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Prose et Vers/Albert Mockel

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Prose et VersAlbert Messein (p. 197-208).

ALBERT MOCKEL

Il est peu de poètes qui sachent concilier en eux l’esprit critique et l’instinct créateur. Certes, il n’est pas d’écrivain qui ne se critique sans cesse au fur et à mesure du développement de sa pensée et de la réalisation de son œuvre. Le plus fatigant même dans le travail de la création, c’est ce perpétuel dédoublement de soi-même, ce va-et-vient de la pensée d’un point de vue à l’autre, cette obligation de reconsidérer de sang-froid ce qui fut accompli dans le délire poétique. Mais par esprit critique j’entends moins cette opération intime de l’âme que le jugement qui s’exerce sur des œuvres étrangères, qui se motive par des principes et qui aboutit à une esthétique.

À ce point de vue on peut compter les poètes qui furent bons critiques. Je ne vois guère à signaler qu’Edgar Poe, dont le génie s’exerça malheureusement sur des victimes indignes de lui, et Baudelaire, l’impeccable, le juste et l’infaillible. L’indulgence d’un Gautier nous le rend suspect et l’hyperbolisme de Victor Hugo nous force à la méfiance. Chez les Parnassiens, le dogmatique Sully-Prudhomme fit précéder d’idées préconçues ses jugements, ce qui est à proprement parler mettre la charrue avant les bœufs, et le bouillant Catulle Mendès, dès qu’on prononce devant lui certains mots magiques comme « vers libre », se met en colère avant même de savoir de quoi il s’agit.

Parmi les symbolistes, deux poètes se sont distingués comme critiques : Gustave Kahn et Albert Mockel. Mais tandis que celui-ci fait de la critique un art en soi, avoisinant la philosophie, l’autre l’a le plus souvent subordonnée aux questions du jour. Les articles critiques de Kahn, riches en idées, toniques et stimulants, valent peu par la forme. Albert Mockel, au contraire déploie toutes les ressources d’un esprit souple et délié et tous les agréments d’un style nombreux et divers dans ses exégèses. Aucun historien du symbolisme ne peut négliger ses études sur Stéphane Mallarmé, Henri de Régnier et Francis Viélé-Griffin, qui contiennent, je ne crains pas de l’affirmer, toute l’esthétique de l’école.

Le sentiment critique poussé à ce point ne nuit-il pas à l’instinct poétique ? À force d’approfondir les secrets de son métier, le danger n’est-il pas qu’on devienne virtuose pour cesser d’être poète ? Certes ce danger est réel, mais M. Albert Mockel a su y échapper.

Car il est avant tout poète. Il occupe dans le symbolisme une place à part aussi éloignée de l’extrême intellectualité de Mallarmé que du sentimentalisme naïf de Verlaine. M. Albert Mockel aime à transcrire dans l’irréel ses émotions, ou, pour m’exprimer plus clairement, à hausser jusqu’à l’universel les cas particuliers de sa sensibilité. Quant à la nature spéciale de sa poésie, il m’est assez difficile de la définir sinon par analogie. N’oublions pas que M. Albert Mockel est Wallon. Or, pour qui connaît, même superficiellement, la Wallonie, toute sa poésie s’éclaire d’une signification de race et de terroir, comme celle de ses compatriotes Fernand Séverin, Paul Gérardy et Isi Collin. La Wallonie de la vallée de la Meuse est toute en nuances claires et transparentes. Le ciel en est léger et riant, comme les eaux sont vives et limpides. Les petites villes aux toits d’ardoise violacée y égrènent au bord du fleuve nourricier les notes argentines de leurs clochers. Ici et là un château se dresse sur un roc abrupt au pied duquel des tourbillons bouillonnent. C’est d’abord Dinant, Namur aux citadelles sourcilleuses, puis Liège, et sur ses quais la double rangée de ses maisons dont les façades modulent une chanson discrète et ensoleillée de blancs, de jaunes, de bleus, de verts, de roses et de gris. C’est dans ce pays-là qu’on doit le mieux comprendre le conseil de Verlaine :

Car nous voulons la nuance encore,
Pas la couleur, rien que la nuance.

