Prosper Randoce/02

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Prosper Randoce
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 70 (p. 322-368).
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PROSPER RANDOCE



SECONDE PARTIE[1].


IX.

La première chose que fit Didier fut de se procurer un exemplaire des Incendies de l’âme. Avant de s’embarquer pour cette contrée lointaine qui s’appelait Prosper Randoce, il était bien aise d’examiner un peu la carte du pays. Dès qu’il eut reçu le précieux volume, il se mit à l’étudier en conscience. C’était une macédoine, un salmigondis de morceaux fort disparates. Il y avait d’abord quelques pièces d’un romantisme échevelé, bariolées d’images, chamarrées d’hyperboles, très empâtées de couleurs. On y reconnaissait sans peine l’imitation maladroite d’un très grand poète qui n’a fait cadeau de son génie à personne. Comme leur maître, les courtisans d’Alexandre penchaient la tête à gauche ; mais Alexandre avait préalablement gagné la bataille d’Arbèles. Dans l’un de ces morceaux lyriques, l’auteur se peignait lui-même comme un homme au cœur fauve, au poil farouche. Somme toute, ce lyrisme était froid, grave défaut pour un incendie. Cependant il se rencontrait çà et là quelques heureux jets, quelques tirades d’une assez belle venue, des vers bien frappés, des images vives, saisissantes ; il semblait que l’émotion allait venir, on attendait quelque chose ; par malheur l’auteur se mettait aussitôt à gouailler. Il se hâtait de persifler sa passion, de plaisanter son attendrissement ; il tournait brusquement au turlupin, et tout finissait par une cabriole. En un mot, il se faisait le pompier de son incendie.

D’autres pièces du recueil étaient des essais dans le genre de l’orfèvrerie et de la bijouterie poétiques, de petits riens dont l’auteur cherchait à faire quelque chose, de la verroterie montée en similor. Ce genre convenait peu à la nature de son talent ; la pureté exquise de la forme y est de rigueur, et le style de Prosper Randoce était plein de bavochures ; il n’était pas né pour travailler au ciselet. Il était un peu plus chez lui dans la poésie physiologique, dont son volume offrait quelques échantillons. Un fragment intitulé Anatomies semblait avoir été écrit avec un bistouri ; il s’en exhalait une douce odeur d’amphithéâtre. Didier, il n’est pas besoin de le dire, goûtait peu les carabinades poétiques ; il estimait que la physiologie est une science fort utile, mais qu’il n’en faut pas faire une muse ; il n’admettait pas qu’on analysât le cœur humain comme on vide un abcès, la manche retroussée jusqu’au coude. On ne dispute pas des goûts ; en fait d’héroïnes, il préférait une Iris en l’air à une chienne en chaleur. Boileau disait : Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales. Aujourd’hui on pourrait dire quelquefois : Ce ne sont que viscères.

Il n’y avait pas à s’y tromper : les Incendies n’étaient ni un chef d’œuvre ni une œuvre de génie. La vraie poésie est celle qui nous fait entendre la respiration d’une âme ; en lisant Prosper Randoce, on n’entendait que le trémoussement d’un cerveau qui s’évertue. Rien d’original sans sincérité ; ce qui est sincère est toujours neuf ; quiconque exprime ce qu’il a senti met sur le papier sa vie, qui n’est qu’à lui. Pour ne pas perdre toute espérance, Didier se disait que ce volume de vers était le coup d’essai d’un débutant encore incertain de sa vocation et qui s’éprouvait dans tous les genres pour découvrir à quoi il était bon. Avait-il fini par le savoir ? Cela n’était pas certain ; on ne se reconnaît que dans ce qu’on aime ; peut-être n’aimait-il rien. Il est des esprits qui battent l’estrade sans pouvoir se fixer nulle part, s’attachant aisément, se détachant de même, pareils à ces chiens vagabonds qui changent de maître chaque matin. L’idée que tu aimes, voilà ta vraie patrie ! Ces esprits errans sont les heimathloses de la pensée.

Et cependant l’auteur des Incendies n’était pas un homme nul ; ses défauts n’étaient pas chétifs, il avait les qualités physiques du talent, cette constitution robuste, cette vigueur de complexion qui n’est pas le génie, mais dont le génie ne peut se passer. Un Delacroix et un bon peintre d’enseignes ont cela de commun qu’ils sont l’un et l’autre des hommes de peine durs à la fatigue, ayant le goût un peu brutal de se colleter avec les difficultés. Évidemment Prosper Randoce aimait cette escrime ; il avait de l’ardeur, du tempérament. « À force de se tromper, se disait Didier, peut-être a-t-il fini par trouver sa voie, par rompre avec le pastiche. Il avait vingt-trois ans quand il publia ses Incendies. Sans doute il a fait mieux depuis. Ses deux comédies, il est vrai, ont été sifflées ; le public est souvent injuste. En tout cas, publier un volume de vers lorsqu’on n’a pas encore de nom est l’indice d’un cœur bien né. Il est dans ce monde des spéculations plus lucratives. »

Tout en méditant les Incendies, Didier se préparait à partir. On peut croire qu’il lui en coûtait. Qu’allait-il faire à Paris ? Une enquête, une information. Il entendait mal ce métier. Un juge d’instruction doit être curieux, Didier était le plus incurieux des hommes ; il doit être indiscret, Didier était l’homme le moins questionneur du monde. Et quant à jouer le rôle d’un mentor, ne se faisant point d’illusion, il se refusait tout net les qualités de l’emploi. Pour prendre de l’ascendant sur les autres, il faut commencer par croire en soi, par avoir la religion de sa propre importance ; or Didier doutait de tout, mais surtout de lui-même. Bref, il n’avait, pour le soutenir dans l’exécution d’une entreprise qui lui semblait héroïque, que le sentiment du devoir, et ce sentiment tout nu et réduit à lui-même abat plus qu’il ne soutient. On ne fait rien de bon dans ce monde sans une joie secrète d’être et d’agir. Didier se disait que tous les hommes qui ont accompli de grands sacrifices savaient d’avance qu’ils y trouveraient le bonheur ; ils suivaient un penchant de leur nature, ils exerçaient un talent. On lui demandait de s’intéresser, de se dévouer à un frère qu’il ne connaissait pas ; c’était lui demander d’être vertueux, et le talent de la vertu lui manquait. Il n’avait pas de goût pour ce bel instrument ; bien malgré lui, il était obligé d’en jouer, il s’en tirerait comme il pourrait, mais il ne répondait de rien et maudissait l’indiscret raffineur qui avait fait faire dans le temps à son père le voyage de Bordeaux et la connaissance de Justine. — Il faut pourtant bien que chacun vive ! aurait pu objecter Prosper Randoce ; à quoi Didier eût répondu tout couramment : Je n’en vois pas la nécessité… Pendant qu’il s’occupait à serrer ses papiers, à régler quelques affaires urgentes, il sentait par momens les jambes lui manquer, mais il regardait le portrait de son père et disait : Il le faut !

Il avait décidé de ne pas se mettre en route sans avoir revu sa cousine. Une après-midi, prenant son courage à deux mains, il se rendit aux Trois-Platanes. Il se trouva fort heureusement que Mme d’Azado venait de sortir, ce fut Mme Bréhanne qui le reçut. Quand il lui annonça son prochain départ : — Ah ! mon beau neveu, s’écria-t-elle en reculant d’un pas, j’admire comme vous cachez votre jeu. À vous entendre, Nyons était un Eldorado, et la route d’Orange la huitième merveille du monde. J’ai toujours soupçonné que vous vous moquiez de nous.

— Dieu m’en garde ! lui répondit-il. Je suis toujours de bonne foi ; mais j’ai l’humeur changeante. Je me suis réveillé l’autre matin avec l’ardent désir de respirer l’air des boulevards. J’ai soif de fêtes, de spectacles, de plaisirs. Ma sagesse s’en est allée à vau-l’eau. J’ai fait mes malles, et je pars.

À ces mots de fêtes, de plaisirs, les yeux de M' ne Bréhanne pétillèrent. On eût dit un cheval de trompette qui respire l’odeur de la poudre. — Fourrez-moi donc dans une de vos malles, reprit-elle. Je ne vous gênerais pas, je tiens si peu de place. Je serai bien sage, je vous assure, bien discrète.

— Je vous enlèverais de grand cœur, madame, lui dit-il, si je ne craignais de me faire de mauvaises affaires avec ma cousine.

— Hélas ! s’écria-t-elle, vous me rappelez que je suis en tutelle.

Et là-dessus elle se plaignit amèrement du révoltant égoïsme de sa fille, qui la condamnait à vivre en recluse, qui lui imposait sans scrupule le sacrifice de tous ses penchans, de tous ses goûts. — Plaignez-moi, disait-elle, je suis la plus malheureuse des femmes. Ma fille est riche, je ne le suis pas ; elle abuse de l’avantage que lui donne sa fortune ; elle tient les cordons de la bourse et m’oblige à passer par toutes ses volontés… M. Bréhanne a été d’une dureté sans exemple avec moi, il ne m’a rien laissé ; c’était mal récompenser vingt années de la plus constante fidélité. À sa mort, je me suis trouvée réduite à ma dot. Trois mille francs de rente, ce n’est pas la liberté pour une femme. Notez que M. Bréhanne avait aliéné l’un de mes immeubles sans en faire le remploi. Il avait abusé de l’inexpérience d’une pauvre femme qui n’entend rien aux affaires. J’aurais pu plaider ; j’ai reculé devant un éclat qui n’épouvantait point Lucile. Elle a le génie d’un procureur, elle se connaît à la chicane, elle possède sur le bout du doigt la procédure civile. Je n’étais pas de force à lutter ; ma pauvre petite cervelle se fût brisée en morceaux contre cette forte tête. Pour m’amadouer, elle m’offrit de me loger chez elle, de se charger de mon entretien. Je cédai, je suis bonne jusqu’à en être bête ; ayez des sentimens de délicatesse, vous serez toujours dupe… Ma fille n’est pas difficile en fait de bonheur : bricoler, tracasser dans sa maison, aller et venir, donner des ordres, faire de la tapisserie, tailler ses rosiers, arroser ses plates-bandes, s’assurer qu’une petite fleur bleue s’ouvrira demain et une petite fleur jaune après demain, — en voilà bien assez pour remplir sa vie… Ah ! j’oubliais ses armoires. Une armoire à ranger, c’est sa marotte. Toute petite, elle avait déjà la manie des armoires. Ajoutez qu’elle possède le Manuel de la vie pratique… Mon Dieu ! elle a pris le bon parti ; je voudrais lui ressembler. Que sert d’avoir de l’âme, de l’imagination, de la poésie, quand on est condamné à finir ses jours aux Trois-Platanes ? J’ai toujours eu des aspirations ; c’est mon tourment.

Et Mme Bréhanne parla encore des étoiles, de l’azur du ciel, des mystères de l’âme, ce qui ne l’empêcha pas de revenir sur cet immeuble que M. Bréhanne avait aliéné sans en fournir le remploi. Les étoiles, le remploi, s’entremêlaient agréablement dans son discours. Didier n’était pas homme à la croire sur parole ; il savait ce qui en était des vingt années de constante fidélité ; il estimait que M. Bréhanne avait eu de bonnes raisons de garder rancune aux aspirations de sa femme, et que Lucile n’avait pas tout à fait tort de tenir la bride haute à sa prisonnière. Néanmoins, si injustes qu’elles fussent, les doléances de M me Bréhanne achevaient de le prévenir contre sa cousine ; elle en recevait des éclaboussures. Après avoir été la garde-malade d’un vieux mari à la tête fêlée, se constituer la geôlière d’une mère coquette ! C’en est trop, se disait Didier. Il y avait dans une telle existence une épaisseur de réalité qui l’offusquait. Piétiner dans la vie, passe encore ; mais en avoir jusqu’aux genoux ! Le moyen de se tirer avec grâce d’une situation si contrainte ? Ce n’était pas la faute de M, r,e d’Azado, mais c’était son malheur. À quoi lui servaient ses yeux, ses cheveux ? Sa beauté et sa vie étaient en désaccord, et Didier pensait à ces ouvrages illustrés dans lesquels un méchant texte est encadré d’élégantes et exquises vignettes. Tout en écoutant les jérémiades de M'" e Bréhanne, il regardait d’un œil confus le berceau de buis où il avait cru s’agenouiller devant une vision. Les visions ne possèdent pas le Manuel de la vie pratique.

Quand il prit congé de Mme Bréhanne, elle lui souhaita tous les plaisirs et tous les boulevards du monde, mais elle lui recommanda de ne pas se laisser étourdir par le tourbillon, de penser quelquefois à la pauvre recluse et de revenir au plus tôt la consoler. Il lui promit tout ce qu’elle voulut ; il avait hâte de s’en aller. Quoiqu’il n’eût pas dit trois mots, il était essoufllé comme s’il avait fait longue traite. L’essoufflement se gagne quelquefois par les oreilles.

Le lendemain matin, il lit part de son projet à Marion et lui donna l’ordre de préparer ses malles. La brave femme pensa tomber à la renverse. — Doux Jésus ! fit-elle. Que se passe-t-il donc ? Quelle mouche te pique, monsieur ? Passer l’hiver à Paris ! Je te croyais assis ; te voilà debout. Aurais-tu retrouvé par hasard au fond d’un tiroir les grandes bottes de ton pauvre père ? — Je ne sais, lui repartit Didier ; mais mes jambes se rouillent, j’éprouve le besoin de les déraidir un peu.

— Et ta cousine ? dit-elle.

— Eh bien ! quoi, ma cousine ? Penses-tu qu’elle ne puisse vivre sans moi ?

— J’avais fait un beau rêve, reprit-elle-, mais ici-bas les choses vont de travers comme un chien qui va à vêpres. Adieu le tambourin ! Allez-vous-en, gens de la noce. Et pourtant il me semble…

Un regard de Didier la fit rentrer dans le silence. Elle n’en pensa pas moins. Elle ne pouvait prendre son parti de l’ajournement indéfini des trois poupons ; elle les avait si bien vus dans son brouillard !… En allant et venant des malles à la crédence au linge, elle étudiait furtivement le visage de monsieur. Il y avait du mystère dans ses yeux, il y avait de l’ombre sur son front ; mais elle ne pouvait pas deviner que c’était l’ombre portée de Prosper Randoce.

M. Patru vint déjeuner avec Didier. En sortant de table, il avisa sur un guéridon les Incendies de l’âme. Il feuilleta le volume, haussa les épaules, poussa des hélas et des holà ! — Grand Dieu ! s’écria-t-il, que devient la poésie ? Muse du galimatias,

Tes nourrissons avides
Tarissent à l’envi tes mamelles arides.

En voilà un qui a le cœur fauve et le poil farouche ! Passe encore si c’était son poil qui fût fauve.

Didier prit la défense des Incendies. — Je ne veux pas médire de vos alexandrins, dit-il au notaire ; mais vous êtes un classique à perruque. Vous tenez qu’il y a vingt-sept règles à observer dans l’épopée, pas une de plus, pas une de moins. Sans contredit les Jardins de Delille sont une merveille ; mais on ne peut pas les refaire. Souffrez que nos nouveaux poètes défrichent des terres nouvelles, ou nous mourrons d’ennui.

— Heureux Prosper Randoce ! s’écria M. Patru. À juste titre on te nomme Prosper, puisque le poisson commence à mordre à ton hameçon.

Puis il questionna Didier sur son plan de campagne et lui donna quelques conseils. 11 n’avait pas de peine à entrer dans sa situation ; lui-même, il avait eu un frère très besoigneux, très quémandeur, vrai panier percé, mangeant son blé en herbe et ne faisant œuvre de ses dix doigts, au demeurant le meilleur fils du monde. Pour subvenir aux nécessités de ce bon garçon, M. Patru avait plus d’une fois saigné sa bourse. — Après tout, dit-il à Didier, votre aventure n’est pas si tragique qu’il vous semble. Eh ! bon Dieu, qui n’a un frère ?… Seulement permettez-moi de vous faire une dernière re commandation. Rappelez-vous que votre père entendait moins payer sa dette en argent qu’en affection, en bons conseils. Si généreux qu’il fût, il avait un certain respect pour ses écus. Il ne blâmerait pas les libéralités que vous faites dans ce pays, parce qu’elles sont en général bien placées ; mais il serait désolé de voir son argent s’engouffrer dans les mains crochues d’un dissipateur. Vous n’êtes que son mandataire ; entrez dans ses intentions et gardez-vous d’outre-passer ses ordres.

