Prostitués/IX. — Le trottoir du Boul’Mich’

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(p. 233-286).


CHAPITRE IX


Le trottoir du boul’ mich’


J’ai promis autrefois tout un volume d’études sur ce qui remplace aujourd’hui les critiques, sur MM. les agents de publicité littéraire. Mais c’est curieux, toutes les bonnes raisons qu’on trouve pour manquer à ses promesses.

Ces commentateurs sont tellement inférieurs même aux pauvres gens qu’ils commentent. On se fait critique par impuissance. Les époques riches produisent des impuissances relatives qui restent intéressantes : Sainte-Beuve, furieux de n’être pas poète, cocufie Hugo avec une papelardise amusante et insulte Vigny avec une malice moralement infâme et intellectuellement, jolie. Mais l’impuissance de Gaston Deschamps, le pitre au nez cassé, quelle excuse aurions-nous de nous y arrêter ? D’ailleurs les impuissants d’aujourd’hui sont des drôles sans drôlerie, et qui n’aiment guère insulter. La publicité a fait de réels progrès et, sauf de rares circonstances, nos agents, très pratiques, considèrent comme perdue toute ligne qui n’est pas employée à louer.

La société des filles et des gens de lettres, c’est dégoûtant et rarement amusant. Mais ceux qui attendent des prostitués leurs moyens d’existence, j’ai trop de répugnance vraiment à les rencontrer. Aurai-je jamais le courage, même pour l’étude méprisante, de descendre jusqu’au bassin des souteneurs ou jusqu’à la mare aux critiques ?

On remarquera, en effet, que je m’attarde volontiers à ce qu’il y a de mieux dans la littérature contemporaine. Je puis passer une heure avec Mendès, fille habile après tout et qui sait grimacer un sourire. Mais je m’écarte soigneusement de Willy que Laurent Tailhade appela avec vérité « marchand en gros de pornographies achetées en détail à des écrivains faméliques » ; de Willy qui n’est plus même la fille avec qui l’on couche mais la matrone qui tire profit des charmes d’autrui. Des naïfs prennent encore ces cinq lettres, Willy, pour un pseudonyme. Ils se trompent. C’est un gros numéro. On ne sait pas toujours avec qui on couche dans cette maison-là. « Une passade » avec Pierre Veber est, à la rigueur, supportable. On peut encore s’exciter avec la mémoire gentille et falote de cette pauvre petite « maîtresse d’esthète » morte sous le nom de Jean de Tinan. Mais on trouve au salon cinq ou six autres garces anonymes et inférieures. Et ce ne sont pas des femmes que j’insulte ici. Je choisirais des termes plus polis si je voulais désigner Claudine-Polaire, les belles-sœurs siamoises.

Quand je me déciderai à tenir ma promesse et à étudier les agents de publicité, je ne pourrai plus ignorer qu’il existe des gens dénommés critiques dramatiques. Pour juger les attendus apparents des sentences de ces messieurs et pour en deviner les motifs réels, je serai forcé d’aller au théâtre. Dérangement et perte de temps...

Pourrai-je tout dire ? Et, à ne pas dire tout, est-ce la peine de dire quelque chose ? M’accorderai-je le droit de soupçonner pourquoi Mendès loue telle cabotine et pourquoi Emmanuel Arène blague cette autre ? Oserai-je ouvrir toutes grandes les portes de la Maison du péché et dévoiler à tous les yeux ce que Gaston Deschamps aime réellement en Marcelle Tinayre ? Et si les phrases d’un critique s’enroulent autour de M. de Max comme des bras caressants ou si, vigoureuses, elles ne pénètrent qu’un côté de son exceptionnel talent ?...

Seule Sarah Bernhardt, par son âge, est au-delà de tout soupçon. Quand elle est louée, nous savons que c’est pour des raisons avouables et pécuniaires.

Mon livre sur la critique contemporaine, si je le fais jamais, comprendra deux parties. J’étudierai séparément les impuissants parqués dans la critique et les écrivains qui font aussi de la critique : les juges et les jurés.

Parmi les jurés, je rencontrerai de braves gens. Ils sont dans les conversations d’une sévérité égale ; leurs verdicts publics manifestent, en revanche, une indulgence universelle. Mais quelques-uns mesurent honnêtement les éloges, louant ce qui est louable un peu plus que ce qui est blâmable. Leur plume généreuse accorde du talent à tous les imbéciles, un peu plus de talent tout de même aux gens de mérite. Il suffit de baisser d’un ton leurs dithyrambes pour entendre à peu près ce qu’ils pensent. Je connais plusieurs de ces bénisseurs honnêtes auxquels on peut serrer la main : Frédéric Loliée, Henri d’Alméras, Xanrof, Guinaudeau, Louis Lumet, Etienne Bellot, Léon Riotor. On doit surtout un salut à Mme Rachilde qui me paraît souvent se tromper mais qui dit avec bravoure et malice des opinions sincères. Je crains bien qu’il n’y ait plus aujourd’hui de virilité morale que chez quelques femmes.

Quant aux juges professionnels, on le sait trop, ils ne jugent jamais que selon des intérêts de carrière.

Les juges professionnels se subdivisent en deux espèces : les professeurs et les gendres.

Gaston Deschamps fait dans le Temps des femmes et des affaires parce qu’il est le gendre, si j’ose dire, d’une grosse maison, le gendre de l’École Normale elle-même. Auprès de lui travaille Adolphe Brisson, gendre et successeur du grand Sarcey. Pourquoi Marcel Ballot est-il le courtier littéraire du Figaro, sinon pour avoir épousé la fille et, du même coup, j’espère, la grande âme probe d’Henry Fouquier ? Henry Barbusse, gendre de Mendès, est, comme il convient, critique à Femina.

Écoutez-moi, gendres qui remplacez les critiques comme les zéros tiennent la place des unités. J’éprouve le désir souriant de vous parler au vocatif.

