons, avec sa vieille église des Templiers toute crénelée, et les deux tours de son château de Sainte-Marie, vestige féodal perché sur un roc solitaire. Et enfin, tout au fond, dans le lointain, une masse d’un blanc mat, semblable aux banquises des mers polaires, se détache en lignes fines et nettes sur un ciel aux teintes pourprées : ce sont les sommets de l’auguste, de l’incomparable Néoubielle. Le soleil couchant donnait une couleur mélancolique à ce magnifique tableau ; avant de dire adieu à la terre ; il éclairait encore les montagnes de ses derniers feux : la vallée se drapait déjà dans les ombres de la nuit, tandis que les crêtes des pics resplendissaient à l’horizon. Quel pinceau pourrait esquisser cette scène intraduisible ?

Il était huit heures du soir quand j’arrivai à Luz. Sitôt que je fus installé à l’hôtel de l’Univers, je demandai que l’on voulût bien m’amener un guide de confiance, et l’on m’alla chercher Dominique Fortanné, homme de fort bonne mine, et dans toute la force de l’âge : vrai type de montagnard. Il portait la veste courte et le béret traditionnel. Sa physionomie mâle et franche me plut au premier abord. Il parlait avec amour de ses chères montagnes, et le Mont-Perdu, ce colosse des Pyrénées, était une de ses vieilles connaissances. Je lui dis mon intention de faire une ascension. Mon choix s’était porté sur la Brèche de Roland, qui fait partie de la grande chaîne centrale des Pyrénées, et d’où l’on découvre d’un côté l’Espagne, de l’autre la France. Le brave homme me dissuada de faire cette course. Elle nous demanderait, disait-il, deux journées entières, parce que le chemin que l’on suit en été était encore complètement obstrué par les neiges ; en cette saison l’on ne pouvait attaquer la Brèche que par le Taillon, ce qui nous obligerait à passer une nuit à la belle étoile. D’ailleurs des chemins fort difficiles et dangereux. Ces raisons me décidèrent à opter pour le Pic du Midi de Bigorre : ascension très facile en été, lorsque la montagne a secoué ses frimas, mais ardue et périlleuse à l’époque de la fonte des neiges et des avalanches. Nul voyageur ne s’y était encore aventuré cette année [2]. Dominique se chargea des préparatifs, et promit d’amener à cinq heures du matin deux chevaux pour faire le trajet de Luz à Barèges, où nous devions prendre un second guide.

II[modifier]


Lever de soleil. – Château de Sainte-Marie. – Route de Barèges. – Matinée dans la montagne. – Le Rioulet. – Barèges. – Histoire d’avalanche. – En route pour le Pic du Midi. – Pont de neige.– Utilité du bâton ferra. – Région des neiges. – Chaleur et soif. – Panorama de la vallée du Bastan. – Apparition du Pic du Midi. – Halte et repas. – Réverbération des neiges. – Lac d’Oncet.– Passage périlleux. – Une avalanche. – Piste d’ours. – L’auberge du Pic du Midi. – Arrivée à la cime.


Le lendemain, à l’heure dite, Dominique m’attendait avec ses chevaux dans la cour de l’hôtel de l’Univers : il portait avec lui des provisions, de la viande froide, un énorme pain, et trois bouteilles d’excellent vin du Gers.

Au saut du lit, je me mets en selle, et nous partons gaiement. Un ciel pur s’étend au-dessus de nos têtes, et nous promet une belle journée. Malgré les premières lueurs du jour, le soleil ne se montre pas encore, et les montagnes revêtent autour de nous des teintes fraîches et azurées, pareilles aux vagues d’une mer immobile. Les cimes étaient confuses encore dans cette atmosphère vaporeuse du matin. Quand le cercle de feu parut à l’horizon, elles devinrent toutes roses, d’un rose glacé d’argent que nulle palette ne pourrait rendre.

Nous montons deux jeunes chevaux pyrénéens, fougueux et pleins d’ardeur comme le sont ceux des montagnes ; mais ils ont le pied parfaitement sûr et ne bronchent jamais, même dans les endroits les plus difficiles.

Au sortir de Luz, nous saluons en passant les tours du vieux château féodal de Sainte-Marie, qui se dressent, sombres et ruinées, sur une éminence isolée. Ce château, dont l’existence remonte aux templiers, fut pris et repris pendant les guerres des Anglais, qui l’occupèrent en même temps que le château de Lourdes. Ce furent Jean de Bourbon et Auger Couffite, de Luz, qui, à la tête des nobles Bigorrais, les en expulsèrent en 1404, deux ans avant la reddition du fort de Lourdes.

La route qui conduit à Barèges a des beautés à part : elle est bornée par des montagnes arides et pelées, où quelques faibles arbustes semblent lutter contre une nature rebelle. Nulle habitation, nulle culture : on ne voit autour de soi que désolation et tristesse. Le torrent impétueux du Bastan nous accompagne de sa grosse voix sonore, roulant au fond d’épouvantables précipices dans les sinuosités desquels gémit le vent.

