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Prose et Vers/Souvenirs sur le symbolisme

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Prose et VersAlbert Messein (p. 123-166).

SOUVENIRS SUR LE SYMBOLISME

Absent de France de 1885 à 1889, je n’ai participé que de très loin au début du Symbolisme quoique j’aie collaboré peu ou prou à la plupart des revues qui parurent entre ces deux dates : à la Basoche, au Scapin, au Décadent, à la Décadence, aux Écrits pour l’art, à la Wallonie, à la Revue Wagnerienne, etc. Je crois bien que les seuls sommaires qui ne portent pas mon nom sont ceux de Lutèce et de la première Pléiade.

Parlons de quelques-unes de ces revues dont je feuillette avec émotion les collections maculées et poussiéreuses. Nous y mîmes tant d’espoir, de courage et de foi, et tant d’argent péniblement amassé ! Les poètes de ce temps se privaient souvent de dîner pour assurer une existence éphémère à quelque petite feuille que personne ne lisait. Les débutants d’aujourd’hui ne peuvent se faire une idée de l’indifférence du public de 1885 à l’égard de la poésie. Aucune revue ne publiait des vers, et les Parnassiens, de guerre lasse, s’abandonnaient au journalisme. Bourget, certes, eut un succès d’estime et Rollinat même un succès de réclame. Mais Leconte de Lisle, on peut hardiment l’affirmer, malgré la belle dévotion des Parnassiens, resta, avant son entrée à l’Académie, inconnu du grand public. Quant à Verlaine, Mallarmé, Dierx, Villiers de l’Isle-Adam, nous eûmes l’orgueil et la gloire de répandre partout leurs noms. Sans nous ils seraient encore obscurs. Grâce à nos pauvres petites revues dont on ne commence à connaître les titres que quinze ans après leur disparition, ils sont devenus illustres, et sont reconnus comme les véritables initiateurs d’une nouvelle poésie.

La première de ces revues, fut Lutèce. J’y reviendrai plus loin. On en a d’ailleurs souvent parlé. Mais on ignore généralement la Basoche qui fut fondée en novembre 1884, à Bruxelles, par Henry de Tombeur, mort depuis. Tout le groupe de Condorcet y collabora, notamment Mikhaël, Quillard, Ghil, Fontainas, Darzens et moi. Parmi ses autres collaborateurs, citons MM. Jean Ajalbert, Célestin Demblon, Georges d’Esparbès, Émile Goudeau, Stanislas de Guaita, Théo Hannon, J-K. Huysmans, Camille Lemonnier, Jean Lorrain, Catulle Mendès, Émile Michelet, Edmond Picard, et enfin Jean Rameau que le concours littéraire du Figaro venait de révéler à l’innocente Belgique.

Je cite, non seulement pour son intérêt anecdotique, mais pour donner une idée de la vivacité des polémiques littéraires en l’an de grâce 1885, quelques passages d’un article de M. Jean Ajalbert sur Lutèce :

Chaque été, quelque chroniqueur se hasarde à découvrir qu’il n’y a pas seulement des arrivés de la littérature et laisse tomber de sa plume le nom d’un inconnu. Aux dernières chaleurs, a transpiré la nouvelle qu’il existait une école de « décadents ». Et tout le monde de s’écrier : « Qu’est-ce que des décadents ? Où ça se vend-il ? » Il paraît même qu’un soir de gaieté le duc de Morny demandait, chez Bignon, qu’on lui servît un décadent au cresson. La foule délirait ; les reporters, dans leurs pérégrinations à travers les brasseries de Montmartre et du Quartier Latin découvrirent deux ou trois poètes flegmatiques, qui se laissèrent affubler du nom de décadents. On prépara les décadents à toutes les sauces, et les journaux se prirent à dauber sur le compte de Lutèce, organe de la jeune littérature.

« Or, ni M. Bourde, ni M. Champsaur ne pouvaient parler des jeunes en connaissance de cause. La « nouvelle littérature » semble aussi peu familière à M. Bourde qu’à M. Edmond Lepelletier, qui nous accusent de faire des vers faux ! Quant à M. Félicien Champsaur, il est plus particulièrement incompétent. Vers ou prose, il n’a guère fait que les vers ou la prose des autres ; il n’a pas oublié que notre ami R. Darzens, dans un article de la Jeune France, « Un Valet de Lettres », le qualifia de ramasseur de bouts de cigares ; cependant, l’insulteur à gages du supplément du Figaro, émergeant de la boue dans laquelle il est enlisé, vida son hebdomadaire potée d’injures sur les « Décadenticulets ». Ramassant les plus ineptes racontars sur leur vie privée, il vint reprocher à l’un sa difformité physique, à l’autre ses amitiés, à d’autres leurs amours.

« … Ces messieurs de la rive droite durent être quelque peu embarrassés pour édifier les deux colonnes et quelques lignes dont se compose « l’article ». Ils ignoraient nombre de plaquettes de vers parues çà et là, et ne fréquentaient pas certainement chez Trézenik et Rall. Car Lutèce est peu aimée, et cela se conçoit. Lutèce est un périodique coup de pied au cul des chroniqueurs ignares, des reporters imbéciles. On n’y respecte pas les maîtres, et lorsque Zola et Cladel publient l’Œuvre et la Mi-Diable avec l’admirative approbation de la presse, Lutèce pousse le cri d’alarme : « Zola se meurt, Cladel est mort ! »

« … Lutèce publie successivement les vers de Jean Rameau, G. d’Esparbès, Edmond Haraucourt, Fernand Icres, Henri Beauclair (Adoré Floupette), Émile Goudeau, Georges Lorin, Vignier, L. Tailhade, Jean Moréas, Robert Caze, Paul Verlaine enfin, qui est peut-être le plus curieux poète de ce temps.

« … Les collaborateurs vont cueillir la feuille au sortir des presses, le vendredi soir. On rencontre à l’imprimerie Verlaine, Moréas, Caze, de Régnier, Grenet-Dancourt, G. Lorin, J. Vidal, P. Adam, R. Darzens, E. Mikhaël, Raynaud, Griffin, Norès, Colh, Henri Maugis, le critique théâtral, — et les heures passent à médire des absents — tout le monde debout, nul ne remarquant qu’il n’y a que deux chaises dans la salle de rédaction. Imprimerie, direction, rédaction, c’est tout un. Léo Trézenik et Georges Rall sont imprimeurs, là-bas, près de la Halle-aux-Vins ; et c’est avec la blouse de typo qu’ils reçurent un jour Jean Lorrain, luisant, pourri de chic, et s’obstinant à demander : le directeur ? Grâce à cette imprimerie, ils se sont assurés une suprême indépendance : les directeurs de Lutèce sont maîtres chez eux ; ils rédigent, ils impriment comme tel est leur bon plaisir ; souvent excessifs, souvent injustes, mais par l’amour de l’art. »

Je ne parle que pour mémoire de la Revue Wagnérienne d’Édouard Dujardin où parut, le 8 janvier 1886, une série de sonnets écrits à la gloire de Wagner par Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, René Ghil, Stuart Merrill, Charles Morice, Charles Vignier, Téodor de Wyzewa et Édouard Dujardin. Ces sonnets firent scandale dans la presse et achevèrent de nous compromettre auprès du public, qui préférait lire Charlot s’amuse.

La première Pléiade, qui n’eut que six numéros date de mars 1886. Ce fut une des plus remarquables des revues disparues. Elle publia la plupart des poèmes en prose de Mikhaël, le fameux Traité du verbe de René Ghil, la Fille aux mains coupées de Quillard, Le massacre des innocents (qui n’a jamais été reproduit) de Maeterlinck, des vers de Van Lerberghe, et enfin de Grégoire Le Roy, un poète qui s’est tu pour je ne sais quelles raisons, une série de poèmes qui annonçaient un maître admirable et nouveau. Je n’en veux pour preuve que ce sonnet :


LES BREBIS MORNES

N’est-ce pas que c’est triste et funèbre, la vie ?
Et que nous sommes fous d’empoisonner nos jours
D’illusion de gloire et de rêves d’amour ?
Et de loucher toujours des yeux avec envie ?