Écoute-moi donc, Gaston Deschamps, bonisseur de l’humanisme ; et toi aussi, Ballot au joli nom commercial. Et d’abord excusez ma familiarité : j’ai l’habitude de tutoyer les chiens. Et — je m’adresse à n’importe lequel de vous deux — je t’ai toujours vu faire le beau pour obtenir le morceau de sucre ; ou bien, fuite rampante et qui n’ose même pas hurler, je t’ai vu, la queue entre les jambes, te sauver devant le coup de pied possible, te sauver après le coup de pied reçu.

Donc, Gaston Deschamps, tu ne parleras pas de ce livre-ci, ni d’aucun de mes livres. Toi non plus, Marcel Ballot. Et non plus aucun des critiques patentés. Autour de tous ceux dont la sincérité ou la force vous humilie, vous resserrez cette fameuse « conspiration du silence » qui vous fait rire si haut et si faux dès qu’on la dénonce au public. Mais croyez-vous pouvoir créer des ténèbres durables ? Nigauds, vous cachez sous un peu de terre les graines qui vous déplaisent : elles germeront.

D’ailleurs, vous avez peut-être raison de ne jamais parler des vrais écrivains. Il ne sont pas vos contemporains. Quand on les lira, personne ne saura plus que vous avez existé, vous et votre clientèle. En vous rencontrant dans mes livres, le lecteur s’effarera, vous prendra pour des types généraux non pour des mufles particuliers et il m’accusera d’avoir inventé trop grotesques et trop faciles la banalité sordide de ton nom, Gaston Deschamps, la sordidité ridicule de ton nom, pauvre petit Ballot. Quand je commencerai à germer, vous aurez fini de pourrir.

Je n’étudierai aucun gendre aujourd’hui. Mais je consens à une bombe au quartier latin. Je vais décoiffer de leur toque quelques-unes des bavardes qu’on nomme professeurs ; je soulèverai leur robe austère et je ferai jouer autour de leur bouche l’anachronique bride jaune.

Commençons par un mort, il sent moins mauvais que bien des vivants. C’était un brave homme, ce pauvre Émile Trolliet, un brave homme un peu plat et un fonctionnaire modèle. Je n’ai à lui reprocher qu’une sottise bonasse et de n’avoir jamais oublié en écrivant qu’il existe des inspecteurs généraux.

Je le laisserais reposer en paix, si des amis compromettants ne faisaient la quête pour lui élever un monument. Un monument à Trolliet ! Pourquoi pas à Pradon ? Je vous assure, sans rire, que Pradon avait beaucoup plus de talent qu’Émile Trolliet. Pradon avait autant de talent que M. Victorien Sardou.

Je ne dirai rien des vers de Trolliet, pauvres musiquettes lamartiniennes. Les vieilles filles poitrinaires ont le droit de faire des vers lamartiniens que nous restons libres de ne point lire. Il est toutefois excessif d’élever un monument à une vieille prude parce qu’elle se crut idéaliste et qu’elle fit des vers lamartiniens.

Trolliet sera uniquement pour moi l’auteur d’un volume de critique intitulé Médaillons de poètes, 1800-1900. Ce livre paraît d’abord tout en omissions bizarres et en bizarres admissions. (Allons ! bon, j’écris du Trolliet, maintenant !) Mais, une préface prudente implore notre pardon et essaie d’expliquer.

L’auteur n’a pas « l’intention de donner un exposé suivi et complet du mouvement poétique au xixe siècle » . Il veut « non présenter un catalogue, une chaîne, mais simplement certains anneaux de la chaîne, sinon les plus reluisants, du moins les plus significatifs, dans chaque génération — romantique, parnassienne, contemporaine ». Pour les romantiques et les parnassiens, il n’y a rien à dire aux choix ni aux jugements : ici, M. Trolliet consent aux opinions admises et adresse aux poètes consacrés des louanges et des reproches que nous connaissons. Il fait œuvre de professeur, non de critique, et ses leçons ne constituent pas de trop mauvais résumés.

Pour la génération contemporaine, il n’est plus suffisamment guidé et ses choix tâtonnants sont parfois bien invraisemblables. Il accorde une de ses plus longues études au grotesque Grandmougin. Il connaît Joseph Castaigne et célèbre M. Gustave Zidler. Il admire M. André Rivoire et Mme Antonia Bossu. Tous ces êtres de médiocrité et de banalité lui paraissent « plus significatifs » que Maurice Rollinat ou que le génial Verhaeren. Et voici d’autres anneaux significatifs : la baronne de Baye, Mme Noël Bazan, Jean Bertheroy, Théodore Botrel, M. Chantavoine. L’auteur espère, avec l’outrecuidance souriante d’un professeur qu’on voudra bien trouver « éclectique et équitable ce recueil de Médaillons ». Éclectique, certes. Équitable ? D’intention, je le crains.

Quelques-uns durent trouver équitable le « recueil de médaillons », — c’est à savoir Emile Trolliet peut-être, et certainement le cabotin Botrel, les amazones Bazan, Baye, Bossu, les professeurs Zidler et Chantavoine, et Charles Grandmougin, le rocailleux franc-comtouê. Même à ceux-là il risqua de paraître « étrangement disproportionné ».

Sans doute, M. Zidler ne s’étonna pas de tenir autant de place que Musset. L’inspecteur Manuel, charmé d’être loué plus généreusement que Hugo, songea à son génie plutôt qu’aux notes bienveillantes dont il avait gratifié, j’espère, le professeur Trolliet. Jacques Normand, versificateur de la Muse qui trotte, apprécia la belle impartialité qui lui accorde exactement autant de place qu’au poète de la Légende des Siècles. Quant à Charles Grandmougin, c’est en un triomphe joyeux et légitime qu’il s’étale sur un terrain double de celui où l’on parque José-Maria de Hérédia. Mais, si le cher collègue Zidler comprit la place accordée à Eugène Manuel, il trouva excessive, je le crains, celle faite à Grandmougin et à Jacques Normand.

De tels péchés sont d’ailleurs véniels, puisqu’ils sont involontaires. Trolliet est un brave et bon élève : il résume docilement et rapidement les appréciations critiques qu’on lui enseigna. Mais, dame, quand il s’agit de gens qui ne sont pas encore classés et nettement définis, il n’y a pas de sa faute s’il est un peu gauche et un peu lent à exprimer quelque chose qui ressemble de loin à un jugement presque personnel.

