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Prose et Vers/Walt Whitman

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Prose et VersAlbert Messein (p. 233-238).

WALT WHITMAN

À Léon Bazalgette.

J’ai rencontré Walt Whitman à New-York, quatre ou cinq années avant sa mort. Il y était venu, selon sa touchante coutume, le jour de l’anniversaire de la mort d’Abraham Lincoln, faire une conférence sur le grand président qui avait payé de sa vie sa vigilante défense du « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. »

Je pris trois billets pour la conférence et j’allai quérir deux amis, Jonathan Sturges, le premier traducteur de Maupassant en Anglais, et Clarence Mac Ilvaine, qui est aujourd’hui un des directeurs de la fameuse maison d’édition Harper et Frères.

Nous étions à cet âge heureux (et que pour ma part je n’ai pas dépassé) où le respect littéraire prend toute la force d’une émotion religieuse. L’affiche portait que la conférence aurait lieu de très bonne heure l’après-midi ; on avait voulu ainsi ménager les forces du vieux Walt « Old Walt », comme l’appelaient ses familiers. Je n’oublierai jamais notre longue attente dans cet immense théâtre glacial, à peine éclairé, sentant le moisi, ni ce public clairsemé de dévots dont les chuchotements rendaient plus sensible le silence intérieur et le brouhaha assourdi du dehors.

Dehors ! sous le pétillement du soleil, nous nous doutions que les hommes éphémères couraient à leurs affaires, que les câbles du téléphone et du télégraphe follement vibraient, que les rois de la finance et de l’industrie, tapis au fond de leurs bureaux, troublaient ou apaisaient la vie du monde. Nous entendions, dominant le bruit de la foule, les sonneries impatientes des tramways, le trépidant tonnerre du métropolitain roulant sur sa charpente de fer, et, au loin, l’immense mugissement des paquebots qui brassaient les eaux limoneuses de l’Hudson et de l’East River. Vains bruits ! Ridicule agitation ! Soucis d’un jour ! Nous savions que, dans ce théâtre froid, silencieux et obscur, nous allions entendre une pauvre voix faible et chevrotante de vieillard, une voix que la foule n’entendait pas parce qu’elle ne prenait pas la peine de l’écouter, la voix du prophète qui marche au devant de sa race et au delà de son époque. Nous allions en un mot entendre le verbe qui plie à son rythme l’histoire de l’avenir, le Chant lyrique de la sainte démocratie.

Walt Whitman ! Le voici, à moitié paralysé, pouvant à peine marcher, s’appuyant de sa main droite sur une canne et pesant du coude gauche sur le bras du poète Stedman. Avec l’aide de son ami, il s’installa dans un grand fauteuil, devant des papiers dont il se servait à peine, se laissant aller au cours d’une lente improvisation. Et combien ce fut émouvant ! Il raconta la mort de Lincoln tout naïvement, tout simplement, comme si l’évènement avait eu lieu la veille. Pas un mouvement oratoire, pas un haussement de voix. J’y fus, telle chose m’advint. Et ce récit fut aussi empoignant que les rapports des messagers dans les tragédies d’Eschyle. Rien ne m’a mieux prouvé que l’éloquence ne consiste que dans l’émotion et la sincérité de l’orateur.

À la fin de la conférence, quelqu’un demanda que Walt récitât Captain, my Captain, l’ode dédiée par lui à la mémoire de Lincoln. La pauvre voix du vieillard s’éleva de nouveau, un peu avant le crépuscule, sanglotant plutôt qu’il ne psalmodiait les vers célèbres. J’étais en présence du sublime et je ne pus que pleurer en écoutant ce thrène que Francis Viélé-Griffin a si admirablement traduit en français.

Lorsque la voix mourut dans un bruit d’applaudissements, qui me parut attentatoire au deuil du poète, Stedman s’avança sur la scène et nous annonça que Walt Whitman serait heureux de recevoir, le soir même, ses amis connus et inconnus à l’hôtel où il était descendu et dont j’oublie le nom.