Voyez ! ces mains d’épouse, et de mère et de sœur
Qui guériraient nos cœurs avec de la douceur,
Eh ! bien, comme un enfant ridicule et qui boude,
Durs, nous les écartons d’un geste avec le coude.

Cette simple maison d’où nous sommes partis
Nous semble trop étroite à nos âmes trop fières,
Nous tendons notre lèvre aux seins froids des chimères…

Vraiment mais on dirait d’un troupeau de brebis
Qui, dans un pré bien vert levant des cous moroses,
Bêleraient sottement après un champ de roses.

Le 7 janvier 1887 parurent, sous la direction de mon vieil et cher ami René Ghil, les Écrits pour l’art, qui s’arrêtèrent au sixième numéro pour reprendre plus tard. Cette première série s’illustra de portraits de Stéphane Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, René Ghil, Henri de Régnier, Francis Viélé-Griffin, Stuart Merrill, et publia des vers d’Émile Verhaeren, George Khnopff, Albert Saint-Paul, et des proses de Charles-Eudes Bonin et Mario Varvara.

Il importe de rendre ici hommage à la mémoire de Gaston Dubedat, qui fonda les Écrits pour l’art et qui les continua en une seconde série jusqu’à sa mort. Cette seconde série ne compte plus les noms de Francis Viélé-Griffin et de Henri de Régnier, qui ne tenaient pas à s’affubler du titre d’évolutifs-instrumentistes, mais s’augmente de ceux d’Albert Lantoine, le hautain et fastueux poète, de Pierre Dévoluy, actuellement capoulié du Félibrige, d’Achille Delaroche, qui a écrit dans le numéro de La Plume consacré à Jean Moréas l’article le plus judicieux que je connaisse sur le symbolisme, d’Albert Saint-Paul l’évocateur précieux de Scènes de bal, de Georges Docquois, petit-fils de Glatigny et de Banville, de Marcel Batilliat, qui n’avait pas abandonné les vers pour le roman, de Zévaès, le farouche guesdite, qui s’appelait alors Alexandre Bourson.

À propos de Dubedat, René Ghil me conta jadis une anecdote qu’il m’assura être vraie. Dubedat habitait à cette époque Bordeaux. Un beau jour il reçut une convocation du commissaire de police de son quartier qu’il trouva feuilletant une collection des Écrits pour l’art :

Monsieur, lui demanda à brûle-pourpoint le commissaire, quel est l’objet de votre revue ? Que signifient ces logogriphes disposés en forme de vers :

Mais les hasards haïs, qui gardent le moment
Traînaient sur d’éveillés vestiges de ramages
Tout le nuage lourd au songe véhément,
Variant d’un vœu vain le somme sans hommages.[1] ?

Et ces énigmes en prose, donnez-m’en la clef : Cent affiches s’assimilant l’or incompris des jours, trahison de la lettre, ont fui, comme à tous confins de la ville, mes yeux, au ras de l’horizon par un départ sur le rail… »[2].

Enfin je désire des renseignements sur tous ces personnages aux noms bizarres qui collaborent à votre revue. On n’a vraiment pas le droit de s’appeler Khnopff, Verhaeren, Zévaès ou Stuart Merrill. Quant à Mallarmé c’est évidemment un pseudonyme.

Dubedat, interloqué, ne sut que répondre à un aussi étrange interrogatoire, et demanda ce qu’on lui voulait. Par mille périphrases astucieuses, le commissaire finit par se faire comprendre. On prenait les Écrits pour l’art pour un organe d’espionnage international, où les affiliés correspondaient entre eux en langage convenu. Dubedat eut quelque peine à se disculper, et à prouver que dans sa revue on trahissait tout au plus la belle clarté de la langue française.

Les Écrits ayant cessé de paraître pendant quelques mois, ses collaborateurs furent recueillis par la Wallonie, revue dirigée, à Liège, par M. Albert Mockel. Je crois bien que tous les poètes intéressants de l’époque figurent au sommaire de la Wallonie. Je n’essaierai pas d’en faire l’énumération. Les jeunes et les aînés y voisinaient en bonne confraternité, et M. Albert Mockel les dirigeait avec tact et autorité. C’est lui qui recevait à Liège les littérateurs français et leur offrait cette hospitalité belge qui est parfois redoutable, et dont fut victime Stéphane Mallarmé. Celui-ci avait été invité à faire, dans diverses villes de Belgique, des conférences sur Villiers de l’Isle-Adam. Il tenait beaucoup à certain petit effet de scène qui consistait à prononcer les premières phrases de la conférence debout, puis à s’asseoir. Ce jeu est même indiqué dans la conférence imprimée. « Or », me dit Stéphane Mallarmé, « ayant toujours dîné chez des amis belges avant la conférence, je n’ai jamais pu prononcer debout mes phrases d’introduction ».

M. Gustave Kahn ayant parlé ailleurs de la première Vogue et de la Revue Indépendante, M. Adolphe Retté de la Cravache et de la seconde Vogue, M. Ernest Raynaud du Décadent, je passe à d’autres sujets.

De retour à Paris en 1889, je fis rapidement la connaissance de mes confrères en symbolisme, avec qui je n’avais entretenu jusqu’alors que des relations épistolaires. Un beau jour, Adolphe Retté vint me trouver et me dit : « Gustave Kahn reçoit ce soir. C’est une occasion pour toi de le connaître. Viens avec moi ». Je partis donc avec Retté et, vers neuf heures, nous frappions à la porte du poète des Palais Nomades. Nous fûmes introduits dans une pièce parcimonieusement meublée de trois ou quatre chaises et d’une table de chêne couverte de poignards. Au milieu de la table se carrait, joviale et pansue, une bouteille de rhum. Une longue expérience m’a depuis appris qu’une soirée littéraire se compose essentiellement d’un flacon d’alcool avec des poètes autour.

Ce qui m’intriguait, c’étaient les entailles et les encoches dont était blessée la table. Qui donc avait pu ainsi détériorer ce meuble inoffensif et utile ? Je ne connaissais pas encore les poètes ! Au premier nom de littérateur lancé dans la conversation, Kahn s’empara d’un poignard et le ficha dans la table, en affirmant sur un ton plutôt malveillant : « Un tel, il faut lui crever la panse ! » Je me hasardais à faire l’éloge d’un aîné : « Celui-là, il faut lui dévider les boyaux ! » Et, vibrant dans un éclair, un nouveau poignard déchira le chêne du meuble. Terrorisé, je me tus. Mais un imprudent ou un farceur lança un troisième nom : « Lui ? Il faut lui ouvrir la bedaine ! » Et le geste accompagnait toujours la parole, au grand dam de la table.

J’avoue que j’admirai cette bonne et saine violence. D’ailleurs, M. Gustave Kahn me fut sympathique dès le premier abord. C’était, sans forfanterie, un Israélite fier de sa race. Il nous traitait, dans les discussions, de « jeunes Aryens ». Il faut dire qu’à cette époque Arthur Meyer était sans influence et que Gaston Pollonais n’existait pas. Aussi je ne songe pas à faire à Gustave Kahn un bien grand mérite d’être resté fidèle au siens. Je le loue simplement d’avoir écouté en lui la voix des rois et des prophètes d’Israël, des pleureuses de Babylone et des grands poètes hébreux de l’Espagne.