Ce qui est plus grave que la disproportion matérielle des cinq pages de Hérédia aux onze pages de Grandmougin, des huit pages de Musset aux douze de Manuel, c’est la disproportion des éloges. Quand on n’a qu’une estime médiocre pour Léon Dierx, quand on refuse, sévère professeur, de laisser asseoir Vigny sur le premier banc de la classe, il est peut-être un peu trop servile de reconnaître à M. Manuel, inspecteur général, outre « les fleurs d’intimité », « les fruits d’immortalité». C’est avoir de bons yeux que de trouver du « génial » dans La Princesse lointaine et c’est être généreux que de saluer Rostand « grand poète » . Ne vous semble-t-il pas aussi légèrement excessif, M. Auguste Dorchain, qu’on vous attribue « le fini du travail et l’infini du sentiment». Êtes-vous sûr, comme l’aimable critique, que vos Étoiles éteintes, banale imitation délayée et peu harmonieuse du Vase brisé, soient trente-deux « vers immortels » ?

Emile Trolliet n’est pas seulement le plus généreux des critiques, il est aussi le plus joli des pédants. On peut ouvrir son livre au hasard ; on ne lira pas une page sans rencontrer une ou deux gentillesses de phrases, un ou deux sourires de mots : « Le liseron de Coppée,

Un liseron, Madame, aimait une fauvette,


grimpait avec un sans-façon si souple et si charmant, qu’il devait atteindre sans peine le perron ou balcon académique ». Sachez que Déroulède « est tricolore, ainsi que sa cocarde ». Et Trolliet, si vous vous prêtez à ses bavardages ingénieux et puérils, vous apprendra ce que « marque » le rouge de la cocarde et du cocardier, et leur bleu, et leur blanc. Je crois me rappeler qu’il y a du sang, de la pureté et d’ « éloquentes envolées dans l’utopie possible ! » L’instrument dont s’accompagnent les Chants du soldat n’est pas moins extraordinaire que Déroulède lui-même. « Sa lyre est surtout un clairon... Elle est monotone, ou monocuivre, plutôt qu’heptacorde ». — Regardez comme André Lemoyne s’applique à la « requête ou conquête de l’expression juste, » et soyez certains que M. Le Braz n’en voudra pas au critique indiscret de se livrer à une « enquête qui montre sa conquête ». Prenez une loupe pour étudier le charme de Theuriet, car « ce charme soutenu est parfois un charme ténu. » Reniflez maintenant. Vous ne sentez rien ? Pourtant, au détour de cette page, vient de passer Madeleine, « l’adorante et odorante amie du Christ. »

Quelquefois Trolliet s’excuse de tant d’esprit et de tant de grâce : « Je ne voudrais pas fonder une appréciation sur un jeu de mots pourtant je ne peux lire les vers de Rivoire, sans qu’ils me donnent l’impression d’une rivière. » Un chapitre s’intitule : Le Bataillon des Symbolistes. Pourquoi « bataillon » ? Pour amener cette formule jolie : « Il n’a pas gagné et ne pouvait gagner complètement la victoire, étant très mal armé... » Hélas ! la phrase ne finit pas sur ce mot, et ce mot précieux passera peut-être inaperçu. Rassurez-vous : les professeurs savent l’art des parenthèses et celui-ci s’interrompt pour déclarer, très grave : « Je vous prie de croire que je ne fais pas de jeux de mots. »

Non, Trolliet, nous n’aurons pas la cruauté de vous croire. Il serait trop triste que votre sottise ne fût pas faite surtout d’assonnances, comme les non-sens des rondes enfantines, quand vous déclarez, par exemple : « Les strophes de ce Hugues rappellent sans trop de désavantage celles de Hugo ; » ou encore : « L’auteur de l’Aiglon pourrait bien être demain l’aigle de la poésie française ! »

Voici qu’après avoir relu Médaillons de poètes, je suis tenté de souscrire pour le monument Trolliet. Ce sera le monument non d’un homme, mais d’une espèce : aussi éloquemment qu’une aimable statue de caniche, il dira la platitude et le sourire servile du fonctionnaire.

Jadis Faguet travaillait uniquement dans la critique littéraire. Mais un commerçant qui a réussi doit donner quelques méditations à son pays. Depuis quelque temps, la politique préoccupe Faguet, commerçant arrivé et bon citoyen, ce qui nous épargne quelques âneries littéraires. C’est toujours ça de gagné, pour parler sa langue élégante.

J’ai deux bons prétextes pour ne pas m’ennuyer longtemps auprès de Faguet. Je promets de l’étudier, sérieusement et méthodiquement, à Pâques ou à la Trinité, dans Agents de publicité ou peut-être dans un volume projeté sur les Quarante. J’ai écrit aussi le titre de ce dernier livre qui me vaudra, j’espère, un prix académique. Il s’appellera Les Verdâtres et s’ornera d’une épigraphe ou d’une épitaphe de Henri Heine dont je ne retrouve pas le texte en ce moment mais qui signifie, à peu près : « Je suis allé aujourd’hui à la Morgue et à l’Académie française voir des cadavres verts. »

Je vais donc relire un seul livre de Faguet, mandarin des lettres et de la politique. Je choisis un volume paru en 1902 sous ce titre, La politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire. Au moins, nous serons en bonne compagnie malgré la présence de M. Faguet, l’académicien débraillé.

Emile Faguet sait qu’il déteste Voltaire et qu’il déteste Rousseau ; mais il croit aimer Montesquieu.

Voltaire, élégant et léger, théoricien souriant de l’absolutisme royal, est hostile aux bourgeois. Il méprise particulièrement les pédants de Parlement. M. Faguet, bourgeois, pédant et robin d’Université, sent rougir sa joue fraternelle, chaque fois que les doigts fins du railleur effleurent le mufle judiciaire.