La route monte péniblement pendant les sept à huit kilomètres qui séparent Luz de Barèges. Je me retournais souvent pour contempler l’immense panorama borné par la toile circulaire de l’horizon. J’apercevais derrière moi les montagnes de la vallée de Cauterets, qui se dressaient à trois lieues de nous comme de gigantesques murailles. Quel beau spectacle ! Le soleil darde ses rayons naissants sur ces rochers dont les cimes neigeuses se perdent dans l’azur du ciel, tandis que leurs bases sont encore plongées dans cette clarté douteuse qui précède le lever du soleil. Cette nature est si calme, que son réveil ressemble encore à un repos parfait ; il y a tant d’harmonie entre les diverses teintes du paysage, entre cette douce lumière qui se répand peu à peu dans la vallée, et les couleurs plus vives des montagnes, que tout forme comme un grand tableau où la main du peintre le plus habile ne pourrait ajouter aucun ton ni adoucir aucune nuance.

Chemin faisant, mon guide me fit remarquer à droite un tout petit filet d’eau, qui descend des hauteurs vers la route, et, qui la traverse pour aller tomber dans le Bastan : c’est le Rioulet. En dépit de son nom, qui veut dire « petit ruisseau », le Rioulet devient le torrent le plus méchant du pays quand l’orage éclate sur la montagne : alors toutes les fissures des rochers environnants lui apportent les eaux du ciel, et font rouler dans son lit d’énormes galets, qui s’entre-choquent avec un vacarme épouvantable. Quand on entend à Barèges comme un bruit de coups de canon, on dit dans le pays que c’est le Rioulet qui descend. Aussitôt l’ouragan fini, la cataracte se dégonfle, et en un moment le terrible torrent redevient ruisseau. Et les Barégeois d’accourir en foule pour déblayer la route, quitte à recommencer leur besogne dès qu’il plaira au capricieux Rioulet.

À six heures et demie nous entrions dans le village de Barèges, dont la vue produit une impression assez pénible ; à l’aspect des hautes et arides montagnes qui l’enserrent étroitement, la mélancolie passe aussitôt des yeux à l’âme. Il faut être vraiment malade pour venir s’ensevelir ici. Barèges se compose d’une seule rue à l’extrémité de laquelle se trouvent l’établissement thermal et l’hôpital militaire [3]. Les maisons n’ont qu’un étage et sont presque toutes bâties en bois, afin de pouvoir les démonter à l’entrée de l’hiver ; car les habitants émigrent chaque année à cette époque, emportant avec eux leurs pauvres habitations, pour ne pas mourir de froid dans cette Laponie isolée du reste du monde. « Dès que le mois de septembre arrive, dit M. Jubinal, on démolit la plus grande partie des habitations pièce à pièce ; on numérote leurs murailles factices, on étiquette leurs toits et leurs plafonds ; et tout cela, semblable à une décoration de théâtre qu’on reporte au magasin après qu’elle a servi, est mis en réserve sous quelque couvert, pour l’année suivante. Puis, dès que la primerose fleurit, les maisons repoussent blanches et neuves, et ayant toujours l’avantage de paraître avoir été conservées sous verre. »

Barèges est le village le plus élevé des Pyrénées : il est situé à quatre mille pieds environ au-dessus du niveau de la mer. Cette localité est exposée à un double fléau : les inondations et les avalanches. Il existe à ce sujet maintes histoires sinistres, dont un événement assez récent a renouvelé le souvenir dans la contrée.

Une des maisons désertées avait échappé depuis plusieurs années à tous les dangers. On la croyait hors de toute atteinte à cause de sa situation. Des gardiens la choisirent un jour pour leur réunion du soir, et se proposèrent d’y passer la nuit. Bientôt le feu pétilla dans l’âtre, et l’on causa, tandis que le chien de l’un des gardiens s’étendait aux pieds de son maître. Tout à coup l’animal dresse l’oreille, et d’un bond s’élance éperdu à travers la fenêtre, dont il brise les carreaux. Son maître a deviné, et, prompt comme l’éclair, s’élance après lui ; Ce fut l’affaire d’une seconde ; un terrible craquement se fait entendre : la maison disparaît. Quelques-uns de ses débris se retrouvèrent plus tard à plus de cent pieds de hauteur sur le versant opposé de la montagne. Des gardiens, que l’avalanche emporta, on ne revit plus jamais la trace.

Dominique s’était empressé ; dès notre arrivée à Barèges, de nous chercher un second guide et un troisième personnage, qui devait ramener les chevaux quand les neiges nous obligeraient d’abandonner nos montures pour continuer à pied l’expédition. Nous étions munis chacun d’un bâton ferré, et notre cortège, ainsi équipé, sortit du village. Quelques curieux riaient de nous. voir partir si gaillardement vers le Pic du Midi, prétendant que nous n’en atteindrions jamais le sommet en pareille saison. D’autres nous prédisaient notre retour au bout d’une heure. Mes guides leur répondaient par des bouffonneries analogues.