M. Adolphe Retté, dans son livre, parle d’un fameux restaurant du Quartier Latin, la Côte d’Or, qui se trouvait au coin de la rue de Vaugirard et de la rue de Médicis. Hélas ! ce restaurant est fermé depuis plusieurs mois, comme le café François Premier, où nous allions prendre l’apéritif avec Verlaine. Il avait été illustré, avant nous, par la présence de Séverine et de Jules Vallès. J’y dînais tous les soirs avec Moréas, Morice, Gauguin, Dubus, Rambosson, Delaroche, Clément Bellenger, Julien Leclercq, du Plessys, et cet étonnant Émile Meyerson, qui connaît toutes les langues de la terre et celles de quelques autres planètes, et à qui Moréas a dédié dans son Pèlerin Passionné, l’Epître à Æmilius.

C’est à la Côte d’Or que je connus Jean Moréas et que j’appris à l’admirer et l’aimer. Moréas est un de ces timides fort avertis qui portent en public un masque brutal, autant pour écarter les fâcheux que pour dissimuler leur sensibilité intime. Pendant longtemps Jean Moréas fut imcompris. M. Jules Huret lui-même, si fin et si malicieux, ne résista pas à la tentation d’en faire une légère caricature dans sa fameuse Enquête. Or, toujours M. Moréas fut simplement et noblement sincère, même lorsque, accentuant sa parole d’un retroussement de moustache, il lançait dans les cafés : « Moi et Ronsard… ». Le public a depuis longtemps rendu justice à l’auteur des Stances et d’Iphigénie. Il me plaît aujourd’hui de rappeler une phrase que M. Moréas, dans un de ses rares moments d’expansion, prononça devant moi, il y a quelques années. Je la trouve incomparablement belle dans sa simplicité : « Je n’ai jamais rien fait qui fût indigne d’un poète. »

À côté de Jean Moréas, Charles Morice exerçait sur nous une grande influence. D’une intelligence hautaine et subtile, d’une éloquence grave et abondante, il nous charmait toujours et savait souvent nous convaincre. Sa Littérature de tout-à-l’heure, qu’on oublie trop volontiers, a certainement orienté le Symbolisme vers des chemins nouveaux. Malheureusement après que Moréas eût fondé son École Romane, Charles Morice fut piqué du désir de devenir à son tour caporal de lettres. Dans un manifeste au Figaro il fonda l’École Française et s’adjoignit comme élèves un certain nombre de poètes, parmi lesquels Le Cardonnel, Dubus et Samain. Le lendemain même les prétendus élèves rédigèrent une protestation fort digne où ils déclaraient que le Symbolisme étant un mouvement d’émancipation en littérature, aucun d’eux ne consentait à se soumettre à l’esthétique toute personnelle de M. Charles Morice. Si je rappelle cet épisode, c’est pour contraster l’attitude résolument libertaire des poètes symbolistes avec celle de certains poètes nouveaux qui ont ressuscité, sous le même nom, la même école. Est-il nécessaire d’ajouter que M. Charles Morice, l’auteur si fier et si patient de l’Action Humaine, n’avait pas de plus dévoués admirateurs que ceux-là mêmes qui refusaient de devenir ses élèves ?

M. Adolphe Retté consacre un chapitre spécial aux morts et aux disparus, Édouard Dubus, Albert Aurier, Emmanuel Signoret, Louis Le Cardonnel. Je regrette qu’il n’ait pas cru devoir parler de quelques habitués de la Côte d’Or, morts, hélas ! Paul Gauguin, Clément Bellenger et Julien Leclercq. J’en dirai quelques mots.

J’étonnerai beaucoup de critiques qui ont déduit de ses œuvres tant de théories, en disant que je n’ai jamais entendu Gauguin parler peinture. Il écoutait avec une admirable patience, les lèvres ourlées et les paupières plissées en un demi sourire ironique, nos mirobolants discours sur l’art, son origine et sa fin, mais il se gardait bien de nous faire part de ses idées, à supposer qu’il en eût. Me permettra-t-on une opinion personnelle ? Je crois que Gauguin se livra tout entier à son tempérament de coloriste brutal et de sauvage déformateur sans le moindre souci de s’accorder à une esthétique quelconque. Ce qu’on rapporte de son enseignement de Pont-Aven me semble puéril et presque trivial. Il ne faut pas en conclure qu’il manquât d’intelligence. Au contraire, ses lettres et ses notes de voyage témoignent de rares dons d’observation, d’analyse et de raisonnement. Mais il n’était pas de terme commun entre son art et celui de nos peintres, même les plus révolutionnaires. Paul Gauguin reste, dans le sens le pire et le meilleur du terme, un monstre. Même Van Gogh, ce fou de génie, peut se classer dans des catégories connues : il a des ancêtres et aura sans doute une postérité. Il est, en d’autres mots, de notre race. Gauguin, parmi nous, était véritablement solitaire. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il ait quitté notre civilisation pour se développer sans entraves parmi des peuplades primitives. Il était homme à pourchasser sa proie dans les forêts ou les eaux profondes, à dégrossir de sa hache les arbres centenaires, à se construire un logis et à le décorer de sculptures grossières et de naïves images. Il se sentait mal à l’aise dans notre société. Je n’en veux pour preuve qu’une conversation que j’eus avec lui, en fiacre, une nuit que nous allions chez Mallarmé. Je lui demandai pourquoi il se prétendait peintre symboliste. « Je ne discerne, lui avouai-je, aucun symbolisme dans vos tableaux. Gustave Moreau est un symboliste et même Puvis de Chavannes lorsqu’il ne confond pas symbole et allégorie. Mais vous !… » Gauguin se débattait, essayant de m’expliquer le sens ésotérique de sa ligne et de sa couleur ; puis, saisi d’une brusque colère, il me cria violemment : « Et puis vous m’embêtez, vous autres civilisés, avec votre manie d’ergoter sur tout, et de soumettre l’instinct à la raison, l’œuvre à l’esthétique. Je suis un barbare, moi, entendez-vous, un barbare ! » Et il était beau ainsi, à demi dressé dans la voiture, son profil de Peau-Rouge éclairé par la lumière des réverbères.

S’il parlait peu de peinture, il aimait nous narrer son voyage aux Antilles. On sait qu’il y alla « before the mast », comme disent les Anglais, devant le mât, c’est-à-dire comme simple matelot. Il était également enchanté de nous faire des démonstrations de boxe et de savate. Sa trop grande confiance en sa force musculaire et son adresse de tireur lui fut d’ailleurs funeste. On sait qu’un jour, en Bretagne, il se prit de querelle avec trois matelots qui injuriaient sa compagne tahitienne, et qu’au cours d’une lutte chevaleresque et inégale, il se fit casser les jambes d’un coup de pied bas.

Au surplus, c’était le meilleur compagnon du monde. M. Thiébault-Sisson s’est déshonoré en faisant de Gauguin, dans le Temps, la plus vile caricature. Je puis témoigner, comme tous ses amis, que Gauguin mena toujours la vie la plus probe et la plus digne. Il haïssait la pose et la prétention. Sa seule passion était le travail, et il évitait, très soucieux de sa santé, tous les excès. Mais, de même que Théophile Gautier offusqua les bourgeois de son temps par le gilet nacarat qu’il porta à la première d’Hernani, Paul Gauguin offensa la vue un peu débile de M. Thiébault-Sisson par son gilet breton aux éclatantes broderies jaunes. Vous pensez bien qu’un monsieur aussi polychrome ne pouvait être qu’un farceur, un fainéant et un alcoolique.

