Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 40

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G. Charpentier (Vol. IIp. 273-279).


XL

HISTOIRE DU JEUNE CHARPENTIER


e lendemain, je reçus à l’hôtel la visite du grand prêtre.

Il m’interrogea beaucoup sur les religions de l’Europe. Il me dit que si je voulais faire à Lyon une chapelle bouddhique, il m’en donnerait le mobilier. Je n’ai pas refusé.


Comme je lui demandais pourquoi le bouddhisme s’était fusionné si facilement avec toutes les religions des peuples chez lesquels il s’était introduit, il me répondit :

— Le bouddhisme accepte dans les autres croyances tout ce qui est grand, moral et bien, car le bien est toujours inspiré par le sacré cœur de Bouddha. Nous trouvons souvent chez les autres plus de vérités que nous n’en apportons ; mais, répéta-t-il, tout ce qui est bien émane du sacré cœur de Bouddha.

À peine a-t-il pris congé, nous partons pour Tokio.


Le lendemain, je reçus à l’hôtel la visite du grand prêtre.

Le retour à la capitale s’effectue sans grands incidents. Nous retrouvons les mêmes paysages, nous traversons les mêmes villages, nous logeons aux mêmes hôtels.



Après Outsounomya, on nous montre l’endroit où eut lieu en 1634 un combat soutenu par Yémitsou qui faillit périr dans un guet-apens organisé par les partisans de son frère cadet, Tadanaga.

Yémitsou avait annoncé qu’il irait faire à Nikko un pèlerinage en l’honneur de son grand-père Yéyas.

On se préoccupa aussitôt de trouver le long de la route des logements dignes du haut personnage qu’il s’agissait de recevoir.

À Outsounomya on résolut de construire pour la circonstance un pavillon de repos capable de recevoir le grand ministre et sa suite.

Or, c’était justement dans les environs d’Outsounomya que le frère du Shiogoun, Tadanaga, s’était retiré après avoir échoué dans sa tentative de supplanter son frère auquel une intrigue de palais voulait enlever la succession d’Yéyas.

Tadanaga était devenu fou, presque furieux. Ses cruautés incessantes n’avaient pas empêché un certain nombre de partisans de suivre sa fortune, et ces fidèles, apprenant que Yémitsou devait passer près d’eux, organisèrent un complot contre la vie du Shiogoun.

Un jeune charpentier, nommé Rokou-Sabouro, avait été chargé de construire la chambre à coucher du grand ministre. Les partisans de Tadanaga vinrent trouver le jeune ouvrier et lui promirent une forte somme d’argent s’il voulait faire un plafond lourd et mobile qui, au moyen d’une goupille, pût subitement tomber et écraser le Shiogoun. Ils ajoutèrent que si Rokou-Sabouro refusait, ils le tueraient immédiatement.

Ce dernier argument eut d’autant plus de force aux yeux du jeune ouvrier, qu’il aimait passionnément Ossono, la fille de Tchionémon, l’officier même qui était chargé de l’installation du pavillon de repos.

Mourir quand on aime et que l’on est aimé, cela est fort pénible. Recevoir une forte dot au moment de se marier, c’est, au contraire très agréable.

Rokou-Sabouro promit donc aux conjurés de construire le plafond machiné.

Et, comme les amoureux sont généralement bavards, il alla au plus vite conter toute l’affaire à sa bien-aimée.

Le père de la jeune fille se trouvait justement dans la chambre voisine. À travers la muraille de papier, il entendit tout et resta consterné des horreurs qui se préparaient.

Sans faire aucun reproche à son futur gendre et à sa fille, il donna l’ordre à ses serviteurs de leur attacher les mains avec des cordelettes et de les surveiller.

Puis, il alla avertir le Shiogoun qui faisait en toute tranquillité son entrée dans la ville.

Yémitsou s’arrêta net et rebroussa chemin du côté d’Yeddo. L’heure était avancée et l’obscurité envahissait le chemin bordé de sombres matsous. Les conjurés en profitèrent pour couper au plus court à travers champs et aller s’embusquer à la sortie de la ville derrière des groupes de bosquets de bambous.

Le cortège shiogounal rebroussait chemin en silence. La solitude était complète, comme il convient, lorsque voyage un grand seigneur. Au loin les cloches des temples appelaient les bonzes à la prière du soir.

Tout d’un coup un homme apparut sur la route et tua un des soldats du cortège. Aussitôt, de tous côtés, les conjurés se précipitèrent le sabre nu. La mêlée fut terrible comme toute mêlée japonaise. Yémitsou lui-même défendit sa vie avec fureur ; mais il n’obtint la victoire que grâce au concours énergique d’un certain Ishikava, qui est resté célèbre par sa force herculéenne, et qui fit des conjurés un carnage épouvantable.

Pendant ce temps, la belle Ossono s’était fait détacher par ses servantes, elle avait à son tour rendu la liberté à son amant, afin qu’il puisse au plus tôt faire fonctionner le plafond homicide.

Tchionémon qui avait averti le Shiogoun sans dire que son futur gendre était compromis dans l’affaire, fut au désespoir quand il apprit que sa malheureuse fille avait tout compromis.

Il comprit qu’il se trouvait dans une de ces situations délicates et embarrassantes où un homme n’a plus qu’à s’ouvrir le ventre.

Il écrivit une belle lettre aux officiers du Shiogoun pour leur expliquer que l’amour avait égaré le jeune charpentier et les prier d’épargner son gendre en considération du suicide qu’il allait accomplir.

Il écrivit aussi à sa fille pour l’engager à ne pas trop s’affliger. Puis il se rendit à l’hôtel des officiers, juste au moment où Rokou-Sabouro Les djinrkis ont soin à chaque halte de faire chauffer au bain-marie la petite bouteille de saké (Page 284).arrêté subissait un interrogatoire. Les choses s’arrangèrent pour le mieux. On promit à Tchionémon que, puisqu’il allait s’ouvrir le ventre, on ferait grâce au jeune homme. Alors l’excellent père sortit de sa poitrine la lame dont il avait enlevé la poignée et la garde ; elle était enveloppée d’étoffe et ne laissait briller que l’extrémité de la pointe, juste ce qu’il fallait pour fendre la peau sans atteindre les viscères. Puis, lorsque sa fille éplorée fut arrivée, après avoir fait ses recommandations à ses enfants, après avoir remercié les juges de le laisser mourir à la place du coupable, il procéda suivant les règles à un harakiri des plus distingués.

Quant au jeune charpentier, il passa avec la belle Ossono une existence pleine de douceur.