Nous laissâmes Barèges derrière nous ; et nous prîmes un mauvais sentier rocailleux à la droite du Bastan. Chevauchant à travers des débris de rochers ; entassés pêle-mêle, c’était merveille de voir comme : nos montures venaient à bout des plus rudes, obstacles. Le mieux était de se fier à l’instinct de la bête, sans vouloir essayer de la conduire. Je revois encore le site : ce chemin étroit suspendu au-dessus des profondeurs du Bastan, dont la blanche écume s’accumule autour des rochers entassés par les avalanches de son lit tumultueux.

Nous arrivâmes devant un ravin qu’avait comblé un immense amas de neiges. C’étaient les restes d’une avalanche. Des arbres déracinés jonchaient le sol ; d’autres, rompus par le milieu, avaient perdu leur cime. L’avalanche couvrait une grande partie du flanc de la montagne, et s’étendait en large éventail, jusqu’à la rivière du Bastan. Les eaux étaient parvenues à se frayer un passage sous cette masse désordonnée, qui restait suspendue au-dessus d’elles comme une arcade à plein cintre. Nous franchîmes la rivière sur ce gigantesque pont dû au hasard. J’eus la curiosité de descendre de l’autre côté, au bord du torrent, pour jeter un coup d’œil sous cette voûte éphémère : je m’avançai jusqu’à la gueule écumante qui vomissait les flots du Bastan. Le torrent s’échappait en bouillonnant des entrailles de l’avalanche et rugissait sous une grotte de neige dont la voûte scintillait d’une infinité de stalactites suspendues en girandoles, et brillant de toutes les couleurs dans une atmosphère d’azur. Il s’échappait de ce soupirail un souffle glacial, qui m’empêcha de m’y arrêter longtemps. Par la chaleur qu’il faisait déjà, c’eût été imprudent.

À huit heures nous laissâmes nos chevaux. Un de mes hommes les ramena à Barèges, où nous devions les reprendre à notre retour. À cet endroit, plus de sentier. Les neiges se montraient déjà en longs rubans par tas épars, dans les creux des rochers et au fond des ravins. C’est maintenant qu’allait commencer la véritable ascension. Livré à mes robustes guides, Dominique et Michel, je n’avais rien à craindre. S’il m’arrivait de broncher, leurs bras vigoureux me servaient de remparts. Le bâton ferré nous était d’une grande utilité : dans le mouvement ascensionnel, il allège le poids du corps ; à la descente, il offre un bon point d’appui, qui donne aux mouvements de l’assurance et de la fermeté ; si l’on glisse, il suffit de l’enfoncer dans la neige pour s’arrêter instantanément.

Voici enfin la grande région des neiges. Elles s’amoncellent devant nous par couches épaisses, et il faut s’aventurer sur cette mer interminable qui nous conduira au sommet. Moi qui n’avais jamais pratiqué ni glaciers ni champs de neige, je ne marchais pas, on le conçoit, avec la même sécurité qu’un montagnard habitué dès l’enfance à reconnaître l’imminence du danger et à l’éviter. Je ne pouvais me défendre d’un certain sentiment de crainte lorsque j’entendais craquer la neige sous mes pas ; et chaque fois qu’il m’arrivait de m’y enfoncer profondément, des crevasses, des abîmes, des fondrières se présentaient à mon imagination. Sous ce perfide et moelleux tapis, dont la surface unie trompe l’œil, n’y a-t-il pas quelque cavité, quelque piège qui nous attend pour nous ensevelir ?

Nous n’apercevions pas encore le Pic du Midi ; dès qu’on s’est engagé dans la montagne, chaque éminence vous cache la crête supérieure. Le géant nous était masqué par une montagne que nous devions escalader.

Nous montions lentement et d’un pas mesuré, avec de rares temps d’arrêt, car le repos ici est fatigant. Avancer peu, mais toujours, tactique de la tortue, c’est le meilleur moyen d’arriver vite au sommet. La neige me glaçait les pieds, surtout lorsque nous cessions la marche et faisions halte : alors je les frappais de mon bâton ferré pour les réchauffer.

La chaleur devint bientôt insupportable. Je portais souvent ma gourde d’eau-de-vie à mes lèvres desséchées, et elle se vida si rapidement que je dus y mêler de la neige. Mais ce moyen ne suffisait pas à étancher ma soif ardente. Ô bonheur ! nous rencontrons une source dont l’eau filtre à travers une roche : avec quelle joie je m’apprête à y tremper mes lèvres ! Mais Dominique proteste : « Voulez-vous, me dit-il, conserver vos forces jusqu’au bout, ne touchez pas à cette eau froide et traîtresse. » Il faut bien se résoudre à endurer le supplice de Tantale.