Didier reconduisit M. Patru jusqu’à l’extrémité du plateau. Après l’avoir quitté, il s’assit, les pieds ballans, sur une plate-forme rocheuse en surplomb, d’où le regard commande la ville et ses trois quartiers qui ligurent un tricorne de gendarme. Il observa quelque temps des hirondelles qui s’attroupaient au-dessus du clocher de Sainte-Marie et tour à tour se posaient en file sur les balustres ou décrivaient de grands cercles autour des pignons. Ces émigrantes se préparaient au départ. Il eût volontiers troqué son voyage contre le leur.

Tournant la tête, il jeta un regard d’adieu aux Trois-Platanes : — La mère est par trop extravagante, se dit-il ; mais la fille est trop raisonnable. Il y a d’un côté trop d’aspirations, de l’autre trop d’armoires. J’ai du moins cette satisfaction que je puis partir sans regrets et sans remords.

X.

Didier tenait à se loger dans le voisinage de la rue de Tournon. 11 se mit en quête d’appartemens meublés et s’accommoda du premier venu, rue Bonaparte, près de la place Saint-Sulpice. 11 y fut vite installé et s’y trouva bien, quoique Baptiste, son valet de chambre, à qui Marion avait recommandé d’avoir grand soin de monsieur, déclarât que le mobilier, un peu fripé, n’était pas tout à fait digne de la majesté de son maître. Il flâna pendant une semaine, arpentant dans tous les sens le quartier latin, où il avait vécu jadis et qu’il regrettait de trouver changé ; il avait laissé dans certaines rues, maintenant détruites, de vieilles mélancolies et de longs soliloques qu’il eût été bien aise d’y rencontrer. En revenant de ses courses, il prenait toujours par la rue de Tournon et s’arrêtait quelques instans en face d’une maison où il n’était jamais entré, et qui cependant avait l’air de le connaître, de le guetter, de l’attendre. Les toiles d’araignée pressentent les mouches.

Le huitième jour, il franchissait le pas, frappait à la porte de la loge, et demandait M. Prosper Randoce ? Le concierge, qui dormait dans un fauteuil, s’éveilla en sursaut : — Quatrième étage, la porte à droite, répondit-il d’un ton bourru. Didier avait déjà traversé la cour ; le concierge le rappela et lui cria : — Ne savez-vous donc pas que cet homme-là n’est chez lui que le matin ?

Didier revint le lendemain matin. Bien que d’ordinaire il se mît avec goût, il portait ce jour-là, non sans dessein, un paletot un peu fripé et une cravate négligemment nouée, dont la fraîcheur laissait à désirer. Il monta l’escalier, qui avait bonne tournure, sonna. Une voix lointaine cria : Entrez. Il entra, franchit un vestibule, poussa une seconde porte, et se trouva dans une grande chambre, moitié salon, moitié cabinet de travail, qui prenait jour sur la rue par deux fenêtres cintrées. Près de la fenêtre de droite, il y avait une longue table à écrire, et devant cette table un homme assis, le cou nu, la chevelure en désordre assez pareille à une crinière de lion, vêtu d’une sorte de cagoule en laine blanche. Cet homme retourna la tête, et Didier ne put réprimer un tressaillement : à vingt-six ans, son père devait avoir ce visage.

— C’est à M. Prosper Randoce que j’ai l’honneur de parler ? ditil d’une voix qui n’avait pas tout à fait son timbre ordinaire.

— Asseyez-vous, répondit l’autre d’un ton brusque, sur quoi, lui tournant le dos, il se remit à écrire.

Didier s’assit ; il profita du délai de grâce qui lui était accordé, pour souffler et se reconnaître. Il promena ses yeux autour de lui. Le cabinet de travail de Prosper ne ressemblait nullement à un paysage de Bohème. Une propreté exquise, un mobilier bien tenu, de l’acajou, du palissandre, des chaises en canne à dossier doré, deux fauteuils capitonnés, un bahut sculpté ; devant la table à écrire une grande peau d’ours, sur la cheminée une pendule de marbre à figures, et dans la cheminée un bon feu qui flambait. Ce qui attira surtout l’attention de Didier, ce fut une grande table surchargée de bric-à-brac, de vieux cuivres, de statuettes, de bronzes dont quelques-uns étaient de prix. Pour la première fois de sa vie, il fit un inventaire : il calcula dans sa tête ce que pouvait valoir cette table et ce qu’il y avait dessus ; puis il estima tant bien que mal le prix des six chaises, des deux fauteuils, du bahut, de la pendule. Quand il eut fait son compte, il reporta ses yeux sur Prosper, qui lui tournait toujours le dos et semblait absorbé dans son travail. En face de la table à écrire, il y avait une glace, et dans cette glace Didier pouvait apercevoir la figure de Prosper. Il s’assura de nouveau que son demi-frère ressemblait beaucoup à leur père : c’étaient les mêmes cheveux crépus, le même front étroit, mais élevé, le même nez aquilin, le même menton un peu pointu. Seulement Prosper était plus beau, l’ensemble de ses traits plus régulier.

Prosper continuait d’écrire. Didier perdit patience. Il se leva. — : Je vois, monsieur, dit-il, que j’arrive dans un mauvais moment…

Prosper eut l’air ou se donna l’air de se réveiller ; il secoua sa tête et ses cheveux ébouriffés comme pour chasser le démon poétique qui le possédait, il repoussa du talon le tabouret sur lequel reposaient ses pieds et qui était apparemment le trépied de Delphes, posa sa plume avec un geste solennel, toisa Didier. — Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda-t-il sèchement.

— Je ne sais, monsieur, comment vous expliquer… Ma démarche va vous paraître étrange. Je suis un provincial qui se pique de littérature. J’aime de passion les beaux vers, et je gémis de la disette de talens où nous sommes. Un heureux hasard a fait tomber sous mes yeux les Incendies de l’âme. Il m’a paru que ce livre nous promettait un poète. La curiosité m’a pris de connaître l’auteur. J’ai forcé votre porte, je suis venu vous demander la permission de vous voir. Veuillez prendre en bonne part mon indiscrétion.

Prosper Piandoce éprouvait une émotion qui tenait de l’attendrissement ; il n’était pas blasé sur le succès, l’aventure lui parut fabuleuse. Un quidam qui avait lu les Incendies, qui admirait les Incendies, qui avait peut-être fait le voyage de Paris tout exprès pour voir l’auteur des Incendies !… Comme il avait la vue un peu basse, il avança la tête pour contempler de plus près cet animal rare et peut-être utile. Il le regarda un instant dans les yeux, puis l’invraisemblance de sa bonne fortune l’inquiéta ; il craignit de donner dans un panneau, que le quidam ne fût un mauvais plaisant ; à tout hasard, il se tira d’affaire par une cabriole. Se soulevant à moitié sur sa chaise : — Comment voulez-vous me voir ? demanda-t-il ; de face, de profil, en trois quarts, assis, debout, dans une ombre pleine de mystère, illuminé à giorno ?… Choisissez la pose, l’attitude ; je ne vous refuserai rien.

— Avant de faire mon choix, répliqua Didier en souriant, je voudrais connaître votre tarif.

— Tiens, pensa Prosper, ce n’est pas une bête ! Il prit aussitôt son parti, avança un fauteuil ; mais il lui restait quelque inquiétude. — Homme étonnant, dit-il, noble ami des muses, asseyezvous là, dans le plus mollet de mes fauteuils. Que pourrais-je bien imaginer pour vous être agréable ? Je m’en vais placer un coussin derrière votre tête, un carreau sous vos pieds… Mettez-vous à l’aise et laissez-moi vous contempler. Vous êtes l’homme miraculeux que j’attendais depuis quatre ans ; je vous ai vu en rêve. Apparition divine !… Dieu juste ! il est donc vrai que mon pauvre rossignol a trouvé au fond des bois un lecteur, et, qui mieux est, un admira teur ! Franchement, je ne suis pas de votre force. Je crois bien avoir lu les Incendies ; quant à les admirer… Entre nous soit dit, ils ne valent pas le diable.

— Vous m’affligez, monsieur ; mais peut-être avez-vous raison. Mes amis me plaisantent sur mon goût pour la poésie : ils prétendent que je ne m’y connais pas.

Frosper se mordit la lèvre. — Cet animal, pensa-t-il, est par trop complaisant. Qui diantre ! lui demandait d’être de mon avis ?

— Quand je vous dis, reprit-il d’un ton aigre-doux, qu’ils ne valent pas le diable… entendons-nous, que diable ! entendonsnous. Les Incendies sont un péché de jeunesse ; mais il y a péchés et péchés…

— Oh ! nous nous entendons, interrompit Didier. Quand vous comparez votre péché à ceux des autres, il vous semble véniel. Nous sommes bien près de nous accorder. Dieu me garde de prétendre que les Incendies soient un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain ! Il m’a paru seulement, comme je vous le disais tout à l’heure, qu’ils nous promettaient un poète. Je pensais en les lisant : l’auteur a quelque chose à dire, un jour il le dira… Un homme qui a quelque chose à dire est à mes yeux un homme a part. J’ai voulu m’assurer que je ne m’étais pas trompé. Je suis un huissier qui vient rappeler à votre talent que le jour de l’échéance est proche, qu’on vous attend, qu’on veut être payé. J’ai la conviction que vous êtes solvable.

Prosper prit confiance. Il se gourma, se carra, se gonfla, passa solennellement sa main dans sa vaste chevelure. Il éprouvait le besoin de se donner un peu d’exercice, il jugea que l’occasion était bonne pour piaffer un peu, pour « déployer son tonnerre. » Se drapant dans sa cagoule, les yeux au plafond, il arpenta la chambre à grands pas.

— Huissier de mon cœur, dit-il, vous avez raison. Oui, il y a quelque chose ici (et il étreignait ses deux tempes des cinq doigts de sa main gauche). Oui, il y a quelque chose là (et il se frappait la poitrine à tour de bras en secouant la tête comme un cheval qui hoche avec la bride). Vous avez confiance en moi. C’est bien. Un jour vous direz avec une juste fierté : J’avais deviné ce Prosper Randoce… Ce jour-là, tous les incrédules se vanteront d’avoir cru ; mais votre gloire ne vous sera point ôiée. Ayant eu part au danger, vous aurez part à l’honneur… Eh bien ! oui, mon cher, la tête que voici est une cuve, et dans cette cuve il y a quelque chose qui fermente, qui travaille, qui bout. Gare à l’explosion ! Heureusement les douves sont en vieux chêne et cerclées de fer… Que j’aie quelque chose à dire, oh ! cela n’est pas douteux. Laissez-moi le temps d’emboucher mon grand porte-voix. Je vous jure par ma première pipe que ma voix portera loin, qu’elle sera entendue de l’univers et d’autres lieux connus… Vraiment cela me fait plaisir que vous ayez foi en moi. C’est de bon exemple ; tous mes anciens amis me croient un homme fini. Messieurs, voici un honnête garçon qui est arrivé de la province tout courant pour m’annoncer qu’il ne tient qu’à Prosper Randoce d’être un grand homme… Et pourquoi pas ? Je suis un drôle bien découplé ; j’ai’la taille réglementaire et une volonté d’enragé. Regardez mes coudes, mes genoux, voilà des articulations qui sont encore toutes neuves ; cela ne sent pas le cambouis… Il y a, voyez-vous, mon cher, une belle place à prendre. Tout ce qui se fait aujourd’hui ne vaut pas qu’on le ramasse, c’est de la camelote. Les plus habiles ont de la patte ; voilà tout. Grand Dieu ! qu’est devenu le grand art, la grande poésie, le grand style ? (Il prononçait le mot grand à pleine bouche comme un chauvin d’autrefois parlant de la grrrande nation.) Le dieu du jour, c’est le truc. Aimez-vous la ficelle, on en a mis partout. Je ne vois au théâtre que des escamoteurs qui filent la carte. Et le public imbécile bat des mains, il trépigne, il brait, il se pâme. Notez qu’il n’est plus besoin de le tromper ; il aime à voir clair dans les tours qu’on lui joue ; il a vu partir la muscade, il sait où elle est et n’en brait que plus fort… J’aurais pu faire comme les autres. Oh ! que nenni ! Je veux entrer dans le succès par la voie royale, par la grande porte de la gloire, à grandes guides, sur un char triomphal attelé de quatre chevaux blancs. Je méprise cordialement le public. Le mépris est ma muse. Caligula, je vous assure, était un homme d’esprit, il est certain que si d’un bon coup d’espadon… Non, point de concessions. Ah ! public imbécile, public idiot, tu veux des tours de gibecière ! Tiens, voilà de l’art, voilà de la poésie, voilà du style, voilà des vers comme on n’en fait qu’à Jersey. Tu regimberas d’abord, tu secoueras tes longues oreilles ; mais, je te connais, tu finiras par braire. Un homme qui se tient debout finit toujours par avoir raison. On se dit : C’est un phénomène. Ma foi ! réussisse qui voudra par les courbettes ; moi, je prétends réussir par l’insolence. Je suis en fonds, j’en ai à revendre…

Tandis que Prosper Randoce discourait de la sorte en gesticulant et cheminant à grands pas, Didier, immobile dans son fauteuil, ne soufflant mot, observait son demi-frère avec une extrême attention. — 11 a le tour de visage de mon père, pensait-il ; mais, si frappante qu’elle soit, la ressemblance n’est pas parfaite. Ce n’est pas de lui qu’il a hérité ses yeux. — C’étaient des yeux étranges que ceux de Prosper, grands, bien fendus, couleur d’acier, beaux si l’on veut, mais d’une beauté inquiétante, ardens et qui cepen dant faisaient froid ; on y sentait du dessous, et le regard, perçant malgré la myopie, était sans flamme ; ce regard disait très nettement : Je n’aime que moi. Les yeux à part, Prosper était bien le portrait de M. de Peyrols, mais avec un peu moins de noblesse et beaucoup plus de finesse ; c’étaient les mêmes traits, mais amincis, alïinés, élimés. Paris est une grande meule qui aiguise et qui use ; les couteaux de chasse s’y affilent comme des canifs ; on en voit qui n’ont plus que le dos et qui ne laissent pas de couper comme des rasoirs.

De son côté, Prosper jetait par instans un rapide coup d’oeil à Didier. Il se disait, non sans quelque satisfaction : Comme il m’écoute ! Depuis longtemps il n’avait eu à sa disposition une paire d’oreilles si dévotement recueillies. Ignorant le vrai motif d’une attention si bénévole et si soutenue, il l’attribuait à cette curiosité provinciale qui veut tout savoir pour le plaisir de savoir, dont la candeur happe les mots au vol, dont les. patiences sont infinies, — genre de curiosité qui est inconnu à Paris, parce qu’à Paris on n’a pas le temps, parce qu’à Paris les heures sont des minutes, parce qu’à Paris on donne au prochain le court moment qu’on attrape entre deux accès de fièvre, parce qu’à Paris on distingue les hommes en animaux nuisibles et en animaux utiles et que les inoffensifs n’existent pas, parce qu’à Paris on ne tient à savoir le fond de rien, attendu qu’on sait d’avance le fond de tout.

