Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 3

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G. Charpentier (Vol. IIp. 15-24).


III

LES QUARANTE-SEPT FIDÈLES


C’est d’abord le temple de Singakoudji où se trouvent les tombes des quarante-sept fidèles (roonin) qui sont devenus légendaires et que la pièce du fameux littérateur Tchikamatsou Mouzaïmon (xviiie siècle) a rendus célèbres.

L’histoire mérite d’être racontée, car elle est pleine de détails de mœurs fort caractéristiques.

C’était en 1701. La cour du Shiogoun se préparait à recevoir l’envoyé du Mikado qui venait tous les ans à Yeddo apporter les ordres du souverain.

Il était d’usage que l’ambassadeur impérial fût reçu au palais et servi par les jeunes seigneurs de la cour, et cela, suivant des rites fort compliqués. Aussi le vieux Kira, le maître des cérémonies, était fort occupé à dresser ses élèves afin qu’aucune faute ne fût commise.

Les Japonais ont emprunté aux Chinois ce goût exagéré pour la politesse et ce culte du cérémonial ; ils ont même dépassé leurs inspirateurs, car, pour eux, le caractère divin du Mikado ajoutait quelque chose de sacré à ces formules et le fait de bien recevoir un délégué du souverain était un acte religieux.

Kira attachait d’autant plus d’importance à l’étude de ces rites que d’ordinaire les jeunes seigneurs savaient reconnaître ses bons conseils par des présents généralement faits en monnaie bien sonnante.

Si bien que Kira, par amour pour la bonne exécution des cérémonies, était devenu intéressé, avare même, et, quand il lui arrivait de se fâcher contre ses nobles disciples, on ne savait trop si c’était par horreur du sacrilège ou par sympathie pour les cadeaux.

Or un jeune daïmio nouvellement débarqué à la cour fut désigné pour prendre part au service de l’ambassadeur ; mais, mal renseigné sur les usages, il négligea de faciliter son éducation par la remise du présent obligatoire.

Kira ne fut pas content. Il tâcha de faire comprendre au malappris qu’il n’entendait rien à son rôle. Il le gronda, le molesta à chaque instant, le tourna en ridicule. Mais le pauvre Assano, — c’était le nom du jeune homme, — mit tout sur le compte de son inexpérience.

Enfin, le grand jour arrivait et l’argent ne venait pas. Kira voulut frapper un grand coup qui pût ouvrir les yeux de son élève ou tout au moins servir d’exemple aux récalcitrants de l’avenir.

Le matin même de la réception, profitant d’un moment où tous les daïmios étaient rassemblés, il interpella Assano et lui adressa les paroles les plus outrageantes.


Les fidèles d’Assano arrêtés sur le pont de Rioogoku par un officier du gouvernement.
(Fac-similé d’un dessin japonais)

Assano ne put se contraindre davantage, et, saisissant le plus petit de ses sabres, il en frappa Kira au front.

Ce dernier se mit à fuir, poursuivi à travers le palais par le jeune homme le sabre à la main. On parvint à retenir Assano par ses vêtements flottants.

Ce qui était grave dans cet incident, ce n’était pas l’insulte du vieillard cupide, ce n’était pas l’attaque du bouillant jeune homme, c’était le fait d’avoir tiré le sabre dans le palais. Cet acte contraire aux règles, contraire au respect qu’on devait au Shiogoun, dominait la situation et devait être puni avant tout.

On remit la réception à un autre jour. Assano reçut l’ordre de se retirer dans son yashiki (demeure seigneuriale) en attendant la punition de ses inconséquences. Et l’on s’occupa aussitôt du jugement.

Le cas était embarrassant. L’on comprenait bien que c’était l’avide Kira qui avait tort ; mais les rites avaient été violés d’une manière si manifeste qu’Assano fut condamné à faire son harakiri, c’est-à-dire à s’ouvrir le ventre, et ses biens furent confisqués.

Lorsque les Keraïs (hommes d’armes) du condamné apprirent le jugement, ils s’affligèrent vivement et furent particulièrement exaspérés de voir que Kira, le promoteur de l’incident, restait impuni.

C’est alors que se forma le fameux complot des quarante-sept roonins ou quarante-sept fidèles qui jurèrent de venger leur maître.

Ils furent d’abord quarante-neuf, mais l’un d’eux mourut avant l’exécution de la vengeance et un autre disparut au moment de l’action.

