Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 41

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G. Charpentier (Vol. IIp. 283-286).


XLI

LE RETOUR


ous revenons par un temps affreux. Des rafales passent à travers les grands arbres, tordent les branches et les cassent. La pluie tombe par masses comme des paquets de mer.

En vain on nous installe des bâches en papier huilé. La moindre déchirure organise des gouttières et la voiture est toute inondée.

Nos djinrikis ne rient plus. Les roues s’enfoncent dans la boue, le terrain est gras et glissant. Pourtant ils ne ralentissent pas leur vitesse ; à grand renfort de coups de reins et de cris sauvages, ils maintiennent leur trot rapide. Ils veulent arriver à la rivière Tané, avant que l’inondation la rende infranchissable.

Un courrier du gouvernement nous croise et crie, en passant, que dans quelques heures la traversée du Tané sera impossible.

Les djinrikis redoublent d’ardeur. Nous arrivons à temps.

La rivière roule des vagues énormes. On se précipite dans le bac et on coupe l’amarre. Le roulis s’empare du bateau qui n’est dirigé que par un vieillard armé d’un bambou ; pourra-t-il nous tirer d’affaire au milieu de ces rapides ?

Parfaitement. À part quelques coups de lames, la traversée s’est fort bien exécutée. Et nos hommes reprennent leur allure comme si de rien n’était.

La route s’élance sur une digue qu’il faut suivre pendant un long parcours. Là il y a moins de boue, mais le vent devient terrible. C’est le typhon qui se révèle dans toute sa puissance. Nos frêles voitures seraient renversées vingt fois sans la vigueur et l’adresse des traineurs qui luttent avec l’ouragan et marchent à travers la tempête.

Seulement, de même que les navires par les gros temps sont obligés de consommer plus de charbon, de même les djinrikis, pour réparer leurs forces, s’arrêtent plus fréquemment et ont soin, à chaque halte, de faire chauffer au bain-marie la petite bouteille de saké qui passe de main en main et remplit à la ronde les coupes de faïence.


Les djinrikis ont soin à chaque halte de faire chauffer au bain-marie
la petite bouteille de saké.

Il en résulte que la gaieté revient peu à peu. Je commence même à trouver qu’elle revient trop. Je remarque dans notre armée des symptômes d’indicipline.

Le lendemain l’orage est calmé, il fait un temps splendide. Mais le saké est toujours chaudement fêté. Arriverons-nous sans encombre à Tokio ?

Nous retrouvons à Koshigaya les servantes aux tartines. Elles sont fières de nous apprendre qu’elles ont mangé la confiture et paraissent disposées à recommencer les expériences. Nous recevons ces nouvelles avec une joie bien vive, mais nous sommes pressés et coupons au plus court. D’autant que le saké fait de plus en plus son effet sur nos traîneurs qui pourraient bien nous abandonner.

Pendant la halte, un concert. Deux femmes, dont l’une porte son …Subitement le mouvement s’arrête pour laisser passer la châsse du dieu Shintoïste qui protège le quartier.

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enfant en sautoir, nous régalent d’une espèce de marche assez bien

rythmée et vraiment très juste.


Deux femmes, dont l’une porte son enfant en sautoir,
nous régalent d’une espèce de marche.

On nous fait observer que ces femmes sont de la campagne et n’ont aucun talent. C’est sans doute pour cela qu’elles ne jouent pas faux.

À mesure que nous approchons de la capitale, nos djinrikis se débandent. Notre retour ressemble à une déroute. Pourtant à force de crier et de se fâcher, nous parvenons à rassembler dans la grande rue d’Oueno les fragments épars de notre cortège et les apparences sont sauves jusqu’au grand pont de Nihon-bashi. Là nous trouvons une foule énorme ; c’est la fête du quartier. Au milieu de l’encombrement, d’autres djinrikis insultent les nôtres, qui plantent là voitures et voyageurs pour se jeter sur leurs interlocuteurs.

La mêlée devient sérieuse. Tshiouské n’a pas le saké endurant, il se livre à un pugilat animé. Kédjiro lance à droite et à gauche des coups de poings vigoureux qui font rouler les adversaires dans la poussière et, à chaque coup, il se prend les flancs et pouffe de rire.

Enfin on sépare les combattants et nous reprenons notre course à travers la grande rue de Gïnza qui est sillonnée de voitures garnies de femmes en toilettes vives. Ce va-et-vient de petits équipages vous donne comme une réminiscence du boulevard des Capucines à l’heure du retour du bois ; les riches attelages sont remplacés par de grands gaillards qui poussent des cris aigus afin de faire écarter la foule qu’ils traversent à grande vitesse.

Mais subitement le mouvement s’arrête pour laisser passer la châsse du dieu shintoïste qui protège le quartier, ou plutôt le dais massif qui abrite un miroir métallique tout rond, emblème de pureté.


…Subitement le mouvement s’arrête pour laisser passer la châsse du dieu Shintoïste
qui protège le quartier.

Le dais, fort lourd, est entraîné par une véritable foule de porteurs qui poussent des cris réguliers pour marcher ensemble. Ce naos doré qui s’avance au-dessus de la population comme une barque au-dessus des flots, rappelle les grandes baaris sacrées que, les jours de fête, les prêtres d’Isis promenaient sur leurs épaules.

Mais ici la gaieté domine le sentiment religieux. La dévotion a quelque chose d’alerte et de vif.

Ces femmes en toilettes, ces enfants armés de jouets, ces oriflammes déployées, ces apprêts d’illuminations, ces estrades de lutteurs suspendues dans les airs, cette animation des habitants, cette vélocité des voitures qui se croisent, tout, jusqu’à la rapidité avec laquelle passe la procession sacrée, donne ici à la joie une véhémence qu’on ne trouve qu’au Japon.



FIN