Un magnifique panorama s’offre déjà à nos regards ; c’est tout un tableau : nous dominons la sauvage vallée du Bastan. À quelques kilomètres, Barèges apparaît tout au fond, s’effaçant à demi dans l’atmosphère vaporeuse, comme un point perdu au milieu des neiges et des montagnes. De ce côté, nous apercevons les dernières limites de la végétation, la sombre verdure des forêts de pins ; du côté opposé, c’est l’aspect glacial et désert des régions polaires. Des montagnes d’une hauteur effroyable bornent partout l’horizon. Le Néoubielle (vieille neige), un des géants des Pyrénées, nous laisse voir très distinctement ses nervures et tous les détails de sa structure. Mon guide m’indique du doigt le Bergons, le Maü Capera, le Soulom, le Pic de l’Aze, le Braga, la Picarde, l’Arbizon. Et pour couronner le tableau, un ciel d’un bleu violacé qui dénote les altitudes élevées. Des nuages éblouissants de blancheur errent d’une cime à l’autre. En prêtant l’oreille nous pouvons encore entendre, à travers le profond silence qui pèse sur la contrée, le mugissement indistinct des lointaines cataractes qui s’élancent dans la gorge du Bastan.

C’est à l’endroit où nous nous trouvions en ce moment que le naturaliste Plantade, sentant ses forces défaillir, prononça en promenant ses yeux autour de lui ces paroles, les dernières qui s’échappèrent de sa bouche : « Grand Dieu. ! que cela est beau ! ».

Après une heure d’ascension, nous atteignîmes la crête désignée, et nous vîmes apparaître subitement, et comme par un coup de baguette magique, l’admirable silhouette du Pic du Midi. Cette colossale pyramide, dont les neiges étincelantes fatiguaient la vue, nous écrasait de toute son élévation. De la cime jusqu’à la base, la montagne était enveloppée de frimas. Le soleil faisait onduler sa lumière sur les pentes, et quelques nuages y projetaient des ombres mouvantes.

Le Pic du Midi est remarquable par sa forme. Il ressemble à un géant isolé qui domine tous les autres ; il trône à part, dans une orgueilleuse majesté, et élève vers le ciel sa tête superbe à une hauteur de près de trois mille mètres.

Le vaste tableau que nous avions sous les yeux était complètement désert ; plus de sapins, plus de rhododendrons ; partout la neige nous cachait la chétive végétation de ces lieux élevés, et nous offrait l’aspect désolé du Groënland ou du Spitzberg. Nous choisîmes l’endroit où nous étions arrivés pour faire une halte. Il était neuf heures. C’est sur ce plateau que l’on déjeune d’habitude. Mes guides se conformèrent à la coutume, et en conséquence nous y établîmes notre tente. Ce ne fut pas long : trois bâtons ferrés plantés dans la neige, un chapeau couronnant chaque bâton, et nous voilà campés. Nous nous mîmes il table sur des pointes de rocher, comme l’oiseau de Jupiter. Michel ouvrit gravement le sac aux provisions, fit sauter le bouchon de la bouteille, et me présenta le verre : « Après vous, Monsieur ! » Michel exhiba religieusement les provisions l’une après l’autre, et les étala méthodiquement sous nos yeux. Et chacun de s’épanouir à la vue de ces mets réconfortants… Je ne décrirai point notre repas sur la montagne. Qu’il me suffise de dire que la plus franche gaieté ne cessa de régner pendant tout le festin, et que, s’il y manqua quelque chose, ce ne fut pas cet assaisonnement que le philosophe grec recommandait à Denys le tyran.

Armés d’un nouveau courage, nous poursuivîmes bravement notre petite expédition. Le soleil dardait sur nos têtes des rayons toujours plus ardents, et, dans le but de m’en garantir, j’enveloppai mon couvre-chef d’un foulard blanc. La réverbération des neiges devint à son tour insupportable : je me couvris le visage d’un voile de crêpe noir dont j’avais eu soin de me munir. En dépit de ces précautions, l’éclat des neiges m’empourpra la face ; et comme j’avais oublié d’emporter une paire de lunettes de couleur, je fus atteint le lendemain de violents maux d’yeux.

Nous fûmes bientôt en présence d’un petit bassin circulaire, connu sous le nom de lac d’Oncet. La base du Pic du Midi plonge dans ses eaux. Le lac était gelé et couvert d’une épaisse couche de neige. Étroitement encaissé entre de hautes montagnes, il est partout d’une grande profondeur et n’a point de rives. Il est surprenant de rencontrer un lac à une si grande élévation, car nous sommes ici à plus de deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Je ne connais rien de plus calme que ces lacs de montagnes, placés au-dessus des orages, et que la tempête n’a jamais troublés : image fidèle de ces âmes recueillies qui vivent paisiblement loin des passions du monde.

