Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 18

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G. Charpentier (Vol. IIp. 123-126).


XVIII

OÙ L’ON PRÉSENTE UN AUTRE COUPLE


uisque je vous ai annoncé que je vous raconte l’histoire des deux amants, vous pensez naturellement que Mmégaé et Korétoki sont les deux amants en question.

Eh bien, vous allez voir.

Sonoïké fut chargé, par l’ordre du Mikado, de rédiger certain mémoire sur je ne sais quoi. Lorsque le travail fut terminé, il chercha quelqu’un possédant une belle écriture pour préparer la copie qu’il devait envoyer à son souverain.

Or, comme la santé de Mmégaé était tout à fait rétablie et comme, par conséquent, Korétoki n’avait plus besoin de la visiter chaque jour, Sonoïké chargea ce dernier de s’occuper de ce travail avec son autre secrétaire, le jeune Obana.

Mais voilà que Mmégaé, n’ayant plus de distraction, retomba malade à nouveau. La mélancolie revint la hanter encore plus fort qu’auparavant. Elle passait son temps, le coude tristement appuyé sur une table et répétait sans cesse les poésies qu’avait chantées le beau Korétoki.

Ou bien elle s’étendait sur la natte de la chambre et, la tête appuyée sur les genoux de Matsoué, sa suivante préférée, elle réfléchissait profondément. Puis, détournant la tête comme si elle voulait dormir, elle fermait les yeux. Mais à travers ses cils filtraient de grosses larmes qui tombaient larges et chaudes sur le fin kimono de Matsoué.

Une fois la suivante n’y tenant plus supplia sa maîtresse de soulager son cœur et de lui faire la confidence de son chagrin.

— Mademoiselle, dites-le moi. Vous aimez quelqu’un ?

— Oui, répondit faiblement Mmégaé en fermant toujours les yeux.

— Vous aimez Korétoki !

Mmégaé cacha son visage avec sa large manche et sanglota. Quand elle put parler :

— Oh ! dit-elle, n’élevez pas ainsi la voix. Si l’on nous entendait ! Et, regardant Matsoué dans les yeux, elle ajouta à voix basse :

— Oui, j’aime Korétoki, oui, je l’aime de toutes mes forces et je ne puis m’empêcher de penser toujours à lui. Mais, ma chère Matsoué, maintenant que je vous ai ouvert mon cœur, c’est à votre tour de me faire des confidences.

Et ses yeux, encore mouillés de larmes, prirent une gracieuse expression de malice.

— Que me demandez-vous, mademoiselle ? à moi qui jamais…

— Pensez-vous donc que je ne connaisse pas votre secret ? Ah ! Matsoué, vous voulez me cacher vos sentiments ? Eh bien, j’ai quelque chose à vous montrer. Voici un joli petit billet doux que vous adresse Obana. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

— Comment, reprit vivement Matsoué la rougeur au visage, comment cette lettre est-elle tombée entre vos mains ?

— Ne vous effrayez pas, ma gentille amie, je l’ai ramassée hier dans le jardin ; mais je l’ai cachée aussitôt pour vous la remettre. De plus, j’ai l’intention de prier mon père de vous marier à celui que vous aimez et si je me suis laissée aller à vous avouer mon amour, c’était pour avoir le droit de m’occuper du vôtre.

Levant alors les bras, elle saisit la tête de Matsoué entre ses mains fines et l’abaissa jusqu’à ses lèvres. La double confidence se termina par un double baiser.

Le même jour, après les chaleurs de l’heure du singe, Korétoki et Obana, lassés d’avoir écrit toute la journée, se promenaient dans le jardin en jouant de la flûte.

La nuit était venue et la lune, à son premier quartier, lançait à travers les massifs noirs des rayons de lumière pâle.

Tout en jouant, ils s’étaient assis au bord d’une pièce d’eau qui se perdait sous les branches d’un vieux matsou. L’air était calme et pourtant la surface de l’eau se ridait et venait clapoter en petites vagues aux pieds des promeneurs.

Cette tempête en miniature portait un navire, un tout petit bateau de papier qui s’avançait en oscillant et vint échouer sur le gazon. Le bateau contenait une lettre que Korétoki, plein d’une douce émotion, saisit et lut avec avidité.


Plaignez la pauvre jeune fille
Dont le temps se passe à rêver
Qui pleure et ne peut vivre
Sans un regard de son amant.


Korétoki lisait et relisait, n’en pouvant croire ses yeux. Obana, bien élevé comme tous les Japonais, se retira pour ne pas être indiscret ; mais il eut beaucoup de peine à étouffer les rires que lui inspirait l’air stupéfait de son ami.

Ce dernier restait plongé dans le ravissement, lorsqu’il vit s’approcher, flottant sur les eaux, un rameau de matsou, le pin du Japon, dont le langage symbolique le priait, de la part de la jeune fille, d’aller la voir le plus tôt qu’il pourrait.

Il prit alors son pinceau et composa les vers suivants :


 Deux choses dans l’univers
À l’infini s’élèvent toujours
Est-ce la fumée du Fouzi-Yama ?
Est-ce le sentiment de notre affection ?


Quand les Japonais ont parlé du Fouzi-Yama, leur grande montagne, ils ont tout dit ; et, quoique ce volcan soit éteint depuis longtemps, il est toujours très poétique de rappeler l’époque où son panache de fumée blanche se détachait sur le ciel éblouissant du vieux Nippon.

Korétoki ajouta à ses vers un post-scriptum dans lequel il faisait ses excuses de ne pouvoir se rendre à l’invitation de son amante, vu l’heure avancée.

Toujours convenable, Korétoki.

Puis il mit son billet dans le petit bateau de papier qu’il abandonna sur la pièce d’eau ; et, remuant, à la surface, son rameau de matsou, il créa une agitation dont les vagues concentriques emportèrent, en s’élargissant, la frêle nacelle.

L’embarcation, ballottée par cette houle microscopique, ne tarda pas à disparaître sous les branches sombres du grand arbre.



Type de jeune japonaise.