Julien Leclercq fut une autre victime de M. Thiébault-Sisson. Pauvre Leclercq ! S’il ne fut pas un grand poète, il fut un grand cœur. Mais il avait le tort grave, aux yeux de M. Thiébault-Sisson, de porter une chevelure que je ne puis comparer qu’à celle d’un chamelier nubien. Tort pire, on le voyait Bullier dansant des chahuts fantastiques en compagnie d’un peintre aussi chevelu que lui ! Mais, ne savez-vous pas, messieurs les critiques cossus, à quelles abominables nécessités sont souvent réduits les artistes indigents ? Et sous le rire simulé ne devinez-vous pas la douleur prête à éclater en larmes ? Julien Leclerq descendit tous les cercles de l’enfer parisien. Rêveur et sentimental, il s’astreignit aux pires besognes du petit journalisme. Il réussit à sauvegarder, dans cette vie de hasard et d’expédients, toute sa dignité d’homme, toute sa fierté d’artiste. Sa misère fut tempérée de quelques accalmies. Il écrivit des ouvrages sur la chiromancie qui lui rapportèrent un peu d’argent, puis il trouva une place chez Bing et alla organiser des expositions d’art français à Christiania. Au cours d’un de ses voyages, il épousa celle qui devait enfin lui faire connaître le bonheur. Mais une fatalité inexorable semble poursuivre certains poètes dont l’idéal s’est trop mal accommodé de la vie. On sait que notre pauvre Édouard Dubus mourut à l’hôpital au moment même où un héritage inattendu lui eût peut-être permis de réparer, par un traitement long et coûteux, les ravages qu’avait commis en lui une funeste passion. Julien Leclercq mourut de même quelques jours avant d’avoir réalisé son rêve. M. Thiébault-Sisson s’imagine peut-être que ce bâilleur à la lune, ce hume-le-vent, ce brûleur de pavés, dès qu’il eut connu la paix de l’amour et les avantages de la fortune, s’acagnarda, les pieds aux chenets, dans les délices de l’oisiveté ? Non ! Notre ami, quoique se sachant condamné à une mort prochaine, s’occupa de fonder, grâce à la générosité de quelques étrangers, un journal destiné à défendre dans le monde la cause éternelle de la justice et les intérêts des peuples opprimés. Admirable spectacle d’un moribond lançant, d’un geste suprême, la bonne semence de la pensée vers l’avenir ! Sur son lit d’agonie, Julien Leclercq organisait les cadres du futur journal, établissait ses comptes, sollicitait des collaborations. Il expira avant d’avoir pu lire le sommaire du premier numéro de l’Européen, et laissant à d’autres le soin sacré d’accomplir ses projets.

Et c’est cet homme que M. Thiébault-Sisson a présenté aux lecteurs du Temps comme une sorte de singe joueur de mandoline ! Je comprends mal que mon ami Mazel ait pu prétendre, dans un article récent, que notre génération n’avait jamais eu à se plaindre de la critique. À chaque mort d’un des nôtres, c’est dans la presse la même incompréhension prétentieuse, la même malveillance sournoise. Je demande, en parodiant Baudelaire, s’il n’est pas une loi qui interdise aux journalistes l’entrée des cimetières.

Un des habitués les plus fidèles de la Côte d’Or fut Clément Bellenger. Pâle, maigre, chevelure et barbe rousses, l’air d’un Christ au jardin des Oliviers, il mangeait à part, comme effarouché par le bruit que nous menions et choqué par l’outrance de nos paradoxes. Mais j’entends déjà qu’on me demande qui était Clément Bellenger. Tout simplement un des plus grands graveurs sur bois du xixe siècle. Il était célèbre en Angleterre et aux États-Unis, où les magazines entretiennent encore le goût d’un art qui se perd peu à peu en France. Bellenger, vers la fin de sa vie, trouvait avec difficulté du travail. L’eau forte, dans les éditions de luxe, avait remplacé la gravure sur bois. Dans de pareilles conditions, un artiste est excusable de défendre comme il peut ses intérêts vitaux, de se réserver autant que possible le monopole de son art. Mais Clément Bellenger était de cœur trop généreux pour s’abaisser à de tels calculs ; malgré une gêne qui confinait à la misère, il continua à former des élèves. Aucun de ceux qui l’ont connu ne peut l’oublier. C’était la bonté, la douceur et la générosité mêmes. À ses charmantes qualités s’ajoutait le don si rare de l’admiration. Il fallait l’entendre parler de son maître, de son ami, de son dieu, Daniel Vierge ! Ce timide s’abandonnait parfois à de soudaines violences, et, les joues allumées, il se lançait à tête perdue contre nos paradoxes qui irritaient son exquise sincérité.

D’autres venaient plus rarement aux dîners de la Côte d’Or, comme Albert Trachsel, l’architecte des Fêtes réelles, dont j’ai jadis parlé dans cette revue, de Niederhausern-Rodo, l’auteur du monument Verlaine dont nous attendons toujours l’édification dans le jardin du Luxembourg. Suisses tous deux, ils partageaient en bons copains la bonne et la mauvaise fortune. L’un d’eux, j’oublie lequel, occupait au sixième étage d’une maison du Quartier Latin une soupente, où l’on ne pouvait se tenir debout qu’en passant la tête par la tabatière. Les jours d’opulence, nos compagnons achetaient une bouteille d’eau-de-vie de Dantzig, et, le verre à la main, leurs têtes passées à travers le toit, ils buvaient, graves, religieux et fraternels, la liqueur qu’ils faisaient miroiter contre le crépuscule, « parce qu’il y avait de l’or dedans ».

Il ne faut pas oublier, parmi les habitués, le cocher Moore, le protégé de Victor Hugo et l’agresseur d’Édouard Lockroy qui, entre deux courses, venait casser la croûte au rez-de-chaussée de la Côte d’Or, et nous faisait monter par le garçon des poèmes plus ou moins informes sur lesquels il sollicitait notre opinion.

Je ne puis quitter la Côte d’Or sans raconter un dîner que Moréas y offrit à Oscar Wilde. Je me défends tout d’abord de vouloir me moquer soit de Wilde, soit de Moréas. Nous fûmes, ce soir-là, les victimes de l’ironique hasard, et d’ailleurs mon anecdote est tout à l’honneur des trois disciples romans de Moréas.

Oscar Wilde était à cette époque au comble de sa gloire. Quoique courtois et délicat, il était accoutumé en ville à s’écouter causer, il n’aimait guère qu’on lui opposât un interlocuteur. Nous étions six à dîner : Wilde, Moréas, Raynaud, La Tailhède, du Plessys et moi. Le repas se passa le mieux du monde. Au dessert, Oscar Wilde inclina sa haute taille vers Moréas, et lui demanda de réciter des vers. « Je ne dis jamais rien, répondit Moréas, mais si vous le voulez bien, notre ami Raynaud nous récitera quelque chose. » Raynaud se leva, et ses poings redoutables appuyés sur la table, il annonça : « Sonnet à Jean Moréas ! » Il recueillit nos applaudissements, puis Wilde insista de nouveau auprès de Moréas. « Non, mais notre ami La Tailhède… » À son tour celui-ci se dressa, et, le monocle fixé à l’œil, il lança d’une voix claire : « Ode à Jean Morẻas ! » Wilde s’énervait visiblement du culte rendu par l’école romane à son chef ; néanmoins, il continua, par courtoisie, ses instances. « Du Plessys, dites-nous vos derniers vers », commanda le Maître. Surgi d’un jet, du Plessys claironna d’une voix vibrante : « Le tombeau de Jean Moréas ! » Oscar Wilde suffoqué, vaincu, dérouté, lui qui, dans les salons de Londres, faisait le silence autour de lui, demanda son chapeau et son pardessus, et s’enfuit dans la nuit. C’était certes la première fois qu’on avait autour d’une table, négligé de lui réserver tout l’encens.