Nous devions passer sur la pente de l’entonnoir, dont l’inclinaison était très forte, et côtoyer le lac à cent mètres plus haut que le niveau de la glace. En été, ce passage ne nous eût point offert de difficultés ; car, à cette époque, sous l’action du soleil torride, les neiges fondent et laissent à découvert les rhododendrons et autres arbustes qui sont alors d’un grand secours : si l’on tombe, on a toujours la ressource de pouvoir s’y accrocher. Mais, dans la saison où nous étions, toute cette côte était couverte de plus de dix pieds de neige, et nulle part nous ne découvrions de traces de végétation. Le tapis de neige était parfaitement uni : nulle sinuosité, nulle ondulation n’en rompait la monotonie. Un faux pas en cet endroit eût suffi pour nous précipiter dans le béant entonnoir qui semblait nous attendre à cent mètres plus bas. C’est là que le bâton ferré nous fut d’un grand secours : à chaque pas nous le fichions dans la neige et nous y trouvions un point d’appui : de cette façon nous avions toujours le corps incliné vers la paroi de la montagne, ce qui diminue de beaucoup le danger. Piquant vigoureusement nos talons dans la neige, nous enfoncions jusqu’aux genoux. Le guide qui me précédait formait les empreintes, et j’emboîtais mes pas dans les siens ; quand la neige était glissante et dure, il employait la hache et taillait des degrés. Nous marchions avec tant de prudence, que nous mîmes près d’une heure à franchir ce périlleux passage. Mes guides me conseillaient de parler bas, car les vibrations de la voix humaine suffisent parfois pour détacher les neiges et provoquer les avalanches. Nous ne prîmes du repos que lorsque nous fûmes arrivés à un petit plateau au centre duquel s’élevait un roc dépourvu de neige : on eût dit un écueil au milieu de la mer.

Pendant notre halte, nous entendons soudain un bruit formidable, comme celui d’un rocher qui s’écroule : mes guides m’en apprennent aussitôt la cause, en me signalant, non loin de nous, une énorme cataracte de neige qui, rapide comme l’éclair, glisse le long des parois de la montagne, bondit, ricoche de roc en roc, se brise avec un vacarme infernal, et finit par se résoudre en poussière, entraînant dans sa chute une quantité de pierres et de débris… C’est une avalanche. Tout ce fracas est répercuté mille fois par les échos innombrables des montagnes environnantes. Rien de plus solennel que ce tonnerre inattendu au milieu du silence et sous un ciel serein. Quatre fois, durant le cours de notre ascension, nous fûmes témoins de ces éboulements de neige produits par l’ardeur du soleil.

À peine étions nous remis de notre émotion, que le guide qui marchait devant moi poussa un cri à la vue d’une piste tracée dans la neige : les empreintes étaient d’une dimension peu commune, et, en les considérant avec attention, il fut évident pour nous qu’un ours qui devait être énorme, avait passé par là tout récemment. Je puis donc affirmer qu’il y a encore des ours dans les Pyrénées, et qu’il s’en est fallu de peu que je n’en visse un. Le nombre de ces quadrupèdes a pourtant fort diminué depuis quelques années, par suite de la chasse à outrance qu’on leur a faite dans ces derniers temps. Traqués partout par les montagnards, la plupart ont émigré sur le versant espagnol. Si cette guerre d’extermination se prolonge, l’ours ne tardera pas à disparaître des Pyrénées, comme le cerf, le bouquetin, le lynx et tant d’autres animaux intéressants.

Les touristes font souvent, en été, l’ascension du Pic du Midi pendant la nuit, pour assister au spectacle grandiose d’une aurore dans la montagne. C’est pour eux que l’on a construit, à peu de distance du sommet, une cantine où ils peuvent s’abriter et trouver du feu et de la nourriture. Nous apercevions déjà le toit de cette cabane, qui est abandonnée en hiver. Comme nous l’apprîmes en poursuivant notre excursion, notre ours aurait pu nous servir de guide : il s’était dirigé droit jusqu’à la cantine, dont il avait fait le tour. Nous trouvâmes la pauvre maisonnette à moitié ensevelie sous les neiges. Des murs de plusieurs pieds d’épaisseur attestent sa parfaite solidité : il faut cela pour qu’elle puisse résister aux tourmentes de l’hiver et au poids énorme de neige que supporte sa toiture durant plusieurs mois de l’année. Il n’y a pas longtemps qu’elle fut détruite par une avalanche : les montagnards la réédifièrent à une autre place. Cette auberge est située à la hauteur prodigieuse de deux mille quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer : c’est, sans contredit, une des habitations les plus élevées de l’Europe ; elle se trouve à une altitude de beaucoup supérieure aux auberges du Climsenhorn, du Grimsel, du Righi, et inférieure de quelques mètres seulement à l’hospice du grand Saint-Bernard [4].

De l’hôtellerie on jouit d’un magnifique coup d’œil sur les rochers abrupts qui s’élancent de l’autre côté du lac d’Oncet. Voilà l’Espada (l’Épée), sorte de glaive en pierre qui semble menacer le ciel ; plus loin la Campana (Cloche), qui, s’il faut en croire la légende du pays, recèle la cloche immense du jugement dernier. Le vautour plane en tournoyant au-dessus de ces monts stériles.