M. Faguet, dont la lourdeur naturelle s’aggrave d’une robe longue et d’une méthode gauche, ne pardonne pas non plus à Voltaire ses vivacités et ses espiègleries. Voltaire marche vraiment un peu vite, s’il veut être suivi par les Faguet, et demande aux intelligences poussives de trop rapides, répétés et haletants efforts. M. Faguet resté en route injurie son guide de loin et crie d’une voix aigre qu’ « il manque une dizaine de termes au raisonnement ».

Rousseau est bien peuple et ses grands gestes effarent notre bourgeois. M. Faguet, pour cause, n’aime pas l’éloquence, qu’il appelle volontiers déclamation. D’ailleurs Jean-Jacques est le théoricien de l’absolutisme populaire, et M. Faguet se fait le champion de l’individu. Il l’affirme du moins. En réalité, ce qu’il défend, ce sont les corps organisés, académies ou anciens parlements, tous ceux où la liberté du bourgeois trouve un asile et sa tyrannie une force d’oppression, tous ceux que j’appellerai indulgemment les communes morales. Que le menu peuple soit écrasé indirectement par « le souverain », directement par « les corps intermédiaires » et M. Faguet, fragment de la pâte banale dont on pétrit les corps intermédiaires, sera satisfait.

Montesquieu, bourgeois, parlementaire, méthodique, plaît à Faguet comme un Faguet supérieur. Le pion prend à chaque page Voltaire et Rousseau en flagrant délit de contradiction. Quand Montesquieu hésite, le pion n’hésite pas, lui, à découvrir la vraie pensée de Montesquieu. Et la vraie pensée de Montesquieu, c’est la pensée — si j’ose dégrader ce mot — de M. Faguet. Dans le miroir où M. Faguet se regarde pour peindre Montesquieu, il voit Montesquieu patriote à la façon d’Emile Faguet, qui est presque celle de Jules Lemaître. M. Faguet a eu bien du mal à ne pas lire dans l’Esprit des lois quelques réclames pour la candidature Syveton.

Faguet est très favorable aux Parlements. « Les Parlements, déclare-t-il avec une émotion heureuse, n’ont pas été autre chose que la bourgeoisie française. » Vous pensez bien que la bourgeoisie française ne saurait se tromper et M. Faguet, ancien donneur de pensums, approuve toutes les condamnations qu’elle prononça. « Calas était très probablement coupable ; Sirven aussi, quoique ce soit un peu moins apparent ; La Barre l’était certainement ». On ne reprochera pas à M. Faguet de manquer au fameux respect de la chose jugée.

Ces délicieux et infaillibles Parlements auraient pu cependant être recrutés par un mode supérieur à l’achat des charges. Ce n’est pas que la vénalité des charges déplaise beaucoup à Faguet : elle lui paraît, au contraire, empêcher la vénalité du juge. Il est bien clair, n’est-ce pas ? qu’un honorable commerçant qui a payé son fonds ne cherchera pas à augmenter ses profits réguliers. Néanmoins M. Faguet, académicien, trouve idéal le mode de recrutement qui lui vaut des jetons de présence : il voudrait donc « une magistrature rétribuée par la nation, mais se recrutant elle-même ».

Puisque M. Faguet, de l’Académie française, distribue à des enfants persistants des prix de français ; puisque M. Faguet, sorbonnard, distribue des diplômes à ceux dont le français lui paraît suffisant ; puisque M. Faguet, critique, condamne le style de Rousseau et le style de Balzac, il convient peut-être de juger ce triple juge et d’indiquer quel français il écrit lui-même.

Nul n’est assez cruel pour exiger d’un universitaire couleur, mouvement, vie ou personnalité. Du moins, on a encore la naïveté d’attendre de lui quelque simplicité et quelque correction. Un peu d’humilité semble convenir aussi au parasite qui peut avouer en une heure de conscience : « Il y a quelque chance pour que le meilleur de mes ouvrages soit celui où il y aura le moins de mon cru ». M. Faguet, certes, n’a aucune peine à éviter les qualités qui choqueraient l’Université. Hélas ! il n’a même pas les médiocres mérites qu’elle est capable de supporter.

Son style est bête comme un bourgeois. Vague, impropre, prétentieux et vulgaire. Et lourd. Et encombré. Ah ! le pauvre style embarrassé qui fait des embarras.

Il est impossible de dire autrement que par des exemples combien ça écrit mal, un Faguet. Admirez chez lui la propriété et l’intensité de l’expression : « L’accession continue du peuple à la bourgeoisie, de la bourgeoisie à la noblesse et de la noblesse à la grande noblesse est le fond perpétuel de l’ancien régime ». Souvent des mots sottement inutiles s’introduisent dans la phrase, plats et presque invisibles au passant pressé, mais qui, si on regarde, écœurent comme sur un drap une punaise ou comme dans la littérature un professeur. « Il écrit cette profession de foi si émue et certainement si sincère de dévouement à la Compagnie ». Par quel mode enfantin se font donc en un Faguet les associations d’idées et de mots ?

Et sa vulgarité lâchée, faite d’imprécision bégayante ! « Sur cette question, il dit blanc à Damilaville, noir à Linguet, et enfin blanc à La Chalotais ». Certes, M. Faguet, à moins qu’il ne s’agisse de défendre la bourgeoisie, dit rarement — pour parler sa langue — blanc ou noir. Son habitude est de dire gris.

Pour nous informer que les rédacteurs des Déclarations des Droits de l’Homme se sont contredits, il déclare qu’ils « ont mis dans leurs textes un Ceci tuera Cela ! »

Si le vocabulaire de M. Faguet est vulgaire d’imprécision, sa syntaxe est une vulgarité lourde : « Le gouvernement, quand il voudra, les fera voter comme il voudra, comme il fait juger ses juges comme il veut qu’ils jugent ». — « Nous retombons dans cette considération de majorité et de minorité que nous avons vu qui, de l’avis même de Montesquieu, ne doit pas intervenir dans les questions de choses spirituelles ».

