Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 5

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G. Charpentier (Vol. IIp. 29-37).


V

CE QUI PROUVE QUE TOUT LE MONDE NE PORTE PAS LES MÊMES LUNETTES


n laissant le temple de Singakoudji, nous suivons un petit chemin qui monte à travers le faubourg.

Tout est intéressant pour des nouveaux débarqués, et nous ne cessons d’admirer la disposition ingénieuse des habitations ouvertes à tout vent. Nous voyons de nombreuses, boutiques dont la plupart sont occupées par des marchands de bric-à-brac ; on nous avait bien dit que le Japon était le pays du bibelot et de la curiosité, mais je ne pensais pas que, sur dix marchands, il y avait neuf antiquaires.

Dans une de ces maisons sans murs, une petite fille prend une leçon de déclamation. Le professeur, qui est une jeune dame, est devant l’élève ; sur une petite table un livre est ouvert, tourné du côté de l’enfant qui suit attentivement ; la maîtresse, scandant les phrases du bout de son éventail dont elle frappe la table, récite avec emphase, tantôt élevant le ton, tantôt parlant en notes graves, soulignant les aspirations, appuyant sur les consonnes fermées, faisant moduler la voix presque comme un chant.

Nous sommes arrêtés à deux pas de la scène, mais notre présence ne trouble ni l’attention de l’élève ni le débit de la maîtresse, qui nous a bien vus du coin de l’œil, mais redouble d’ardeur, pensant avoir un public de connaisseurs.

Tout émerveillés de ce commencement de promenade, nous arrivons chez une des personnes que nous avons à voir. Nous comptons beaucoup sur cette visite pour obtenir les renseignements nécessaires aux études que nous devons faire. Il nous faut des autorisations spéciales pour pénétrer dans les bonzeries, il nous faut des interprètes intelligents, il nous faut surtout des conseils pour nous diriger dans nos recherches.

C’est du moins ce que nous expliquons à notre compatriote, mais il n’a pas l’air de bien comprendre que nous ayons fait tant de chemin pour si peu de chose.

— Étudier les religions du Japon ? Vous n’y arriverez pas. C’est moi qui vous le dis. D’abord, les prêtres n’y comprennent rien. Tous ignorants, crasseux, ladres. Et s’ils savent quelque chose, ils ne le diront pas. J’ai essayé, moi qui vous parle, et je n’ai pu arriver à rien, ainsi !

Désarçonnés du côté de la science, nous nous raccrochons à l’art.

Regamey insinue qu’il pourra au moins faire des croquis.

— Du dessin, de la peinture ! Mais ne venez pas au Japon pour cela. C’est un pays terne, sans lignes, sans horizons ; les maisons sont noires, les vêtements gris, les femmes laides, les hommes hideux. Prenez le bateau qui part samedi prochain, il vous mènera en Égypte, en Italie ; c’est là qu’est l’art ! Pour Dieu, quittez le Japon ; c’est un pays sans couleur.

Encouragés par ces théories, nous nous sauvons au plus vite et nous retombons dans ces rues étranges, ensoleillées, animées par les habitants aux vêtements gracieux ; mais nous n’osons plus regarder, honteux de nous être laissés prendre à un charme, qui n’était sans doute que l’étrangeté.

Voici pourtant un paysage qui aurait son mérite, si nous étions dans une autre contrée, en Italie par exemple. Devant nous, en plein soleil, la route s’élargit et aboutit à un pont gracieusement recourbé ; à gauche, le long d’un canal, se développent les sombres murailles d’une yashiki ; à droite, la montagne escarpée de Shiba avec ses pentes couvertes d’arbres séculaires ; à ses pieds, sur le bord du canal, s’étagent de nombreuses maisons de thé aux terrasses élégantes, suspendues sur des pilotis qui dominent les profondeurs.


Voici pourtant un paysage qui aurait son mérite, si…

Certes, le tableau est complet et Régamey prendrait bien ses crayons… mais il est inutile de se laisser aller à des impressions décevantes, le Japon n’a pas de lignes.

Nous avançons. À l’intersection de plusieurs chemins qui se perdent dans les arbres à droite et à gauche, nous apercevons une vaste pièce d’eau traversée par un pont de pierre et couverte d’énormes lotus roses.

C’est la première fois que je vois cette plante invraisemblable. Qu’on se figure le nénuphar grossi à la loupe et teint au carmin. Seulement, au lieu d’avoir comme nos plantes d’eau, cet aspect de faiblesse qui fait nager la fleur et aplatir la feuille, le lotus mystique du Japon s’élance hors de l’eau ; ses larges coupes roses, à cœur blanc, s’épanouissent au haut des tiges vigoureuses ; son élégant feuillage, aux nervures accusées, s’arrondit à un mètre de la surface liquide, formant des vasques de jaspe vert. C’est élégant et fort, suave et noble, brillant et sain.

Tout auprès est une maison de thé. Un abri sous lequel on a installé une sorte de basse estrade recouverte de nattes. Sur ces tables tapissées, les Japonais s’accroupissent ou s’étendent comme les anciens Romains lorsqu’ils voulaient manger.

Un jeune garçon est justement couché sur le ventre, le torse relevé, appuyé sur les coudes. De temps à autre, ses mains ou ses pieds nus se lèvent ou s’abaissent par un mouvement machinal qui permet de constater la finesse et l’élégance de ses extrémités.

Il cause avec une jeune fille étendue également à côté de lui.

Voyant que nous désirons nous arrêter, il fait un signe à sa petite camarade qui se relève aussitôt, nous salue et vient à nous d’un air souriant : c’est la servante de l’établissement.

Sa figure est charmante malgré le soin qu’elle a pris d’exagérer sa coiffure, de se mettre du blanc sur le cou et deux points de vermillon sur la lèvre inférieure. Elle porte une robe à fond blanc sur laquelle volent des papillons bleus. Une large ceinture de crêpe rouge enveloppe sa taille et se combine avec une bande de crêpe violet vif. Ses pieds nus sont chaussés de lourds guetas en bois et ses bras, nus aussi, sortent des longues manches qui lui servent de poches…

Elle nous sert une infusion de fleurs de cerisier conservées dans du sel. La fleur nage dans l’eau bouillante au milieu de la petite tasse en porcelaine bleuâtre : c’est charmant à voir, atroce à boire.

La jeune fille rit et veut causer ; mais, voyant que nous ne comprenons pas, elle cherche à nous amuser par d’autres moyens, et, au Japon, les moyens de s’amuser sont nombreux.

Voyez plutôt : elle nous apporte de petits gâteaux très légers, et, comme nous faisons mine de les croquer, elle part d’un éclat de rire et sa main fine nous les arrache des doigts. Ce sont des gâteaux des poissons ; on les jette au milieu des lotus, on frappe dans ses mains pour que les gourmands aux écailles d’or accourent et les fassent sauter sur l’eau ; c’est très gai.

La gracieuse enfant lance ses gâteaux, agite ses mains avec un petit bruit sec et, penchant la tête de côté, sourit comme si elle comptait plus sur ses attraits que sur les gâteaux pour attirer les poissons.


La gracieuse enfant lance ses gâteaux.

Les poissons sont-ils venus ? Je ne sais. J’étais comme pétrifié par cette apparition de fillette fraîche et gaie, de robes aux papillons bleus, de lotus roses et de verdure sur l’eau.

Régamey ne perdait pas son temps et dessinait tant qu’il pouvait.

J’aurais trouvé la scène ravissante, mais je retenais mon enthousiasme qui n’était certainement qu’un effet d’imagination, car le Japon n’a pas de couleur !