Après une courte pause, Prosper se remit à caracoler. — J’ai mal débuté, mon cher, reprit-il. La contagion m’avait gagné. Moi aussi j’ai sacrifié aux idoles. J’ai gâché dans le temps deux méchans vaudevilles qui, après tout, en valaient bien d’autres ; mais j’ai joué de malheur. Le premier est tombé à plat ; une chute silencieuse, une glissade dans la neige ; le second fut sifflé. Vous ne sauriez croire combien ce bruit est désagréable. Le pauvre diable d’auteur a beau se dire que la cabale n’en veut qu’à sa pièce, la joue lui cuit, il sent bien qu’il s’y est passé quelque chose… J’étais moulu, à demi mort. Par charité, un honnête critique saupoudra mes blessures d’une poignée de sel, ce n’était pas du sel attique. Ma foi ! la douleur me réveilla, je criai comme un aveugle. Il m’en coûta cher ; je fus étrillé, écorché vif… La critique, mon cher, est une caverne. Le grand prophète Daniel descendit dans la fosse aux lions ; moi j’ai visité la caverne aux crabes. J’ai vu de près ces horribles bêtes, elles m’ont caressé de leurs pinces ; j’en porte encore les marques… J’eus une colère rouge, et je m’écriai : Et moi aussi je suis de la paroisse ! Et moi aussi, je serai crabe ! À ces mots, le miracle s’opéra ; les deux doigts que voici se changèrent en une paire de pinces qui serraient comme des tenailles. Je fis de la cri tique, des nouvelles à la main ; j’avais été mangé, je mangeai… Je me trompe, mon cher, je n’étais pas un crabe, mais un loup bien endenté, à la maigre échine, à l’œil sanglant. Chaque matin, je sortais de mon repaire, cherchant quelque succès à dévorer, quelque talent à étriper et, s’il se pouvait, un grand homme à fouiller et à vider… J’avais cependant mes jours de clémence. Quand il me tombait sous la main quelque sot livre dont le sot auteur était une nullité avérée, dûment constatée, munie de papiers en règle, j’entonnais un hosanna ; j’affectais d’avoir découvert la pie au nid, je portais le pied-plat sur le pavois. Vous ne sauriez croire quelle tendresse ont les méchans critiques pour les méchans écrivains ; ils s’en servent comme de casse-tête pour assommer le talent, sans compter que de tout temps les boiteux portèrent dans leur cœur les paralytiques… Et puis voilà qu’un beau jour je me lassai du métier. Battant, battu, bâtonnant, bâtonné, je sentis le besoin de vivre en paix. Je rentrai mes griffes, je jetai aux orties ma batte d’arlequin, j’enfilai la venelle, disparus et fis le mort. On ne sut ce que j’étais devenu. Cherchez, messieurs, plus de Scapin !… Je m’étais retiré, mon cher, au sommet de ma grande tour ; perché sur mon esplanade, je causais avec les astres, je fraternisais avec les nuages, je tutoyais le soleil, ou, penchant la tête, je voyais à mes pieds les humains gros comme des cirons, trottant menu comme des fourmis… C’est ainsi que j’ai connu, comme dit le grand Dossuet, les extrémités des choses humaines. Hier dans le ruisseau, aujourd’hui dans les nues !… En d’autres termes, abjurant Satan et ses trucs, j’ai revêtu la robe de lin des lévites, je me suis fait l’Eliacin du grand art, je lui ai donné mon cœur, et j’espère bien qu’il me donnera autre chose en retour… Je fais du style, et du plus grand. Voyez-vous ce portefeuille en maroquin rouge ? Il contient la moitié d’un drame, — œuvre gigantesque, colossale, — toute la synthèse du siècle !… Patience, vous m’en donnerez des nouvelles. Un jour Éliacin sera roi, et les pontifes de Baal plieront le genou devant lui.

L’entreprise sans doute est grande et périlleuse…
Mais ma force est au Dieu dont l’intérêt me guide…
Il faut finir des Juifs le honteux esclavage
Et faire aux deux tribus reconnaître leur roi.

Ainsi parlant, il présentait à Didier le portefeuille rouge. — Tesez-moi ça, lui dit-il. Deux kilos de grand style. Qu’en pensera l’univers ?… — Mais en ce moment une réflexion lui vint, il appliqua son lorgnon devant son œil droit, contempla Didier, qui soupesait le portefeuille, s’avisa que son paletot était fripé : C’est quelque pauvre diable, pensa-t-il. 11 n’est pas venu ici pour rien. Je gage que le traître s’apprête à tirer de ses larges poches un volumineux manuscrit. C’est un éléphant en quête d’un cornac.

Il fit une pirouette, reprit le portefeuille, et le mettant sous son bras : — Mon cher, s’écria-t-il, vous vouliez voir, vous avez vu. À cette heure vous savez ce que c’est qu’un grand homme. Arrêtons les frais : assez de flic-flac ; le rideau tombe, la représentation est finie, éteignons les quinquets. Dieu vous ait en sa sainte garde ! Didier se leva, présenta sa carte à Prosper. — Voici mon adresse, lui dit-il. J’ai vu le grand homme, j’en suis émerveillé. Si vous aviez autre chose à me montrer, je serais enchanté de vous recevoir chez moi.

Cela dit. il s’inclina et sortit.

— Peut-être ai-je été un peu leste, se dit Prosper. Ce grand dadais fait de l’ironie. Il faut que ses moyens le lui permettent. Ayant examiné la carte avec soin, il la serra au fond d’un tiroir.

XI.

Didier rentra chez lui peu satisfait de sa première entrevue avec son frère. Prosper ne lui revenait pas ; de tous les Randoce que lui avait montrés son imagination, c’était le plus déplaisant. Son langage, ses manières, son portefeuille, ses deux kilos de grand style, — il ne lui faisait grâce sur rien. Plus que tout le reste, sa ressemblance avec leur père l’attristait ; désormais il y avait preuve acquise. Quand la vérité déplaît, on ne l’accepte que sous bénéfice d’inventaire ; on se réserve de s’enquérir, on ne se rendra qu’après avoir touché au doigt et à l’œil. Didier avait vu, il avait touché ; plus de doute possible.

Mécontent de son frère, il n’était qu’à moitié content de lui-même. L’expédient que lui avait conseillé M. Patru lui avait mal réussi, il avait entamé la campagne par une fausse manœuvre. — Joli début, pensait-il, et qui promet ! Je n’ai aucun prétexte plausible pour retourner chez Prosper. Me rendra-t-il m’a visite ? Il doit avoir une médiocre envie de me revoir. J’ai joué le rôle d’un niais, et mon paletot n’annonçait pas un Mécène. A-t-il seulement pris la peine de regarder ma carte, de noter mon adresse ? Attendons, il sera toujours temps d’aviser.

Pour occuper son loisir, il se procura quelques ouvrages de haut calcul et se remit aux mathématiques, qu’il avait délaissées depuis longtemps. De tous les genres d’études, c’est le plus absorbant, le plus abstrait, celui qui fait le mieux oublier le monde réel. Didier se plongea dans ses intégrales, si bien qu’il passait des matinées entières sans se souvenir qu’il avait un frère, lequel se nommait Randoce et faisait des gargouillades et du style. L’après-midi il se promenait sur les boulevards ; le soir il allait aux Français. Le lever du rideau lui causait toujours une émotion pleine de charme ; il croyait voir se lever devant lui la grande toile peinte de la vie. Allait-il enfin savoir ce qu’il y a derrière ?

Il fut plus de trois semaines sans avoir de nouvelles de Prosper. Il eut quelque velléité de repartir pour Nyons. — Après tout, se disait-il, je suis venu pour voir mon frère, je l’ai vu, et je ne sais trop quel service je pourrais lui rendre. Il a un air de santé, il n’est point dans la misère ; son mobilier est assez cossu, et les jolis bronzes qui garnissent sa table ronde ont dû coûter gros. La chronique veut qu’il ait dissipé son patrimoine ; il lui en est sûrement resté quelques bribes dont il a su tirer parti ; il faut croire que dans le temps qu’il était crabe il a mis quelque chose de côté. Avec cela je ne vois pas qu’il ait besoin de mes conseils ; il est fort content de lui, peu disposé à me consulter sur rien. Les sorcières lui ont dit : Tu seras roi. Il s’apprête à ceindre le bandeau royal. Laissonsle monter sur son trône ; si le pied lui glisse, nous verrons à le consoler.

À quelques jours de là, en entrant dans un café du boulevard, Didier entendit prononcer le nom de son frère. Il ouvrit l’oreille et saisit le dialogue suivant :

— À propos, j’ai rencontré Randoce. Il y a des siècles que je ne l’avais vu.

— Personne ne le voit. A-t-il toujours son air de pigeon plumé ?

— Point du tout. Je ne sais à quel râtelier il mange ; mais le gaillard s’est refait.

— Et il refait les autres. Je n’ai jamais pu souffrir ce garçon. Routonné jusqu’au menton, cousu de mystère de la tête aux pieds, insolent en diable, c’est le roi des poseurs. On assure qu’il posait déjà devant sa nourrice ; le petit gueux se drapait dans ses lisières… Ah çà ! que fait-il ? Est-il en train d’abattre une machine ?

— Monsieur fait du style. Il n’a rien que deux ou trois chefsd’œuvre sur le métier ; il a découvert la poésie de l’avenir ; il est en passe de devenir un homme immense.

— Parbleu ! Il est convenu que, lorsqu’on n’a pas de talent, on fait du style et l’on pose pour l’immensité… Et de quoi vit ce géant ? Il me doit deux. pièces de cent sous.

— Il ne m’a pas dit son secret. On prétend qu’il joue ; d’autres assurent qu’il a hérité. À moins qu’une femme au cœur immense… L’abîme appelle l’abîme. Je me suis laissé conter…

En ce moment, un ami de ces messieurs vint s’asseoir à leur ta ble et se mit à leur conter je ne sais quelle anecdote de coulisses. 11 ne fut plus question de ttandoce. Didier sortit, résolu à passer un mois encore à Paris.

Le surlendemain, comme il ne pensait à rien moins, Baptiste lui annonça la visite de M. Prosper Randoce. Didier prit le temps de faire un peu de toilette, soigna son nœud de cravate et parut d’un air d’Apollon devant Prosper, qui l’attendait en fredonnant une romance. Les deux frères se regardèrent avec étonnement ; ils avaient peine à se reconnaître. — « Mon provincial a la tournure d’un gentilhomme, » se disait Prosper, qui avait appliqué son lorgnon sur son œil. — « Mon demi-frère a presque l’air d’un galant homme, » pensait Didier.

Ils s’assirent au coin du feu et entrèrent en propos. Prosper avait laissé chez lui, avec sa robe de moine, ses hâbleries et ses façons cavalières. Il avait bon ton, parlait assez posément de toutes choses, avec une certaine modestie de lui-même. Il était ce jour-là dans une veine de mélancolie douce qui intéressa Didier. 11 se plaignit des difficultés de la vie et de l’art. Jadis, disait-il, tout lui semblait aisé : mais depuis qu’il avait renoncé aux vanités de la petite littérature, depuis qu’il avait eu, comme saint Paul, son chemin de Damas et que les splendeurs sacrées de l’idéal lui étaient apparues, il était devenu sévère pour lui-même ; il lui venait des doutes sur sa vocation, sur son talent, il avait des phases d’incertitude, de découragement et de dégoût. Dur labeur que celui de l’artiste ! Gomme Jacob, il doit lutter avec Dieu. Pour éprouver la patience de ses serviteurs, ce Dieu redoutable se dérobe à leurs étreintes, frappe de mort leurs cœurs et leurs bras, les plonge dans l’engourdissement du désespoir et de l’impuissance… Prosper fit un tableau vraiment pathétique des angoisses de l’artiste aux prises avec son sujet, tourmenté du démon, s' épuisant en efforts pour incorporer son rêve dans son œuvre. Didier lui passa, en considération de ses bons sentimens, quelques phrases ampoulées, quelques mots de six pieds, quelques hyperboles par trop huppées. 11 profila des bonnes dispositions où il le voyait pour hasarder quelques conseils, qui lurent reçus avec déférence ; puis on causa de Shakspeare, et Prosper fit paraître un enthousiasme dont son frère fut édifié ; bref ils se séparèrent assez bons amis.

Ils se revirent quelques jours plus tard. Prosper fit à Didier les honneurs de son portefeuille rouge, et lui donna lecture de plusieurs fragmens de son drame, qui furent écoutés avec plaisir. À vrai dire, il n’y avait que des moitiés de scènes dans ce portefeuille qui renfermait la moitié d’un chef-d’œuvre, disjecti membra poetœ. À son talent de poésie, Prosper joignait un talent de lecture encore plus remarquable ; personne n’était plus expert que lui dans l’art de faire ronfler le vers et d’escamoter les chevilles. Le lendemain, les deux frères confirmèrent leur bonne entente dans une promenade qu’ils firent à Neuilly, et la semaine suivante, revenant du bois, ils dinèrent ensemble au Café anglais. Ce fut Prosper qui composa la carte, ce fut Didier qui la paya. Dans cette occurrence, le pontife du grand art déploya une étonnante vigueur d’estomac et de profondes connaissances de gourmet. C’était un de ses adages que la fourchette est la première des armes savantes.

Je peux assurer que dans ces diverses rencontres sa compagnie ne fut pas toujours également agréable à Didier. Durant des heures entières, il était simple, aimable, bon garçon, presque modeste ; puis tout à coup survenaient de brusques remontées de vanité littéraire. — Sauve qui peut ! disait tout bas Didier, — et il secouait ses oreilles. Il en était venu à reconnaître qu’il y avait dans son frère deux hommes : il appelait l’un Randoce, l’autre Prosper, et il préférait infiniment Prosper à Randoce.

Vers la fin de décembre, il reçut une lettre de M. Patru et il y fit la réponse que voici : « Vous voulez que je vous fasse son portrait. Il est de ma taille, plus chevelu que moi, le teint d’une pâleur mate, le corps vigoureux, la figure fine. Je n’aime pas ses yeux ; ils ont un éclat dur. Quand ils s’adoucissent, son visage a du charme, et les femmes doivent le trouver séduisant.

Du reste, votre siège est fait : vous n’aimez pas les gens de lettres, et vous avez décidé que mon homme, comme vous l’appelez, est un bohème, un viveur. Je ne suis pas si avancé que vous ; je suspends mon jugement jusqu’à plus ample informé. Je procède lentement dans mon enquête ; le métier de questionneur n’est pas mon fait ; mais j’ai des yeux, et je m’en sers.

J’ai suivi votre conseil : il ne sait pas que je suis son frère. À vrai dire, mon entrée fut gauche ; Prosper me prit pour un niais. J’en ai appelé, et j’aime à croire qu’il a réformé sa sentence. Nous nous voyons souvent. Ne vous figurez pas qu’il vive dans un grenier, ni que son habit soit percé par le coude. Il habite un appartement de trois pièces bien meublé ; sa garde-robe est bien montée. Quelles ressources possède-t-il ? Je n’en sais trop rien. Pour le quart d’heure, il ne gagne pas un sou ; il a renoncé au journalisme pour se vouer tout entier à un ouvrage de longue haleine qui doit régénérer la littérature et immortaliser son nom… Ma phrase est un peu longue, comme ses espérances… Il ne vit donc pas de son travail. Peut-être, après avoir dissipé une partie de son patrimoine, a-t-il su se ranger à temps. Cependant je ne serais pas étonné qu’il jouât. Il a le pouls fébrile, le ton saccadé et l’humeur inégale d’un homme qui entretient des relations suivies avec le hasard. Il y a huit jours, ses pieds ne tenaient pas à la terre, il avait le geste d’un homme qui fait rafle, et en parlant il ouvrait la bouche toute grande comme pour avaler la mer et les poissons. Avant hier, à son air sombre, je crus deviner qu’il avait été décavé la veille dans un tripot. Peut-être me trompé-je ; peut-être est-il sombre ou serein selon que la rime lui vend plus ou moins cher ses faveurs.

« Vous me demandez s’il a des principes. Quelle question, ô naïf notaire ! Sommes-nous bien sûrs d’en avoir, vous et moi ? Nous sommes d’honnêtes gens, parce que nous ne pouvons être autre chose ; mais connaissez-vous de par le monde beaucoup de vertus raisonnées ?… Franchement, mon homme n’est pas un saint. Preuve de cela, c’est qu’il aime à se vanter de toutes les vilenies qu’il n’a pas faites. L’autre jour, il me conta qu’il avait eu plus d’une fois l’occasion de se vendre, qu’on lui avait fait de superbes propositions et qu’il avait refusé les présens d’Artaxerce. Il m’assura aussi que, dans le temps où il écrivait de la critique de théâtre, il n’avait jamais fait chanter personne. Pour ne pas demeurer en reste, je lui contai de mon côté qu’un jour j’étais resté tout seul, pendant cinq minutes, dans la boutique d’un orfèvre, lequel était sorti pour chercher la monnaie de mon billet, et que je n’avais rien mis dans mes poches. Je le priai, si jamais il écrivait ma biographie, de ne pas oublier ce trait. Il me répondit que le cas était bien différent. Il avait raison ; mais je ne pus m’empêcher de regretter qu’il eût tant réfléchi sur cette différence.

