Prose et Vers/Fragments de lettres d’un poète à sa fiancée
FRAGMENTS DE LETTRES D’UN POÈTE
À SA FIANCÉE
I
Votre carte reçue ce matin m’apprend une chose qui me stupéfie : comment il n’y a que huit jours que j’eus le bonheur de vous voir ? Mais il me semble que depuis l’heure où je vis votre train disparaître, de la gare, des éternités sont passées — des éternités de regret… Mais je ne vous écris pas pour vous entretenir des souffrances d’un vieux poète.
Et voici que vous me réclamez L… ! Mais c’est encore un peu de vous qui partira, car avec L. je peux parler de vous.
Je me retourne, et je vois votre portrait qui s’illumine dans son cadre d’or, comme l’image d’une petite sainte dans sa châsse. Une sainte ? Non, je n’aime guère les saintes, pas plus que les saints. J’aime mieux mon humanité toute naturelle. Je disais hier soir à L. que j’étais persuadé que vous aviez des défauts mais qu’ils devaient être si beaux qu’ils valaient les plus rares qualités. Je parlais théoriquement, bien entendu, car ces défauts, je ne les ai pas encore découverts. J’espère ardemment que vous en avez, ou je m’effondrerais de honte à vos pieds, me sentant indigne de votre perfection.
Bérénice est sur mon bureau et remue la queue, la patte et son petit nez pour me dire quelque chose. Bon, voilà qu’elle me demande de vous écrire de sa part. Je résume toutes mes connaissances du langage chat, j’écoute et je transcris. Or voici ce que vient de me dire Bérénice : « Patron au visage triste, je vois que tu penses à ma petite amie. Je ne sais pas comme toi salir du papier pour communiquer mes pensées. Permets moi d’ailleurs en passant de dire que ta saleté m’a toujours étonnée : je ne t’ai pas encore vu une seule fois cracher dans ta main pour la promener sur ta figure, ni lécher, comme il convient, ta poitrine ou tes doigts de pieds. Tu n’es qu’un sale dégoûtant. Mais cela n’est qu’une parenthèse, si j’ose m’exprimer en langage homme. Je veux que tu dises à mon amie au joli nom que je meurs de ne plus la voir et que mon caractère se gâte. Quant à mon estomac, peuh ! n’en parlons pas : le foie le plus succulent, le plus rouge, le plus fondant m’est une dégoûtation. Je n’ai plus l’accueil matinal de mon amie, ni la caresse légère de ses mains, ni les baisers de la plus belle bouche du monde. Tu comprends que ce n’est pas toi, vieux grigou de patron, qui me consoleras. Et puis tu es trop bête. Tu t’asseois devant le piano, tu soupires, tu allonges un nez d’une aune, et puis c’est tout. Elle au moins savait éveiller l’âme du piano ; à moins que ce ne fussent ses propres doigts qui chantaient. Je ne sais au juste. Mais je sais que lorsqu’elle jouait, j’aimais bien m’asseoir sur mon derrière et considérer le divin mouvement de ses paupières levées vers la musique puis baissées vers les touches. Et mon âme jaillissait vers le paradis des chats, et je me sentais devenir je ne sais quoi, quelque chose de bien supérieur à la boule de poils que je suis, une flamme, une fleur, un parfum. Patron, je vois que tu as envie de pleurer. Je te donne donc la patte et je te mordille l’oreille pour te consoler. Je te reconnais au moins une qualité : c’est que tu aimes mon amie. »
Là-dessus Bérénice s’est tue, méditative.
Quand vous reverrai-je ? Je voudrais bien aller à B. J’ai supplié L. d’attraper le choléra ou la variole pour que je sois forcé de l’accompagner jusqu’à F. Mais il est affreusement égoïste et a refusé de me rendre ce service. C’est égal je n’y tiens plus et j’ai bien envie d’aller vous surprendre à moins que vous n’ayez la bonne idée de nous revenir. L. vous dira que votre Papa est l’image même de la mélancolie.
II
Il m’est arrivé hier soir une chose étrange et charmante, G. dînait chez moi. Dehors il faisait un temps affreux de vent et de neige (oui, déjà la neige !). En fumant nous avions parlé de pressentiments, de fantômes, de transmission de la pensée. Puis la conversation avait changé et nous parlâmes de vous. À ce moment Julia, dans sa cuisine, entend quelque chose qui frappe à la fenêtre. Elle ouvre et voici qu’entre chez moi un petit moineau tout transi par le froid et abasourdi par la lumière. Nous l’avons réchauffé puis mis en lieu sûr, hors d’atteinte du chat et du chien. Ce matin, je lui ai rendu la liberté.
