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Prose et Vers/Oscar Wilde

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Prose et VersAlbert Messein (p. 239-243).
Ana  ►

OSCAR WILDE

Oscar Wilde, qui se plaisait à ses propres fables, portait deux bagues, dont l’une, prétendait-il, attirait le bonheur et l’autre le malheur. « Car, ajoutait-il, je n’ai jamais mélangé, comme la plupart des gens, mes parts de bonheur et de malheur. Je fus longtemps le plus heureux des hommes, je mérite bien d’en être le plus malheureux. Pour le moment, je subis l’influence de la mauvaise bague. »

Fataliste et stoïque, il souriait alors douloureusement à je ne sais quels affreux souvenirs, mais oubliait bientôt ses peines en imaginant quelque conte dont le héros était invariablement un roi ou un dieu, déployant ses aventures dans un palais de marbre, parmi les fleurs, les bannières et les musiques. Le rêve le consolait de la vie.

Je connus Oscar Wilde à Londres, au moment suprême de sa célébrité. Il allait par la ville, entouré de disciples, étonnant la foule, recherché de l’élite ; trois théâtres jouaient simultanément ses pièces. Dorian Gray, qui devait faire scandale, allait paraître. Il venait de publier Intentions, livre impertinent et paradoxal, où il s’amusait à retourner, la tête en l’air, les aphorismes favoris de la bourgeoisie. Spirituel iconoclaste, il divertissait le public tout en lui faisant peur. Je crois même qu’entre deux coupes de champagne il faisait volontiers profession d’anarchie. Il avait déjà des détracteurs au fond des presbytères, mais peu d’ennemis dans la littérature, car il était foncièrement bon. Lui, qui devait connaître toute l’amertume de l’ingratitude humaine, ne profita jamais de son autorité pour nuire à un adversaire. Il ne se mesurait qu’à force égale.

D’ailleurs cet homme, qui pouvait paraître un peu trop naïvement glorieux, s’humiliait devant ceux qu’il reconnaissait comme ses supérieurs. Un soir, au Garrick Club, je le vis trembler comme un débutant en présence de Walter Pater, l’incomparable styliste de Marius l’Épicurien. Il fut le familier respectueux de Burne Jones, Walter Crane, Swinburne, Ruskin, Rossetti, Robert Browning. Bref, selon les idées de ce monde, Oscar Wilde fut parfaitement heureux, et, ce qui est rare, le savait et le disait.

Il suffit d’un procès follement engagé par lui contre le marquis de Queensbury pour que ce rêve trop beau s’écroulât. Oscar Wilde se réveilla un matin dans un cachot, parmi les ruines de sa vie et de son œuvre. Ses pièces furent retirées de l’affiche, ses livres mis au pilon, et ses amis feignirent ne l’avoir jamais connu. Il n’était même plus Oscar Wilde : il était le détenu C. 3. 3. C’est de ce chiffre qu’il signa l’édition anglaise de la Ballade de la Geôle de Reading.

Il n’avait cependant pas assez souffert. Il devait encore être puni dans la personne des siens. C’est à Reading qu’il apprit la mort de sa mère ; après sa libération, il perdit sa femme ; enfin récemment, son frère lui fut enlevé. Il ne reste, je crois, de son nom que ses deux fils qu’il n’osait voir que clandestinement, à Genève.

Oscar Wilde résista à tous ces désastres. Il avait défié la destinée, il avait fait le sacrifice du moindre espoir, et très noblement, sans forfanterie, il affronta la Vie en souhaitant la Mort. La mort même lui fut cruelle, et ne le prit qu’après s’être fait longtemps attendre. Il a enfin la paix. Devant son cadavre, je demande aux plaisantins et aux hypocrites de désarmer. Cet homme a rempli la mesure de l’expiation.

Nous sommes à une époque où l’on parle beaucoup de charité et où on la pratique peu. Nous vivons de conventions au lieu de juger sainement chaque acte en ses causes et par ses conséquences. En matière sexuelle, nous sommes particulièrement injustes et nous qualifions bien légèrement de vice punissable ce qui n’est souvent que pitoyable maladie. Ainsi la démence dont souffrit Oscar Wilde l’emporta, dans l’opinion publique, sur toute une vie de haute pensée, d’honnête labeur et de noble sentiment.

Cette bégueulerie de l’opinion ne s’inspire-t-elle pas de la haine de l’art ? Les savants, eux, peuvent se livrer impunément à des polissonneries dont rougirait un pornographe de profession. Je n’en veux pour preuve que ces innombrables traités sur les anomalies sexuelles qui garnissent les vitrines de nos libraires. Combien en est-il qui soient véritablement scientifiques ? Cependant la police n’ose toucher à un livre qui porte l’estampille de la Faculté. Mais qu’un artiste plein de miséricorde, comme Baudelaire ou Georges Eekhoud, se penche, les larmes aux yeux, sur les pauvres malades de l’amour, aussitôt les moralistes de sacristie et d’arrière-boutique crient haro sur lui, le dénoncent à la vindicte publique, et n’ont de cesse qu’ils ne l’aient moralement déshonoré.

Oscar Wilde, qui se débattit toute sa vie contre sa folie, mourut, victime de ces moralistes. Il avait pourtant écrit de beaux vers comme Poèmes et le Sphinx, de la critique dans Intentions, des contes, le Prince Heureux et la Maison des Grenades, un roman, Dorian Gray, des pièces de théâtre, Salomé et l’Éventail de lady Windermere. Qu’importent ces œuvres aux boutiquiers et aux sacristains ? Cela ne compte pas quand on a fait deux ans de prison.

Moi, devant la mort de l’homme le plus malheureux de ce temps, je crie pitié et j’invoque l’oubli. Ce qui fut le détenu C. 3. 3. est à jamais prisonnier de la grande Geôlière. Que l’œuvre d’Oscar Wilde nous paraisse désormais dans la sereine beauté de l’anonymat. Soyons au moins aussi pitoyables que la tombe !