Et précisément la poésie d’Albert Mockel est toute en nuances imprécises et indéfinissables. La pensée, les images et les assonances y concordent pour donner l’impression d’un tremblement de soleil dans les sous-bois d’une magique forêt, ou d’un glissement de rayon de lune sur la surface froide d’un étang. Notez-y l’emploi, souvent voulu, parfois fortuit des i et des u. Cela donne au vers je ne sais quelle couleur et quelle lumière spéciale. J’oserais presque dire, si je ne me méfiais de l’imprécision de pareilles métaphores, que M. Albert Mockel a trouvé le secret du pointillisme verbal.

Je n’ai toutefois pas l’intention de parler ici à fond de sa poésie. Sa dernière œuvre en prose, les Contes pour les Enfants d’Hier, requiert plutôt mon attention.

C’est une série de contes de pure imagination, se passant où vous voudrez en n’importe quel temps parmi des personnages du pays de la Fable. Pourtant ils sont plus vrais que s’ils se développaient parmi des gens de nos jours et de nos contrées. Trop d’écrivains à courte vue s’imaginent qu’en faisant réel ils font vrai. Or, la réalité est presque toujours l’ennemie de la vérité. C’est ce que M. Mockel exprime plus gracieusement dans la préface de ses Contes en traitant de la Farce et de la Poésie :

Elles ont une pareille ardeur à dépasser, dès le premier saut, la vérité de tous les jours, qui va clopin-clopant en ses miteux habits ; et la Légende leur prête son manteau flottant, pour qu’elles s’encourent héler la vérité de tous les siècles qui fuit toujours à l’horizon.

Oserai-je déflorer ces jolis contes bleus en les analysant lourdement ? Non. Il ne faut pas toucher même avec respect, aux papillons, et les fleurs ont droit à quelque considération. Ouvrez le livre et vous apprendrez vous-mêmes les plus belles choses du monde. À savoir : comment le prince Ellerion d’Argilée fit sourire et pleurer la princesse Alise d’Avigorre et par là gagna son cœur. Comment le pauvre Ardélian, prince de Persaigues, aima la fée Mélivaine et ne fut pas aimé d’elle, et prit le nom de chevalier Désamoré. Comment le roi Baladour, qui « mangeait à ravir et ne dormait pas mal, buvait merveilleusement et s’occupait d’amour, d’une manière très honorable en somme, selon ses forces », exila de son royaume les poètes et autres songe-creux. Comment le prince de Valandeuse baisa sur le bec une jolie petite oiselle, laquelle n’était autre que son amie à qui ce baiser rendit la forme humaine sans lui rendre l’humain langage. Comment le chevalier Désamoré, qui avait voué sa galanterie aux fleurs fut presque séduit par l’ondine Neirève qu’il abandonna dans son île et qui « ne pouvant pleurer comme le font les femmes, jetait vers la mer des rires déchirants ». Comment le petit prince de Gerdriance reçut de la fée Lazuli le don de Fâcheuse Attente et celui d’Heureuse Surprise, qui sont l’envers et l’endroit de la même chose, et ce qu’il en advint dans le peuple. Comment le roi Gomaburge, pour achever d’un suprême éclat l’anniversaire de sa joyeuse entrée, commanda une cantate au vieux musicien Lillée que vint inspirer la fée Novéliane. Comment la petite princesse de Sellives reçut de la fée Lazuli une balle d’or qui finit par rendre trois notes, glinng, glanng, glonng, dont le sens vous sera merveilleusement révélé par le conteur. Enfin comment le prince Jerzual d’Urmonde fut transporté par le fabuleux cheval Bellardian dans l’Île du Repos où Aigueline, fille de la mer, le retint à jamais captif.

Pour qui a feuilleté un peu les héroïques et doux romans de chevalerie, combien tous ces noms inventés par le poète rappellent des personnages qui sont, hélas ! à jamais oubliés du peuple même qui les imagina ! Qui se souvient de Gauvin qui fut surnommé le Chevalier aux Demoiselles, de Guinglain le Bel Inconnu, ou même de Perceval et de son frère Agloval ? Et que sont pour les hommes de notre temps les fées Hélinor, Blancemal et Madoine ? Combien je sais gré à M. Albert Mockel de n’avoir pas oublié en composant ses contes, ce beau temps du xive siècle, qu’il appelle si justement le « premier âge d’or » de notre littérature !