Michel, qui était porteur des provisions, les abandonna en cet endroit pour se débarrasser d’un poids incommode : nous devions les retrouver à notre retour. Il était onze heures environ. Il nous restait à franchir la tête du géant. Quelques centaines de mètres encore, et nous y étions. En mesurant de l’œil la hauteur du sommet, il me semblait que nous devions l’atteindre bientôt ; mais les montagnes sont trompeuses, et les touristes novices sont souvent leurs dupes. À chaque instant, il vous semble que vous arrivez à la dernière cime ; vous croyez la toucher du doigt ; vous hâtez le pas, et néanmoins vous grimpez longtemps avant de l’atteindre. Vous y êtes enfin ; vous la tenez, cette cime tant désirée… Ô déception ! un autre sommet se dresse devant vous comme par enchantement. Il faut recommencer à l’instar de l’infortuné Sisyphe. À mesure que nous nous élevions, la montagne semblait s’élever avec nous.

Nous arrivâmes à une heure et demie au bout, de nos efforts. Un triple hourra retentit, et nous plantâmes nos piques sur le front sublime du Pic du Midi, qui depuis huit mois n’avait plus subi le pas de l’homme. Nous pouvions jouir pleinement de la satisfaction d’avoir dompté la montagne dans une saison où l’ascension en est réputée impraticable.

III[modifier]


Premier coup d’œil. – Panorama du Sud. – Aspect des plaines de France. – La descente. – Course en traîneau. – Un orage. – Retour à Barèges. – Effet de la réverbération des neiges. – Une barricade improvisée. – Coucher de soleil. – Retour à Luz.


Après quelques instants de repos, je fus remis de mes fatigues, et je pus me livrer au grand spectacle que j’avais sous les yeux. Du point culminant où j’étais placé, le regard plane sur toute la chaîne de Pyrénées : elle sont là, se déployant en amphithéâtre, comme l’image de la grandeur immobile et de l’éternelle stabilité ; j’aperçois d’un seul jet toutes ces cimes millénaires, au front desquelles est écrit l’âge du monde : je vois librement, sans obstacle, les entassements de neiges accumulées par les siècles, les glaciers éblouissants, les gouffres, les pics inaccessibles, les précipices, les gorges, les vallées… D’un coup d’œil on saisit la structure, l’enchaînement de cette gigantesque épopée géologique.

La grande chaîne primitive, qui sert de frontière à deux nations, découpe dans un ciel ardent ses crêtes et ses dentelures ; elle se lève devant nous comme un formidable rempart, et nous montre ses innombrables détails. Nous distinguons les longs rameaux qui partent de cette crête primordiale pour donner naissance aux nombreuses vallées dont les eaux vont fertiliser au loin les plaines de l’Èbre et de la Garonne. Au centre du tableau, apparaît, dans un prodigieux éloignement, toute cette féerie du Marboré, connue sous le nom de Cirque de Gavarnie : superbe édifice, digne du ciel qui lui sert de coupole ; avec sa triple rangée de gradins, ses tours massives et ses murailles inexpugnables, on le prendrait pour un colisée ou une citadelle bâtie par une race disparue. De ce côté, j’aperçois, à travers une atmosphère d’une pureté incomparable, la fantastique Brèche de Roland, profonde échancrure que ce chevalier, d’après la légende, tailla d’un coup de sa Durandal dans un mur infranchissable : porte grandiose, placée entre la France et l’Espagne, dans le domaine de l’aigle et de, la foudre. À droite trône le Vignemale, le prince des Pyrénées françaises, dont les glaces scintillent de tous les feux du soleil. Si je me tourne vers l’orient, un mont géant, situé en Catalogne, me fascine par le miroitement de ses glaces éternelles : c’est le pic dominateur de la Maladetta (montagne maudite) ; sa cime, longtemps indomptée, surpasse toutes les plus hautes montagnes de la chaîne ; elle se dresse comme une barrière immense où le regard expire. Un autre pic s’élance au delà des frontières françaises, en Aragon : c’est le Mont-Perdu, que dompta l’illustre Ramond. Son dôme argenté, qui brave les foudres et les siècles, domine les montagnes gigantesques qui l’entourent, comme la coupole de Michel-Ange s’élève au-dessus des antiques édifices de la Ville éternelle. Le mont lointain nous renvoie, affaiblis par la distance, les scintillements de ses énormes glaciers.

À l’occident, j’apercevais les lignes moins nettes des montagnes du Béarn, le Pic du Midi d’Ossau ; le Pic de Gabisos, le Monné, et, plus près, l’immense Néoubielle, dont la cime bombée écrase de toute sa hauteur les monts environnants de Barèges, de Luz et de Saint-Sauveur…

Si vers l’Espagne s’étendait un océan de montagnes, vers la France c’était le contraste parfait de plaines à perte de vue. Au premier plan se dessinait la riante vallée de Gripp, avec sa verdure et ses rustiques habitations. Puis venait la célèbre vallée de Campan, que j’apercevais tout entière, cette oasis à côté du désert et de la désolation, qu’on a bien nommée la Tempé de la France. Plus avant vers le nord, les plaines de la Bigorre, du Béarn, de la Gascogne et du Languedoc se distinguaient jusqu’à des distances infinies, et la vue s’égarait à l’horizon sur les landes des environs de Bordeaux et les plaines de Toulouse. On eût dit une immense carte en relief, de trois cents lieues de circonférence : cette magnifique mosaïque était toute nuancée de tons qui s’adoucissaient insensiblement pour aller se fondre dans l’azur du ciel. Certaines parties, illuminées par le soleil, scintillaient comme de lointains mirages, tandis que d’autres points s’assombrissaient sous les nuages épars, qui dans leur cours déplaçaient des masses colossales d’ombre et de lumière.