La première de ces deux phrases est négligée, comme presque toutes les phrases de Faguet ; on y entend traîner de vieilles pantoufles mises en savates. La seconde est de la lourdeur en toilette et l’auteur croit écrire à la mode du xviie siècle. Cette prétention se montre quelquefois chez lui. Elle lui porte malheur plus encore qu’à Brunetière. Souvent une invraisemblable ignorance le rend incorrect pour aujourd’hui et pour autrefois. Les reliques dont il est chargé sont apocryphes et ni Vaugelas ni Littré ne salueront le porteur. La Fontaine ayant écrit :

Disant qu’il ferait que sage
De garder le coin du feu

Faguet se met à braire : « Il ne peut faire que sage ».

Philaminte, irritée de cette absurde négation, chasserait Faguet de son écurie. Chrysale, blessé des prétentions du cuistre, ne le défendrait sûrement pas. Mais l’académie des Vandal et des Costa de Beauregard a suffisamment oublié le français pour serrer Faguet sur son vieux sein.

Si nous essayions de lire ensemble une thèse de doctorat ? Généreux, je choisis la plus vivante que je connaisse. Elle est de M. Louis Arnould et elle étudie le poète Racan. Nous nous permettrons d’ailleurs de bâcler le pensum et de causer de Racan ou même d’autre chose plus que de M. Louis Arnould.

Les xvie, xviie et xviiie siècles forment le cycle de notre littérature philosophique. Le xixe commence peut-être le cycle de la littérature historique. Le romantisme plonge dans les couleurs et les agitations de la vie passée avec la même ivresse que la Pléiade dans les livres et les lieux communs antiques. L’école de Malherbe est déjà un Parnasse qui retranche et assagit. Dans le roman, les imaginations passionnées de Georges Sand répondent, à travers deux siècles, aux tendres rêveries d’Honoré d’Urfé, et le naturalisme de Flaubert et de Zola répète la réaction réaliste de Sorel et de Scarron. Il serait hasardeux, certes, de pousser loin la comparaison et, pour rendre les époques symétriques, on déformerait le détail ; mais plusieurs appellent l’espérance une vertu et ceux-là trouveront le recommencement assez manifeste pour attendre un xviie siècle historique. Michelet en serait le précurseur comme Montaigne fut le héraut de la belle période psychologique, et demain nous donnera peut-être le Descartes de l’histoire.

Les parnassiens, gens d’effort et d’application patiente, sont peu sympathiques à la postérité : elle ne trouve pas assez faciles les vers qu’ils font si difficilement. On préfère la fougue du torrent romantique ou la classique majesté du fleuve élargi. Perdu entre la vision passionnante et le noble spectacle, le chapelet des petits bassins régulateurs arrête peu le regard. La sévérité rectiligne du parnassien donne une impression de contrainte et son mépris pour le romantique, nature si visiblement supérieure, le fait paraître un cuistre étroit peu séduisant à fréquenter. On connaît l’influence de l’école ; sauf de très rares fragments, on ignore bientôt l’œuvre personnelle de chaque disciple et presque celle du maître. Je m’attriste à la pensée que Leconte de Lisle deviendra, comme Malherbe, un nom austère et antipathique, soutenu de peu de souvenirs précis ; je songe, mélancolique, aux destinées de François de Maynard et de José-Maria de Hérédia, princes du sonnet français ; et je suis d’un regard attendri Sully-Prudhomme rejoignant Racan derrière la brume de l’oubli. Une anthologie cueillie avec goût sauverait peut-être ces habiles fabricants de petites choses, mais nous attendons encore un choix bien fait des parnassiens de 1610 ou de 1865.

Honorat de Bueil, seigneur de Racan, est la seule âme poétique égarée dans le premier Parnasse, groupe d’ouvriers probes, trop consciencieusement appliqués au martelage des syllabes et à l’ajustage des stances pour se donner le loisir de rêver. Il fut, lui, un rêveur, un amoureux du loisir, de la campagne et de l’amour ; un amoureux de la vie et qui eût préféré les réalités nobles ou souriantes à leur laborieuse imitation littéraire. Mais sa nature et les événements s’unirent contre ses ambitions. On trouvait ridicules son visage et son allure ; par ses continuelles distractions il devenait le jouet de ceux qui se disaient ses amis ; il était timide ; il bégayait, et sa langue déformait les r et les c, de sorte qu’il prétendait s’appeler Latan. Il désirait surtout deux bonheurs : la gloire militaire et la grande passion partagée. Plus d’une fois, plein d’espoir, il partit en guerre ; toujours la destinée taquine lui refusa l’occasion de combattre. Il aima avec constance, et sa passion pour Arthénice (Catherine de Termes) dura dix années ; toujours il tomba sur des coquettes qui se jouèrent de sa naïveté. Parce qu’il ne réussissait pas à la cour, il aima la campagne ; parce que l’amour le fuyait, il aima la famille ; parce qu’il ne pouvait être un brillant capitaine, il fut un poète. Mais tous ces pis-aller, il les embrassa avec une indolence nostalgique. Le sort lui refusa les rôles éclatants et, comme il n’était pas un caractère, il se réfugia, à demi-satisfait, dans les consolations douces. Il n’avait pas la force qui s’exaspère en révolte ou se raidit en stoïcisme ; les déceptions multipliées le conduisirent à un aimable épicurisme lassé. Son accent résigné le rend sympathique et on goûte encore ses Stances sur la retraite. Ces quatre-vingt-dix vers enferment en leur mélodie toute son âme et toute son histoire : ils laissent entendre ses aspirations premières et disent ses acceptations secondes. On connut longtemps d’autres jolis morceaux de ce lyrique de la douceur et de la bonhomie. Mais il lui arriva un grand malheur. Un poète vint, qui avait toutes les qualités de Racan à un degré supérieur et qui y joignait quelques mérites nouveaux ; qui aimait d’une sincérité première et spontanée, et qui, d’un accent plus pénétré, chantait comme les plus précieux des biens, ce qui n’était pour Racan que des consolations. Racan fut tué par La Fontaine.