Jacques Daurelle et moi fûmes les premiers à parler, à Paris, d’Oscar Wilde. J’estime inutile de répéter à son propos ce que j’ai déjà écrit. Je ne saurais rien ajouter aux admirables articles que lui consacrèrent MM. André Gide et Ernest La Jeunesse. Je n’ose même pas publier un pauvre petit billet où Oscar Wilde, qui avait, au moment de sa fortune, rendu service à tant d’ingrats, me demandait une somme infime, « afin », disait-il, « de finir ma semaine ». Il est des désastres si tragiques qu’on ne peut les respecter que par le silence.

Je confirme en passant ce que raconte Retté au sujet de la composition de Salomé. Un jour Oscar Wilde me remit son drame qu’il avait écrit très rapidement, de premier jet, en français, et me demanda d’en corriger les erreurs manifestes. Ce ne fut pas chose facile de faire accepter à Wilde toutes mes corrections. Il écrivait le français comme il le parlait, c’est-à-dire avec une fantaisie qui, si elle était savoureuse dans la conversation, aurait produit, au théâtre, une déplorable impression. Un ami me racontait récemment qu’en sa présence, Oscar Wilde termina le récit des aventures d’un roi (car les héros de Wilde étaient toujours des rois) par cette phrase : « Et puis, alors, le roi il est mouru. »

Je corrigeai donc comme je pus Salomé. Je me rappelle que la plupart des tirades de ses personnages commençaient par l’explétif : enfin ! En ai-je assez biffé des enfin. Mais je m’aperçus bientôt que le bon Wilde n’avait en mon goût qu’une confiance relative, et je le recommandai aux soins de Retté. Celui-ci continua mon travail de correction et d’émondation. Mais Wilde finit par se méfier de Retté autant que de moi, et ce fut Pierre Louys qui donna le dernier coup de lime au texte de Salomé.

Que de morts déjà dans ces souvenirs ! L’autre jour, en feuilletant la collection rarissime du premier Scapin, j’ai retrouvé ces quelques vers de Dubus, qui n’ont jamais été publiés ailleurs, et qui bercent mystérieusement, je ne sais pourquoi, ma mélancolie :

Nos jours de joie ont de tristes lendemains
Que mieux vaut ignorer à jamais : si tu l’oses,
Dans notre chambre, un soir, les fenêtres bien closes,
Nous épandrons des tubéreuses, des jasmins,
Des lys, des lilas et des grappes de glycine :
Dans l’ombre leur senteur énervante assassine.

Je copie, dans le même Scapin, (10 janvier 1886) un poème de Louis Le Cardonnel qu’on a négligé de reproduire dans le numéro de la Plume où une main pieuse a réuni en anthologie ses vers épars :

LE RÊVE DE LA REINE

La Reine aux cheveux d’ambre, à la bouche sanglante,
tient, de sa dextre longue, ouvert le vitrail d’or,
pensant que l’heure coule ainsi qu’une eau trop lente.
En ses yeux le reflet d’une tristesse dort,
et sur sa robe où sont des fleurs bizarres d’or,
elle laisse dormir son autre main si froide
que dans un sombre jour de chapelle qui dort
de moins rigides mains portent la palme roide !
Soudain, quelle moiteur à sa peau fine et froide !
À son front lisse perle une soudaine langueur,
et son corsage en dur brocart semble moins roide ;
est-ce toi, si longtemps immobile, son cœur
qui pourras la venir chasser, cette langueur,
et faire étinceler enfin la somnolence
de ses yeux, si longtemps glacés comme son cœur,
qui la feras tomber, l’armure du silence !
Ô crépuscule, dans ta grande somnolence,
un bois à l’horizon s’étage noir et bleu ;
haut, le croissant émerge et s’argente en silence.
L’Hippogriffe attendait dans le couchant de feu ;
et la Reine, égarant son regard noir et bleu,
Maudit l’heure qui coule ainsi qu’une eau trop lente,
et sous le dur brocart sentant sa gorge en feu,
mord son exsangue main de sa bouche sanglante !

On discerne déjà, dans ces vers lointains, le décor catholique et légendaire qui attira toujours Louis Le Cardonnel. Mais on aurait tort de voir en ce poète admirable un simple dilettante de la religion. Je le connus toujours, même en pleine tourmente, grave, réfléchi et apostolique. Il m’adressait de longues exhortations que j’écoutais d’une oreille distraite. S’il fut mal compris par quelques-uns, c’est qu’il fut incapable de la moindre hypocrisie. Il se montrait tel qu’il était sans dissimuler ses tentations, ses fautes et les affres de son repentir. J’ai rarement approché âme plus noble et plus pure. Je pense à lui avec émotion, et je souhaite, quoique délibérément incroyant et hostile à toute religion, qu’il ait trouvé dans sa foi la paix du cœur et de l’esprit. Je suis infiniment heureux d’apprendre qu’il publiera prochainement un volume de vers. Qu’importe que ceux-ci soient d’inspiration catholique ? Lesquels ont le mieux compris les livres mystiques de Verlaine, des catholiques et des incroyants ? la réponse n’est pas douteuse. Louis Le Cardonnel est — avec quelques autres, tel le critique Alphonse Germain et le poète Adrien Mithouard — l’honneur de l’Église. Pourquoi faut-il que ce soient les adversaires de leur dogme qui les admirent, les estiment et les aiment le mieux ? Peut-être, au-dessus de la vaine clameur de nos querelles, est-il, inouï de la plupart des hommes, un langage mystérieux, sans signes ni vocables, que comprennent seuls les poètes ?

En sortant le samedi soir de la Côte d’Or, nous allions aux soirées de la Plume. De ces fameuses soirées, je n’ai pas la prétention de parler après Léon Maillard, Ernest Raynaud et Adolphe Retté qui aidèrent à les organiser. D’autres encore ont rappelé, dans des articles ou des livres, ces assemblées. Les uns y ont vu des réunions familières de bons camarades venus pour réciter des vers, écouter des chansons, pinter et potiner ; les autres, des sabbats, où l’on buvait du sang dans des crânes de petits enfants, en marmonnant des abracadabras. M. Maurice Le Blond en a donné cette dernière impression :

Aux soirées de la Plume, tous les samedis, dans un caveau du « Boul’Mich, s’entassait une pittoresque cohue de bardes mystiques, de peintres de l’âme, de chansonniers et de fumistes aux allures ridicules… Ces jeunes gens paraissaient éprouver de vaniteuses voluptés à s’exiler du monde. Ils cultivaient un jargon singulier ; ils affectaient des mœurs cyniques et mystérieuses.

Pour réduire à néant cette légende qui tend à se propager, je me contente de relever, sur la liste de présence d’une seule soirée de la Plume (19 Décembre 1890) les noms suivants : Paul Verlaine, Jean Moréas, Julien Leclercq, Louis Dumur, P. N. Roinard, Louis Le Cardonnel, Léon Bloy, Raymond de la Tailhède, Léon Maillard, Émile Goudeau, Ludovic Naudeau, Grenet-Dancourt. Louis le Dauphin, Maurice du Plessys, John Grand-Carteret, Gabriel de Lautrec, Charles Buet, Eugène Lemercier, Yann Nibor, Pierre Trimouillat, Léon Durocher, Jules Tellier, Pierre Mille, Édouard Dubus, Lugné-Poe, Franck Vincent, André Veidaux, Georges Bonnamour, Gabriel Fabre, Charles Morice, Jean Rameau, Adolphe Retté, F. A. Cazals, Paterne Berrichon, Niederhausern-Rodo, Lucien Hubert, J. L. Croze, Maurevert, Yvanhoë Rambosson, Alexandre Boutique, Charles Maurras, etc…, c’est-à-dire des poètes, des romanciers, des critiques, des dramaturges, des journalistes, des chansonniers, des musiciens, des peintres, des sculpteurs, des architectes, des directeurs de théâtre, et même de futurs députés et conseillers municipaux ! Les opinions étaient aussi bigarrées que les professions : il y avait là, confondus dans le même nuage de fumée, des catholiques, des protestants, des juifs, des royalistes, des bonapartistes, des radicaux, des socialistes, des anarchistes, des mages et des zutistes. C’est merveille que certaines soirées de La Plume ne se soient pas terminées comme le combat des chats de Kilkenny, qui, d’après la légende irlandaise, s’entre-dévorèrent si bien qu’on ne retrouva, le lendemain, ni un chat, ni un poil sur le champ de bataille.