Contemplé des hauteurs où planent l’aigle et le vautour, notre monde habité paraît un jouet d’enfant : toutes les lignes de la perspective paraissent brouillées, et les travaux humains les plus gigantesques ont l’air d’ouvrages de fourmis. Les deux villes de la Bigorre, Tarbes et Bagnères, paraissaient comme deux points dans l’espace. L’Adour serpentait comme un ruban d’argent au milieu de la plaine, et ses capricieux méandres scintillaient comme une glace polie. À ma gauche, j’apercevais la petite ville de Lourdes avec son château et son lac qui brillait dans un cadre de verdure. Et par delà, le regard planait sur les landes et les plaines du Béarn, où je remarquais, à quinze lieues en droite ligne, la ville de Pau, qui se laissait reconnaître à la silhouette du vieux château où naquit Henri IV. À l’est, je voyais reluire les eaux de la Garonne, et dans un immense éloignement je distinguais quelques lignes grisâtres qui indiquaient la place de quelque grande cité du Midi, Toulouse peut-être.

Enfin, aux dernières limites de l’horizon, vers l’occident, une grande lueur azurée, brillant d’un plus vif éclat que le ciel, attirait mes regards : cette lueur provenait de l’océan Atlantique, dont j’étais séparé par quarante lieues de montagnes.

Et au-dessus des cimes couronnées d’un hiver perpétuel, un soleil d’été s’avançait dans sa gloire, répandant partout ses rayons d’or et de feu. Que ne braverait-on point pour de telles magnificences !

« Aucune palette humaine ne rendra jamais cette vue, a dit un voyageur [5], pas plus qu’il ne sera donné à aucune plume de décrire les sensations qu’elle procure. Suspendu entre le ciel et la terre, l’homme conquiert, en quelque sorte, une nouvelle nature. Il se sent tour à tour agrandi ou annihilé : ses sens deviennent plus parfaits, ses impressions plus vives ; il pense à Dieu, et, comparant sa petitesse à la grandeur du tableau dont il jouit, il réprime son orgueil ; puis, fût-il un génie ou un roi, il rend hommage, comme le plus humble des pâtres ou des chevriers, à l’éternel auteur de toutes choses. »

Après une longue et silencieuse contemplation ; je repris mon bâton ferré et suivis mes guides pour descendre vers les régions habitées.

La descente fut facile et agréable. Notre chemin était tout tracé : notre piste avait été parfaitement conservée, et il nous suffisait d’emboîter le pas dans les empreintes que nous avions formées. Seulement, si le matin la dureté de la neige nous avait fait courir quelques dangers, sa mollesse, produite par la chaleur de la journée, nous rendait maintenant la marche extrêmement pénible, parce que nos pieds, s’affaissant sur la surface tendre, rencontraient au-dessous une couche dure et glissante. Il arrivait parfois à l’un, de nous de s’enfoncer dans la neige jusqu’à la ceinture, et il nous fallait aider le naufragé à se tirer de sa situation critique.

Au bout d’une heure de marche, nous fûmes fort surpris de voir que les traces de nos pas avaient entièrement disparu. Mes guides déclarèrent aussitôt qu’une avalanche avait roulé par là pendant que nous nous trouvions au sommet de la montagne. Je ne pus m’empêcher de frissonner en songeant au péril auquel nous avions échappé. L’avalanche avait tout enlevé et n’avait plus laissé qu’une mince nappe de neige dont la surface était trop dure et trop glissante pour permettre d’y enfoncer le pied et d’y trouver un point d’appui : cette neige avait la même dureté que la glace. Aussi fûmes-nous obligés de nous tailler des degrés à coups de hache. Nous marchions l’un après l’autre, et du même pied, dans, les trous creusés par celui qui marchait en tête. Tout alla fort bien ; mais, si nous avions dû continuer longtemps cette gymnastique, nous aurions mis huit jours à descendre le Pic du Midi.

Au, delà, du lac d’Oncet, les pentes devinrent plus douces. Il fallait ici une course en traîneau. Rien de plus simple : vous vous mettez sur votre séant, votre guide vous empoigne les deux jambes, et sans plus de façon descend ainsi au bas de la pente, au grand détriment… du traîneau. C’est le jeu des montagnes russes dans sa plus naïve expression.

