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Prose et Vers/À Tommy Atkins !

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Prose et VersAlbert Messein (p. 43-48).
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À TOMMY ATKINS !

I

Ce fut à Versailles, ô Tommy Atkins, dans la ville du Grand Roi dont le nom te fut inconnu et te fut encore plus inconnue la gloire, que je vis, en cette journée de juillet où les bassins du parc sentaient l’eau croupie et le Soleil jaunissait les brins d’herbe entre les pavés des anciens boulevards, avancer cahin caha, au pas d’une haridelle qui dodelinait paresseusement de la caboche, ton convoi funèbre,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

II

Sur un corbillard d’indigent était juché un cercueil en bois blanc que drapaient de leur double gloire les étendards de France et d’Angleterre. Aucune fleur ne s’en effeuillait, odorant souvenir que peut ramasser une fillette dans la foule. Quelques soldats en uniforme jaune te suivaient, puis d’autres en capote bleue et culotte rouge. Et tous tenaient bien serré sous l’aisselle leur fusil incliné[1] vers cette terre où ils te menaient à jamais dormir,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

III

De rares passants rasant les murs que brodait une ombre mince et violette saluaient la dépouille selon la douce coutume de France. Mais leur pensée était ailleurs : commerce, industrie, affaires. Puis ils pensaient peut-être à leurs propres morts. Moi seul, étant un poète à qui Dieu a départi, comme à tous les poètes, d’assumer la douleur d’autrui, j’ai senti sous mes paupières crever des larmes, toi que je n’ai jamais connu,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

IV

Aucune donneuse de baisers ne suivait ton cercueil, ni la mère dont le corps s’entr’ouvrit dans la douleur, il y a une vingtaine de printemps, pour te consacrer à la lumière, ni la sœur dont les paroles, lorsque tu te sentais malheureux, étaient pour toi une bénédiction, ni l’amante qui te livra, une nuit que toutes les étoiles chantaient au ciel, la fleur la plus secrète de sa chair,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

V

Mais il faut comprendre que la route est longue de ton pays au nôtre, aussi longue au moins que de Londres à Tipperary. Et les pauvres hésitent à s’éloigner de leur seuil, car leur bourse est aussi légère que leur cœur est lourd. Mais je sais qu’il est là-bas deux foyers, où trois femmes penchent bien bas la tête, quand l’heure est venue de dénouer leur chevelure et qu’elles ont le loisir de penser à toi, à toi, fils, frère, fiancé,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

VI

Je me complais tristement à m’imaginer ce que fut ta vie. Je voudrais que tu fusses né dans le Kent, le comté qui est le plus cher à mon cœur, à cause simplement d’une femme. C’est là que s’élève, drapée de lierre qui frémit à la brise, la cathédrale de Canterbury, c’est là que glaïeuls, tournesols et roses trémières enjolivent le cours de la Stour, où si souvent tu dus accompagner tes camarades blancs et blonds à la baignade,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

VII

Tu n’avais pas ton pareil pour danser la gigue au son des orgues de barbarie qui s’arrêtent dans le brouillard au coin des rues. Et c’était merveille de te voir taper du talon le dur asphalte des trottoirs. Tu avais même appris la valse, et je t’ai vu, empoignant quelque maritorne en châle noir et au vieux chapeau à plumes, tournoyer dans les impasses de Whitechapel,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

VIII

Mais à force de s’amuser on oublie que la misère est toujours là, prête à vous ployer la nuque. Tu la ployas si bas que tu devins aboyeur[2] de journaux, cireur de bottes le jour ; et, la nuit, tu ouvrais la portière de leurs automobiles, sous la flamboyante électricité des façades de théâtres, aux bourgeois dont les cigares sentent bon. Et, tirant ta casquette et allongeant la main, tu leur donnais du « my lord » sans soupçonner que le vrai lord c’était toi, oui, toi,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

IX

Mais la suie de Londres ne nourrit pas son homme, et du brouillard ne suffit pas comme [boisson][3]. Et un soir que tu traversais Trafalgar-Square, tu te laissas allécher par les sergents recruteurs qui, la badine aux doigts, font la parade, sous les affiches hautes en couleurs : « Kitchener a besoin de vous. » Bonne solde, quatre repas par jour, un uniforme seyant. Pourquoi pas ? Allons-y. Et tu devins presque sans t’en douter soldat du Roi,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

X

Ton apprentissage fut dur, et tu t’en serais longtemps souvenu, si jamais tu avais été capable de te souvenir de quoi que ce soit. Ah ! ces marches, ces marches, ces marches ! Le soleil sur la nuque, la poussière plein la bouche, la sueur entre les épaules, du feu au fond des yeux, du plomb à la plante des pieds et le délire de la fatigue au cerveau. Elles durent sonner de bien loin, certains soirs, les cloches de Tipperary, n’est-ce pas,

Tommy Atkins, ô Tommy Atkins[4] !
  1. Variante : qu’ils inclinaient. Au bas de la strophe suivante, j’ai cru devoir restituer la ligne oubliée du refrain (Note d’Albert Mockel)
  2. Mot raturé, mais non remplacé. Variante (raturée) : crieur (Note d’A. Mockel).
  3. Lecture douteuse. Peut-être baisers (Note d’A. Mockel).
  4. Note d’A. Mockel : — Une page du premier brouillon donne, à la suite de la 2e strophe, ces indications pour la suite du poème :

    Pas une femme…
    Je t’ai connu dans ton village (2 strophes)
    Mauvais garçon allé à Londres
    Londres (2 strophes)
    Le sergent recruteur de Trafalgar Square
    Arrivée en France
    Mépris des Français mal habillés
    Admiration pour les Français
    Défense de la tradition anglaise (2 ou 3 strophes)
    Son étonnement et son innocence
    Sa mort
    Le service funèbre.

    Puis, en diagonale à droite de cette page :

    Non, jamais on ne t’accusa d’avoir frappé qui que ce soit sous la ceinture.

    Sur une autre feuille, au crayon, mais d’une main appliquée qui copie sans rature :

    Et tu crus qu’il valait mieux mourir, parce qu’il était bien fatigant de vivre,

    Tommy Atkins, ô Tommy Atkins !

    La nurse se pencha sur toi. « Décédé », dit-elle au médecin. Et l’on te mène aujourd’hui au cimetière français où le chapelain lira sur ta fosse les solennelles paroles de l’Église d’Angleterre.

    Enfin, au bas de la strophe IV du brouillon, le poète a inscrit les lignes suivantes qui sont manifestement un projet pour la strophe finale :

    Je finis mon pauvre poème comme le destin a fini ta pauvre vie. Dédions-nous tous au néant, pour que nos rêves survivent. Ton nom n’est rien, le mien est encore moins. Tout ce que nous savons de toi c’est que tu es venu mourir à Versailles, la ville du grand Roi.