« Vous me demandez s’il a du talent ; je suis tenté de le croire. 11 m’a lu deux cents vers de sa façon où il y a du souffle, de la flamme, des images fortes et hardies. Je préfère ces vers-là, Dieu me le pardonne ! à tous les Jardins du monde ; mais je crains qu’il ne soit paresseux. Il n’est pas le maître de ses idées ; elles sont ses maîtresses, qui le mènent où il leur plaît. Son portefeuille est plein de fragmens de scènes. Ces fragmens réunis formeront-ils jamais une œuvre ? Voilà le hic. Le grand drame auquel il travaille ainsi par morceaux est intitulé le Fils de Faust, ce doit être la synthèse du siècle. Ces grands mots me font peur. En attendant, il est aussi fier de ce qu’il ne fait pas que de ce qu’il fait. En littérature comme en morale, il attache beaucoup de prix à ses mérites négatifs, et s’il se vante de n’avoir fait chanter personne, il se vante aussi de ce qu’il n’écrit plus dans les journaux, de ce qu’il ne fait ni chroniques, ni feuilletons, ni correspondances, ni nouvelles à la main, ni vaudevilles, ni comédies en prose, ni romans. Quand il me récite cette litanie, je pense à ses deux vaudevilles sifllés et à la fable du renard. Moi non plus, je n’écrirai jamais de vaudevilles ; mais vraiment il me semble que rien n’est plus facile.

« Comprenez-vous bien la situation ? Mon homme a renoncé à la petite littérature pour se consacrer au grand art. Il fait fi de son talent ; il a juré qu’il aurait du génie ou qu’il mourrait à la peine. À merveille. Je lui reproche seulement de parler du grand art en termes de métier. Il se pique de faire des vers qui aient du chic, il se pique aussi de faire du style. Ce mot ne me plaît pas ; il me semble qu’on a du style et qu’on n’en fait pas. Ce qui est certain, c’est qu’il prend sa vocation au grand sérieux ; il croit à son étoile ; les dieux eux-mêmes lui ont annoncé qu’il avait mission pour régénérer le théâtre. Le Fils de Faust ne sera pas seulement un chefd’œuvre, ce sera un événement. Aborde-1- il ce sujet, sa vaste crinière se hérisse, son œil lance la foudre, c’est Jupiter tonnant. Et ne croyez pas qu’il joue la comédie ; il est tout le premier dupe de ses exagérations ; ses hyperboles lui montent à la tête, il se grise de ses prosopopées. Les poètes peuvent être des gens très sincères dans leurs discours, dans leurs actions ; mais il leur est difficile d’être vrais. Par nécessité de métier, ils se passionnent pour des fables, pour des êtres fictifs ; ils mettent ce qu’ils ont de cœur au service de leur imagination. Quand leur cœur se trouve à sec, il est juste que leur imagination le rembourse de ses frais, et ils en arrivent à ne plus bien distinguer ce qu’ils sentent d’avec ce qu’ils inventent ; sont-ils pris du cerveau, ils croient avoir un polype au cœur. Randoce est extrême en toutes choses ; aucun mot ne lui semble trop fort pour exprimer ce qu’il croit sentir. Ses admirations sont des enthousiasmes, ses joits des délires, ses mélancolies des désespoirs, ses indignations des fureurs. De quoi qu’il s’agisse, il voit tout de suite le parti à tirer de la situation, les ressources qu’elle offre à l’éloquence ; sa tête est pleine de personnages tragiques ; sans qu’il s’en doute, ce sont eux qui parient pour lui, qui brodent le canevas. Il y a des-gens qui naissent avec des tréteau v aux pieds. La tirade est la seconde nature de Prosper Randoce.

« Ne médisons pas de la poésie, mon cher notaire. Si Prosper Randoce n’est pas un drôle, rendons-en grâce aux rimes riches du romantisme. Elles ont réparé, je crois, autant qu’il était en elles, le vice de sa première éducation. « Je ne suis pas la rose, dit le proverbe persan ; mais j’ai passé près d’elle. » Prosper n’est pas un Pochon ; seulement, élevé par ce juste, il a grandi à son ombre, sucé le lait de sa docte sagesse. Heureusement, parvenu à l’âge de raison, il a senti s’éveiller dans son cerveau le démon des vers ; une muse, une demi-muse s’est approchée de lui ; pour purifier l’air infect et vicié qu’il respirait, elle a brûlé du romarin, de l’encens, un peu de laurier, puis elle a souillé sur les .taies qui couvraient sos yeux, et pour la première fois il a découvert dans le monde autre chose que les fanges de son ruisseau natal… Mon père avait coutume de dire qu’on ne doit jamais désespérer d’un sacripant qui a de l’imagination ; on ne sait tout ce qui lui passe par l’esprit. Ayant le goût de rêver, il se peut qu’un beau jour il imagine de devenir un honnête homme… Je ne prétends pas, monsieur le notaire, que Randoce adore la vertu. À vous parler franc, sa moralité me semble douteuse. Il est ballotté, tiraillé entre des puissances contraires. Ses instincts luttent contre ses rêves, phalange contre phalange : d’une part tout ce qu’il a hérité de son père adoptif, certaine bassesse native, de fâcheux souvenirs, des calculs sordides, des appétits déréglés ; d’autre part ses ambitions littéraires, des convoitises de gloire, le culte de la rime, de nobles fumées. Pochon tire d’un côté, la poésie de l’autre. Qui sera le vainqueur ?.. Ce tiraillement perpétuel est un spectacle curieux, mais fatigant. Je crois voir un ballon auquel est attaché une nacelle qui a plus que sa charge. Le ballon veut monter ; si on le laissait faire, il irait jusqu’aux étoiles, mais la nacelle résiste, le ramène en bas. Pour peu qu’il se dégonfle, patatras ! tout tombera dans le ruisseau… Aider Randoce à gonfler son ballon, c’est le meilleur service qu’on puisse lui rendre. Et voilà pourquoi je ne souris point quand il m’annonce que le Fils de Faust sera un événement, ou qu’il se vante d’avoir refusé les trésors d’Artaxerce. Tout cela, c’est de l’hydrogène pour notre aérostat.

« Mon cher monsieur Patru, vous avez une idée fixe. Vous tremblez que mon homme ne me mette à contribution. Je lui ouvrirais de bien bon cœur et ma bourse et mon coffre-fort, si je le voyais dans le besoin ; mais tranquillisez-vous. Il ne m’empruntera pas un sou. Il a rompu avec tous ses anciens amis : il tenait, disait-il, à faire peau neuve ; mais quand on a le goût de la tirade, on ne se peut passer d’un confident. Sa bonne étoile lui a fait rencontrer dans la personne de votre serviteur un honnête, un naïf quidam, qui ne se mêle point d’écrire, auquel il peut confier sans inquiétude ses projets et ses espérances, et devant qui son génie fait la roue, exercice éminemment hygiénique. Notre liaison lui plaît ; il en sent le prix. Je suis son écouteur d’office, il n’aurait garde de faire de moi son créancier, cela gâterait tout… »

En lisant cette lettre, M. Patru haussa plus d’une fois les épaules. Il répondit sur-le-champ : — « Exécutez religieusement les volontés de votre père. Si votre frère n’est pas dans la gêne, gardez vous de lui faire des offres de service, ce serait l’induire en tentation ; c’est bien cela qui gâterait tout. Je suis un têtu, mon cher garçon. Permettez-moi de me défier. Aidez, si cela vous plaît, à gonfler le ballon, mais pendant l’opération ayez l’œil sur vos poches. »

XII.

Le jour même où il reçut la réponse de M. Patru, Didier alla faire visite à son frère. J’ai dit que Prosper Randoce avait la vue courte. Les habiles gens savent se servir de ce qui leur manque.

Quand Didier entra, Prosper, qui était assis devant sa table à écrire, tourna rapidement les yeux vers lui, puis il leva les bras au ciel en poussant une exclamation douloureuse, après quoi il s’accouda, la tête basse et cachant son visage dans ses mains : — « Ah ! monsieur Dubief ! s’écria-t-il (c’était le nom d’un marchand d’objets d’art). Vous êtes un terrible homme. On ne traque pas ainsi les gens. Ma foi ! j’en suis désolé, mais aujourd’hui vous n’aurez pas un sou de moi. Les eaux sont basses. La nuit dernière j’ai joué, et j’ai perdu. Faites ce qu’il vous plaira, remportez vos bronzes, mon bel ami, et la petite Vénus, et le petit christ d’ivoire. Vous m’arracherez le cœur. Que vous importe ? Ces petites bêtises-là, voyez-vous, étaient ma consolation, ma joie, les délices de mes yeux et de mon âme. Je n’avais qu’à les regarder et mon cœur entrait en danse, mes idées prenaient des ailes, il leur poussait des rimes à la tête et aux pieds, comme en avril poussent les bourgeons au bout des branches… Désormais il n’y aura plus rien là, plus rien !… » Et il s’appliqua un grand coup de poing sur le front.

Il avait débité ce petit discours tout d’une haleine et avec une telle volubilité que Didier n’avait pu placer un mot. Celui-ci se fit enfin reconnaître, et Prosper joua la surprise avec un parfait naturel. — Eh quoi ! c’est vous, mon cher ! dit-il. Prenez-vous-en à mes yeux : ce n’est pas le premier tour qu’ils me jouent ; mais aussi que ne parliez-vous ? C’est votre paletot gris qui est cause de ma méprise. Cet enragé M. Dubief s’habille de gris comme vous. Franchement je n’avais pas la conscience tranquille à son endroit ; une conscience troublée évoque des fantômes… — Et à ces mots éclatant de rire : — Allons, j’en serai quitte pour la peur. P »emettons-nous, seigneur, d’une si chaude alarme. Asseyez-vous là et causons de quelque sujet plus récréatif.

Didier s’assit ; on causa théâtre, mais la conversation languissait ; Prosper semblait distrait. — Qu’avez-vous ? lui dit son frère. Vous êtes tout rêveur. Permettez-moi de vous faire une question. Combien devez-vous à M. Dubief ?

— Ah cà ! qu’est-ce qui vous prend ? s’écria Prosper en se renversant dans son fauteuil. Laissez-moi donc tranquille avec ce diable d’homme. Je ne pense à lui que lorsque je le vois ou que je crois le voir.

— Répondez-moi, insista Didier. Combien lui devez-vous ?

— Si vous y tenez… Eh ! mon Dieu ! une bagatelle, une misère,… quinze cents francs. Laissez-moi faire, demain soir je serai en veine :

J’ai dans le cœur, Hector, un bon pressentiment,
Et je dois, dès demain, gagner assurément.

— Si xM. Dubief est pressant, repartit Didier en regardant Prosper avec attention, je connais un meilleur moyen de vous acquitter. Demandez-moi de vous avancer cette somme.

Les yeux de Randoce s’enflammèrent. Il eut soin de détourner la tête pour dérober son émotion à Didier. Puis faisant un bond : — Ah ! pour cela, non ! s’écria-t-il. Non, mille fois non. Je ne vous emprunterai jamais un liard, mon cher. Primo vous êtes quelque peu mon ami, et j’ai le culte de l’amitié. Les questions d’argent, voyez-vous, commencent toujours par être délicates et finissent quelquefois par être indélicates… D’ailleurs vous m’avez l’air d’un charmant garçon, d’une bonne pâte d’homme. Vous seriez le plus commode des créanciers. Avec vous je ne me gênerais pas ; je m’acquitterais Dieu sait quand. Votre indulgence serait funeste à ma petite moralité, dont je prends le plus grand soin.

— Ah ! par exemple, il ne tiendrait qu’à vous d’être exact, répliqua Didier. Si bon garçon que je sois, je ne m’y opposerais pas.

— Passe encore, poursuivit Prosper, passe encore si j’étais en peine de mon dîner de ce soir. Je ne me ferais pas conscience de recourir à vous ;., mais des bronzes ! une Vénus ! des amours ! c’est du superflu. Tant pis pour moi si j’ai des caprices dispendieux. Faites monter ici l’un de ces bourgeois qui passent dans la rue, le premier venu, et demandez-lui si pour faire de beaux vers Prosper Randoce a besoin de posséder une table en acajou garnie de colifichets ! — Maroufle, me dira-t-il, rends-toi justice et bénis la Providence si elle te donne des chemises et un grabat… Ce gros monsieur a pour principe que les greniers ont été inventés pour les poètes et les poètes pour les greniers. Peut-être même lui a-t-on conté que les rossignols chantent mieux quand on leur a crevé les yeux…

— Je ne suis pas assez bourgeois pour vous reprocher vos bronzes, interrompit Didier avec un peu d’impatience ; mais je suis trop votre ami pour ne pas regretter que la vue d’un paletot gris vous cause de si vives émotions.

— Ne craignez pas pour moi les émotions. Qu’est-ce que le talent ? Une fièvre qui raisonne. Les adoucissans ne lui valent rien. On ne se grise pas de bouillon, et sans une pointe d’ivresse adieu l’inspiration !… Autrefois, mon cher, j’avais à mes trousses toute une meute de créanciers. De tous ces croquans, il ne m’est resté que Dubief. Ne m’ôtez pas Dubief. Je suis un garçon très rangé. En fait de folies, je me suis réduit à la portion congrue. Tel que vous me voyez, je possède de petites rentes, oh ! très petites par exemple, tout juste assez pour vivre, et (admirez ma sagesse !) c’est bien à cela que je les emploie. J’ai dressé mon budget ou plutôt mes deux budgets, l’ordinaire et l’extraordinaire, le budget des besoins et le budget des caprices… Et tenez, quand je vous disais tout à l’heure, croyant parler à Dubief, que mon escarcelle était vide, je mentais impudemment. Il y a dans ce tiroir un petit rouleau de napoléons qui doit me servir à payer mon terme le mois prochain. Je suis le modèle des locataires, toujours prêt à l’échéance. Vous voyez que je pourrais payer un à-compte à Dubief ; mais la sévérité de mes principes ne me permet pas de prendre un centime sur mon budget ordinaire pour payer Dubief. Les viremens répugnent à ma conscience. Que diable ! on a des principes ou on n’en a pas. Pour payer Dubief, — c’est un nom générique : mes Dubiefs sont mes caprices, — autrefois, pour payer mes caprices, je faisais de la copie pour un journal à deux sous. J’en pourrais faire encore, ma prose est cotée cher sur la place ; mais que les principes sont gênans ! J’ai juré de ne plus écrire une ligne de prose, et je tiendrai parole. Jouer est plus honnête… Ne faites pas la grimace ; je vous parle d’un petit baccarat, tranquille, discret. Que voulez-vous ? j’ai un bonheur insolent. J’ai perdu hier, je me rattraperai demain, et Dubief aura son à-compte.

C’est toujours là qu’il en revenait. Didier fit un effort, accoucha d’un sermon en trois points contre la fureur du jeu. Prosper l’écouta en silence ; il s’était levé et se promenait à petits pas dans la chambre, rentrant sa tête dans ses épaules, comme un homme qui reçoit une averse. Didier était, à vrai dire, un médiocre prédicateur ; sceptique par tempérament, il estimait que toutes les vérités morales sont à demi fausses. Une telle disposition d’esprit est peu favorable à l’éloquence ; les mais et les si sont un grand rémora pour un orateur. Il ne laissa pas de s’évertuer. — Faisons un traité, dit-il par manière de péroraison. Je vous avancerai les quinze cents francs, vous paierez Dubief, et vous me promettrez de rester quinze jours sans toucher une carte. Il y a commencement à tout. Pendant ce temps, vous inventerez une autre façon de passer vos soirées…

— Et le diable n’y perdra rien, dit Prosper ; mais si je ne joue plus, dites-moi, je vous prie, où je me procurerai de quoi vous rembourser.

— Je prendrai patience, j’attendrai jusqu’à la première représentation du Fils de Faust-mais je veux vous proposer autre chose. Vous avez beau dire, vous ne me persuaderez pas que les poursuites d’un créancier et les émotions d’une partie de baccarat aient jamais donné du génie à personne ; je me défie de la fièvre et des fiévreux. Il faut se bien porter pour écrire des vers qui se portent bien : il y a de la joie dans tous les chefs-d’œuvre, la joie d’un esprit qui s’est affranchi de la vie et voit tout d’en haut. Si j’étais poète, je me ferais un devoir d’être heureux, et à cet effet je tâcherais d’avoir peu de besoins…

— Ta ! ta ! ta ! interrompit Prosper. Je vous vois venir ; nous reprenons tout doucement le chemin du grenier. Halte-là ! Le grenier ne me plaît pas, et j’ai la sainte horreur des balançoires

Mais vous aviez, disiez-vous, une proposition à me faire.