Quand nous fûmes au pied de la montagne, un vent violent s’éleva. Les nuages couraient rapidement d’une cime à l’autre. Le ciel devint tout noir, et une révolution complète s’opéra dans cette nature tantôt si calme. Le ciel s’entr’ouvrait à tout instant, et la neige brillait de lueurs rougeâtres et furtives. Enfin ce fut un orage en règle. Un orage dans la montagne est assurément un des plus grands spectacles que puisse nous offrir la nature. Toute description serait pâle et incolore à côté du tableau. Faisons donc grâce des coups de tonnerre dont l’horrible fracas était exagéré encore par les grandes parois des montagnes ; passons les éclairs, dont les lueurs sinistres illuminaient la longue chaîne des monts et faisaient briller tous les sommets d’un éclat infernal. Je me borne aux effets de pluie. Jamais je ne vis un pareil bouleversement dans les éléments : pendant une heure, pluie, rivières, ruisseaux, torrents, cascades, se déchaînèrent avec une fureur qu’on n’avait plus vue depuis Noé ; le ciel avait ouvert toutes ses cataractes : on eût dit un immense fleuve se précipitant d’en haut, et comme nous n’avions pour tout parapluie que nos hâtons ferrés, l’eau nous coulait par le col de la chemise jusque dans nos bottes. Le vent se lamentait en longs gémissements ; la pluie oblique, crépitant comme la grêle, nous fouettait en plein le visage ; les torrents bondissant dans leur lit de granit poussaient d’affreux beuglements, et la voix rauque et puissante du tonnerre dominait par intervalles tous ces bruits formidables.

La rivière du Bastan, gonflée par les mille cataractes qui ruisselaient en nappe le long des rochers, était devenue un fleuve furieux et portait le ravage au-dessus de ses digues. Elle charriait des arbres entiers, dont les branches étaient frangées d’une blanche écume qui formait comme des rubans d’argent ; ces arbres, déracinés ou brisés par le vent, bondissaient d’un écueil à l’autre, tantôt plongeant dans des gouffres profonds, tantôt reparaissant… nantes in gurgite vasto.

La pluie cessa subitement, les nuages s’entr’ouvrirent par places, découvrant çà et là un pan de ciel bleu. Quelques aigles fendaient l’espace en glapissant. Une lumière timide baignait les cimes des montagnes. Les roches humides ne répandaient plus que de minces filets d’eau. Nous entendîmes encore pendant quelque temps le bruit lointain de l’orage, mais bientôt toute la nature rentra dans le silence.

Après avoir franchi les débris d’avalanche que nous avions passés le matin, nous rentrâmes, percés jusqu’aux os, dans le pauvre village de Barèges. Mes guides me conduisirent dans une hôtellerie où l’on me prodigua une hospitalité tout à fait montagnarde. On fit sécher mes habits, et l’on m’installa auprès d’un bon feu. Une chaise et du feu, quelle fortune après une pareille journée ! Je m’aperçus, en me mirant par hasard dans une glace, que j’étais rouge comme une écrevisse cuite : c’était la réverbération des neiges qui m’avait fait cette mine à la sauce piquante. Mon chapeau m’avait protégé le front, qui avait conservé son teint primitif.

Quand nous fûmes à demi séchés, nous remontâmes sur nos chevaux du matin, et, laissant le guide Michel à Barèges, nous nous remîmes en route pour regagner Luz, éloigné encore de huit kilomètres.

Dès que nous fûmes en présence du Rioulet, nous dûmes mettre pied à terre. Une barricade de pierres éboulées se dressait devant nous : l’orage avait fait son œuvre, et le Rioulet montrait encore un reste de furie ; le petit filet d’eau que nous avions vu le matin bondissait maintenant comme un torrent. Il nous fallut conduire nos montures par la bride à travers un monceau de roches branlantes.

Le soleil descendait à l’horizon et saluait une dernière fois les montagnes ; ses lueurs teignaient les neiges des couleurs les plus éblouissantes ; les nuages étaient enveloppés d’auréoles lumineuses. La nuit approchait rapidement, déjà elle avait envahi les régions inférieures ; l’ombre des vallées montait lentement comme la marée de l’Océan, et la lumière semblait fuir devant elle, se retirant insensiblement vers les hautes cimes. Les bases des montagnes se cachaient depuis longtemps sous le noir des ombres, que les sommités les plus élevées rayonnaient encore à leur faîte de reflets d’iris et d’opale. Mais déjà les couleurs splendides s’éteignent et se métamorphosent en teintes violettes. Le front d’argent du Néoubielle reçoit le baiser d’adieu du soleil ; il brille dans la sérénité du ciel comme l’astre des nuits ; le dernier rayon du jour caresse longtemps la cime altière, puis il s’envole dans le firmament et s’évanouit.

Nous rentrâmes à Luz à neuf heures du soir, et nous eûmes toute la peine du monde à persuader aux gens de l’endroit que nous étions parvenus en cette saison au sommet du Pic du Midi.


  1. Depuis 1871, une voie ferrée relie Lourdes à Pierrefitte.
  2. Plus de dix mille touristes font chaque année l’ascension du Pic du Midi pendant les mois d’été.
  3. On sait que les eaux de Barèges sont très salutaires contre les blessures d’armes à feu.
  4. L’hospice du Saint-Bernard est situé à 2,472 mètres au-dessus du niveau de la mer.
  5. M. Achille Jubinal.