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Prose et Vers/Paul Verlaine (portrait)

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Prose et VersAlbert Messein (p. 167-176).

PAUL VERLAINE

Il était facile d’aborder Paul Verlaine. Jamais grand homme ne montra moins de morgue, quoique vers la fin de ses jours il ne détestât pas de poser un peu « pour embêter Moréas. »

Celui-ci à l’époque où je fis la connaissance de Verlaine en était à l’étude des poètes de la Pléiade. Car on sait que venu très tard en France, il se fit consciencieusement une éducation littéraire. Pendant longtemps il épouvanta les gens en leur demandant à brûle-pourpoint : « Que pensez-vous de Gace Brulé ? » Le châtelain de Coucy, passe encore, mais Gace Brulé ! J’acquis vite la certitude qu’il ne connaissait de Gace Brulé que ce qui en est cité dans l’Anthologie de Bartsch, et je me sentis moins ébloui par son érudition. Donc, en suivant le cours des âges, il en était arrivé à la Pléiade, et faisait retentir les cafés du Quartier Latin de ces mots qui servaient d’exorde à tous ses discours : « Moi et Ronsard… » Cela exaspérait un peu cet autre grand enfant qu’était Verlaine, lequel, s’appliquant à imiter Moréas, passait un peu de salive sur son doigt médian, en lissait l’extrême pointe de sa moustache, rajustait des manchettes, hélas ! imaginaires, et tonitruait : « Moi et Moréas ». Plus tard, moins amène il devait le qualifier dans ses Épigrammes d’un terme en trois lettres qui constitue une injure gratuite au sexe à qui nous devons notre naissance et nos illusions.

Verlaine venait parfois retrouver Moréas chez un marchand de vins dont l’établissement, la Côte d’Or, faisait le coin de la rue Racine et de la rue de Médicis, en face de l’Odéon et du Palais du Luxembourg. De l’entresol, qui servait de restaurant, on voyait passer les célébrités.

Nous vîmes même un jour Sarcey s’introduire dans certain édicule auquel Vespasien n’aurait pas trouvé d’odeur. Ce ne fut pas chose facile à cause de sa corpulence. Il en sortit avec non moins de difficulté, la gidouille (comme disait Jarry) repoussée vers les reins par l’étroite issue. Un ban tumultueux accueillit la délivrance de Notre Oncle qui, très myope, ne parvint pas à découvrir d’où partait cette intempestive ovation.

Verlaine venait donc parfois partager avec nous notre miroton et notre demi-setier. Nous, c’étaient, outre Moréas, Raymond de la Tailhède, le grand lyrique qui se tait depuis trop longtemps, Ernest Raynaud, qui a si noblement évoqué l’œuvre de son maître dans l’Assomption de Paul Verlaine, Maurice du Plessys, trépidant, sarcastique et pince sans rire, Gauguin, qui arrivait des Antilles et s’apprêtait à partir pour Tahiti ; Charles Morice, dont la littérature de Tout à l’heure venait de faire grand bruit, Édouard Dubus, délicieux esprit qui devait s’abîmer dans tous les paradis artificiels, Adolphe Retté, qui ne songeait guère alors à la religion, Louis Le Cardonnel, qui ne cessait d’y penser, et combien d’autres, dont quelques-uns se sont suicidés, dont certains ont eu des morts affreuses. Néanmoins les plus à plaindre parmi nous, sont ceux qui renoncèrent avant l’heure à l’Art et à la Poésie.

Le Pèlerin passionné parut, et il fut décidé que Moréas irait en grande pompe et cérémonie, en offrir un exemplaire de luxe à Stéphane Mallarmé. Nous frêtâmes donc plusieurs fiacres et nous nous en fûmes, un beau mardi, chez Mallarmé, rue de Rome. Verlaine, vieux faune malin, s’y trouvait déjà embusqué. Il disputait alors à Moréas le sceptre du Quartier-Latin. Pour tout dire, il était puérilement jaloux de ce klephte à l’œil noir qui ne disait rien qui vaille à son cœur de vieux bougre de patriote. Mallarmé reçut Moréas et sa bande avec son habituelle courtoisie. Quant à Verlaine, hérissant le poil, il ne cessa de cribler Moréas de traits empoisonnés. Celui-ci qui manquait totalement d’esprit mais avait beaucoup de finesse, subit l’assaut sans riposte. Il mérita ce soir-là, toutes nos sympathies, car Verlaine abusa réellement de son bagout de vieux gamin de Paris. Lorsqu’il consentait à lâcher Moréas, comme un chat lâche une souris pour y mieux revenir des crocs et des griffes, il savait se hausser à l’éloquence. On parla de Shakespeare. Je me rappelle cette phrase : « Shakespeare, hein ! ne dirait-on pas un géant aveugle qui abat des arbres dans une forêt… très sombre… la forêt d’Ardenne ? »

