Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 21
XXI
CLAIR DE LUNE
La jeune fille persista et les deux couples, Mmégaé et Korétoki, Matsoué et Obana, suivirent en silence le chemin qui mène à la montagne de Marouyama, près de Shiba. C’était l’heure du chien (huit heures du soir). La lune éclairait de ses pâles rayons la surface miroitante des eaux de Sinagava.
Au milieu de la douce mélancolie du paysage, les quatre infortunés, éprouvant une triste émotion, restèrent longtemps muets et pensifs.
Ils s’étaient arrêtés dans un endroit fort escarpé. Derrière eux se dressaient des rochers et des arbres énormes dont les ombres se projetaient en dessins fantastiques sur les montagnes voisines. À leurs pieds s’étendait l’étroite et profonde vallée de Nishi-no-Koubo. Les arbres qui poussaient dans ce creux étaient si serrés et si hauts que leurs sommets venaient s’étendre en une mer de verdure et formaient une sorte de plaine ondulée à deux cents pieds au-dessus du sol.
Mmégaé prit l’encrier de bronze que toute femme lettrée porte à sa ceinture ; elle en tira un pinceau, et écrivit rapidement sur un papier qu’elle avait étendu sur ses genoux. L’écriture élégante s’allongeait en lignes verticales, comme des vermisseaux noirs et contournés. La lune faisait briller l’encre humide et donnait aux caractères un reflet métallique.
C’étaient des vers qu’écrivait Mmégaé. Elle retraçait les malheurs de sa vie, ses regrets d’avoir amené sur la tête de son amant le kandoo paternel. Elle reconnaissait qu’elle avait eu tort d’avoir laissé son cœur s’abandonner à un amour que les convenances condamnaient et elle remerciait Korétoki de l’avoir respectée.
Puis elle posa lentement le papier sur les genoux du jeune homme et, avant qu’il eût pu le lire, elle s’avança sur une pointe de rocher, et, comme prise par le vertige qu’inspirait l’océan d’arbres qui s’étendait sous ses pieds, elle s’élança au milieu des branches.
Un grand craquement se fit entendre, puis un bruit sourd. Le feuillage, après avoir oscillé quelques instants, reprit sa tranquillité primitive.
— Mmégaé ! Mmégaé ! s’écria Korétoki.
Sa voix resta sans réponse.
Alors, aidé d’Obana et de Matsoué, il entreprit, à la clarté de la lune, la descente dangereuse à travers les rochers. À mesure qu’ils s’enfonçaient dans la vallée, l’obscurité augmentait. Enfin, presque à tâtons, ils arrivèrent au sol humide et cherchèrent.
Guidés par quelques éclaircies qui faisaient sur les broussailles des tâches rondes et blanches, ils finirent par apercevoir la robe de Mmégaé, dont les couleurs vives se distinguaient au milieu des ombres.
Le cadavre de la jeune fille était couvert de sang et ses vêtements étaient en lambeaux.
Le désespoir de Korétoki fut effrayant, et la solitude retentit de ses cris déchirants.
Lorsqu’il eut bien pleuré, il se leva et, serrant dans sa main les vers que Mmégaé venait de lui remettre, il recommanda à ses amis de veiller sur le corps, et prit le chemin de la maison de son père.
Il se fit reconnaître par les serviteurs qui gardaient la porte, alla droit à la chambre de son père, et se prosterna à côté du vieillard, qui était couché.
— Mmégaé vient de se tuer ! s’écria-t-il. Ô mon père, ne pardonnerez-vous pas ? Voici les vers qu’elle a écrits avant de mourir ; vous y trouverez toute son âme et la preuve de sa pureté.
Le père saisit le papier et l’approcha de la grande lanterne carrée posée près de son makoura.
Quand il eut fini de lire, des larmes jaillirent de ses yeux.
— Donnez des ordres, dit-il à son fils. Que tout soit préparé pour faire à Mmégaé des funérailles dignes d’elle.