Aujourd’hui, M. Louis Arnould, professeur à l’Université de Poitiers, essaie de faire revivre ce vieux mort. Mais un embaumeur n’est pas un thaumaturge et les professeurs ne réussissent guère les résurrections. M. Arnould n’a pas la faculté d’évoquer et le don de la vie : sa phrase est lourde, sa méthode est lente, son livre est gros. Il écrase le frêle poète sous un in-octavo de près de six cents pages. Certes, le pavé est lancé à bonne intention. M. Louis Arnould a voulu montrer « d’une façon vivante les choses vivantes » ; il s’est efforcé de suivre « Sainte-Beuve, l’incomparable miniaturiste des physionomies littéraires ». Seulement sa miniature à lui est grande comme une toile de Paul Véronèse, et il disperse dans un vide immense des traits que le regard ne parvient plus à réunir.

Son livre lui a valu, outre le troisième rang de peau de lapin qui distingue les docteurs, les gros sous d’un prix académique. S’il eut seulement ces deux petites ambitions, je le congratule pour son double succès. S’il voulut sincèrement faire œuvre vivante et ramener de l’oubli un écrivain de second ordre qui eut des frémissements de vraie poésie, je le félicite de son intention.

Émile Gebhardt faillit être académicien. Il fut battu par René Bazin à qui son catholicisme fait pardonner un talent d’ailleurs discret et qui n’a rien de blessant, un joli talent horizontal. M. Gebhardt est aussi un commerçant souriant ; mais les articles qu’il tient sont d’un catholicisme moins actuel. Il n’ose pas tout à fait nous vendre les contes de Boccace ; il nous détaille des analyses chatouilleuses, encore que critiques, de toutes sortes de nouvelles florentines. Comme un commis de librairie finit par écrire ses réminiscences, M. Gebhardt nous offrit même un recueil de « contes héroï-comiques » qu’il croyait peut-être de lui.

Ça s’appelle d’Ulysse à Panurge et ça contient : une suite de l’Odyssée ; une suite du Pantagruel ; un conte franciscain imité moins des Fioretti que du Paul Arène qui signait Alphonse Daudet son joyeux Élixir du révérend père Gaucher. Tout cela banal comme, depuis le succès d’Anatole France, le pédantisme souriant. Quelques pages semblent plus intéressantes à une lecture rapide. Ce n’est pas que, par lui-même, Le roi Trimalchion vaille grand chose. C’est que — l’obscure clarté d’un entresol réjouit au sortir d’une cave — il rappelle en mieux une si plate rapsodie, le plus triomphant feuilleton de je ne sais quel Dumas polonais.

Les « suites » des ouvrages célèbres ne valent jamais rien. Quel intérêt offriront-elles quand, au lieu de venir d’un contemporain, elles sortiront d’un professeur, vague apparence qui n’appartient à aucun temps et qui ne saurait néanmoins sans s’évanouir, fantôme dispersé par la lumière, être considéré sous un aspect d’éternité ? Même quand le pastiche est adroit — et c’est le cas de ceux de M. le professeur Gebhart — il reste un bien pauvre et facile jeu de société, — de mauvaise société.

Le sourire de M. Gebhart a toujours quelque chose d’équivoque et qui rappelle plusieurs figures à la fois. Ses malices semblent traduites des conteurs florentins et en même temps imitées d’Anatole France ou de Voltaire. Mais le rire de Voltaire ou de France est une arme. Gebhart est un automate qui tire au mur et, s’il rit, c’est qu’on a fait rire quelqu’un dans le phonographe qui lui sert de cerveau.

Voici un professeur moins connu et plus intéressant, J. Charles-Brun. Celui-ci est le professeur parfait et amorphe. Il serait insuffisant de le déclarer souple il est liquide ; et prend la forme de tous les vases.

La plus considérable de ses œuvres publiées est un volume de vers français — car il fait aussi des vers occitans et peut-être des vers latins — intitulé Onyx et pastels. Plus encore que ne l’annonce le titre, les vers sont mièvres et précieux.

Le professeur supérieur pourrait faire autre chose aussi bien ou aussi mal que ce qu’il fait, dire le contraire de ce qu’il dit, et il trouverait un égal plaisir à se plier aux règles d’un autre jeu. Il prend je ne sais quelle paradoxale conscience de son inexistence et arrive à un détachement amusé. Volontiers il sourit de ce qu’il fait ou de ce qu’il va faire.

Il mêle les pédantismes ironiques aux pédantismes graves et écrit des préfaces qui détruisent ses livres. Cet art de ne point se prendre au sérieux est ce qu’il y a de plus précieux dans le professeur, sa dernière justice et sa dernière sincérité. Charles-Brun fait précéder ses poèmes d’un prologue où il blague et la manière qu’il adopte et celle qu’il aurait pu adopter.

Chez moi, déclare-t-il d’un ton railleur,

Point de ces vers brutaux, cadencés, drus, solides,
Et qu’on dirait cousins des grandes pyramides.

Son vers n’est que grâce envolée. Il est « plus doux, plus féminin ».

Il a des tons de nacre et des roseurs de chair.

Sa langue offre « des charmes indécis ». Les mots qui le séduisent sont ceux

Qui laissent deviner le sens, mais non sans peine.

Un peu d’obscurité n’est pas faite pour lui déplaire :

Un paysage est beau quelquefois sous la brume.

Peut-être même est-ce la brume seule qui est belle. Si elle supprime le paysage au lieu de l’estomper, le poète ne s’en plaindra pas, car

C’est donner dans le plus enfantin des travers
Que de vouloir ainsi chercher un sens aux vers.

La joliesse harmonieusement mariée des vocables ne suffit-elle pas ?

… De voir un auteur jongler avec les mots,

Les faire travailler, sans un autre propos

Que de remplir le personnage d’acrobate,


cela semble bien valoir quelques applaudissements.

Je suis reconnaissant à Charles-Brun de n’être pas allé dans la pratique jusqu’au bout de sa théorie et d’avoir toujours fait dire à ses vers peu de chose sans doute, quelque chose cependant. Ni pensée, ni sentiment. M. Charles-Brun évite avec grand soin de telles banalités,

Car tout le monde a, plus ou moins, perdu son père.
Été trahi par une femme, ou bien encor
Eu mal aux dents un jour qu’il ventait un peu fort ;

Et faire là-dessus une fade élégie,

C’est une chose en soi qui n’entend point magie.