Avec Canqueteau, Bailliot, Lemercier, Ferny, ce gavroche de Cazals était la joie, l’éclat de rire, le pied de nez de ces soirées. Ne respectant rien ni personne, il faisait la nique, en vrai gamin de Paris, à ceux qu’il aimait le plus : à Verlaine dont il célébrait le rhum à l’eau ; à Moréas, dont il chantait le dernier cigare. Ce gamin, contraste piquant, ressemblait étrangement à Delacroix jeune. Aussi se prenait-il, dans ses moments de distraction, fort au sérieux, et s’oubliait-il jusqu’à chanter, en des vers vraiment émus, les amours, les peines et le triste destin du pauvre F. A. C. Mais le rire, ce courage des bohèmes, éclatait bientôt au-dessus des regrets, et le pauvre F. A. C. redevenait le joyeux Cazals. Que de refrains endiablés il a lancés, castagnettes aux doigts, dans le caveau enfumé du Soleil d’Or, où le piano le plus infirme de Paris renonçait à l’accompagner ! Compagnon inséparable de Verlaine, qu’il amena même au Soleil d’Or, un soir de Carnaval, coiffé d’un énorme turban, il partageait la philosophie facile et débonnaire du maître, et s’accommodait gaillardement des hasards de la vie. Il répondait à la mauvaise fortune par des chansons. Toute une époque revit dans son recueil Le Jardin Des Ronces, dont le seul tort est de ne pas nous rajeunir. Où sont les refrains d’antan, et le rhum à l’eau de Verlaine, et le dernier cigare de Moréas ?

« Arrivé, comme dit Dante, au milieu du chemin de la vie, je ressens une joie un peu mélancolique à égrener les souvenirs qui me restent de ces jours de lutte pour l’art souverain et de convictions ardentes. » Ainsi écrit M. Adolphe Retté au début du livre qu’il vient de consacrer au Symbolisme.

Cette mélancolie qui sourit et parfois même éclate de rire, je l’ai éprouvée en le lisant. Quoi ! tout cela se passait il y a quinze ans à peine, et c’est déjà de la chronique ancienne et matière à souvenir ? Entrons-nous déjà dans l’histoire littéraire ? Toujours est-il que la bibliographie du Symbolisme s’augmente de jour en jour. M. Gustave Kahn, dans Symbolistes et Décadents ; M. Jean Carrère, dans les articles qu’il réunira, je l’espère, en volume ; M. Adolphe Retté, dans son livre actuel, ont accumulé les matériaux qui serviront à la rédaction définitive de la Légende du Symbolisme, que M. Henri Degron prépare diligemment, et qui sera la suite attendue de la Légende Du Parnasse Contemporain de M. Catulle Mendès.

Tout en blâmant M. Adolphe Retté d’avoir commis quelques indiscrétions qui peuvent nuire à l’un des plus nobles poètes de notre génération, je le loue d’avoir raconté franchement et ingénument les épisodes un peu turbulents de notre jeunesse. Les gens austères qui pourraient se scandaliser de nos innocentes incartades se rassureront en pensant que le Symbolisme tout entier n’a pu être compromis par les truculences irréfléchies de quelques-uns de ses adeptes. Le Symbolisme a eu son grand et son petit cénacles tout comme le Romantisme. On n’a guère vu, après leur première jeunesse, MM. de Régnier, Vielé-Griffin ou Albert Samain au Quartier Latin, théâtre ordinaire de nos exploits. De même, les habitués du salon de Victor Hugo se rencontraient peu dans la maison délabrée de l’impasse du Doyenné, où Théo, Gérard, Arsène Houssaye, et Camille Rogier s’amusaient, le dimanche, quand la locataire de l’étage inférieur s’absentait à la messe, à pêcher par la fenêtre ses poissons rouges abandonnés sur le balcon.

D’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas, si nous savions être gais, notre unique préoccupation était la littérature. Nous allions en bandes compactes du « Voltaire » au « François Ier », du d’ « Harcourt » au « Grand Comptoir », en déclamant des vers et beaucoup plus ivres de lyrisme que d’alcool. Il était de belles nuits, où nous ne parvenions pas à terminer la discussion commencée. L’aurore nous surprenait alors aux Halles, où Moréas ne manquait jamais d’acheter un artichaut cru, qu’il tenait, en l’épluchant, comme un sceptre, tel Agamemnon. Il avait d’ordinaire une belle suite : Charles Morice, qui vaticinait, l’air fatal, sur La Littérature de tout à l’heure ; Adolphe Retté, qu’on retenait d’égorger les passants affligés d’yeux bleus et de cheveux blonds, car il les prenait tous pour son ennemi intime Rodenbach ; Jean Carrère, entonnant d’une voix vibrante la Coupo Santo ; Paul Gauguin, extasié devant les tas de carottes et de choux frisés ; Albert Aurier, louchant d’un mauvais œil du côté des sergents de ville qui osaient nous admonester ; Frédéric Corbier, soucieux d’un problème d’algèbre ou rêvant — qui sait ? — à son futur suicide ; Gaston Dubreuilh, qui s’amusait à horripiler Henri Quittard en lui falsant l’éloge de la Dame Blanche ; Édouard Dubus, proclamant, si mélancolique sous son masque de pierrot gouailleur : « Je suis un poil dans la main de la Providence ! » ; Henri Degron, frileux, falot et dépeigné, qui rêvassait, dans la brume empuantie du matin, aux cerisiers en fleurs de son Japon natal ; Julien Leclercq et Dauphin Meunier, passant avec précaution sous les arbres du square des Innocents, de peur d’y accrocher leur chevelure absalonienne ; le chevalier Maurice du Plessis de Lyman, plus familièrement M. Flandre, qui insinuait l’hérésie romane à son maître, l’imperturbable mangeur d’artichauts ; Louis Le Cardonnel, recrutant sournoisement des chevaliers de bonne volonté pour l’ordre de l’Agneau, fondé par lui pour restituer au Pape les États de l’Église ; enfin Yvanhoé Rambosson, qui ne se doutait guère qu’il recevrait un jour les peintres les plus illustres de Paris dans son bureau du Petit Palais.

Parfois nous étions moins nombreux, et la conversation devenait plus intime. Je n’oublierai jamais une nuit passée chez Baratte, en compagnie de Vielé-Griffin et d’Adolphe Retté. Dans le brouhaha des voix avinées, parmi les flonflons d’un déplorable orchestre, à qui mes deux amis donnaient des pièces blanches pour qu’il jouât, à mon grand scandale, des airs boulangistes, nous avions passé des heures émues à parler poètes et poésie. Peu à peu l’aube verdissait les vitres de la salle. Par la porte entr’ouverte, l’âcre parfum des légumes vous venait par bouffées des Halles. Le café se vidait. C’est alors que Vielé-Griffin tira de sa poche un manuscrit et qu’il nous récita, dans ce décor de banale débauche, comme une prière qui purifie, un de ses chefs-d’œuvre : La Ronde de la Marguerite :

Où est la Marguerite ?
Ô gué, ô gué, ô gué,
Où est la Marguerite ?
Elle est dans son château de fleurs et de charmilles.

Je voudrais, à propos du livre de M. Retté, évoquer d’autres souvenirs qui complèteront les siens et ceux de M. Gustave Kahn. J’essaierai d’y mettre le plus d’ordre possible.

