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Prose et Vers/Quelques notes de voyage

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Prose et VersAlbert Messein (p. 257-272).

QUELQUES NOTES DE VOYAGE

GENÈVE

I

Genève est une honnête ville. Il me semble naturel que ses habitants se soient adonnés à l’horlogerie, car, de toutes les villes de l’Europe, elle est celle qui sait le mieux l’heure qu’il est. Elle n’avance pas comme cette folle de Paris, elle ne retarde pas comme la somnolente Bruges. Elle suit son évolution en se méfiant des révolutions. Elle est libérale sans licence, elle est conservatrice sans réaction. Aussi dénuée de fantaisie, est-elle un peu ennuyeuse, comme ces tantes de province qui font chaque année des confitures à date fixe. Elle est par trop raisonnable. Elle fait peur aux poètes.

Pourtant elle a son charme, qui est celui du bon sens, de la bonne foi et de la bonne volonté. Je doute qu’on doute beaucoup à Genève et je crois qu’on y croit fortement. Genève est protestante, sinon avec grâce, du moins avec dignité. Si elle n’a pas la légèreté française, elle n’a pas non plus la lourdeur allemande. Et, à fin d’analyse, on ne peut s’empêcher de l’estimer sans pouvoir s’en passionner.

Genève a aussi sa mélancolie spéciale, qui est celle, oserais-je dire, d’une femme trop vertueuse. Venise attriste comme une courtisane vieillie qui compte les joyaux de sa jeunesse ; Vienne a quelque chose d’une archiduchesse qui aurait mal tourné ; Londres est une pâle garce détraquée qui boit trop de whisky, et qui fume pour se cacher le soleil. Mais Genève !… Vous connaissez comme moi l’expression d’infini regret qui alanguit le regard des femmes qui furent trop fidèles à leurs devoirs. Ces vierges sages ont l’air de mendier la passion comme leurs sœurs les folles mendient l’estime. Ainsi Genève me semble triste de sa séculaire honnêteté. Elle ne connaît ni éclats ni élans. Elle n’a jamais vu rouge. Son noble drapeau n’est teint que du sang des blessés à qui elle a porté secours. La Croix de Genève ne flotte sur les champs de bataille qu’en signe de miséricorde, de pardon et de fraternité.

Aussi, Genève ne voudrait-elle pas, malgré quelques secrets de son cœur, qu’on l’aimât comme une maîtresse. Il faut la respecter, vous dis-je comme une sœur de charité protestante.

II

Au long du lac Léman, dont l’onde grise, verte et bleue est plissée par le sillage des cygnes, on entend du matin au soir des musiciens ambulants chanter au son des harpes, des guitares et des violons Santa Lucia, Carmela ou Addio Napoli. C’est triste à mourir, car personne ne les écoute, et les prestes chansons napolitaines semblent avoir mal aux ailes. Il faudrait le parfum des fleurs, la gloire des haillons, la folie de l’amour pour qu’elles éclatassent mélodieusement au cœur des lazzaroni.

Sur l’onde grise, verte et bleue, les cygnes traînent sagement leur sillage…

III

Sur ce quai des Eaux-Vives, une lourde après-midi d’été, un vieillard pince de la harpe en dodelinant de la tête et une petite fille coiffée d’un chapeau vert à fleurs rouges râcle du violon qu’elle tient appuyé, comme les angelots des peintres viennois, sur son ventre bombé. La musique de ce couple disparate sonne comme une ironique invitation à la gaieté. Une brise brûlante remue l’ombre des marronniers sur le bitume. Un chien lappe à coups rapides l’eau qu’un arroseur projette dans le ruisseau. Un cheval de fiacre, les oreilles prises dans une résille à pompons, bat la mesure de sa bonne grosse tête.

Et quand je pense à Genève où je traînais, cet été-là, ma faiblesse et ma tristesse, je revois encore ce cheval sur le quai désert, ce chien haleta nt de soif, l’ombre violette des marronniers, ce vieillard dont le chef branlait et la pâle petite fille au violon rouge.

VENISE

I

Chaque ville a sa voix. Celle de Venise est la plus amoureuse du monde. Elle est faite de l’obscur clapotis de l’eau contre ses marches de marbre, du roucoulement pâmé de ses tourterelles dans les mille niches de Saint-Marc, du tintement tenu des mandolines que bercent dès la minuit les gondoles à multicolores girandoles. De l’eau, des ailes et des chansons !

II

Du fond de la lagune, à l’heure de l’agonie du soleil, on prendrait les dômes de Venise pour d’énormes bulles que l’on s’attend à voir, au son des cloches, crever, bleues, roses ou jaunes, parmi les gloires, les pompes et les triomphes d’un crépuscule où semblent vibrer de longues trompettes d’or aux lèvres des Victoires que peignit Veronèse.