Ce n’est pas que M. Charles-Brun bannisse du vers toute émotion.

Mais nous l’aimons qui soit légère et de bon goût.

Il veut

Peindre des sentiments que nul ne pense avoir,
Raffiner sa couleur et compliquer sa tâche.

Il veut surtout « chercher aux parfums des sens cachés » ; et il nous chante « le poème des parfums ».

Ce raffiné méprise « les formes arrêtées. » S’il admet les couleurs, il ne consent à voir que les plus pâles et il les pâlit encore d’allitérations mièvres. Pour qu’il daigne regarder une fleur, il faut qu’elle soit

Pâle éperdument de chères pâleurs


et une jeune fille ne le troublera que par une « pâleur divine » sœur de la pâleur des lys.

À vrai dire les nuances les moins vives lui sont encore trop brutales :

… Sans me prendre au charme des couleurs
C’est grâce à leurs parfums que j’ai chéri les fleurs.

Ils sont, ces parfums adorés, l’ébauche des sons et des musiques. Ils sont une expression bégayée, et séduisante, et comme enfantine, de l’univers ;

Tout peut, loin du réel, être enclos aux senteurs

Il aime « leur puéril symbolisme » et leur mensonge. Ils lui créent des illusions aimables, font sourire devant ses yeux heureux des vierges aux « charmes pâles »

Atténués aux teintes vagues des lointains.

Et M. Charles-Brun, d’un geste qui de sa part semble un peu vif, se jette à genoux en poussant ce cri d’amour :

Ô femme, toi qui n’es qu’une senteur perverse !

Où diable ça peut-il aller mettre le nez, un professeur ?…

Celui-ci se relève pour continuer, intarissable et subtil, à commenter les vers de Baudelaire :

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Assez adroit ouvrier de mots et de nombres, Charles-Brun n’aurait pas grand chose à apprendre pour devenir un poète. Mais il aurait tellement à oublier ! Or un professeur ne perd jamais rien, mais épaissit chaque jour sa couenne d’érudition.

Charles-Brun est un esprit curieux et inconstant, capable partout d’une médiocrité agréable, mais à qui son habileté et même son talent ne créent jamais qu’une personnalité fuyante. Aussi volontiers que des vers pastichés, il écrit des opinions critiques, pourvu qu’elles ne soient pas compromettantes. Il lui arriva pourtant en une brochurette lourde de méthode sur l’Évolution Félibréenne de dire quelques paroles peut-être courageuses :

« Beaucoup, déclare-t-il, sont entrés dans le mouvement félibréen qui ne détestaient point une façon de plus de s’imposer à l’estime de leurs concitoyens ou qui tenaient à écrire dans leur idiome local des vers qui n’auraient pas mieux valu en français. »

Et encore :

« Que le félibrige soit tombé en discrédit et, pour ne rien céler, se soit même rendu un peu ridicule, il est regrettable qu’il y ait des félibres à ne s’en être point aperçus. »

Charles-Brun est félibre ; il n’appartient pas du moins au ridicule félibrige de Paris où pontifient toutes les semaines cinquante grotesques dont les plus connus sont Maurice Faure, ce sénateur ; Albert Tournier, ce député ; Batisto Bonnet, cette canaille ; Sextius Michel, ce gaga.

Mais Charles-Brun est surtout le plus adroit des conférenciers. Son esprit souriant à tout et son âme indifférente à tout lui permettent de s’assimiler rapidement n’importe quel sujet et de le traiter précisément avec les grâces de langage qu’attend son public. Il s’occupe volontiers des hommes et des choses d’oc. S’il en parle à Paris, il revêt l’air détaché et demi-railleur qui convient. En Occitanie, l’enthousiasme populaire et le son de sa propre voix suffisent à l’émouvoir jusqu’aux larmes. Et il a cette étonnante souplesse qui me paraît la marque même du conférencier : si une fée transformait l’auditoire d’un coup de baguette et, au moment Charles-Brun pleure en phrases rythmées, lui jouait le tour de métamorphoser ses bons limousins émus en parisiens gouailleurs, immédiatement Charles-Brun s’apercevrait du changement, et immédiatement Charles-Brun serait à l’unisson. L’applaudissement qui, tout à l’heure payait un accent convaincu, continuerait, rémunérant une clownerie de pensée ou d’expression. On ne saurait trop louer de telles vertus et moi aussi j’applaudis, comme au cirque.

Il a publié en plaquette deux harangues qui appartiennent à sa manière limousine et enthousiaste. Elles chantent en termes lyriques Bernard de Ventadour, « le poète ineffable de l’amour. » Immédiatement après cette qualification grandiloquente mais un peu vague, Charles-Brun, qui prévoit jusqu’aux moindres objections, s’écrie : « Et je n’entends point le perdre de la sorte dans une troupe mélodieuse de troubadours occitans qui chantèrent aussi la passion souveraine. » Cette phrase me fit espérer une définition critique du talent de Bernard de Ventadour. Mais un conférencier avisé sait combien son public appartient à l’instant et combien il craint tout effort intellectuel. Les promesses sont toujours chaudement accueillies. Les réalités fatigueraient peut-être et Charles-Brun est un discoureur trop intelligent pour donner à son public autre chose que ce qu’il demande.


Le souple professeur Charles-Brun a un frère roide et censeur.

M. Pierre Brun n’écrit ni en français, ni en iroquois, mais bien en universitaire. L’universitaire est une langue qui comprend, comme le grec, plusieurs dialectes ; mais ils sont plus difficiles à classer. Au point de vue syntaxique, on y distingue surtout l’aimable dialecte du que ajouté qui rend si séduisant le sourire de M. Brunetière, et le dialecte pirouette, que quelques-uns prétendent imité du Sainte-Beuve. Mais peut-être vaut-il mieux distinguer d’après le vocabulaire. On aura alors : 1o le noble dialecte puriste ou docile, celui qui repousse avec terreur d’affreux néologismes comme « pittoresque » ou « sympathique » ; et 2o le dialecte enrichisseur ou révolté, dont M. Jean Richepin fait la gloire.