Timides malgré l’invitation, mes deux amis et moi cherchâmes un prétexte pour présenter, mêlés à la petite foule des fidèles, nos hommages au Maître. Je me souvins à propos que je venais de recevoir de Paris quelques numéros de la Vogue, dont l’un contenant une traduction des Enfans[1] d’Adam par Jules Laforgue. Je courus chez moi, et muni du précieux opuscule, je m’en fus avec mes amis chez Walt Whitman.

On nous introduisit dans un grand salon déjà sombre où le poète, assis, recevait les visiteurs dont Stedman lui transmettait les noms. Attendant notre tour, je pus longuement le contempler de près. Je crois que jamais aussi beau vieillard n’a paru parmi les hommes. Certes Tennyson, Longfellow, Tolstoï furent beaux, mais d’une beauté plutôt spirituelle que plastique, tandis que chez Walt Whitman l’harmonie du corps était égale à celle de l’âme. Le visage était de proportions parfaites ; le front arrondi en dôme rappelait celui de Shakespeare ; sous la noble arcade sourcilière, les yeux, candides et bleus comme ceux d’un petit enfant, pétillaient de malice et de bonté ; les lèvres, pleines, rouges et charnues, dessinaient un arc d’une charmante finesse. Ce visage dont la douceur tempérait la majesté s’encadrait d’une chevelure et d’une barbe encore abondantes malgré l’extrême vieillesse du poète. Le teint rappelait exactement celui d’un jeune garçon blond un peu animé par la course. Les épaules étaient robustes, le cou rond et bien dégagé, les attaches fines. Jamais je n’ai vu un homme aussi frais, aussi net, aussi immaculé. Une jeune femme l’eut aimé d’amour, tant ce vieillard, aurait-elle dit, était appétissant. Il semblait nourri des sucs les plus purs de la Terre, et je me plais à imaginer que sa chair devait fleurer le soleil et l’écume marine. Il portait, ce jour là, un veston de velours noir, un grand col rabattu de toile non empesée et de belles manchettes de dentelles. Car il était fort coquet à sa façon.

Lorsque mon tour vint de lui être présenté, je lui tendis, en bredouillant, mon numéro de la Vogue. Je ne sais comment je parvins à lui faire comprendre qu’il s’agissait de la traduction d’un de ses poèmes par un jeune poète français, Jules Laforgue. Un soudain éclair dans son regard, un sourire lui détendant le visage, un joli sursaut de son attention lassée me prouvèrent que mon offrande lui faisait plaisir.

— Ah ! comme je suis heureux qu’on me traduise en français ! s’écria-t-il.

Et je me rappelai le poème magnifique qu’après l’année terrible il avait dédié à la France. Il me demanda des renseignements sur Jules Laforgue, dont il aurait d’ailleurs peu compris le génie.

— Et quels poèmes de moi a-t-il traduits ? demanda-t-il.

Les Enfans d’Adam, répondis-je.

C’est dans cette partie du recueil des Feuilles d’Herbe que se trouvent les passages qui choquèrent le plus la pudibonderie américaine, et qui firent ranger le chef-d’œuvre de Walt Whitman, par je ne sais quel post master ivre de vertu, parmi les écrits obscènes dont l’envoi par la poste expose l’expéditeur aux pires sévices de la lol.

Walt Whitman, eut un sourire à moitié content, à moitié espiègle, en me répondant :

— J’étais certain qu’un Français tomberait sur ce passage.

Le jour baissait. Le vieillard se sentait las. Nous n’abusâmes pas de sa patience. Et nous partîmes sans bruit, émus par son accueil de bon patriarche.

La rue. Les lampes électriques. Le tapage de la foule. Les gestes inutiles. Les vaines paroles…

  1. Sic. (Note de l’auteur).