Quand l’heure vint de prendre congé de Mallarmé, je précédais immédiatement Verlaine, et j’entendis l’adorable vieux gosse demander : « Hein ! Stéphane, ai-je assez bien parlé, ce soir ? Les ai-je assez épatés, les petits ? »

On allait le plus souvent voir Verlaine au Café François Ier boulevard Saint Michel[1], où il tenait ses assises à l’heure de l’absinthe. J’avoue que je n’y allais guère, ne me sentant pas une excessive tendresse pour les jeunes gens qui s’abreuvaient aux frais du maître les jours où celui-ci avait « récupéré des ors » comme il disait d’un air fier. Autour de la bande papillonnait Bibi-la-Purée, cet incroyable voyou qui promenait sa silhouette louis onzième de Montmartre au Quartier-Latin. Il servait à Verlaine de factotum, de Mercure galant, voire de déménageur à la cloche de bois ; et, comme il avait des lettres, il se montrait glorieux de l’indulgente amitié du grand homme. À l’enterrement de Verlaine, le comte Robert de Montesquiou renifla sur la présence de Bibi à la place d’honneur juste derrière le corbillard. On le délogea. Mais le pauvre claquefaim y avait plus droit que n’importe lequel d’entre nous.

Je me souviens d’une charmante conversation que j’eus un jour avec Verlaine, dans le coin du Café François Ier où le photographe de Nos Contemporains chez eux l’a saisi, affalé devant son absinthe. Il me décrivait une visite qu’il avait faite à la Grande Chartreuse, et me décrivant les moines : « Des frocs comme des blocs, et, dessus de tout petits crânes ronds, comme dans les tableaux de Le Sueur. » Et il rapprochait l’un de l’autre ses deux poings fermés en répétant : « De tout petits crânes, comme dans les tableaux de Le Sueur. »

Il avait visité la Grande-Chartreuse une année où ses douleurs rhumatismales l’avait forcé à faire une cure à Aix-les-Bains. Il y fut soigné par le docteur Cazalis (Jean Lahor) qui, après bien des années, me parlait avec épouvante de son client. D’abord Verlaine ne consentait à recevoir Cazalis qu’au café, et celui-ci, médecin mondain, fut obligé de fréquenter les pires bistros de la petite, de la trop petite ville. Puis Verlaine se laissa mener une ou deux fois au poste de police, où le respectable Cazalis dut aller le réclamer. Enfin, par gaminerie, il manifestait une admiration excessive, publique et scandaleuse, pour certain Ganymède en marbre qui orne le jardin public d’Aix-les-Bains. Je crois que, sans risquer de passer pour un immonde bourgeois, il est permis de compatir aux tribulations de l’excellent homme que fut Jean Lahor.

Je me souviens d’une soirée assez amusante passée en compagnie de Verlaine et d’Edmund Gosse, le grand poète, romancier et critique anglais. Celui-ci avait un vif désir de faire la connaissance de Verlaine. Son physique l’intéressait autant que son moral. Verlaine avait déjà fait des conférences en Angleterre, où son crâne vaste, bosselé et socratique, bien en lumière sous les ampoules électriques avait impressionné un public qui ne comprenait mie à sa parole. Nous cherchâmes donc Verlaine dans ses repaires habituels du Quartier Latin. Nous le trouvâmes enfin, en compagnie de l’affreuse Eugénie Krantz, chez un marchand de vins de la place Saint-Michel. Il portait un cache-nez qui lui montait jusqu’à la bouche et un grand chapeau de feutre mou qu’il avait rabattu sur son front. Edmund Gosse ne pouvait donc voir de sa physionomie que le nez et les yeux.