— La voici : je possède en Dauphiné, près de Nyons, un assez joli castel. J’y retournerai avant peu. Si vous étiez sage, vous partiriez avec moi. Je vous offre un appartement commode, en bon air, en plein jour, autant de pièces qu’il vous plaira. Vous auriez sous la main des bois, des rochers, des solitudes. Silence parlait ; nous tiendrions les fâcheux à distance. Pour quelque temps, vous oublieriez Dubief, tous les paletots gris, tous les tapis verts du monde, toutes les petites et grandes servitudes qui grèvent votre vie. Libre de tout tracas, tranquille comme un cerf au ressui, vous auriez le cœur à l’ouvrage et des facilités de composer et d’écrire dont vous seriez confondu. Tout coulerait comme de source, avec liberté, avec bonheur. Quelle fraîcheur de style ! quelle vivacité de coloris ! Je veux qu’avant six mois d’ici le Fils de Faust soit parachevé. Et je suspendrai à la porte de ma maison un écriteau portant : C’est ici qui le grand homme écrivit son premier chef-d’œuvre.

Pendant ce discours, Randoce faisait une étrange grimace. — Ma parole ! s’écria-t-il en s’inclinant jusqu’à terre, vous êtes prodigieux. Je vous proclame le premier homme du monde pour dire agréablement des choses lugubres ;… mais c’est un enterrement de première classe que vous me proposez là ! Serviteur à votre seign ri ! On ne respire qu’à Paris, on ne travaille "qu’à Paris, et il y a plus d’esprit dans un méchant pavé de la rue MouOetard que dans tous les rochers dauphinois dont vous me faites fête. — Ma seigneurie n’est pas encore sur son départ. Promettez-moi de réfléchir à ma proposition. Vrai, vous auriez tort de la refuser.

— Soit ! j’y réfléchirai. Je suis capable de tout pour obliger mes amis.

Didier se retira ; une demi -heure après, Prosper avait en main quinze billets de cent francs que lui apporta Baptiste. Il les compta et recompta ; il contemplait avec admiration cette petite liasse qui lui paraissait pleine de promesses. — Ah cà ! se disait-il, c’est un homme unique que ce Peyrols, un homme des anciens jours, un vrai trésor. Ce qui m’arrive n’est pas de l’histoire, c’est de la légende. Voilà un garçon qui vit à jNyons et qui y lit des vers : premier miracle ; il entend parler des Incendies : second miracle ; il les achète et les admire : troisième miracle, plus fort que les deux autres ensemble. Il accourt bride abattue à Paris pour m' apprendre que je suis un grand homme, ce dont je me doutais ; je le reçois comme un chien dans un jeu de quilles, il ne se rebute pas, il entreprend de m’apprivoiser, et au premier signe que je lui fais : Baptiste, allez porter quinze cents francs à mon ami le grand homme en lui demandant pardon de la liberté grande… Mais quel est donc ce secret ? Apparemment cet aimable gentilhomme s’ennuyait à mourir dans sa gentilhommière ; pour se dégourdir, faute de mieux, l’idée lui est venue déjouer le rôle de petit Mécène… À moins qu’il ne soit affilié à la société de Saint-Vincent-de-Paul… Cependant il n’a pas l’air dévot, et sa petite homélie, froide à la glace, était plus philosophique que chrétienne… Prosper, mon ami » gardons-nous d’approfondir ces mystères sacrés, insondables à notre faible intelligence. Ceci du moins est clair…

Et il contempla une fois encore les billets avant de les serrer dans son bureau. Il va sans dire qu’il se promettait de tenir son aventure secrète ; la modestie de Didier ne courait aucun risque, Prosper n’était pas disposé à faire bruit de ses libéralités. Il aurait voulu rendre le trésor invisible pour tout autre que lui, le mettre sous clé. Il était de l’avis de La Rochefoucauld, qui a dit qu’un honnête homme est un trésor caché, et que celui qui l’a trouvé fait fort bien de ne pas s’en vanter.

Là-dessus, comme pour confirmer le mot de Didier que le bonheur féconde le talent, il se sentit pris d’une furie de travail, et après avoir passé deux ou trois fois la main sur son front ossianique il écrivit d’arrache-pied une tirade de soixante alexandrins, qu’à peine les eut-il achevés il déclama d’une voix tonnante. Il y en avait sur le nombre deux ou trois qu’un grand poète n’eût pas désavoués ; le reste était un pâle et maladroit pastiche d' ' IJcrnani. Après s’être essayé dans le genre de la poésie réaliste, se dégoûtant de la physiologie, il en était revenu aux grands modèles ro mantiques. Son tort était de trop se ressouvenir en écrivant et de prendre pour des trouvailles de son génie toutes les bonnes aubaines de sa mémoire. Le Vieillard stupide, il Vaimel et le Charlemagne y pardon ! étaient ses deux chevaux de bataille ; il les fourrait partout, avec des dagues, des lances, des échelles de corde, des sons lointains de cor dans l’ombre, des casaques de soie, des chapeaux à plume et toute la défroque fripée du romantisme. Il est dangereux de faire redire à une petite trompette les éclatantes fanfares d’un clairon de haut bruit.

Quand il eut fini, il s’en alla dîner, voyant l’avenir en rose et chantonnant entre ses dents : — Didier, mon ami, si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer !

De son côté, Didier faisait ses petites réflexions. Prosper l’avaitil pris, oui ou non, pour M. Dubief. Cet important problème lui tenait l’esprit en suspens ; il ne savait comment s’y prendre pour éclaircir ses doutes. — Je suis tenté de croire, se disait-il, que Prosper est sincère et que Randoce est habile. Prosper part de la main, il n’est pas maître de son premier mouvement, il m’a confessé naïvement qu’il avait des goûts dispendieux et que le jeu fournit à sa dépense. Randoce l’a laissé dire ; ce Randoce me connaît bien, il a deviné que la franchise a des séductions auxquelles je ne résiste pas. Reste à savoir si c’est Prosper ou Randoce qui est myope et lequel des deux a imaginé que mon paletot gris ressemble à celui de M. Dubief.

Didier n’était pas sans se faire quelques reproches ; il sentait qu’il avait mal rempli ses fonctions de tuteur, faiblement prêché contre le jeu et mis trop d’empressement à offrir les quinze cents francs. Son laisser-aller, son extrême facilité d’humeur, risquaient, comme le lui écrivait M. Patru, d’induire son frère en tentation. Le lendemain, pour l’acquit de sa conscience, il résolut de se rendre chez M. Dubief, et, tout en marchandant quelque objet d’art, de s’informer si Prosper avait payé sa dette. M. Dubief était un homme à voir, et qui pouvait lui fournir d’utiles renseignemens sur son Télémaque. Il se mit en chemin ; arrivé à la porte et comme il avait déjà la main sur le bouton, le cœur lui faillit. La petite enquête qu’il s’était proposé de faire répugnait à sa délicatesse ; il tourna bride et s’en alla. Cependant il ne tarda pas à se reprocher sa lâcheté, il revint sur ses pas, et, sa résolution faiblissant de nouveau, il perdit une demi-heure à passer et repasser devant le magasin. Enfin, prenant son parti, il entra d’un air délibéré, sous le prétexte d’examiner un charmant groupe d’Andromède et de Persée qui était exposé à la vitrine. Pendant qu’il devisait avec M. Dubief, le nom de Randoce lui vint plus de dix fois au bout de la langue ; impos sible de l’articuler, ses lèvres se raidissaient, et il se retira en emportant l’Andromède, dont il n’avait cure, et sans avoir hasardé une question. Pour se consoler, il se dit que souvent on atteint mieux le but par une générosité qui ne prévoit rien que par l’excès des petites précautions. Son frère serait sensible à la délicatesse de son procédé ; en s’en remettant à sa parole, il le piquerait d’honneur ; lui témoigner une entière confiance, c’était l’aider à gonfler son ballon. Que ne se dit-on pas pour se persuader qu’en suivant son humeur on agit par principes !

XIII.

Un soir qu’il neigeait à gros flocons, Didier, renonçant à sortir, s’enveloppa dans sa robe de chambre, chaussa ses pantoufles, et s’établit au coin de son feu. Les pieds allongés sur les chenets, il ouvrit un volume de Shakspeare et relut le Songe d’une nuit d’été. Le touchant de sa baguette, Titania le transporta en un clin d’œil dans ce bois « où le thym exhale ses senteurs, où croissent les grandes primevères et les violettes au front penché. » Devant ses yeux voltigeait l’essaim des fées, les unes mouchetant de rubis la robe d’or des primevères, d’autres, les mains enlacées, dansant des rondes au bord d’une claire fon laine, d’autres encore enlevant ses ailes à la chauve-souris pour en vêtir les sylphes ou pourchassant le hibou criard qui, toute la nuit, insulte et gourmande les esprits de l’air. La tête pleine de rêves, les yeux pleins de visions, Didier avait perdu terre depuis longtemps, quand tout à coup, vers onze heures, un violent coup de sonnette ébranla la maison. L’instant d’après, la porte du salon s’ouvrit, et Prosper entra avec fracas, le chapeau sur la tête, au grand ébahissement de Baptiste, qui n’admettait pas qu’on se présentât si cavalièrement devant monsieur. Prosper avait le teint échauffé, l’œil allumé ; on pouvait supposer, sans lui faire tort, qu’il avait fait à son dîner de copieuses libations. Il était enveloppé d’un grand manteau couleur de muraille qui lui descendait jusqu’aux talons, et dans l’ampleur duquel il cachait quelque chose. Ce quelque chose était sûrement une femme, car Didier voyait passer par-dessous le manteau, à côté des boites de son frère, deux petites bottines de prunelle.

— Devinez ce que je tiens là ! s’écria Prosper. Combien m’en donnez-vous ?

Gomme Didier ne sonnait mot : — Sotte question ! poursuivit-il. Ce que je tiens là, je ne vous le donnerais ni pour or, ni pour argent, et quand vous m’offririez en échange vos sept châteaux de Bohême, pour rendre le troc égal vous me devriez du retour… At tention, le spectacle va commencer. Il vous est permis de voir, et même de toucher… Compagne de ma misère, consolatrice de mes douleurs, ange de ma vie, muse de mon génie, sortez de la nuit où se dérobe votre beauté.

À ces mots, le manteau s’entr’ouvrit et laissa" paraître les deux yeux les plus émerillonnés que Didier eût jamais vus. — Elle s’appelle Garminette, poursuivit Prosper.

Et, prenant la jeune fille par les deux mains, il la fit pirouetter. — Eh bien ! qu’en pensez-vous ? Ètes-vous connaisseur ? Que vous semble de ce minois chiffonné, de cette coiffure hurlupée ? Peutêtre préférez-vous la Vénus de Milo. La Grèce ne s’y connaissait pas. Vivent les nez retroussés !… Et vous, ma fille, soyez sage. Monsieur est mon ami et, qui plus est, gentilhomme. Ne cassez rien ici, observez-vous, châtiez votre langage, et quoi que nous disions, ne faites point de commentaires à la hussarde.

Puis, la conduisant devant Didier : — Regardez-la bien, tout à l’heure vous l’entendrez. Vous êtes né, mon cher, sous une heureuse constellation. Vous êtes le premier à qui je montre cette dixième muse. Je la tiens cachée à tous les yeux jusqu’à ce que l’heure ait sonné de la révéler au monde. La petite fille que voici est un prodige, une étoile en espérance ; elle dépassera les plus fameux modèles ; ce qu’on vante aujourd’hui pâlira devant sa gloire. Un jour tous les cafés-chantans se la disputeront à prix d’or. Elle a cent mille livres de rente dans le gosier. Vous en jugerez tout à l’heure…

Didier ne bougeait non plus qu’une souche. Carminette s’était inclinée vers lui et le tenait sous le feu de son regard. Ces yeux de chat sauvage, dont il sentait l’égratignure, lui causaient un singulier malaise. Il venait de se plonger dans toutes les féeries de Shakspeare ; il avait dans la tête des Hélène, des Hermia, des Hippolyte, des Titania, toute une légion de fantômes aériens, tout ce qui voltige et bourdonne au fond des bois dans une nuit d’été. Et tout à coup il se trouvait en présence d’une méchante robe de soie reprisée, d’une petite fille qui n’était pas jeune, d’un gamin qui semblait être une femme, d’une femme qui était un à peu près de hussard, — fruit très vert et très mûr, commencement qui était une fin. Plus de page à tourner : le premier mot du livre était le dernier. Ni figure, ni beauté, ni grâce, et, chose étrange, les yeux ne pouvaient se détacher de cette laideron. C’était un charme ou plutôt un sortilège ; elle attirait le regard comme l’aimant attire le fer. Ni sexe, ni âge ; elle avait enjambé la vie d’un seul bond et se trouvait à l’autre bout avec des joues roses. Son sourire disait qu’elle n’avait plus rien à apprendre, et pourtant il y avait de l’ingénuité dans son effronterie. Elle n’eût rien inventé par elle-même, mais elle avait eu d’habiles maîtres qui lui avaient seriné la vie ; sa mémoire étant bonne, elle savait sa leçon sur le bout du doigt. Titania et Carminette ! quel contraste !… La jeune fille devina tant bien que mal l’impression qu’elle produisait, et sourit.

— Mon bon, dit-elle à Prosper, il faut nous en aller. J’intimide monsieur.

— On a vu des héros, dit Prosper, qui se troublaient devant une bergère.

— Ah ! permettez, repartit Didier en se faisant une contenance, je suis un provincial qui vois pour la première fois une étoile. Toutes les nouveautés m’étonnent ; par bonheur mes étonnemens ne durent guère.

— Il a retrouvé sa voix, dit Carminette en essayant un pas de zéphire. Le voilà parti. Tout à l’heure nous aurons un discours… J’aimerais mieux un gloria.

Didier sonna Baptiste, lui commanda de préparer un punch, après quoi Prosper commença en termes pompeux la biographie de Carminette. Cette humble piqueuse de bottines avait été découverte par lui dans un bal public où elle tentait vainement fortune, la plupart des hommes étant trop sots pour soupçonner à la simple vue d’un diamant brut ce que sera le bijou monté. Lui, Prosper, de son œil d’aigle, avait deviné sur-le-champ Carminette et le miraculeux génie qui dormait dans cette tête inculte, comme le feu sommeille dans les veines du caillou. Sans lui, le monde eût à jamais été privé de cette étoile. Il l’avait mise dans ses meubles et s’était chargé de son éducation ; il composait pour elle tout un répertoire de chansons qu’il lui apprenait à chanter et à mimer, lui enseignant en outre les quatre arts libéraux, c’est-à-dire à marcher, à danser, à se coiffer et à rire. Le noviciat de Carminette touchait à son terme ; bientôt Prosper lancerait cette prodigieuse enfant, dont le talent éclaterait comme un coup de foudre sur Paris confondu. Elle était sa fille, son élève, sa découverte, son œuvre, son invention ; il s’était imposé pour elle les plus lourds sacrifices ; elle le paierait au centuple de toutes ses avances. Un immense avenir était promis à cet immense génie.

On a remarqué que tout écrivain a son mot favori, qui revient constamment sous sa plume. Dans telle page de Bossuet, on trouve jusqu’à sept fois le mot grand ; noble était cher à Buffon. Immense était le mot de Prosper. En lui, hors de lui, il n’apercevait que des immensités.

Carminette l’écoutait en silence faire son éloge ; on ne sait ce qu’elle en pensait. Seulement, lorsqu’il parla de ce qu’elle lui coûtait, elle jeta un regard expressif sur sa robe fripée et marmotta sentencieusement entre ses dents : Qui veut se servir de la mule doit la ferrer, et là -dessus elle se mit à trotter dans la chambre, faisant claquer ses doigts comme des castagnettes, furetant partout, ouvrant tous les tiroirs, soumettant tout ce qu’ils renfermaient au triple examen de ses ongles, de ses yeux et de sa langue ; puis, s' avisant qu’elle était décoiffée, elle se glissa dans le cabinet de toilette, dont elle sut trouver le chemin comme si elle avait connu tous les êtres de la maison. Elle y mit tout en désordre, cassa deux llacons, et reparut avec une coiffure savamment ébouriffée et très saugrenue comme son visage. Didier commençait à se familiariser avec elle. Carminette avait beau tourner autour de lui, l’égratigner de ses yeux, le mordre de son sourire, il ne sourcillait pas. Il était en chemin de découvrir que les étoiles sont moins compliquées qu’il ne semble.

Baptiste apporta le punch. Aussitôt que Carminette eut vidé son verre : — Ma chère enfant, lui dit Randoce, le moment est venu de donner à monsieur un échantillon de votre savoir-faire. Attention, ma fille ! Faites honneur à votre maître. Beaucoup d’épices et servez chaud !