Les chroniques racontent en détail les difficultés qui s’opposèrent à l’accomplissement du terrible projet. Ces hommes devaient quitter leur pays, leur famille, leur état, se déguiser, se disperser d’abord pour détourner les soupçons, puis, se retrouver à un moment donné, prêts à la vengeance.

Les uns étaient vieux, les autres trop jeunes. L’un d’eux ne voulait pas quitter son père dont il était le soutien ; le père se tua pour lever tout scrupule.

Ils étaient signalés, poursuivis, traqués, vivaient comme ils pouvaient, cherchant surtout à avoir des armes.

Enfin, arriva le jour choisi pour l’assassinat de Kira. C’était en plein hiver et il avait beaucoup neigé.

Une chose à remarquer, c’est que les Japonais qui enregistrent avec grand soin les faits historiques n’oublient jamais de prendre note de l’aspect du décor où se passe l’action. Amoureux comme ils le sont des beautés de la nature, ils ne peuvent séparer le fait du paysage ; de même qu’ils se souviennent des costumes que portaient les héros de leurs chroniques ainsi que de la décoration des appartements où les événements ont eu lieu. Ce peuple artiste a mis son histoire en tableaux.

Il y a certaines vues de pruniers en fleurs, de brouillards sur les montagnes, de feuillages roussis par l’automne qui sont fatalement destinés à encadrer des faits historiques devenus populaires autant par la beauté de la mise en scène que par l’intérêt des situations.

C’est ainsi qu’un paysage couvert de neige indique presque toujours qu’il s’agit d’une scène de l’histoire des quarante-sept fidèles.

Donc il neigeait. Les quarante-sept hommes d’armes s’étaient déguisés en pompiers et semblaient courir à un incendie, ils se précipitaient sur le pont cintré de Rioogokou pour se rendre à l’est d’Yeddo. Ils venaient d’en gravir la moitié et redescendaient l’autre moitié, lorsqu’ils furent arrêtés par un officier du gouvernement à cheval.

« Où allez-vous ainsi ?

— Nous sommes les fidèles d’Assano, répondit poliment le chef, Ooïski-Kouranosouké ; nous allons en grande hâte pour assassiner le vieux Kira, l’ennemi de notre maître.

— C’est très-bien, mais vous ne passerez pas. »

Les fidèles saluèrent et rebroussèrent chemin.

Comme à cause de la neige les rues étaient désertes, ils parvinrent cependant jusqu’à l’habitation de Kira, le tuèrent et emportèrent sa tête au temple de Singakoudji où reposait le corps d’Assano.

Chemin faisant, ils trouvèrent un puits. Ils y puisèrent de l’eau pour laver la tête qu’il fallait présenter convenablement ; ils l’enveloppèrent dans une étoffe de soie. Pendant l’opération, un des fidèles accroupi tenait avec respect sur une tablette portative la stèle funéraire d’Assano et la lame du sabre qui avait servi à son harakiri, le même sabre dont la pointe avait, le jour de l’insulte, effleuré le front de Kira.


Le puits où fut lavée la tête de Kira.
(Fac-similé d’un dessin japonais.)

Enfin ils présentèrent solennellement devant le tombeau la tête coupée, puis allèrent se livrer à la police.

Tous furent condamnés à s’ouvrir le ventre et leurs quarante-sept tombes furent placées à côté de celle d’Assano.

Ce sont ces monuments que nous allons visiter. Les fidèles et leur maître reposent dans un petit enclos à l’ombre d’arbres gigantesques. Chaque tombe a la forme d’un cippe carré et porte le nom du défunt.

Deux tombes furent ajoutées aux quarante-sept dont je viens de parler. On enterra là un marchand d’Yeddo qui protégea les roonins et leur procura de l’argent et des armes.

La cinquantième tombe est celle d’un enthousiaste. Il y a quarante ans, un visiteur contemplait le petit cimetière où l’on a enseveli tant de courage et tant de dévouement. Tout d’un coup le visiteur, pris d’un beau mouvement, tira son sabre et, en signe d’hommage, s’ouvrit le ventre devant les cippes funéraires.

On le mit à côté des autres.

Sur le bord du sentier qui mène au cimetière, M. P… nous fait voir une source claire abritée sous les bambous : c’est le puits où fut lavée la tête de Kira.