Se doute-t-on que le premier groupement de ces poètes qui devaient illustrer plus tard le Symbolisme se fit dès 1882 au lycée Fontanes (aujourd’hui Concorcet) ? J’y comptais alors comme condisciples de rhétorique Éphraïm Mikhaël, René Ghil, Pierre Quillard, André Fontainas, Rodolphe Darzens, Georges Vanor. Je ne veux pas oublier Gabriel Lefeuve, qui est resté fidèle aux traditions parnassiennes, ni Édouard Guillaumet, fils du peintre orientaliste et auteur de plusieurs volumes de vers, ni Charles-Eugène Bonin, qui m’initia à Baudelaire et qui serait devenu un grand poète si la mystérieuse Asie n’avait attiré sa curiosité inquiète de voyageur. Enfin Tristan Bernard, beaucoup plus jeune, suivait, dans une classe inférieure, ce que nous écrivions dans le Fou.

Le Fou ! En reste-t-il à l’heure actuelle une seule collection ? C’était un menu journal lithographie de quatre pages, dirigé d’abord par Édouard Guillaumet, puis par Georges Vanor, qui s’appelait alors Van Ormelingen. Ce qui achevait de donner un petit air hollandais à cette mémorable gazette, c’était le nom redoutable de notre lithographe : Schouster-Van Hommeslager. Je crois que nous lui devons encore de l’argent.

Je me rappelle fort bien que le Fou s’illustrait de chansons de Darzens, de sonnets de Quillard, de poèmes en prose de Bonin, de barcarolles de votre serviteur. René Ghil y insérait des vers brûlants à l’adresse de Mlle Marguerite Ugalde, qu’il avait vue aux Nouveautés et qu’il adorait de loin, oh ! de bien loin ! Éphraïm Mikhaël s’y distingua par une Ballade à la concierge de mon cousin, laquelle avait offensé sa jeune dignité de poète. Quant à Guillaumet, il rédigeait à lui seul la moitié du journal, car il était d’une fécondité inépuisable. Quand il descendait de classe, il avait coutume de me demander d’un air fier : « Devine combien j’ai fait de sonnets en deux heures ? » Moi qui, pendant ce laps de temps, avait péniblement accouché d’un quatrain, je hasardais : « Un sonnet et demi ? » — « Non, mon vieux, dix-sept ! ».

Les choses faillirent tourner mal pour nous. Un journal de ce temps, Le Petit Moniteur Universel, s’occupa du Fou dans un article intitulé : Littérature de Potaches. On y reproduisait un sonnet naturaliste de moi, Le Gourmand, et, si j’ai bonne mémoire, un sonnet de Quillard qui débutait par cet impeccable alexandrin :

Un lendemain de fête on a mal aux cheveux.

On ne fut pas loin de nous traiter de Pétrones du lycée Fontanes. Le proviseur s’émut et interdit la vente du Fou chez notre unique dépositaire, un libraire du passage du Havre. Il ne fit pas d’enquête, sachant fort bien que nous étions solidaires les uns des autres, et que, s’il sévissait trop durement, il risquait de perdre ses meilleurs élèves et quelques prix et accessits au Concours général. L’orage passa et le Fou reparut.

Cet illustre journal ne suffisait pas à notre activité. Nous fondâmes un cercle littéraire, les Moineaux Francs, qui tenait ses assises tous les jeudis dans le salon d’un hôtel borgne de la rue de la Victoire. On y lisait des vers, on y causait du livre du jour, et on y vénérait l’ami Fontainas qui venait de publier son premier poème dans la Jeune Belgique. La cotisation mensuelle était fixée à un franc. Mais nous ne possédions pas toujours ces vingt sous, et nous dûmes déguerpir de la rue de la Victoire en laissant une petite dette au patron de l’hôtel, tout comme à ce pauvre M. Schouster-Van Hommeslager. La dernière réunion du cercle eut lieu en plein air, au Parc Monceau. Malheureusement une aguichante nourrice y démoralisa complètement notre trésorier qui disparut avec les quarante-cinq sous de la caisse. Il est devenu, depuis, un anarchiste distingué.

Le moment est venu de raconter une petite anecdote que je pourrais intituler : Comment je ne vis pas Victor Hugo.

Édouard Guillaumet, qui était alors l’ami intime du jeune Georges Hugo, nous proposa d’offrir la présidence d’honneur des Moineaux Francs à Victor Hugo. Sa motion fut votée d’acclamation, et un comité, composé de Quillard, de Guillaumet et de moi, fut nommé pour prier le maître d’accepter l’honneur que nous lui faisions.

Nous prîmes donc, un jeudi, l’omnibus Passy-Bourse, non sans la grave pensée que le derrière auguste du poète des poètes s’était peut-être posé sur la banquette de l’impériale où nous étions. Arrivés au petit hôtel de l’avenue d’Eylau, nous dûmes supplier Guillaumet de tirer la sonnette, car l’émotion nous coupait les bras, et d’entamer les pourparlers, car elle nous étranglait la voix. Une servante nous répondit qu’elle ne savait si monsieur Victor Hugo était chez lui (ce « monsieur » sonnait étrangement à nos oreilles) et nous pria d’attendre dans le salon de l’entresol. Guillaumet nous quitta pour aller voir son ami Georges à l’étage supérieur.

Ce salon était-il tendu de rouge, de bleu, de rose ou de vert ? Avait-il deux ou trois fenêtres, une ou deux portes ? Son ameublement était-il Henri IV, Louis XVI ou Empire ? Je l’ignore, n’ayant pu détacher mes regards d’une table ronde ou était posé le Tombeau de Théophile Gautier. Ni cette table, ni ce volume, ne m’intéressaient particulièrement. Mais à mon esprit chaviré il fallait quelque détail précis où il pût se raccrocher. Ce fut grâce à cette table secourable que je ne tombai pas en syncope. Peu à peu, cependant, je me remis et mon attention fut attirée par un magnifique chat qui rôdait autour de nous. Je le désignai du doigt à Quillard qui paraissait aussi pâle et décomposé que moi. Cependant il eut l’audace inouïe de s’emparer du chat, et d’une voix rauque il me demanda : « Stuart, as-tu sur toi des ciseaux ? » Ne supposant pas qu’il désirât émasculer le noble animal, je lui soufflai : « Non, mais pourquoi veux-tu des ciseaux ? » — « Pour couper une touffe de poils au chat de Victor Hugo et la garder en souvenir ! ».

Je vous assure que je ne songeai pas à rire, d’autant moins que la panique me reprenait. J’entendais dans l’escalier des pas lourds qui descendaient. C’était Victor Hugo, sans aucun doute. Les pas se rapprochaient. Quillard suait d’émotion, mon cœur battait la chamade. Les pieds mystérieux touchaient à la porte, une main en tournait le bouton. Nous sentîmes sur nos tempes le souffle de la petite mort. La porte s’ouvrit lentement, très lentement… C’était la servante qui venait nous dire que monsieur Victor Hugo n’était pas chez lui. Ô mensonge béni ! Nous dégringolâmes quatre à quatre l’escalier, sans attendre Guillaumet, et nous courûmes boire un vulnéraire chez le marchand de vins du coin.

La même année, c’est-à-dire en 1882, Pierre Quillard, à la tête d’une délégation du lycée Fontanes, prit sa place dans l’interminable cortège qui porta les vœux de Paris, de la France et du monde à Victor Hugo à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de sa naissance. Il eut le courage de lui lire, sans s’évanouir, un sonnet aux métaphores militaires (oui, Quillard !). Quant à moi, beaucoup plus timide, je m’étais détaché de la délégation et je me trouvais pris, sans pouvoir avancer ni reculer, dans la foule qui s’écrasait devant l’hôtel de Victor Hugo. Je me rappelle qu’un brave homme, broyé par la multitude, tourna vers moi une tête lamentable et s’écria, les larmes dans la voix : « Dire que je n’peux même pas lever les bras pour ôter mon chapeau d’vant l’bon Dieu ». J’oubliais de dire que Victor Hugo, encadré de Georges et de Jeanne, était à sa fenêtre et saluait son peuple.