Verlaine se montra plein de dignité, malgré les rhums à l’eau qu’il avait déjà absorbés. Il tenta même de parler anglais. Or je le soupçonne d’avoir su encore moins d’anglais que le bon Mallarmé ! Quoique il en fût, la seule phrase qu’il parvint à sortir, et qu’il répéta à satiété, fut : « Shakespeare, he is a man ! » Et encore avait-il un bizarre accent écossais. J’eus une furieuse envie de répondre à la manière incohérente des lexiques de conversation : « And Racine, he is not a woman ! »

Gosse, qui est un charmeur, amadoua vite le vieux faune, mais de temps en temps il me soufflait « Je n’ai pas vu son crâne ! Je veux voir son crâne » Aussi à chaque fois que Verlaine revenait à Shakespeare, j’insinuais : « N’est-ce pas, maître, chapeau bas devant lui ! » et j’appuyais du geste mon invite. Mais il n’en rabattait que davantage son vieux chapeau sur les sourcils et Gosse dut partir sans avoir vu le crâne de Verlaine.

Je viens de parler des conférences de Verlaine en Angleterre. Son odyssée vaut la peine d’être racontée. Robert Sherard, le biographe bien connu d’Oscar Wilde, et Arthur Symons, le poète londonien, avaient été chargés, l’un de recevoir Verlaine à Charing Cross, l’autre de l’expédier de Paris. Sherard, donc, après avoir fait dîner Verlaine sans excès de boisson, l’installa dans le rapide de nuit Paris-Calais en le recommandant comme un enfant au chef de train. Puis il alla se coucher la conscience tranquille, après avoir annoncé par télégramme à Symons le départ de Verlaine. La mauvaise chance voulut qu’une tempête effroyable sévit, cette nuit-là, sur la Manche. La malle ne put partir. Verlaine passa donc sa nuit au buffet de Calais, mais bien sagement, sans faire de bêtises. Symons, qui l’attendait à Londres au petit jour, dormit comme il put dans les salles de Charing Cross. Enfin Verlaine parut, sale, verdâtre, mal remis du mal de mer. Son hôte l’accueillit comme un enfant prodigue, et s’il ne tua pas le veau gras en son honneur dans son petit appartement de Fountain Court, il le réconforta comme il put, puis lui demanda s’il avait apporté un habit dans sa valise. Un habit ! Le pauvre Lélian avait tout juste quelques objets de première nécessité ! Symons courut donc de droite et de gauche, empruntant ici un habit, là une chemise, ailleurs des escarpins, et Verlaine, quand il parut le soir même sur l’estrade, eut l’apparence d’un respectable clergyman. Ce n’était pas ce qu’attendait le public, alléché par les journaux qui avaient annoncé une conférence par Paul Verlaine « le poète forçat. »

Parmi mes souvenirs en voici un plus mélancolique. C’était un soir où nous nous étions attardés, quelques camarades et moi, dans le caveau du Soleil d’Or, après une des fameuses soirées de la Plume. Le boulevard Saint Michel était désert. Nous allions notre chemin, assez silencieusement lorsque nous entendîmes le tapotement lourd et las d’une canne sur l’asphalte. Un homme en macfarlane nous précédait, boitant péniblement. C’était Verlaine. Nous l’entourâmes, nous lui fîmes fête, et nous l’invitâmes à souper avec nous. Mais cette nuit-là, il était sous l’influence saturnienne et ce ne fut pas sans peine que nous le forçâmes à accepter notre invitation. Il demeura maussade pendant tout le repas. À la fin l’un de nous lui demanda, assez maladroitement, de réciter quelque chose. Il s’exécuta, comme pour payer son écot, et nous dit la Chanson de Gaspar Hauser :

Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles
Vers les hommes des grandes villes,
Ils ne m’ont pas trouvé malin.

Vers infiniment empoignants par eux-mêmes. Mais comment rendre la triste voix éraillée, l’attitude abandonnée, le pauvre regard éperdu du récitant ? Pas le moindre soupçon de cabotinage. Les vers furent dits avec une simplicité presque puérile. Mais toute la misère morale et physique de l’homme larmoyait, geignait, grondait dans cette voix qui emplissait de sa lamentation la salle presque vide du café d’Harcourt.

Un matin glacial de 1896, mon ami Henri Degron pénétra chez moi, en criant : « Verlaine est mort ! » Il venait de son domicile. Je me précipitai à mon tour à la maison mortuaire. Le fidèle ami de Verlaine, A. F. Cazals, m’introduisit dans la chambre du mort. Il était inimaginablement beau. Un sourire de béatitude errait encore sur ses lèvres. La tête était un peu penchée sur l’épaule gauche, comme dans un paisible sommeil. Le pauvre vieux faune était bien trépassé : l’âme seule du saint irradiait de ce cadavre. Depuis longtemps j’avais désappris de prier. Mais je me penchai sur Verlaine mort et je lui baisai le front.


  1. Ce café a disparu pour faire place à la gare de Sceaux. Note de l’Auteur.