III

Une nuit, sur la lagune, nos deux gondoles nous portaient au long des murs de l’hospice des fous, par le chenal où les cadavres des noyés de Venise vont vers la mer. Il faisait chaud comme l’haleine d’une femme amoureuse et noir comme l’âme d’une tombe oubliée. Parfois, au ras des eaux, de lourds éclairs pourpres palpitaient, révélant, en intermittente illumination, des villes pâlement accroupies sur leurs îlots. Et selon le jeu des ténèbres et de la foudre, la gondole qui nous suivait dressait à mes yeux une proue teinte de sang ou s’engloutissait dans le néant, comme si elle portait lourdement sur quelque Styx des âmes mortes de trop de volupté, de trop de désespoir ou de trop de souvenirs.

IV

Dans la ville nocturne qui sent la friture, le citron et l’urine, elle passe et repasse, les yeux énormes dans une petite face pâle qu’écrase la masse tassée de la chevelure. Et à chaque mouvement de ses grêles hanches, les franges de son châle noir ondulent comme au rythme d’une danse. Elle chantonne d’une voix un peu rauque quelque chose de voluptueux et de menaçant. Et quand elle glisse sous le rayon jaune d’une lanterne je vois palpiter sous son menton pointu un mol éventail rouge.

V

C’est une petite fruiterie tapie près du pont du Rialto. Tout le cadre de la boutique est garni de branches de laurier. Au-dessus de la porte ramage, à jabot gonflé, un canari. Et depuis l’ombre silencieuse de l’échoppe jusqu’au soleil tintamarrant de la ruelle, bataillent, en un fastueux étalage, les jaunes des oranges, des citrons et des abricots, les rouges des cerises, des tomates et des piments, parmi lesquels s’assombrissent le roux tavelé des bananes de Barbarie, le brun lisse des nèfles du Japon et le violet givré des figues de Sicile. Dans un seau d’eau posé par terre des champignons flottent.

VI

Dans les quartiers populaires, les poissonneries restent ouvertes une partie de la nuit. Sous l’éclairage cru s’amoncellent les brunes fritures de sardines, de crabes, de poulpes. Des écailles d’or et d’argent reluisent dans la blancheur bleutée des faïences. Les homards, d’un rouge luisant, se tassent sur des tapis d’algues vertes. Et les fillettes viennent sur le tard, le châle sur les cheveux, l’éventail aux doigts, acheter une assiette de frittura mista, et sourient d’un air aigu et oblique aux clins d’œil des passants, tandis qu’au fond d’un café voisin vibre une mandoline.

VII

La gondole, dont la proue déviée d’un brusque coup de rame fait paresseusement clapoter l’eau huileuse, vient de doubler le coin d’un rio. Sur les marches d’un palais à la porte lourdement écussonnée, une fillette, dont la nudité musclée fait éclater un trop étroit maillot blanc, avance un pied dans l’eau, repliant l’autre sous sa croupe. Elle est soulevée sur ses paumes, bombant une menue poitrine, tâtant de l’orteil la fraîcheur du bain. Sa lèvre rit, ses paupières se plissent, ses narines frémissent. Mais voici qu’à la vue inopinée de notre gondole, elle se détend toute. Elle retombe assise, une main aplatie sur la marche humide, l’autre fourrageant les poux que couve la broussaille blonde de son chignon. Nous passons. Et dans le canal où la rame du gondolier a remué des épluchures de légumes, des coquilles d’œuf et des écorces de fruits, la fillette, dressée tout à coup et nous éclaboussant de son rire et d’une verdâtre écume, plonge.

VIII

Tristes prostituées de Verse ! L’une d’elles, bouffie, jaune et malpropre sous le châle noir à longues franges, le peigne d’écaille fiché à la diable dans un crasseux chignon, l’éventail battant veulement entre ses doigts boudinés, m’attire au fond d’un cortile. Elle sent l’ail, la sueur et le musc. Elle me propose, la lamentable et chenue fille de joie, les voluptés que décrit l’Arétin. Et sa langue pointue, entre ses quelques dents, tremble comme celle d’un vieux perroquet ivre de luxure.

Dans la rue le rire des mirlitons reprend, narquois, nasal, blasphématoire.

IX

Une petite prostituée m’intéresse. Comme le papillon vole aux lumières, elle vient à la musique. Elle est fine, langoureuse et svelte, et tourne interminablement avec la foule autour de l’orchestre de la Place Saint-Marc. On ne saurait soupçonner qu’elle loue à la nuit son joli petit corps, si, sous sa jupe simple de dentellière, on n’apercevait, en cuir verni et à bouffettes noires, des souliers Louis XV à hauts talons.