Je ne serais pas poète si je ne m’étais pas imaginé qu’à cette heure précise vous pensiez peut-être un peu à moi, et que ce petit oiseau était votre messager.
III
Je comprends que tu aies mal dormi la veille de Noël. Demande à L. combien de fois, au milieu du brouhaha, j’ai levé mon verre pour boire avec lui à ta santé. Je t’avoue que je me suis retiré plusieurs fois de la folie de cette fête pour penser seul à toi, comme on se retire dans une chapelle pour prier avant de rentrer dans la rue bruyante. Je ne me sers pas de métaphores : penser à toi, n’est-ce pas prier ? La beauté ne peut inspirer que des idées hautes et nobles, et je puis dire que je suis un meilleur homme depuis que je t’ai connue, petite amie.
Tu penses bien que ces méditations s’accompagnaient de mélancolie. Pourquoi, pendant les quelques années que nous avons à vivre sur cette goutte de boue qui tourbillonne dans l’espace, ne pouvons-nous rester auprès des êtres aimés, au lieu d’être réduit à leur communiquer si vaguement nos pensées au moyen de quelques signes tracés sur du papier ?
Laisse-moi baiser le bout de tes doigts, petite princesse, en prenant congé de toi.
IV
Je suis allé hier soir, espérant m’étourdir, au Bal Tabarin, où l’on donnait un bal masqué. J’en suis revenu avec rancœur et dégoût en pensant pour la première fois au suicide. Tous ces gens-là hurlant, chantant, dansant à moitié ivres, se lançant des confetti et des serpentins, mon Dieu ! qu’ils étaient heureux de ne pas penser, de ne pas aimer, de ne vivre qu’une bonne vie animale. Et surtout j’étais attristé par quelques visages de femmes, des visages de pureté angélique qui n’étaient pourtant que le masque de la bêtise, du mensonge et de la crapulerie.
Ah ! mon Dieu, Cl., si tu savais tout ce qu’un homme met de rêve sous un visage de femme !
Allons, je ne veux pas continuer sur ce țon-là, je finirais par te faire pleurer… ou éclater de rire.
V
Hier soir j’allais me coucher et j’étais à moitié déshabillé lorsque je me suis dit que je m’ennuyais trop et qu’il fallait réagir. Je courus au Casino. À une heure du matin tu aurais pu me voir au Café Américain, buvant un whisky en compagnie d’une jeune dame fort jolie, ma foi, habillée de bleu pâle et ornée d’un chapeau à plume extravagant. Oui, il n’y a pas à nier, elle était jolie et fraîche et n’avait guère que dix-sept ans, la pauvrette…
Et tu crois que… non, tu te trompes. Je suis un drôle de corps. Tout en riant et en paraissant plus gai que n’importe qui, je subis des rafales de tristesse. Toute cette chair charmante jetée en pâture aux hommes m’apparut tout-à-coup comme une fleur que la foule piétine. Et je ne sais pourquoi je songeai à toi et à ta calme vie là bas. Je partis en vidant mon porte-monnaie dans celui de la petite femme, fort étonnée de recevoir de l’argent d’un monsieur qui ne lui demandait rien en retour.
VI
J’ai rencontré hier soir Moréas qui m’a dit qu’il se rangeait, qu’il se couchait dorénavant à dix heures, que la vie qu’il menait le dégoûtait. À deux heures et demie du matin après sa dixième consommation il s’est écrié avec le touchant esprit de suite des vrais poètes : Je ne me couche pas ! Allons finir la nuit aux Halles ! Moréas est un grand poète.
Je t’embrasse, je me dépêche de finir car Bérénice, qui s’éveille d’un long somme au coin du feu va sûrement me demander de lui servir de secrétaire et j’ai égaré mon dictionnaire chat-français.
VII
Quoiqu’il soit à peu près l’heure de me coucher, je préfère t’écrire, pour passer mon énervement. Car le père Stuaire est énervé. Il a fait toute la journée une chaleur moite et lourde et en ce moment des orages grondent autour d’Interlaken sans se décider à tomber sur nous. Puis je viens d’accompagner ma mère au Kursaal pour voir la Loïe Fuller. Foule au guichet d’abord, je prends ma place à la queue, comme tout le monde. Voilà qu’un individu se met à pousser mais à pousser comme s’il voulait me renverser. Étant plus grand que lui, j’ai pu le maintenir, et je me suis mis, absolument furieux, à l’eng… en allemand. Le personnage ne bronche pas, à la fin il dit quelques mots français. Alors je l’eng… en français. Peine perdue, car il me répond insolemment en anglais avec un fort accent américain. Oh ! alors, je ne l’ai pas ménagé et il n’a d’ailleurs pas répondu.