S’étant levée, le nez au vent, le poing sur la hanche, elle entonna une chanson intitulée la Vache qui galope, ramassis d’inepties dont les trois quarts furent perdus pour Didier. Son premier mouvement fut de se boucher les oreilles. Carminette avait une voix aigre, rauque, qui raclait le tympan, des notes de fausset qui le déchiraient ; cette voix ne semblait pas humaine : on eût dit tantôt le gémissement d’une porte qui grince sur ses gonds, tantôt le piaulis d’une perruche et tous les cris divers d’un chasseur qui iroue. Cependant à peine eut-elle entamé le second couplet que Didier fut pris d’une curiosité plus forte que sa répugnance ; il y avait dans cette étrange musique endiablée une sorte de ragoût dont il sentait la pointe. Il se débattit quelque temps contre ce plaisir malsain, puis il y céda et devint tout yeux, tout oreilles. Où la maestria va-t-elle se nicher ? Carminette avait de merveilleuses façon d’ouvrir la bouche, de la fermer, de lancer la note, de la retenir, de remuer sa tête, ses épaules, ses hanches ; elle disait le mot et faisait deviner la chose, chacune de ses intonations était riche de sous-entendus ; ses yeux et ses sourires semblaient jouer de la grilïe et emportaient la pièce. Et que dire de ses gestes ? Rien de plus admirable que la chiquenaude dont elle accompagnait le refrain de chaque couplet, chiquenaude capable de jeter en l’air la morale, tous les corps de l’état et tous les cultes reconnus. Cette chiquenaude était un chef-d’œuvre, une protestation sans réplique contre l’ordre de choses établi ; cela disait clairement : Il n’y a plus rien. Du reste Carminette savait ce qu’elle valait et se prenait au sérieux. Comme tous les grands artistes, elle aspirait à la perfection, elle poursuivait son idéal, qui était le sublime de la désinvolture.

En ce moment, elle était presque belle ; c’était une muse de carrefour, une muse crottée et hume-vent, née d’un ruisseau à l’heure où une étoile s’y mirait, et qui ramassait les fanges de son Hippocrène natal pour les jeter à la face de l’univers. Hautaine, superbe, la narine frémissante, promenant autour d’elle ses yeux effrontés, elle exprimait par son chant, par ses regards, par son geste, une passion qui est, je crois, d’invention moderne, et qu’on pourrait appeler le mépris du mépris.

Elle avait cessé de chanter, que Didier l’écoutait encore. Revenant à lui, il secoua les oreilles, tambourina un instant sur la table ; puis, se tournant vers son frère, il lui dit d’un ton sardonique : — Permettez-moi de vous féliciter, mon cher ami. Vous me voyez confondu de ce que je viens d’entendre. Vous savez tout concilier. M, le Carminette est un ange, comme vous dites, et cet ange est pardessus le marché une affaire d’or.

Mais Prosper n’était pas tout à fait content. À son avis, Carminette avait manqué certains traits, certains effets. 11 la reprit de ses fautes avec une gravité doctorale, lui représenta que l’art a des délicatesses infinies où l’on n’atteint que par une longue et persévérante pratique ; il lui fit redire un couplet dont elle ne faisait pas assez valoir les beautés. Tel Garcia donnant leçon à la Malibran, tel le Pérugin faisant crayonner dix fois au jeune Raphaël le doux profil d’une madone. La fameuse chiquenaude laissait aussi à désirer ; ce n’était pas encore la chiquenaude idéale qu’avait rêvée Prosper. Il disait à Carminette : — Polissez-la sans cesse et la repolissez.

— Vous êtes par trop exigeant, interrompit Didier. Ne la grondez pas ; elle travaille bravement k sa perfection. Si elle n’est pas encore accomplie de tout point, il ne s’en faut guère. Je bois à son immense avenir.

À ces mots, il offrit à Carminette un verre de punch, mais elle lui tourna le dos ; elle commençait à s’apercevoir que son sourire était pétri de sournoiserie. Depuis qu’elle ne le gênait plus, il l’ennuyait. Elle fut se blottir dans un coin du canapé, et bientôt, allongeant ses jambes de sauterelle sur le damas, elle ne tarda pas cà savourer les douceurs d’un angélique sommeil.

Pendant que l’étoile s’endormait, son cornac vidait verre sur verre. Didier espérait que ces fréquentes rasades le rendraient expansif, et qu’adroitement interrogé son demi-frère lui livrerait enfin tous les secrets de sa vie : il n’en fut rien. Plus Prosper bu vait, plus il semblait maître de lui-même. Il demeura perché sur les hautes cimes de la théorie et ne mit pas une fois pied à terre.

— Je suis bien aise de voir, lui disait Didier, que le grand art n’absorbe pas tous vos instans. 11 vous laisse des loisirs pour composer des pièces… comment dirai-je ?… d’un genre plus facile, plus familier. Vous menez tout de front, le Fils de Faust et les turlutaines.

— Je fais tout ce qui concerne mon état, répondit-il brusquement. Vous verrez beau jeu, si la corde ne rompt. N’est-ce pas Socrate qui disait qu’il ne faut rien mépriser ? Le théâtre de la foire, le grand-opéra, la bohème, le parnasse, qu’importe ? L’art est toujours l’art, et tous les quinquets se valent. Je mets du style dans mes tudutaines. Le style est tout. La petite en a, et je vous prie de croire que j’y ai pris peine. Foin despédans ! Tant vaut l’artiste, tant vaut le genre. Que Pierrot s’enfarine ! s’il a du style, je le salue roi… Voltaire a dit un beau mot : donne à ton être tous les modes imaginâmes ; — ce qui signifie : tâche d’avoir Carminette, tâche d’avoir des duchesses… De l’un à l’autre pôle étends tes bras immenses !… J’ai Carminette. j’attends encore les duchesses.

Il se leva, s’adossa contre la cheminée, passa sa main dans ses cheveux, et d’une voix sombre et fatidique : — Qu’est-ce qu’un poète ? s’écria-t-il. Un homme complet.

— Tranchons le mot, un homme immense, interrompit Didier en souriant.

— J’ai dit un homme complet, reprit-il. L’homme qui a tout vu, tout compris, tout observé, tout ressenti, voilà le poète. Il a dix âmes, dix vies ; Pipelet n’en a qu’une, et encore !… Il y a deux espèces d’hommes, ceux qui produisent et ceux qui jouissent : le poète seul est à la fois producteur et jouisseur ; il produit parce qu’il jouit. Comme le chyle se transforme en sang, ses plaisirs se convertissent en images et en mélodies ; il chante parce qu’il aime, il aime parce qu’il a besoin de chanter. Les rossignols en font autant. Permettez-lui d’être égoïste. Que Pipelet soit heureux, cela n’intéresse que Pipelet, il n’y en a que pour lui ; mais quand le poète jouit, il met l’univers de part dans ses joies. Ses transports sont des félicités publiques… profond mystère de l’inspiration ! subtil arôme d’une goutte de fin moka, le fumet d’une perdrix cuite à point, le parfum d’une rose ou d’une aimée,… qu’est-ce que cela ? dites-vous. Et moi je vous dis : cet arôme, ce fumet, ce parfum, c’est de la poésie latente. L’idée est là, insaisissable, invisible ; elle entre au cerveau du poète, elle en ressort avec des ailes, vêtue d’or, de pourpre, de lumière et d’une impérissable beauté. Voilà ce qu’on appelle un chef-d’œuvre… Donnez donc au poète du moka, des aimées et tous les biens de la terre à discrétion ; vous en serez récompensé dans ce monde et dans l’autre… Il est des jours où je meurs d’envie de froisser entre mes doigts des colliers de perles, des aigrettes de rubis, des rivières de diamans. Ce frou-fou me ferait venir à l’esprit des idées que personne n’a eues, que personne n’aura jamais. D’autres fois je rêve d’une tonne d’or… Hélas ! mon tonneau est vide, c’est celui de Diogène… Parole d’honneur ! les hommes sont stupides. Otez à Pipelet ses écus et donnez-les au poète, après quoi vous expliquerez à Pipele : que vous l’expropriez pour cause d’utilité publique ; vous lui devez, j’en conviens, cette explication. Moi, je voudrais que dans tous les pays civilisés on inscrivît chaque année au budget une somme de dix millions pour procurer des jouissances aux écrivains. Chacun se ferait servir à son goût. Distribués avec intelligence, ces dix millions feraient éclore des chefs-d’œuvre par centaines ; un grand siècle s’ouvrirait pour la littérature… Mais quoi ! nous nous croyons civilisés, et parmi tant de princes qui font profession de protéger les arts, en est-il un seul auquel la fantaisie soit venue de faire asseoir un poète sur son trône en lui disant : Mets-toi au large, mon garçon, et règne à ma place pendant six mois, à la seule condition que tu nous conteras exactement tout ce que tu auras vu de là-haut.

— Et si le poète prenait goût au trône et refusait d’en descendre ? objecta Didier.

— Ce serait trop d’honneur pour le trône, reprit Prosper. Et s’échauJTant en son harnais : — Race de bourgeois encroûtés, de tripoteurs de bourse, de moralistes de caserne, courtisans de la matière, contempteurs des choses de l’esprit, que vous importe que la société ait du génie sur la planche ?… Il faut, morbleu ! que cela change. Les temps sont mûrs ; nous referons le monde. Dans la société nouvelle, le génie sera l’enfant gâté du législateur. Bien logé, bien nourri, il aura tout sous la main ; pour fertiliser son cerveau, on le gorgera de plaisirs. Dès sa jeunesse, on l’environnera de belles choses, de beaux meubles, de belles étoffes, de beaux tableaux, de belles statues, de belles femmes… Des femmes surtout ! Il nous en faut beaucoup, et la brune et la blonde, et des beautés malaises, et des beautés tongouses, des écureuses de vaisselle, des bayadères et des houris. Le poète qui aurait expérimenté toutes les variétés de l’amour serait plus grand que Shakspeare, plus grand qu’Homère. Quelle richesse de palette ! quelle prodigieuse diversité de nuances ! Il aurait tous les tons, tous les styles ; les âpres et dévorans soleils de l’Afrique, les lunes mélancoliques du nord, l’infini des savanes, le silence des déserts, le mystère des brouillards, il mettrait le monde entier dans son œuvre… Un sérail ! il me faut un sérail. Cou d’albâtre, bouche de corail, étoile du matin, tourment de l’âme, accourez ! Mon cœur est de taille à vous loger toutes ; vous me donnerez le bonheur, je vous donnerai la gloire… Un sérail etdes tonnes d’or ! Une m’en faut pas davantage, et je compterai mes jours par des chefs-d’œuvre.

Ainsi parlait Randoce, d’une voix de stentor, l’œil étincelant de convoitise, les bras étendus et frémissans. Didier contemplait avec stupeur les mains crochues de son demi-frère, il lui semblait voir deux serres ardentes à la prise, ou, pour mieux dire, deux gouffres béans, prêts à engloutir sans rémission toutes les mines du Potose et tous les diamans du Brésil.

— Peut-être avez-vous raison, lui répondit-il froidement ; mais à ce compte le plus grand des poètes serait le Grand-Turc. Vous alléguerez que c’est un sournois qui s’est donné le mot pour ne rien dire, et que si vous étiez à sa place… Qu’en sait-on ? Voyez mon innocence : j’avais cru jusqu’aujourd’hui que c’est l’imagination qui fait le poète. Je ne veux pas qu’il pâtisse, la pauvreté diminue l’homme ; mais qu’a-t-il besoin d’un trône et de posséder l’univers ? Aspirant après ce qui lui manque, il aura de quoi rêver… Et tenez, ajouta-t-il en lui montrant du doigt Carminette endormie, à quoi tient-il, homme d’imagination, que cette charmante fille ne vous soit tout un sérail ? Et qui vous empêche de voir en elle tour à tour, selon les besoins du moment, une piqueuse de bottines, une étoile, une duchesse, une beauté malaise, une aimée, une bouche de corail et une tonne d’or ?

Prosper fit un haussement d’épaules. Il s’approcha du canapé, et, se croisant les bras, regarda fixement Carminette ; puis, l’ayant secouée, il la mit sur ses pieds, l’enveloppa dans son manteau et l’entraîna vers la porte. — Allons-nous-en, ma pauvre fille, lui dit-il ; on se moque de nous. — Au moment de sortir, Carminette, qui avait repris ses sens, se retourna vivement vers Didier, et lui envoya à travers la chambre, en signe d’adieu, une chiquenaude qui cette fois ne laissait rien à désirer.

Didier arpenta longtemps le salon, les mains derrière le dos. Si Carminette lui avait dit en partant : Je reviendrai demain ! — il l’eût prise volontiers au mot. — N’en aurai-je jamais fini avec mes curiosités ? pensait-il ; je sais ce qu’elles durent. Et par un caprice d’imagination il songea tout à coup à sa cousine, à ses cheveux d’or, à sa couronne de coquelicot, souvenir presque effacé de sa mémoire. Il eut honte des comparaisons involontaires qui se présentaient à son esprit ; il en demanda pardon à Mme d’Azado. Pendant une heure, il ne fit qu’aller et venir, regardant tour à tour le sopha où s’était couchée Carminette et la cheminée contre laquelle s’était adossé Prosper pour prononcer son discours du trône. — C’est singulier, se disait-il ; mon frère et moi nous sommes bien différons l’un de l’autre, et pourtant nous nous ressemblons. Nous avons tous deux en horreur la vie bourgeoise ; mais nous n’en sortons pas par la même porte.

Enfin il se mit au lit. Je ne sais si les fumées du punch travaillaient son cerveau ; mais jusqu’au jour il vit passer dans ses rêves des Carminette et des beautés malaises. Il se réveilla tard ; à peine eut-il recouvré ses esprits, il fit des réflexions fort différentes de celles de la veille. Ce qui l’y aida fut l’état de désordre dans lequel lui apparut son cabinet de toilette. L’étoile y avait laissé des traces par trop visibles de son court passage : dans un coin, une serviette bouchonnée et mise en tapon, des brosses gisant au milieu du parquet, une cuvette ébréchée, sur la toilette deux flacons brisés. Didier se reprocha sa tulérance et rentra de plain-pied dans son rôle de mentor. — Voilà donc la situation ! se dit-il. Mon aimable frère entretient une jjrodigicuse enfant dont il se promet d’exploiter le talent. Dois-je contribuer pour cette entreprise commerciale ? Où sont passés mes quinze cents francs ? Hier, bien qu’il éludât mes questions, Randoce m’a découvert le fond de son âme et de ses yeux. Il a des convoitises infinies ; la question de génie réservée, voilà ce que je découvre d’immense dans son affaire. Lui rendrais-je service en me faisant le caissier de ses appétits ? C’est de conseils qu’il a besoin ; je lui en donnerai pour l’acquit de ma conscience.

Il fut bien étonné quelques heures plus tard, quand Prosper se présenta devant lui d’un air posé, et, tirant de son portefeuille quinze billets de cent francs, lui dit : — Mon cher ami, je viens m' acquitter de ma dette. Elle me pesait. Vous connaissez mes petites idées sur l’amitié. Ne vous inquiétez de rien ; Dubief est payé, voici sa quittance. Et cependant je vous ai tenu parole, je n’ai pas joué ; une rentrée sur laquelle je ne comptais plus m’a remis à flot.

Émerveillé de cette aventure inattendue, Didier fit quelque difficulté d’accepter les billets ; il dut céder, son frère insistant sur un ton qui ne souffrait pas de réplique. Alors il se leva, ouvrit le buffet où il avait serré Y Andromède, et offrit à Prosper cette charmante copie du groupe du Puget. — Vous me permettrez du moins, lui dit-il, de vous faire hommage de ce bibelot. Je l’ai acheté à votre intention ; tout à l’heure Baptiste le portera chez vous. Prosper ne fut pas trop surpris de trouver Y Andromède entre les mains de Didier. Ne voyant plus le groupe à la vitrine, il s’était renseigné auprès de Dubief. Le cadeau ne l’étonna pas davantage ; il sentait que l’Andromède devait lui revenir. 11 avait, comme on sait, des principes, et tenait pour certain qu’il y a une Providence qui rémunère tôt ou tard la vertu. Seulement il faut attendre l’échéance, et le billet est souvent à long terme ; on perd quelquefois patience. Mais si rien n’étonnait Randoce, il ne laissa pas d’être content ; il connaissait de vieille date ce précieux morceau pour l’avoir marchandé plus d’une fois, et il en savait le prix. La satisfaction brillait dans ses regards ; il parla du Puget et des arts plastiques en connaisseur, sans phrases, sans hyperboles, et tint son frère pendant une heure sous le charme de sa parole.