X

La chaleur tombait de tout son poids sur la ville. Au dessus des dalles des quais, l’air tremblait visiblement. Un barcarol, enfumé dans l’ombre qui bordait avarement les maisons, suçait de ses lèvres avides une orange. Nous sortions de l’Académie des Beaux-Arts. Le soleil nous frappa comme une massue de flamme. Nous nous sentions défaillir et délirer. Mais au détour d’une rue j’aperçois une fiaschetteria. Nous soulevons la lourde courtine de toile, et nous voici tâtonnant dans les ténèbres froides où s’aperçoivent à peine, le long des murs, des rangées de tonneaux. Au comptoir nous demandons du marsala, et lentement, à coups comptés, nous buvons le bon vin glacé dans le silence obscur de la bibine, le bon vin glacé qui glisse sa fraîcheur sur nos gorges écorchées, le bon vin glacé…

XI

Une voile orangée sur l’Adriatique, contre un ciel plombé d’orage.

XII

J’ai vu ce soir Venise si sombre qu’on n’aurait pu la rendre en image que par la mine de plomb, en y frottant, contre trois lointaines vitres luisantes, un peu de pastel rose.

XIII

Je me souviens avec une infinie douceur d’un pan de vieux mur croulant dans l’eau stagnante d’un rio où passaient bien rarement des barques chargées de fruits ou de légumes. L’eau marine et les siècles lui avaient donné des tons de porphyre et de jade. Çà et là, les sels avaient irisé ses pierres comme des opales, les avaient transmuées en rubis, ou les avaient verdies comme des émeraudes. Et le soir des beaux jours, un peu avant le crépuscule, le vieux mur étincelait sourdement sous un avant-dernier rayon de soleil, comme le trésor mystique de la vieillesse et de la pauvreté.

FLORENCE

I

Les fleurs de Florence parfument la mémoire. Voici, telle que je la revois cette année, la boutique d’un fleuriste, à la saison de la première communion. Au seuil de la porte éclosent, l’une blanche comme l’innocence d’une fillette, l’autre rose comme son premier rêve d’amour, deux azalées. Des cornets de faïence suspendus à la devanture s’érigent, trompettes aux conques blanches qu’y auraient posées des archanges, les arums célestes et royaux. J’entre… Les iris, groupés en raides faisceaux, confondent leurs notes mauves, du bleu léger au violet le plus lourd. Partout éclatent en sauvages désaccords, les tulipes écarlates, jaunes ou bariolées, les renoncules jaunes ou rouges, au cœur noir, les œillets blancs, sanglants ou tigrés. Comme des notes de flûte ou de hautbois, les languissants lilas, les tendres muguets, les délicats myosotis adoucissent la fanfare des autres fleurs. Ici et là jaillissent, du col élancé de vases japonais, des branches cassées de cerisiers, de pêchers ou de pommiers en fleurs, encore émues, semble-t-il, du murmure des premières abeilles. Et, détail charmant, parmi les rosiers plantés dans des jarres de terre cuite, un petit chat blanc au collier de cuir rouge farfouille de sa patte les glorieuses fleurs tremblantes, puis dressé d’un brusque et souple élan au long d’une tige, hume de son museau plissé, les yeux éteints de plaisir, le cœur frais et brûlant d’une rose incarnat.

II

J’ai vu jadis Florence un jour de carnaval. La racaille se pressait dans la Via Calzaioli : hommes habillés en femmes, femmes vêtues en hommes, arlequins et colombines, faux nez en carton et barbes postiches en crins, mirlitons et ocharinas. Toute la joie glapissante et malsaine du mardi-gras moderne. Odeur de sueur et de poussière.

Soudain un remous dans la foule et la subite surprise du silence. De leur pas rapide, crucifix en tête, la cagoule sur le visage, passent, portant un cercueil sur un brancard, fugitive vision de la foi du Moyen-Âge, les sinistres et secourables frères de la Miséricorde. Ils fendent la foule du signe incliné de la croix. Je les suis. Une porte d’église s’ouvre auguste et noire, puis se referme pour recueillir le mort dans l’ombre, la paix et le murmure des prières.

III

De Fiésole je regarde la nuit tomber comme une bénédiction sur Florence. De la masse urbaine se détachent encore, dominant la brume piquée de gaz et d’électricité, les dômes de Sainte-Marie de la Fleur et de Saint-Laurent, le campanile de Giotto et celui du Palazzo Vecchio, et les entassements sombres du Bargello et de Santa-Croce. L’Arno qui, une heure auparavant, déroulait comme un serpent, dans la lointaine vallée crépusculaire, ses anneaux d’argent, semble s’être lové dans l’ombre. Le ciel, de violacé, devient violet. De nouvelles lumières éclatent dans la ville dont les contours et les édifices disparaissent. Bientôt Florence, au cœur de ces collines, n’est qu’une poignée de rubis, de topazes et de diamants jetés au fond d’une coupe.