Une fois installé, je me trouve à côté d’une grosse américaine (je joue de malheur,) qui se penche sur moi pour lire mon programme et colle une cuisse puissante contre mon maigre tibia — ce qui m’aurait énervé même de la part d’une jolie femme par la chaleur qu’il faisait. Soudain l’orchestre entame l’air national américain et voilà ma voisine qui se lève et se met à chanter en agitant ses abatis ! L’air fini, elle me regarde et observe tout haut que c’est honteux que les Américains ne se lèvent pas quand on joue leur air national ! À une femme il n’y a rien à répondre, que veux-tu ?
Il faut que je te raconte une charmante rencontre que j’ai faite aujourd’hui. Je me promenais das un sentier, en pleins champs, quand je vois devant moi une toute petite chose sautillante. Cela ressemblait à une souris minuscule qui sauterait sur ses pattes de derrière, un peu comme un kangourou. Je ne connais pas le nom français de ce petit animal, quoique j’en connaisse le nom anglais. Ce qu’il y a eu de délicieusement amusant, c’est que cet être gros comme une noix s’arrête, me regarde d’un petit air futé, puis sautille vers moi sans la moindre crainte. Je croyais qu’il allait me serrer la patte et m’inviter à dîner. C’était certes moi le plus embarrassé des deux. J’ai dû finalement pousser mon petit ami dans l’herbe à côté du sentier, car un gamin me suivait et aurait pu s’en emparer.
VIII
J’ose à peine t’écrire tant je suis de mauvaise humeur. Pourquoi ? Toujours pour la même raison, parce que tu es à F. et que je suis à Grindelwald. J’arrive presqu’à souhaiter de pouvoir t’oublier jusqu’au 15. Je dois être bien désagréable pour ma mère, car je suis silencieux et morose et rien ne peut me distraire. Jamais je n’ai été dans un tel état. J’ai pourtant beau me dire que je te reverrai dans dix-sept jours et que je devrais m’estimer l’homme le plus heureux du monde, je reste plongé dans la plus morne tristesse. Les soirées surtout me semblent interminables. Mon malheureux esprit se reporte à F. et je compte presque les secondes qui nous séparent encore.
Il est maintenant dix heures du soir et j’ai envie de me coucher comme de me couper la tête. Et pourtant il n’y a rien à faire ici, sinon se promener de long en large dans l’unique rue du village en compagnie de longs Anglais en smoking et de longues Anglaises en robes blanches. Le comble c’est que je regrette Interlaken où il y avait un peu de vie et de mouvement. Si seulement je pratiquais l’alpinisme ! Encore voudrais-je avoir des amis et ne pas me promener seul avec un guide. D’ailleurs à force de penser à toi, je tomberais dans une crevasse, comme le Monsieur enterré dans le cimetière du village dont J’ai relevé l’inscription funéraire :
En admirant dans ces montagnes
Les ouvrages admirables de Dieu,
Il tomba dans un gouffre.
Il faut tout de même que j’aille me coucher. J’ai littéralement envie de pleurer qu’ai-je donc à être dans un tel état ?
Je t’embrasse, ma petite chérie. J’essaierai de combattre ma tristesse, mais ce sera difficile.
IX
J’ai eu jadis une histoire avec une vieille folle à Paris. Elle n’admettait pas que je rentrasse après dix heures du soir. Or je rentrais plus souvent à deux ou trois heures du matin, en faisant d’ailleurs très peu de bruit. La vieille imagina alors de donner des coups terribles dans son plafond juste sous mon lit, dès six heures du matin. Tu vois d’ici ce réveil en sursaut.
Je me plaignis, je ripostai aux coups de balai par des coups de canne. Rien n’y fit. Au bout d’une semaine de cette comédie, je reçus une lettre presque insolente du mari de la folle, un commis voyageur. Je fis répondre que j’allais porter plainte à la police pour le tapage et que quant au mari, je le mettrais en bas de l’escalier si jamais je l’y rencontrais.
Le tapage cessa ce jour-là, mais la vieille ne s’avouait pas vaincue et voici qui devient délicieusement comique.
Malgré une avarice sordide, elle acheta un énorme phonographe et le fit jouer des airs de cavalerie toute la journée. Ce qu’il y eut de délicieux, c’est que je n’entendis rien, absolument rien du phonographe, puisque j’étais parti pour la campagne, et que ce furent les voisins qui se révoltèrent ! La vieille faillit en crever de dépit et se hâta de déguerpir de la maison.
Voilà une histoire qui ramènera le sourire, je l’espère, sur tes jolies lèvres qui n’ont pas été faites pour la moue.