Quand il fut parti : — Ne nous pressons pas trop de le juger, pensa Didier. Il a peut-être de l’honneur. Nous en ferons quelque chose.

XIV.

Carminette ne fut pas la seule connaissance que Prosper fit faire à Didier. Un jour il lui proposa de le présenter à une femme auteur dont il lui vanta l’esprit et le talent. — J’ai parlé de vous à M me Lermine, lui dit-il. Elle désire vous voir ; elle aime les originaux. Je vous crierais : En garde, chevalier ! si elle ne frisait la cinquantaine. Cependant les restes sont beaux.

C’est à quarante-cinq ans sonnés que M me Lermine, pour se consoler du déclin de sa beauté, avait fait paraître un recueil anonyme d’élégies, dont personne ne parla, hormis le seul Piandoce, qui faisait alors de la critique et réservait son encens pour les médiocrités inolTensives. Il porta aux nues le volume azuré, proclama l’auteur un poète de génie contre lequel le grand journalisme ourdissait le noir complot du silence. On juge si M me Lermine lui sut gré de son manifeste ; elle lui témoigna dans les termes les plus pressans son désir de connaître « le seul homme qui l’eût comprise, » et de ce jour Prosper fut un habitué de la maison.

Didier crut devoir accepter la proposition de son frère ; il était bien aise de passer en revue ses diverses relations. Un mercredi soir, il se laissa conduire par lui chez M" 10 Lermine, rue Joubert. Chemin faisant, Prosper lui expliqua que M. et M rae Lermine ne vivaient pas dans la meilleure intelligence ; il n’y avait entre les deux époux ni convenance d’humeur, ni conformité d’idées. Contre l’ordinaire, c’était le mari qui allait à confesse, c’était la femme qui philosophait.

Fils d’un ancien préfet du midi qui s’était signalé sous la restauration par l’ardeur de son zèle et les allures un peu farouches de son orthodoxie, M. Lermine avait adopté toutes les opinions de son père, en les dépouillant toutefois de leur âpreté. Le plus débonnaire des hommes, doué d’une imagination vive, mais courte, et d’une grande facilité de parlage, c’était un dévot à petites observances et à petites pratiques ; on devinait en le voyant qu’il était né marguillier, qu’il obéissait à un ordre d’en haut en siégeant dans un conseil de fabrique et se prélassant au banc de l’œuvre. Aussi généreux que crédule, il avait été la proie de tous les souffleurs de sacristies, de tous les entrepreneurs d’œuvres pies, qui avaient pratiqué de larges saignées dans son coffre-fort ; cependant ce n’étaient pas les inventions des autres seulement qui avaient compromis sa fortune, les siennes n’y avaient pas nui. Aide-toi, dit le proverbe, et le ciel t’aidera. M. Lermine s’était vaillamment aidé. 11 ne manquait pas d’ambition et se piquait d’avoir des idées. Champion résolu de la bonne cause, mais n’ayant rien d’un soudard, il brûlait de s’illustrer dans une croisade pacifique contre l’esprit du siècle. Selon lui, c’était en s’emparant des imaginations que l’église pouvait se promettre de faire la conquête des consciences, elle devait s’occuper de ramener tous les arts dans son giron. Les yeux charmés ne tarderaient pas à lui livrer les cœurs ; il suffisait de dix chefsd’œuvre imprégnés du génie catholique pour que le monde redevînt chrétien. En conséquence il estimait que le premier devoir de tout bon catholique est de fabriquer des chefs-d’œuvre, et il ne voulut pas en abandonner sa part. On sait quels ravages peut exercer une idée fixe dans un cerveau étroit. M. Lermine se crut obligé de prêcher d’exemple, de payer de sa personne. Dans sa jeunesse, il avait manié quelque peu l’ébauchoir ; il se persuada qu’il y avait en lui l’étoffe d’un grand sculpteur. Il se fit construire un somptueux atelier, qui fut bientôt rempli de ses maquettes ; il prit à sa solde deux praticiens, un ornemaniste, se procura à grands frais les plus beaux marbres, et sonna le massacre. Toutes les carrières d’Italie en frémirent. Ce beau zèle et ces grandes dépenses n’étaient pas du goût de M me Lermine. Les honnêtes femmes ont des exigences et quelquefois des aigreurs. Elle fit à M. Lermine des représentations qu’emporta le vent, reprocha au marguillier son éternel conseil de fabrique et la multitude de ses œuvres pies, au sculpteur ses grandes tueries de marbres, à tous les deux les ridicules qu’ils se donnaient. À son dépit se joignirent bientôt des inquiétudes ; malgré les censures de sa femme, M. Lermine se contenait toujours moins dans ses dissipations. Elle s’aperçut que ses affaires se dérangeaient, qu’il en était aux expédiens. À quoi peut nous entraîner le zèle de la bonne cause ! Exact jusqu’au scrupule, M. Lermine ne laissa pas de commettre une imprudence qui pouvait passer pour une indélicatesse. Il possédait en Normandie une terre sur laquelle M me Ler mine avait une première hypothèque ; dans un moment de besoin pressant, il fit couper ses bois à blanc estoc et aliéna les futaies qui étaient le plus clair de la sûreté de sa femme. Se voyant lésée dans son gage, M me Lermine saisit de ses griefs la justice. Le tribunal prononça que les aliénations de M. Lermine mettaient en péril les reprises de sa femme et ordonna la séparation de biens. Cette sentence fut pour le pauvre homme un coup dont il ne se releva pas ; de ce jour, il ne fut que la moitié de lui-même. Non-seulement il souffrait cruellement de ne pouvoir plus satisfaire ses goûts, qui s’étaient tournés en fureurs, ni servir les idées qui lui étaient chères ; mais l’arrêt du tribunal l’avait comme anéanti. Il se sentait déchu de sa dignité, il n’existait plus que par la tolérance de sa femme, dont les rancunes triomphaient sans ménagement. « Il y a telle femme, a dit La Bruyère, qui enterre son mari au point qu’il n’en est fait dans le monde aucune mention. Vit-il encore ? ne vit-il plus ? On en doute. »

— Avant cette malheureuse séparation de biens, disait Prosper à Didier, M. Lermine tenait tête à sa femme. Entre eux, la partie était à peu près égale ; chacun avait ses amis qu’il disposait en ligne de bataille. Lutte de principes, lutte d’influences ! Il y avait dans leur salon ce qu’on appelait le coin du roi et le coin de la reine. Les deux camps se mesuraient du regard ; une défection eût fait horreur, on eût passé par les armes le transfuge. Le roi et la reine comptaient et recomptaient leur troupeau ; ils récompensaient les fidèles, travaillaient à faire des recrues. Hélas ! c’est l’ordinaire que nos amis nous abandonnent avec la fortune. Dès qu’on le sut ruiné, le bonhomme (comme l’appellent les amis de sa femme) vit s’éclaircir les rangs de ses champions ; le coin du roi n’est plus qu’une solitude.

À peine fut-il entré dans le salon de M me Lermine, Didier put constater que son frère était bien en cour. Le coin de la reine lui témoignait une faveur marquée ; on semblait croire à son génie, k son avenir ; on lui faisait crédit. Prosper se sentait solvable ; il remboursait en bons sur sa future renommée. Au demeurant, il était modeste dans ses discours, et ses manières étaient irréprochables. M Lermine fit accueil à Didier ; elle ne lui plut qu’à demi. Elle avait encore quelque beauté, de la noblesse dans les manières, de l’agrément dans l’esprit ; mais le rôle gâtait tout. Sa physionomie trahissait l’inquiétude d’un amour-propre toujours sur le qui-vive. Elle paraissait attendre beaucoup de Didier, et ses yeux semblaient quêter un compliment ; il n’en fallait pas davantage pour le glacer ; rien ne lui vint. Il aggrava ses torts par des distractions qu’elle ne lui pardonna pas. Il regardait avec curiosité un homme à la tête grisonnante, à l’œil morne, lequel allait et venait à pas comptés, sur la pointe du pied, comme si de par la loi il lui était défendu de faire du bruit. On eût dit une ombre errant le long des bords du Styx. De temps en temps, il s’approchait d’un groupe, hasardait quelques questions, n’obtenait que des réponses courtes, sur quoi il s’en allait tenter fortune ailleurs, repoussé partout avec perte.

Sur le portrait que lui en avait fait Prosper, Didier reconnut M. Lermine. Touché de commisération, il alla droit à lui, entra en propos. M. Lermine le reçut avec cette défiance que donnent l’habitude de souffrir et la désertion des amis ; son sourire doucement ironique semblait lui dire : « — Prenez garde ! vous vous compromettez. Ne voyez-vous pas que je suis en quarantaine ? » Didier tint bon ; son exquise aménité et ses manières distinguées firent impression sur le bonhomme, qui finit par céder au charme. Enchanté d’avoir découvert quelqu’un qui paraissait le tenir encore pour quelque chose, il devint expansif, et, prenant Didier par le bras, il l’emmena dans un coin du salon où ils purent s’entretenir en liberté. 11 se trouva que M. Lermine connaissait le Dauphiné et la Drôme ; cette contrée lui était chère parce qu’il y avait recouvré la santé. La fontaine de Saint-May, située à quelques lieues de Nyons, et qui passait en vertu, selon lui, la fameuse source minérale de Condillac, lui avait sauvé la vie. En revenant d’une tournée dans les Alpes dauphinoises, il était arrivé à Saint-May languissant, ne digérant plus, incapable de continuer sa route. À peine avait-il goûté de l’eau miraculeuse, il avait senti ses forces se ranimer, son appétit se réveiller, et au bout de quatre semaines il avait rapporté à Paris son estomac de jeune homme. Sa santé se délabrant de nouveau (car il aimait à se persuader que c’était de l’estomac qu’il souffrait), il se proposait de retourner prochainement à Saint-May, et il fit promettre à Didier qu’il irait l’y voir, tant la liaison s’était promptement faite !

Pendant que son frère conversait avec le bonhomme, Prosper tenait pied à boule auprès d’une belle comtesse italienne aux noirs sourcils, dont il semblait fort occupé, et qui elle-même paraissait le regarder d’un œil assez doux.

Les deux frères sortirent ensemble. — Vous vous êtes comporté en preux chevalier, dit Prosper. Vous avez épousé la cause des lis et du malheur.

— J’ai fait un heureux ; je ne regrette pas ma soirée.

— Et vous ne vous êtes pas soucié de plaire à Mme Lermine ?

— Franchement elle ne me plaît guère.

— Elle est encore belle.

— On s’aperçoit qu’elle l’a été.

Cette réponse rendit Prosper taciturne. Pour renouer l’entretien : — Quelle est donc cette jeune femme avec qui vous causiez d’un air d’intimité ? demanda Didier.

Prosper poussa un soupir. — Je ne sais de qui vous voulez parler, répondit-il d’un ton bref, et l’entretien en demeura là.

M. Lermine avait pris Didier en affection ; il lui fit plusieurs visites, lui tâta le pouls, l’entreprit sur des questions de doctrine. Il ne voyait pas sans chagrin qu’un si charmant garçon donnât tête baissée dans les erreurs du siècle ; mais la contrariété de leurs opinions n’altéra point les sentimens qu’il lui avait voués. Il préférait ce sceptique à tel suppôt de sacristie qui, le lendemain du jour où l’on avait appris sa déconfiture, lui avait adressé des saluts plus courts d’un demi-quart de cercle. De son côté, Didier estimait que tant vaut l’homme, tant vaut sa croyance, et M. Lermine lui paraissait un excellent homme, lequel payait bien cher une peccadille ; pour avoir coupé ses bois à blanc estoc, on n’est pas un scélérat.

Dans la pensée de lui être agréable, il retourna plusieurs fois rue Joubert et affronta sans sourciller l’accueil glacial et les noirs sourires de M' ne Lermine. Le premier mercredi du mois de mars, en entrant dans le salon vers onze heures, il ouvrit de grands yeux. Une révolution venait de s’accomplir ; le coin du roi s’était reformé. Autour de M. Lennine se pressait un groupe d’officieux dont il était complimenté, fêté, caressé. Lui-même paraissait un autre homme ; il avait rajeuni de dix ans, grandi d’une coudée ; il portait la tête droite, répondait d’un air de supériorité aux déférences et aux empressemens dont il était l’objet. Le camp des amis de la reine était en désarroi ; ils se consultaient du regard ; on apercevait sur les visages de la curiosité, de l’hésitation, un certain flottement. M’ire Lermine avait le teint fort échauffé, elle s’efforçait de faire bonne mine à mauvais jeu ; mais on devinait aisément qu’elle n’était pas tranquille, elle avait la voix brève et agitait son éventail d’une main fiévreuse.

Aussitôt qu’il vit paraître Didier, M. Lermine fendit la presse et vint au-devant de lui, les bras ouverts ; il affecta pendant toute la soirée de le distinguer de la manière la plus flatteuse. Didier ne savait que penser. 11 regardait de temps en temps son frère, lequel avait l’air préoccupé, soucieux. Il le vit tourner à plusieurs reprises autour de cette belle Italienne, qui lui faisait d’ordinaire si bon visage ; elle était distraite et paraissait à peine l’apercevoir.

Enfin, de guerre lasse, Prosper se dirigea vers la porte et fit un signe à son frère, qui le suivit. — Ah çà ! que s’est-il passé ? demanda celui-ci quand ils furent au bas de l’escalier.

— Apprenez, mon cher, lui répondit Randoce, que les destins sont changeans comme la lune, et que l’on a bien tort de ne plus croire aux cousins d’Amérique. M. Lermine en avait un, dévot de profession comme lui, lequel avait établi une maison de banque à New-York. Il vient de mourir en léguant au bonhomme un superbe magot. 11 3- a discussion sur le chiffre. Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et tout vous sera donné par-dessus… Les amis sont revenus, ajouta-t-il. Sonnez, piqueurs ! La curée va commencer.

XV.

Une semaine plus tard, Prosper entra chez son frère, un matin, pâle comme la mort, la figure renversée. Avait-il vu la foudre tomber à ses côtés ? Il fut quelque temps sans mot dire, se promenant à grands pas dans la chambre et comme abîmé dans une rêverie douloureuse ; puis il se jeta dans un fauteuil, où il demeura immobile, les bras collés à ses jambes, les yeux fixes. De grosses larmes roulaient lentement le long de ses joues. C’étaient de vraies larmes. Didier s’en assura. Il le pressa longtemps de questions sans pouvoir tirer de lui autre chose que des lambeaux de phrases incohérentes, débitées d’une voix convulsive et qui n’éclaircissaient rien : il était le plus malheureux des hommes : après avoir rêvé le bonheur et la gloire, il venait de se réveiller dans un abîme ; après tout qu’était-ce que la vie ? qu’était-ce que la mort ? Charger un pistolet, bagatelle !

Didier s’alarma sérieusement de l’état dans lequel il le voyait ; il lui prit les deux mains, le conjura de lui ouvrir son cœur. Prosper se décida enfin à parler, et voici à peu près ce qu’il raconta. Il avait fait la connaissance chez M me Lermine d’une jeune et jolie femme que la discrétion lui défendait de nommer : tout au plus insinuat-il en termes couverts qu’elle avait des sourcils noirs bien fournis ; mais Didier l’entendit à demi-mot. Cette femme à l’œil clairvoyant et bien ombragé avait deviné son génie, s’était intéressée à son avenir : bientôt elle ne lui avait plus rien laissé à désirer. Prosper conut lui avoir les plus grandes obligations ; elle l’avait tiré des grilles de ses créanciers et de Clichy ; depuis lors, dans ses nécessités, il avait eu recours à elle plus d’une fois. Une année durant, ils avaient filé des jours d’or et de soie ; mais la lassitude était venue. Qui -'était refroidi le premier ? Il soupçonnait qu’elle cherchait depuis longtemps une occasion de rompre, quand elle avait eu vent de sa liaison avec Carminette… Explications orageuses, éclat terrible. Des paroles irréparables avaient été prononcées : elle lui avait reproché ses bienfaits dans les termes les plus outrageans ; la rupture était définitive, et il demeurait avec l’insupportable honte d’être l’obligé et le débiteur d’une femme qu’il n’aimait plus et qui ne voulait plus de lui. Où trouver cinquante mille francs ? C’était le montant de sa dette. Depuis trois nuits, il ne dormait plus ; il se sentait perdu d’honneur ; il ne lui restait plus qu’à se brûler la cervelle.