Cette nuit, accoudé, le visage dans les mains, au parapet de Fiésole, j’ai pleuré sur ta gloire, Ville sacrée de la Fleur, comme un amant pleure sur une maîtresse mourante qui commence à mieux comprendre les larmes que les paroles.

IV

J’entre pour le Salut dans la petite église franciscaine qui domine Fiésole. Par la porte qui reste ouverte sur le terre-plein planté de cyprès, le soleil du crépuscule coule en large nappe d’or, rendant plus obscur le reste de l’église. Derrière le jubé on entend le marmonnement sonore et rapide des prières. Dans une chapelle latérale, trois frères, la tête petite et ronde au-dessus des massives robes de bure, font des génuflexions et balancent l’encensoir. Et la fumée violette s’éparpille en nuages, en cercles et en spirales dans la coulée rougeoyante du soleil, qui peu à peu envahit l’humble autel, en fait resplendir le tabernacle, l’ostensoir et la croix, et auréole d’une gloire aveuglante les trois disciples du moine adorable qui prêcha, il y a sept siècles, aux petits oiseaux de l’Ombrie.

VU DU TRAIN, PRÈS DE LUCERNE[1]

C’est la bataille de l’Hiver et du Printemps. Les sapins de la montagne sont encore blancs d’une récente chute de neige ; les cerisiers de la vallée le sont déjà de la première éclosion des corolles. Et dans la fumée des nuages où le train passe en y mêlant la sienne, on ne peut pas distinguer où finit, là-bas, la neige des fleurs et où commencent, là-haut, les fleurs de la neige.

COLOGNE

Dans Cologne la grande, ce jour de pluie et de suie, mon cœur était triste comme une ballade allemande. Le Rhin roulait des eaux jaunâtres et, dans le ciel, les nuages bas se mêlaient à la fumée des usines. On entendait tomber sur la ville, du haut des tours, le chant lourd des cloches.

Dans Cologne la sainte, qu’ai-je fait, tout ce long jour où je traînais dans les rues humides le fardeau de ma mélancolie ? Que sais-je ? Je me rappelle seulement avoir caressé un vieux chien malade qui haletait de douleur sous une porte cochère, et que je me suis mis à pleurer comme si j’avais vu souffrir un ami.

Et je me rappelle encore avoir ri, près d’une école, en voyant à la devanture d’une conditorei des bonbons auxquels un savant confiseur avait donné la forme d’une saucisse, pour tenter doublement la gourmandise allemande de Hansl aux yeux bleus et de Grettl aux nattes blondes.

Mais vraiment, tout ce long jour, comme un enfant qui s’ennuie quand il pleut, je ne savais pas pourquoi j’avais alternativement envie de rire et de pleurer, dans la grande, la sainte Cologne, qui se mire, avec sa grande cathédrale, dans le Rhin, le beau fleuve.

Si ! maintenant je le sais, que j’ai ouvert le vieux livre aux pages tant feuilletées, où je relis la strophe qui berça si souvent la rêverie de ma jeunesse : « Dans le Rhin, dans le beau fleuve, se mire dans les flots, avec sa grande cathédrale, la grande, la sainte Cologne. »

Henri Heine ! tu caressas peut-être un vieux chien galeux, un jour de pluie et de suie, dans Cologne, et tu pleuras sans savoir pourquoi, et peut-être as-tu ri comme moi en voyant chez le confiseur du coin Hansl et Grettl ouvrir aux saucisses en sucre leurs jolies bouches roses.

À toi je te dirai tout bas le secret de mes larmes et de mon rire plus douloureux que les larmes. Je pleurais, ce jour-là, en pensant à la bien-aimée que j’avais laissée dans le pays de France. Elle a les yeux verts comme la mer et les cheveux d’or sombre. Et je riais parce qu’on a envie de rire quand on souffre trop.

Henri Heine, frère des poètes désolés, j’ai récité toute cette journée, sous la pluie et dans le bruit des cloches, en errant dans la grande, la sainte Cologne, ces vers auxquels ton frère en douleur, Schumann, a donné l’âme d’une musique ondoyante et fuyante comme le Rhin :

Ich weiss nicht was soll es bedeuten
Dass ich so traurig bin ;
Ein Mährchen aus alten Zeiten
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.

  1. Qu’on excuse le désordre dans lequel sont présentées ces notes et qu’on ne les considère que comme des pages arrachées, un peu au hasard à d’anciens carnets de route. note de l’auteur (l’Ermitage novembre 1902).