Je vis Hugo une seconde fois, un matin que je passais avenue d’Eylau. Je levai les yeux vers la célèbre fenêtre : le dieu mettait ses bretelles en humant l’air du printemps.

Cependant nous avions tous fait des vers et nous rêvions de publier un livre collectif. Nous écrivions alors dans un petit journal édité par un certain Henri Jouve qui, je crois, est encore dans la librairie. Celui-ci organisait des soirées littéraires où venaient des bourgeois métromanes, et entre autres littérateurs, Léo Trézenik, et Georges d’Esparbès. Il organisait aussi des concours et publiait, moyennant finances, les pièces primées. J’ai devant moi un petit volume daté de 1883, Poésies et Nouvelles, qui contient, entre autres morceaux, l’Étoile des Âmes, de Rodolphe Darzens :

J’aime à voir, appuyé le soir sur ma fenêtre,
L’obscurité descendre et les étoiles naître
Au loin lumières d’or ;
J’aime à sentir passer le vent des nuits d’automne
Modulant dans les airs sa chanson monotone
Qui me berce et m’endort !

La Terre Nue, de René Ghilbert (aujourd’hui René Ghil) :

Ce soir, sur les champs veufs des grands épis moulus,
La pluie ample poudroie, et la terre au corps veule,
Comme une mère énorme et qui soupire seule,
Tend sa mamelle ronde aux mamelons velus.

Le Lunatique, de Stuart Merrill :

Ô reine au sein de marbre, ô splendide Astarté,
Qui vas versant ton or dans les nuits inconnues,
Un voile au dur éclat de ta virginité !
Une ombre à tes blancheurs implacablement nues !

Le Sillon, de Georges Michel (plus tard Éphraïm Mikhaël) :

Lentement, sous un ciel implacable et torride,
Traînant d’un pied lassé sa charrue au soc lourd
Et, comme un moribond, tendant sa gorge aride,
Le taureau fait sonner son pas lugubre et sourd.

Je n’ai jusqu’ici cité que la première strophe de chaque pièce. Voici, en entier, une bluette signée Samain, que nous ne connaissions pas encore :

Gabrielle, ô ma brunette,
Aimons-nous, le temps est court,
Baisons nos lèvres, minette…
Rien ne vaut encore l’amour.
Il me faut ton frais sourire
Et tes grands yeux plein d’émoi…
Le flot roule où Dieu t’attire,
La chanson va vers la lyre
Et mon cœur s’en va vers toi.

Si j’ai cité ces vers et les précédents, ce n’est pas pour ridiculiser des poètes dont deux sont déjà entrés dans l’immortalité. Je serais d’ailleurs ma propre victime. Non, c’est pour donner quelque courage aux poètes de dix-huit et même de vingt ans qui désespèrent d’atteindre à la perfection de la forme. La poésie demande un rude apprentissage qui, à vrai dire, ne cesse qu’avec la mort. Méfiez vous des maîtres de vingt ans, et soyez sûrs que ce ne sont pas eux qui mèneront plus tard leur génération.

Pour donner une idée de la mentalité plutôt éberluée des collaborateurs du volume, je cite ce début de nouvelle : « Tout le monde connaît Yvetot. Cette plage normande… »

Enfin, d’un abbé, Louis Vigué, voici des vers d’une étrange actualité qu’il dédia aux hirondelles de ce temps là :

Votre tort, ô mes hirondelles,
— Et je ne puis vous disculper —
Votre tort, c’est d’avoir des ailes ;
Dans notre siècle il faut ramper.

La force, hélas ! prime et domine
Dans nos pays civilisés ;
Pauvres oiseaux, allez en Chine,
Vous n’êtes pas autorisés.

Notre plus vif désir fut de nous séparer de ces hirondelles cléricales et de ces baigneurs d’Yvetot, et de publier à part un nouveau livre collectif. Ce livre ne parut jamais, pour des raisons péremptoires que je retrouve dans une lettre d’Éphraïm Mikhaël, du 18 octobre 1883 : « Nous avons parlé à Jouve de la fameuse idée de notre livre collectif. Il approuve et nous offre, pour cent trente francs, un volume du format de ceux de la Bibliothèque nationale (à Fr. 0,25), soixante quatre pages, trois cents exemplaires. Darzens est très enthousiasmé de cette idée. Moi aussi ! Nous voilà grands et illustres. Nous avons un éditeur, nous paraissons, nous épatons la Presse, nos trois cents exemplaires augmentent, avec une rapidité macabre et rollinesque (les Névroses venaient de paraître) et se vendent par milliers. Sarcey nous invite à dîner et ne nous sert pas de l’oie rôtie et des haricots verts (notre menu habituel au Quartier), nous sommes ceints d’une auréole de gloire. Darzens est seigneur et maître de toutes les filles du Quartier, nous, des autres de tous les théâtres en laissant l’Odéon à Lefeuve et les Nouveautés à Ghilbert. Seulement, j’ai cinquante centimes dans ma poche et il faut cent trente francs. »

N’est-ce pas jeune et charmant ?

À propos d’Éphraïm Mikhaël je trouve intéressant de rappeler que dès 1884, au cours d’une promenade dans le jardin du Luxembourg, il me fit la théorie du vers libre, et me lut des vers libres, que d’ailleurs il ne publia jamais. Ceci n’enlève rien à la gloire de M. Gustave Kahn et de Mme Marie Krysinska, qui se disputent la priorité d’invention de cette forme. Mais cela prouve au moins qu’on cherchait partout, à cette époque, sans s’être donné le mot, à se libérer des règles trop étroites de la prosodie classique. L’idée du vers libre était, comme on dit, dans l’air.

Chère époque de Sturm und Drang ! Je ne suis pas de ceux qui situent le bonheur dans le passé, et qui prétendent que la jeunesse seule est heureuse. Je pense, au contraire, que le sentiment de l’harmonie s’affine avec l’âge chez ceux qui sont bien nés, et je souscris volontiers à cette noble pensée de Villiers de l’Isle-Adam : « Une loi des dieux a voulu que l’intensité d’une joie se mesurât à la grandeur du désespoir subi pour elle. » Néanmoins, je pense avec une sorte de tendresse ironique au naïf enthousiasme de nos dix-huit ans, Ah ! comme nous haïssions sincèrement le bourgeois ! Je me rappelle que Quillard, lorsque nous sortions de classe, avait l’habitude de s’arrêter devant une épicerie de la rue Caumartin, de fixer le patron de ses yeux calmes et honnêtes, et de le vitupérer en des termes plutôt violents, où revenait, comme un refrain, la formule d’exécration : « Sale épicier, va ! » Le digne commerçant, qui était paisible et sans fiel, ne comprit jamais rien à l’animosité gratuite de ce jeune collégien, qui devait plus tard prendre pour tête de Turc le sultan Abdul-Hamid.

J’avoue, pour ma part, avoir gardé intacte cette haine du bourgeois, ainsi que beaucoup de mes camarades. Cette haine salutaire nous a préservés de la promiscuité des salons mondains, des salles de rédaction et des théâtres des boulevards. Elle nous a permis de garder nos forces vives pour le culte et la défense de la poésie dans un siècle où, si les poètes sont nombreux, leurs lecteurs sont rares. Même si l’on doit un jour nous prouver que nous n’avons eu aucun talent, on ne pourra nier notre désintéressement et notre enthousiasme.

1904-1905.

  1. René Ghil.
  2. Stéphane Mallarmé.