Il semble que tous les poètes qui ont connu de près ou de loin l’épopée celtique en aient subi de même façon l’enchantement. Il m’est souvent arrivé, à la lecture de ses contes, de les comparer dans les passages lyriques, aux Idylls of the King de Tennyson, et au Trystram of Lyonnesse de Swinburne. La ressemblance est plutôt dans la manière de voir que dans la façon d’exprimer. Comparez par exemple ce passage de M. Mockel :

Le roi d’Argilée avait revêtu une tunique flottante, d’une nuance de myrte assez rare, sans doute, où serpentait comme unique ornement une souple guirlande feuillagée d’hyacinthe : son léger manteau était de couleur prasine, mais si peu chargé de pierreries que le vent en soulevait les plis…

Et celui-ci de Tennyson :

Une écharpe de pourpre, à chaque extrémité de laquelle oscillait une pomme de l’or le plus pur, ondulait autour de lui lorsqu’il partit au galop pour les rejoindre, étincelant comme une libellule en parure d’été et en soies de fête.

Cependant il ne faut pas croire que M. Albert Mockel n’ait fait que se souvenir des lointains poètes de l’épopée artusienne. Ses fableries sont bien de lui. L’ironie n’en est pas absente, cette ironie si complètement inconnue des bons « trouveurs » du Moyen Âge. L’image des choses actuelles y transparaît souvent comme la réalité dans un mirage. Cette description d’un cortège qui se déroule dans la capitale de l’Hyontargie pourrait être celle d’un Mardi-Gras moderne :

« Vint ensuite le char des Hauts-Négoces, rempli de trafiquants parmi les premiers de la ville. Ils n’étaient pas très séduisants quant au visage mais ils tenaient dans les mains toutes sortes de marchandises figurées en or, et ils proclamaient que le gain est une bonne chose. Or déjà s’annonçait dans un fracas terrible le char de l’Industrie chargé de machines dorées et il en sortait des riches resplendissants de chamarrures et d’embonpoint, lesquels proclamèrent que l’industrie est une bonne chose. Puis arrivèrent les chars des boulangers, ceux des bouchers, des épiciers, des charcutiers ; on proclamait que manger est une bonne chose… »

La manie des critiques est d’établir des comparaisons entre auteurs fort dissemblables, et je m’en méfie. Cependant il est impossible de ne pas penser parfois aux contes d’Oscar Wilde en lisant ceux d’Albert Mockel. Ils sont également imprégnés de cette ironie moderne que je signalais plus haut. Mais l’ironie de M. Albert Mockel est plus pure, plus spirituelle, plus spontanée que celle de l’auteur anglais, qui énonce ses paradoxes avec quelque emphase et une inutile insistance. Je dirais aussi qu’Oscar Wilde n’a pas assez oublié le doux enchanteur Andersen lorsqu’il écrivit quelques histoires de son Prince Heureux. Par miracle, M. Albert Mockel a complètement échappé à cette influence, sauf dans l’épisode des trois flocons de neige qu’on trouve dans le conte intitulé Le Triomphe de Gomaburge.

Il importe, après ce que je viens de dire, d’affirmer bien haut que les Contes pour les Enfants d’Hier sont d’une absolue originalité de conception et d’expression. Voici réellement du nouveau en littérature. De combien de livres pourrait-on en dire autant ? M. Albert Mockel prend rang, désormais, parmi les parfaits prosateurs d’une génération à laquelle nous devons André Gide, Remy de Gourmont, Pierre Louys, Maurice Maeterlinck, Adrien Mithouard et Henri de Régnier. J’ai noté à chaque page des passages d’un art consommé.