Pendant que Prosper lui contait ses douleurs, Didier faisait à part lui la réflexion que se laisser entretenir par une femme et en entretenir une autre avec l’argent mignon de la première n’est pas un cas fort net, ni le plus fier rôle qui se puisse jouer sur la îcène du monde : mais Didier connaissait trop la vie pour ne pas savoir qu’on a vu d’assez jolis garçons se tirer gaillardement de cette situation douteuse, et qu’après la rupture ils n’ont pas même pris la peine de laver leurs mains et de nettoyer leurs souvenirs. Il y a des consciences qui à chaque renouveau font maison neuve ; ne leur parlez de rien, elles n’y étaient pas. Du moins Prosper avait des remords ; c’était une bonne note en sa faveur. Didier le voyait si désespéré, et son chagrin paraissait si vrai, si sincère, qu’il n"eut pas le courage de lui rien reprocher ; il se contenta de le regarder en silence ; ce regard était éloquent. — Pourquoi ne me dites-vous pas tout franchement, lui demanda-t-il enfin, que vous êtes venu me prier de vous avancer cette somme ? Ne vous brûlez pas la cervelle : vous aurez vos cinquante mille francs.

Les joues de Prosper se couvrirent d’une vive rougeur ; ses lèvres tremblèrent. Il avait l’air d’un homme qui revient à la vie. — Je ne vous remercie pas, dit-il d"une voix sourde. À celui qui me tire d’un abime je ne promets pas ma reconnaissance, mais je lui dis : Je vous appartiens ; faites de moi ce qu’il vous plaira.

— Je ne vous en demande pas tant, reprit Didier. Je désire seulement qu’en fait de folies vous vous en teniez désormais à celles dont on ne rougit point. Mon amitié forme le vœu bien sincère qu’à l’avenir votre vie soit digne de votre talent.

— Vous ne pourriez rien me dire, répondit-il, que je ne me sois dit cent fois ; mais ces cinquante mille francs, comment vous les rendrai-je ?

— Vous me les rembourserez, si possible, sur vos droits d’auteur.

— Merci ! s’écria Prosper. Vous croyez en moi, vous croyez en mon avenir. Vous avez raison. Un jour vous serez fier d’avoir cru.

— Et d’avoir joint les œuvres à la foi, fit Didier en souriant.

Mais Prosper ne sourit pas ; il se mit à lui démontrer avec une véhémente éloquence que le Fils de Faust irait aux nues, ferait recette, que le public était las de féeries, de machines, de trucs et de ficelles, et que dans l’état des choses un grand succès littéraire ne pouvait manquer d’être un succès d’argent. La gloire et l’or, l’or et la gloire, tout viendrait à la fois. — Mais j’ai autre chose à vous dire, ajouta-t-il. Vous m’avez proposé d’aller passer quelque temps chez vous pour y travailler. J’accepte, mon cher. Je veux quitter pour un temps cet odieux Paris. Qui sait si quelque malheureux retour de passion… Peut-être ne suis-je pas si bien guéri que je le crois. Partons, mon cher ami, partons. Vous me logerez où vous voudrez ; tout me sera bon, un grenier même ; je mérite d’en tâter. Vous me mettrez, si cela vous convient, au pain sec. Je travaillerai comme un nègre, comme un forçat ; je suerai sang et eau pour m' acquitter de ma dette, pour me libérer de cette servitude… Six mois de travail acharné, et le Fils de Faust fera sous vos auspices sa glorieuse entrée dans le monde !

Il disait tout cela du ton de la conviction ; la vérité seule a cet accent ; puis, s’emparant d’une feuille de papier, il y écrivit avec l’agilité d’une main qui avait de la pratique : — « Moi, Prosper Randoce, je reconnais avoir reçu de M. Didier de Peyrols la somme de cinquante mille francs, que je m’engage à lui rembourser au fur et à mesure sur mes droits d’auteur, à partir de la première représentation du Fils de Faust. »

— Oh ! le bon billet qu’a La Châtre ! pensa Didier en empochant le papier… Et Carminette ! dit-il tout à coup.

Prosper baissa la tête, poussa un soupir pareil au rugissement d’un lion dans le désert. Il se leva, fit deux ou trois tours de chambre, se parlant à demi-voix et comme en proie au plus violent combat intérieur. S’arrêtant devant Didier :

— J’aurai la force de la quitter, lui dit-il. Dieu sait pourtant ce qu’il m’en coûte.

— Et ce qu’elle vous coûte, ajouta Didier.

— Mais ne me laissez pas le temps de me raviser, reprit-il. Quand partons-nous ?

— Dans une semaine, si vous le voulez.

— Une semaine !… Donnez-moi seulement la journée de demain pour régler mes affaires. Après-demain, nous serons en route. Adieu, vous me sauvez la vie. Vous n’êtes pas pour moi un ami, vous êtes un frère.

À ce mot, Didier ne put réprimer un tressaillement : Ah ! pensat-il, retranchez-en la moitié, s’il vous plaît. Le reste suffit à mon bonheur.

Il écrivit aussitôt à M. Patru : — « Grande victoire ! mon cher notaire. À vrai dire, je viens d’apprendre des choses… mais atout péché miséricorde. Sur mon invitation, mon demi-frère s’est décidé à quitter Paris, où il menait une vie médiocrement édifiante ; après-demain au soir, nous partirons ensemble. Il vient s’enterrer au Guard pour y travailler d’arrache-pied pendant six mois. C’est toujours cela de gagné. Comme vous le voyez, je n’ai perdu ni mon temps ni mes peines. Veuillez donner l’ordre à Marion de préparer en hâte ce que mon père appelait l’appartement des étrangers, c’est-à-dire le petit salon cramoisi du premier étage avec les deux pièces attenantes. C’est là que je logerai mon hôte. Faites transporter dans ce petit salon les potiches et les deux statuettes de, bronze qui ornent la cheminée de mon cabinet de travail. Faites aussi enlever du grand salon le portrait de mon père. Ayez l’œil, je vous prie, à ce que tout soit en état pour notre arrivée. Dans trois jours, j’aurai le plaisir de vous embrasser et de vous présenter Randoce. Ce lion de Barbarie rugit, mais ne mord pas. »

Sa lettre écrite et cachetée, il la mit lui-même à la poste, après quoi il passa chez son banquier, et de là il fit un saut jusque chez M. Termine, qui lui rappela sa promesse de l’aller voir à Saint-May. Ils prirent rendez-vous auprès de la fontaine ; puis il revint toucher les cinquante mille francs, et les porta lui-même à son frère, qui lui sauta au cou et le tint longtemps serré contre son cœur dans un étroit embrassement.

Le lendemain, Didier reçut un billet par lequel Prosper le priait instamment de se trouver chez lui vers dix heures du soir, pour y souper avec Carminette. Il n’avait pu prenrlre encore sur lui d’annoncer à l’étoile son héroïque résolution. Il prévoyait une scène d’attendrissement, de larmes, de désespoir. Il désirait que Didier fût là pour le seconder et pour raffermir son courage, s’il venait à faiblir. En attendant, il partait pour Versailles, où il avait une vieille dette de jeu à régler avec un officier de ses amis. Il ne voulait rien laisser derrière lui, il était décidé à faire peau neuve.

À dix heures sonnantes, Didier entra chez son frère et se trouva face à face avec la seule Carminette. Elle était dans ses atours ; sa coiffure hurluberlu était ornée de velours rouges qui animaient son teint. Jamais son étrange et piquante laideur n’avait été si bien assaisonnée, — laideur de haut goût à faire douter de la beauté. La table de trois couverts était servie ; une terrine de perdreaux truffés s’étalait sur une nappe bien blanche ; aux quatre coins, quatre bouteilles coiffées. Prosper s’était piqué de bien faire les choses pour ce souper d’adieu. Carminette était occupée à tirer des huîtres de leur cloyère et les ouvrait avec la dextérité d’une écaillère de la halle. On sonna ; file courut à la porte et revint, tenant un télégramme à la main. Didier ouvrit le pli : Prosper lui mandait qu’il n’avait encore pu s’aboucher avec son homme, qu’il se voyait obligé de passer la nuit à Versailles, qu’il serait de retour le lendemain de bonne heure. Carminette fit la moue, et avec un geste de dépit jeta la dépèche au feu ; mais recouvrant aussitôt sa belle humeur :

— Ma foi ! chevalier de la chiquenaude, dit-elle à Didier en jouant de la prunelle, j’espère que nous ne prendrons que le demideuil. Je suis d’avis que nous soupions sans ce vilain menteur, et que pour le punir nous fassions ce soir des folies.

Elle n’y semblait que trop disposée. Didier, assez contrarié, ne savait trop à quoi se résoudre. Moitié de gré, moitié de force, elle obtint qu’il se mît à table. Elle était si folâtre, qu’un excellent vin de Pomard y aidant, il finit par s’égayer. Tout en mangeant de grand appétit, elle lui faisait mille agaceries et des questions saugrenues auxquelles elle répondait pour lui. Elle devint sérieuse un moment pour dauber sur Prosper, le traitant de pédant et d’avare, se plaignant qu’il lui rendait la vie amère, la tenait de court, la claquemurait, lui laissait porter des robes fripées. Patience ! elle n’attendait qu’une occasion pour le planter là. — Allons, se disait Didier, l’heure des adieux ne fera pas couler autant de larmes que je le craignais.

Le repas fini, elle jeta son bonnet par-dessus les moulins, se mit à fringuer et à pirouetter comme une folle, brouillant ensemble tous les airs de son répertoire, mimant toute. sorte de rôles avec uue étonnante vérité et s’interrompant pour sommer en vain Didier de venir danser un pas de deux avec elle ; puis, s’étant élancée dans l’alcôve de Prosper, elle en rapporta sa mantille, et, s’encapuchonnant à l’espagnole, elle entonna un boléro de manière à prouver au juge le plus difficile que, lorsqu’elle le voulait, elle savait chanter et faisait des roulades comme un rossignol, après quoi elle se remit à tournoyer autour de Didier avec des yeux enflammés qui tiraient sur lui à brûle-pourpoint. Etant à bonne école, elle avait la cervelle farcie de vers. Elle s’écriait :

Voilà donc ce mortel qui, bravant ma fureur,
A mérité le nom de chevalier sans peur.

Didier sentait que sa tête n’était plus bien à lui. Les œillades de ce diablotin en jupons commençaient à lui échauffer le sang ; il avait le souille court et ne savait trop où il en était. Dans un moment où Garminette, le poing sur la hanche, le regardait dans le blanc .des yeux, il détourna la tête, avisa l’enveloppe du télégramme, qui était restée sur la cheminée. Cette enveloppe le fit souvenir de Prosper, de sa course un peu bizarre à Versailles, de son étrange dépêche, et tout à coup un trait de lumière traversa son esprit, 11 demeura un instant rêveur, tira brusquement de sa poche une poignée de pièces d’or qu’il posa sur la table, se leva, s’approcha de la bibliothèque, en parcourut du regard les rayons, jeta son dévolu sur un volume, — c’étaient les Ruines de Volney, — et, s’étant rassis, il dit à Carminette :

— Assez de gambades, ma chère enfant. Votre chevalier est un peu las. Faites-moi, je vous prie, un bout de lecture. Voici un livre qui ne peut manquer de vous intéresser.

Carminette ouvrit de grands yeux ; éclatant de rire, elle s’em para du volume, le jeta en l’air, le reçut sur le bout de son pied "et le renvoya au fond de l’alcôve, dont la porte était restée entr’ouverte. Didier compta les pièces d’or ; il y en-avait quatorze, il en fit une petite pile.

— Si Carminette veut être sage, dit-il, et me faire la lecture, voici de belles dragées qui ont le secret de défriper les robes.

Carminette devint sérieuse. Elle croisa ses bras sur sa poitrine, se mit à aller et venir dans la chambre, et chaque fois qu’elle passait devant Didier, elle lui jetait un regard froid et méprisant. Elle était outrée, les mains lui démangeaient, elle eût de grand cœur souflleté ce bel indifférent ; mais elle regardait aussi les dragées et croyait entendre le frou-frou d’une robe de soie. Après de longues hésitations, elle prit son parti, rentra dans l’alcôve, ramassa le volume, et, s’étant assise dans un fauteuil de manière à tourner le dos à son impassible chevalier, elle commença de lire d’une voix sourde et en biaisant. Accoudé sur la table, Didier l' écoutait avec recueillement, grave comme un grand d’Espagne.

Minuit venait de sonner, quand soudain la porte s’ouvrit avec fracas. Enveloppé de son grand manteau, Prosper apparut sur le seuil, de l’air d’un sbire qui opère une descente dans une maison suspecte. Carminette en était à cette phrase : « Les palais des rois sont devenus le repaire des bêtes fauves ; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux. Ah ! comment s’est éclipsée tant de gloire ? » Prosper examina Carminette, puis Didier, et son air farouche fit place à une expression de profond étonnement ; il se dirigea vers la porte de l’alcôve, y jeta un rapide coup d’œil, puis s’approcha de la jeune fille, lui prit le livre des mains, en regarda le titre et partit d’un éclat de rire. Alors il s’avança vers son frère ; mais celui-ci, d’un regard, l’arrêta en chemin, et lui dit d’un ton de froide ironie :

— Vraiment Carminette a d’heureuses dispositions pour la lecture. Cette incomparable fille a bien des cordes à son arc : mais vous êtes un habile homme, et je vois que dans l’occasion vous savez utiliser tous ses genres de mérite.

Et cela dit, il se leva et sortit sans que Prosper prononçât un mot ou fit un mouvement pour le retenir.

Cette nuit, Didier ne se coucha pas. Jusqu’au jour, il se promena en long et en large dans sa chambre ; il était consterné, navré, et se demandait avec amertume s’il était donc bien vrai que son demifrère fût un drôle. Pour la première fois de sa vie, il sentit le rouge de la colère lui monter au front. Quand il se fut un peu calmé, il tint conseil avec lui-même. Après avoir longtemps délibéré, il se dit que le mieux qu’il pût faire était d’attendre, que selon toute apparence Prosper ne tarderait pas à se présenter devant lui pour essayer de se justifier ou du moins de pallier ses torts, qu’il fallait le voir venir, que, suivant l’attitude et le langage du coupable, il prendrait une résolution dans le moment. Il en fut pour ses frais d’attente. Vers le milieu de la matinée, Baptiste lui remit un billet ainsi conçu :

« Mon cher ami, je ne puis partir avec vous. Ne me jugez pas trop sévèrement ; il ne tient qu’à vous de vous représenter ce que peut la passion sur un cœur qui n’est pas de bronze. On se croit fort, il suffit d’un sourire et d’une larme pour abattre le plus fier courage. J’aurais dû ne pas revoir cette étonnante fille ; je sens que je ne puis vivre sans elle. Je lui dois mes plus beaux vers, qui ne sont pas ceux que j’ai faits pour elle. Expliquez-moi cela : elle n’est pas pour moi la poésie, elle est le mépris de la prose et du convenu, et j’ai besoin de ce mépris pour vivre. Enfin je l’aime, je l’aime, et je ne puis partir. Aussi bien elle va faire ses débuts ; puis-je l’abandonner dans un moment critique dont tout son avenir dépend ? Il me tarde de m’acquitter envers vous ; Garminette m’y aidera, et je n’attendrai pas l’échéance. Adieu, mon cher. Soyez indulgent. Vous êtes poète à votre manière, et les poètes comprennent tout ; dites-vous bien que, quoi que je fasse, une moitié de moi-même juge l’autre. Pourquoi faut-il que nous soyons faits de pièces et de morceaux ? Un jour peut-être je saurai vraiment qui je suis ; dès que je me serai trouvé, je vous jure que je ne me lâcherai plus. »

Après avoir lu et relu cette lettre, Didier prit son chapeau et courut chez son frère. Il trouva porte close. Le concierge lui apprit que M. Randoce était parti à la pointe du jour pour la campagne, où il se proposait de passer quelques semaines. Didier rentra chez lui, donna l’ordre à Baptiste de faire ses malles et de régler ses comptes. À huit heures du soir, il montait en wagon, et prenait le chemin du midi, indigné d’avoir pour frère un homme sans honneur et peut-être un escroc, furieux d’avoir été dupe, maudissant son excessive facilité d’humeur qui, sa paresse aidant, lui avait fait négliger toutes les précautions, et, quand il avait le temps d’y penser, très navré d’avoir à rendre compte de sa déception au très narquois M. Patru. Croyez qu’il eût beaucoup donné pour apprendre à son arrivée que le digne homme était retenu dans son lit par une fièvre catarrhale.

Victor Cherbuliez


  1. Voyez la Revue du 1er juillet.