Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 31

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G. Charpentier (Vol. IIp. 195-206).


VOYAGE AU NORD


Nous sommes en route pour Nikko, avec un temps couvert, quoique nous ne soyons qu’au 10 septembre, mais le Pacifique n’a pas encore eu son troisième typhon annuel, et c’est la prochaine venue de cette tempête qui nous donne sans doute ce temps incertain. Hier soir, il pleuvait à torrents.

J’ai conservé l’interprète qui m’avait été si peu utile à Kamakoura, j’espère qu’il se dégourdira, et je tente une dernière expérience avant de le retenir pour la grande tournée que je projette à travers le Japon.

Pour plus de sûreté, j’ai prié M. Sarazin, élève de M. de Rosny, de vouloir bien se joindre à nous. Grâce à sa connaissance du japonais, il pourra contrôler les dires de l’interprète. Il m’a pourtant avoué que le japonais qu’on apprend à Paris n’est pas exactement celui qui se parle au Japon ;

par la bonne raison que ce pays ayant été fermé aux Européens pendant plusieurs siècles, ce n’est que par voie de renseignements indirects que nos professeurs ont pu s’assimiler cette langue, si bien que le japonais officiel de nos cours publics ressemble au japonais réel, comme la langue des égyptologues doit ressembler à celle que l’on parlait du temps des Ramsès. En conséquence, M. Sarazin est sagement venu au Japon pour compléter, par une pratique bien entendue, la science déjà considérable que lui a donné l’École des langues orientales de Paris.

Par surcroît de précaution, j’ai prié M. Dury de me donner un de ses élèves, le jeune Kondo, qui m’a déjà plusieurs fois servi d’interprète avec beaucoup de complaisance et d’intelligence.

M. Dury, ancien consul de France à Nagazaki, avait fondé à Kioto une école française pour les Japonais. Cette école, très nombreuse, était en pleine prospérité lorsque son fondateur fut appelé à la capitale pour enseigner le français à la grande école gouvernementale, le Kaïsségako. Cet avancement du professeur fut la perte de l’école française, qui fut remplacée, sans protestation de la part de nos représentants, par des cours d’anglais et d’allemand.

M. Durya conservé avec lui quelques-uns de ses anciens élèves qui sont certainement les meilleurs interprètes français qu’il y ait au Japon.

Notre caravane se compose donc d’un dessinateur, de trois interprètes, d’un cuisinier japonais qui fait la cuisine à la française, et de l’auteur de ces notes.

À chaque voyageur il faut une voiture et deux traîneurs. Ajoutons une voiture pour les bagages : en tout sept djinrikichas et quatorze djinrikis.

Ce que constate le traité passé avec ces hommes de trait.

« Attestation du prix convenu :

« 1o 75 sens (sous) par homme et par jour ;

« 2o 37 sens et demi par jour de repos occasionné par la pluie.

« J’affirme ce qui est plus haut, septembre dixième jour.

« Les djinrikis de Sei yoo Ken (nom de l’hôtel).

« En tout quatorze hommes. »

Et nous voilà partis avec une rapidité de bon augure.

Laissant à gauche le parc de Ouéno, nous suivons une rue interminable qui nous donne une nouvelle idée de l’importance de la capitale.

Première halte à Také-no-tsouka pour laisser souffler nos hommes. Dans la cour de l’auberge, un arbre taillé en forme de bateau à voile fait l’admiration des voyageurs.

Nous repartons pour ne nous arrêter qu’à Koshigaya à l’heure du déjeuner. L’hôtel est sur le bord d’une rivière, et nous espérons naïvement manger du poisson frais ; mais le service du poisson de mer est si bien organisé au Japon qu’on ne se donne plus la peine de pêcher dans les fleuves, et, pour le moment, la marée n’est pas arrivée.

Sans s’ouvrir le ventre comme Vatel, ce qui, du reste, serait conforme aux idées japonaises, les cuisinières entreprennent une chasse aux poulets dont l’issue me paraît douteuse.

Une servante, installée sur le perron d’une petite chapelle shintoïste, lave le riz des djinrikis. Voilà le picotin de nos coursiers assuré. Mais nous ? Il serait peut-être prudent d’avoir recours à nos provisions.

En attendant qu’on nous ait confectionné un lunch quelconque, promenons-nous et observons. C’est notre rôle de voyageur.

Visite à la cuisine. Tout est propre et engageant, mais cette multitude de fioles et de petits vases aux formes singulières, aux couleurs insolites, désigne plus une pharmacie qu’une cuisine. La dignité du maître-queux dosant les rations rappelle plus un docteur qu’un marmiton.

Ah, mon Dieu ! J’ai cru voir un homme qu’on venait de rouer de coups ; des plaques rouges, des zones bleues, on dirait un dos maculé de cicatrices. C’est tout simplement un portefaix tatoué de dessins artistiques ; ce que nous indique un type de femme gracieusement pointillé au milieu du dos.