« Ses yeux étaient de la nuance marine, qui change avec la clarté ; ainsi profonds et variables, on eût pu discuter longtemps de leur couleur, sombre ou limpide tour à tour selon que naissait le regard. »

Ou bien :

« Dès qu’il eut aperçu la princesse, un généreux émoi l’avertit. Son cœur, tout à coup fut plus grand que le monde, et il comprit qu’avant de la connaître il l’avait toujours espérée. »

Ou ceci :

« Alors les chants des femmes s’élevèrent avec une grâce fragile et ils semblaient retomber lentement comme des oiseaux lassés, monter encore d’un tendre essor, pour se briser enfin en une longue plainte. »

Je pourrais continuer indéfiniment à enchanter ainsi le lecteur. Je préfère, pour achever mon agréable et vaine tâche de critique, insister sur des passages où se trahit l’art subtil et secret du poète musicien qu’est M. Albert Mockel. Admirez en passant le rythme des phrases suivantes qui se joue autour de l’alexandrin, se fond en lui pour ensuite s’en déprendre :

Cependant Novéliane a pâli sa lumière ; d’abord sa chevelure comme une aurore évanouie, puis sa robe de bure et sa forme indécise, et la clarté de ses ailes qu’elle a repliées. Mais elle est là toujours, désormais invisible. Les flocons, sur son souffle, voltigent légèrement…

Et voici un exemple encore plus curieux de l’art réfléchi et profond du poète. Peut-être même le jeu des assonances et des allitérations y est-il trop apparent. Mais quelle impression de pureté surnaturelle, comme le son de certains cristaux ou les notes aiguës du violon, donne l’emploi des liquides et palatales !

« Novéliane mouvait doucement ses ailes. Leurs courbes fléchies semblaient chanter ; leur souplesse ondulait comme une voix module. Les ailes frémirent, et ce fut l’harmonie qui suit le sillage des anges. Elles frémirent encore… et voici que d’inouïes visions dérivent en mélodies celestes, et que la robe de Noveliane grandit comme un abîme où des constellations scintillent dans l’éther. »

Il ne faudrait cependant pas croire que les Contes pour les Enfants d’Hier soient une suite de froides allégories ou seule s’exerce l’habileté de l’artiste. Non, le sang même du poète y bat à pleines pulsations. Ce livre est œuvre de passion autant que d’imagination. On y sent la chaleur de la chair, le parfum des baisers, la saveur des larmes. Ces histoires qui nous semblent si lointaines nous sont arrivées à nous tous. Nous avons tous connu la trompeuse fée Mélivaine ; nous avons écouté l’insupportable ramage de quelque petite amie à l’âme d’oiseau ; et même quelques-uns d’entre nous sont allés mourir dans l’île mystérieuse où Jerzual d’Urmonde sanglote en regardant passer sur la mer, l’immense mer, les nefs pavoisées, enguirlandées et toutes sonores des chants de triomphe d’un rival.

Ai-je réussi à faire comprendre la profonde beauté de ce livre ? Dois-je répéter qu’il s’agit ici d’un grave et rare chef-d’œuvre ? Faut-il laisser aux étrangers le soin de le découvrir ? Car si vous vous méfiez de mon jugement, lisez ce que pense du créateur des Contes pour les Enfants d’Hier, le plus grand critique de l’Angleterre, un des plus éminents de l’Europe et certainement le mieux informé des choses françaises, M. Edmund Gosse :

Je fus très intéressé de rencontrer un jeune homme, et, je me hasarde à le croire, un jeune homme de quelque génie, ravivant l’ancienne musique de la forêt magique, qui avait paru morte ou suspendue depuis le xviie siècle… Si M. Octave Mirbeau, dans un article fameux du Figaro, n’avait pas appelé M. Mæterlinck le Shakespeare belge, j’aurais été tenté de décrire M. Mockel comme le Spencer de son pays.

Je n’ai rien à ajouter à un pareil éloge. Lisez les Contes pour les Enfants d’Hier, et relisez-les souvent, pour que vos songes soient peuplés de belles images comme au temps où vous étiez encore les enfants d’aujourd’hui.

 

P-S. Il serait injuste d’oublier l’hommage dû à M. Auguste Donnay, dont les dessins sont des merveilles d’interprétation, et illustrent dans le vrai sens du mot le texte dont ils émanent, tour à tour charmants, graves ou ironiques. M. Auguste Donnay est un grand artiste.