Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 32

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G. Charpentier (Vol. IIp. 207-212).


XXXII

LA ROUTE


Le matin, je suis réveillé par un bruit de démolition. On tape, on cogne, on enlève, et la lumière envahit l’appartement. C’est la maison qu’on démonte. On supprime les volets de bois qui servent de murailles extérieures, on range dans des armoires les cloisons de papier ; les servantes décrochent les moustiquaires ; et, sans avoir quitté notre couchette, nous nous trouvons en plein air, rafraîchis par le vent matinal qui vient de la campagne.

Quelques minutes après, nous sommes en voiture, et nos hommes, reposés par le sommeil, vont avec entrain.

Halte à Karibashi. Regamey prend en note une lanterne de jardin. Tout est utilisé comme pittoresque, même les vieilles meules de moulins à bras, soit qu’elles soient rayées d’après le système moderne, soit qu’elles aient la forme d’entonnoir renversé des meules arabes ou des meules romaines.

Une rivière se présente, le Tané, qu’il faut franchir sans pont. Elle n’est pas fort terrible pour le moment. On nous installe avec nos hommes et nos voitures dans un grand bac. Mais le bateau ne peut arriver jusqu’au bord opposé, et tout, bagages et voyageurs, est porté à dos d’homme. Nos djinrikis font de cela une partie de plaisir. Ici toute corvée semble une joie. De jolies Japonaises, qui font la traversée en même temps que nous, s’accrochent gaiement au cou de nos porteurs et franchissent le pas difficile en écuyères peu rassurées.

Le paysage devient grandiose.

Les hautes montagnes volcaniques apparaissent à l’horizon. Sur la droite se développe le cône éteint de Tsoukouba.

Des arbres immenses bordent la route, plantés sur plusieurs rangs.

Çà et là des monuments religieux, des jardins de bonzeries et des villages que nous traversons avec la rapidité d’un train de banlieue. Cette grande hâte paraît étonner les habitants, car le voyageur japonais n’est pas d’ordinaire si pressé. Nous avons deux hommes par voiture, il faut bien qu’ils gagnent leur argent en nous donnant de la vitesse, car nous remarquons que si deux djinrikis sont nécessaires pour traîner un Européen, ordinairement un seul tireur mène au grand trot deux Japonais.



À une halte, nous trouvons un djinriki en retour de Nikko. Il est allé et revenu d’une seule traite pour une affaire pressée, il aura fait soixante-douze lieues en quarante-huit heures avec sa voiture aux mains.

À Komonowa, nous nous arrêtons pour considérer un beau Jiso en bronze placé sur le bord de la route. Il faisait partie des dépendances d’un temple qui a brûlé il y a quelques années, et dont il ne reste que les avenues deux fois séculaires et les jardins sacrés dont les arbres énormes complètent l’ensemble d’incroyable grandeur produit par les gigantesques matsous de la route.

Quel rêve que ces chemins japonais !

Plus loin, je remarque un autre bouddha. Celui-là est mitre, c’est un Daï-niti-niouraï, le plus distingué de tous les bouddhas.

Les maisons des hameaux que nous traversons sont ornées de grandes lanternes de papier garnies de caractères chinois. Il paraît que c’est en l’honneur de la fête des damnés. Oui, les damnés eux-mêmes ont ici leurs petites réjouissances.

Les auberges où nous nous arrêtons sont toutes construites sur le même modèle ; la cuisine en tête, les appartements de distinction au fond donnant sur des jardins. Les murs sont souvent ornés de kakémonos représentant des scènes religieuses ou historiques et de cadres contenant des pensées poétiques.

Exemple : « J’ai vu une belle lampe, s’écrie un poète, mais, sa lumière m’a paru moins belle lorsque le corbeau m’a annoncé le jour. »

Ce qui nous apprend d’abord que c’est le corbeau ici et non le coq dont le chant précède l’aurore et ensuite qu’il n’est si belle chose qui ne puisse être dépassée ; tout progrès fait pâlir le progrès qui l’a précédé.

L’auteur de ce trait de génie a signé modestement : « L’élève qui demeure à l’endroit nommé Ombre de l’arbre vert. » La signature tient plus de place que l’œuvre.

Sur les bords du chemin, les matsous contournés sont remplacés peu à peu par quatre rangs de cryptomerias immenses qui s’élancent droits comme des mâts de navire. La route assombrie et flanquée de forêts de grands bambous ressemble à une vaste cathédrale à trois nefs.

Les voyageurs à pied, à cheval, en voiture, sont assez nombreux et tous sont des pèlerins qui profitent d’un moment où les récoltes les laissent tranquilles pour visiter le Japon et rendre hommage successivement à toutes les divinités tutélaires de la patrie.

Le pays devient de plus en plus montagneux, et parfois devant les maisons court un petit torrent où les femmes lavent le linge du ménage.

L’interprète m’a annoncé que nous coucherions à Outsounomya, ville importante, où eurent lieu les deux grandes batailles qui rendirent au Mikado la domination du Japon.

Mais voilà qu’on nous arrête à Ishibashi, et les djinrikis nous annoncent qu’ils passeront la nuit là. L’endroit me paraît de médiocre importance et, comme il y avait eu engagement d’arriver le second jour à Outsounomya, je pense qu’il est bon d’être mécontent.

J’envoie promener l’interprète qui s’en prend aux hommes, lesquels s’organisent en émeute.

Tshiouské et Kédjiro, mes deux traîneurs, qui se sont un peu familiarisés avec moi, prennent la parole.

Tshiouské, grand, maigre, aux traits énergiques, paraît fort mécontent ; il déclare être révolté de mon manque de pitié pour des hommes harassés par onze heures de course.



La situation est embarrassante, et je suis au fond tout à fait de l’avis de Tshiouské.

Kédjiro, jeune gaillard de vingt ans, veut aussi dire son mot ; mais, comme il est dans sa nature de toujours rire, il détourne la tête en parlant pour cacher les sourires contradicteurs de ses paroles.

Je commence à croire que tout cela n’est pas sérieux ; et, malgré le beau discours d’un troisième djinriki, dont je ne puis offrir le nom à la postérité par la raison que je l’ai oublié, je tranche ainsi la question :

— Je ne veux pas donner d’ordre à ces hommes, dis-je à l’interprète, mais ils doivent voir eux-mêmes s’ils veulent tenir leurs engagements.

Cette noble réponse est traduite. Elle a pour effet de calmer instantanément ces révoltés. Touchés à l’endroit sensible, l’amour-propre, ils s’inclinent et déclarent que, quand bien même ils devraient mourir à la peine, ils nous feront coucher ce soir à Outsounomya.