En attendant que les poulets soient saisis ou que les boîtes de conserves soient ouvertes, une des jeunes filles qui doivent nous servir à déjeuner fume tranquillement sa pipe minuscule. Elle sourit en nous voyant passer et paraît vivement regretter de ne pouvoir nous faire comprendre les mots gracieux qu’il est de son devoir de nous adresser. Les hauts guetas qu’elle a à ses pieds rappellent parfaitement les petits bancs des ouvreuses de loges. Dire que sous peine de rhumes incessants, il faudra nous chausser nous-même de ces souliers incommodes ! Retardons le plus possible le moment de l’apprentissage.

À table ! Ou, du moins, jetons-nous sur la natte de la chambre et mangeons à terre. Grandes émotions des servantes qui, pour la première fois de leur vie, voient du pain et considèrent de la confiture. Elles se font expliquer longuement la confection de ces aliments qui paraissent les stupéfier profondément ; et, pour surcroît de démonstration, nous leur offrons des tartines. Elles acceptent en rougissant, examinant avec appréhension, comme s’il s’agissait d’un fruit défendu, et ne peuvent se décider à donner le coup de dent fatal.


Une des jeunes filles qui doivent nous servir à déjeuner
fume tranquillement sa pipe minuscule.

Enfin, nous partons espérant que, à huit clos, loin des regards Une des jeunes filles qui doivent nous servir à déjeuner fume tranquillement sa pipe minuscule. 26indiscrets ces jeunes filles se résoudront à manger de la confiture sur du pain.

Sans grands incidents, nous traversons Ogasa et nous arrivons à Satté où nous devons coucher.

L’auberge est assez grande et l’on nous organise tout de suite des chambres en glissant des murs de papier dans les rainures qui sont ménagées au plafond et sur les nattes.

À l’entrée, il faut traverser la cuisine qui est toujours en évidence sur la route comme pour attirer les chalands par l’odeur de navet pourri. À droite de la porte, en dedans, comme à Pompéi, une petite chapelle contient les dieux lares.

Nos djinrikis, fatigués d’une course de dix heures, n’ont rien de plus pressé que de prendre le bain à l’antique, composé d’une immersion brûlante et d’un lavage à l’eau froide. Cela me remémore ce détail d’un roman latin, imité par l’auteur de Gil Blas. Dans le texte d’Apulée, les brigands arrivant dans la caverne qu’ils habitent, ordonnent à la vieille servante de faire chauffer de l’eau pour le bain. Dans le texte de Lesage, le bain est supprimé. Les traîneurs japonais sont de l’école antique.

Au bout de la maison, devant notre logement, est le jardin, petit et néanmoins pittoresque, la grande nature en diminutif. Tout cela est fort gracieux, mais les odeurs… Vous savez les fameuses odeurs caractéristiques des maisons japonaises ! Et, comme si l’on pouvait se tromper, comme si l’on n’était pas assez guidé par les effluves indicatrices, une infinité de déterminatifs signalent au voyageur le local qui peut lui être nécessaire : un pied d’aralia en vedette, une coupe de bronze pleine d’eau avec le léger simpulum reposant sur la clayette de jonc ; suspendu au dessus, le ténogoui bleu et blanc pour s’essuyer les doigts après l’ablution ; et puis la petite haie de bambous fins destinée à protéger l’opérateur des regards étrangers. Enfin, sur le seuil sacré, deux sandales de paille qu’on chausse avant d’entrer pour éviter tout contact immonde, précaution souvent inutile, car ces endroits intolérables pour l’odorat sont d’une propreté presque luxueuse.

Malgré ces inconvénients auxquels il faudra bien nous habituer, nous soupons gaiement, et, après le repas, Djiro, notre jeune cuisinier, m’offre un concert au samissen pendant que les servantes accrochent nos moustiquaires.

Djiro est un virtuose, car il joue faux. Il accompagne sa désagréable guitare d’un léger susurrement qui reproduit avec exactitude la mélodie fausse de son instrument. Quelquefois l’enthousiasme lui fait élever la voix qui sort par le nez et par la gorge serrée. Il paraît fort heureux. Les interprètes sont sous le charme ; ils fredonnent avec l’exécutant, mais un peu moins bien, c’est-à-dire un peu plus juste. On voit bien la différence qui existe entre de simples amateurs et un véritable artiste !

Après tout, quel est le peuple qui se trompe ? Les Asiatiques ou les Européens modernes ? Les Grecs de l’antiquité ou les professeurs du Conservatoire ?

Tandis que, les nerfs surexcités, j’écoute les erreurs musicales de mon cuisinier, Regamey se promène dans les rues désertes à la recherche de silhouettes pittoresques.