M. Pierre Brun parle ce dernier dialecte, avec moins de hardiesse toutefois que le touranien de la rue d’Ulm. M. Pierre Brun ne fait pas d’effets de torse, pour cause, et les poids qu’il soulève n’effraieront personne. Il n’a pas eu le courage de refaire sa rhétorique sur la place Maub et s’est contenté d’étudier Lucien Descaves. Ce bon écolier dit couramment « emmuré » pour aveugle ou aveuglé et craint, élégant, que « l’amour-propre d’auteur ne l’ait complètement emmuré. » Les savants appelleront sans doute archéo-néologique cette variété timide du dialecte universitaire enrichisseur. La syntaxe de M. Pierre Brun s’efforce aux grâces du « pirouette » et ne tombe que par accident rare dans le « que ajouté. »

Le plus ancien livre de lui que je connaisse est un volume sur Savinien de Cyrano Bergerac. C’est, intéressante peut-être par le sujet traité et par l’abondance de la documentation, une thèse avec tous les mérites lourds et ennuyeux du genre. Une biographie consciencieuse s’efforce de remplacer la légende. Il en sort un Cyrano aussi héroïque et plus rarement violent, mélange curieux de bravoure et de douceur. Jamais ce grand duelliste ne se battit pour lui-même. Seulement il ne savait pas dire non et il servait de second à quiconque le lui demandait. Il partait pour le combat sans enthousiasme, parfois avec un peu d’ennui. Mais le choc des épées le grisait et il finissait par tuer des indifférents pour n’avoir pas osé chagriner par un refus d’autres indifférents. Amusante comme sa vie extérieure, l’histoire de son esprit, des amis qui l’entouraient, du milieu singulier qui transforma parfois son originalité native en monstruosité. Par exemple, dès que M. le docteur se met à résumer les livres de Cyrano, il convient de fermer sa thèse ; seul un mathématicien pourrait trouver l’abrégé plus court que les œuvres analysées.

L’œuvre maîtresse de M. Pierre Brun, ce n’est pas son gros livre sérieux sur Cyrano. Ce n’est pas non plus son étude sur Stendhal, pensum insuffisamment documenté d’une heure où l’universitaire manqua même de conscience. L’œuvre maîtresse de M. Pierre Brun c’est un volume intitulé Autour du XVIIe siècle.

L’intérêt de ce livre n’est ni littéraire ni historique, mais proprement universitaire. M. Pierre Brun dispute à feu Gidel la gloire d’avoir découvert Pierre Bertrand de Mérigon, professeur de grec sous Louis XIII. Gidel arriva le premier. Mais en revanche M. Pierre Brun peut chanter — parlons universitaire — ce noble exegi monumentum : « Au lieu des dix publications que connaissait Gidel, j’en ai signalé dix-huit… Je précise, en outre, la biographie de Mérigon et établis de plus, avec le lieu de sa naissance, certaines dates de sa biographie. » C’est que ce Mérigon est un particulier bien précieux à connaître. « La banalité, nous dit M. Pierre Brun, voilà pour le fond de l’œuvre la note dominante. » Quant à la langue, « c’est un gros et lourd assemblage de phrases boursouflées et engorgées de superlatifs. » L’aimable écrivain et délicieux à aborder, car son « gros et lourd assemblage de phrases boursoufflées et engorgées de superlatifs » s’efforce d’être, non point, comme chez les modernes universitaires, du vulgaire français, mais du grec, du grec, ma sœur ! D’ailleurs, parmi ses banalités, on découvre parfois des renseignements si intéressants… « Par lui nous savons que le vendredy vingt-septiesme jour de septembre 1630, le roi eut une fièvre très forte… que sa dysenterie était si forte qu’il fut à la garde-robe jusques à quarante fois dans vingt-quatre heures. » M. Pierre Brun, naturellement, se réjouit d’une telle découverte : « Détails un peu bas, sans doute, qu’on peut taxer de trivialité, mais qui nous ont paru ne point manquer d’intérêt et relever, dans une certaine mesure, cette pauvre figure de Louis XIII, en montrant sous sa Majesté effacée… » Je n’ai pas eu le courage d’achever la période ; j’ai fui sans regarder ce que M. Pierre Brun voulait me montrer sous la « Majesté effacée ». Quand j’ai repris ma lecture, j’ai commencé prudemment à la phrase suivante. La voici dans sa mélancolie : « Ce sera là peut-être tout ce qui restera de P. Bertrand de Mérigon. » Je souhaite bien sincèrement à M. Pierre Brun qu’il en reste autant de lui.

M. Pierre Brun, je crois l’avoir dit, est le frère de Charles-Brun ; mais ici on sent que Pierre est le plus Thomas des deux.

Sortons des salles de soutenance et des odeurs universitaires. Visitons au hasard deux de ces écrivains qui essaient, parmi d’autres tentatives, d’exprimer des opinions critiques ou quelque chose qui y ressemble : un juré honnête, Camille Mauclair ; un juré aussi canaille et cynique qu’un juge (ça se rencontre quelquefois) le petit Fernand Gregh.

Camille Mauclair est l’auteur de contes qui sont presque toujours papotages gentils et gestes mièvres dans le salon mal éclairé de Madame Symbole. Il a publié des romans nobles et inquiets : le Soleil des morts, curieuse mais insuffisante résurrection de Stéphane Mallarmé et de son milieu ; l’Ennemie des rêves, naïve étude féminine, éblouissement et bégaiement devant l’idole. La meilleure de ses tentatives est à coup sûr l’Orient vierge, roman épique de l’an 2000. L’Orient vierge, comme tous les livres de Mauclair, intéresse d’espérance et conduit, à travers de belles pages pâles, à une déception. Il comprend deux parties, dont la première est admirable. Elle dit, vaste récit épique, la conquête de l’Orient par l’Occident. Au début, des délibérations qui ne paraissent point longues, parce qu’elles s’élancent noblement lyriques : les orateurs sont intéressants de vérité générale, vivants de vérité particulière. Puis des combats sont chantés d’un souffle qui ne se soutient pas mais qui par instants est singulièrement vaillant : même, une fois, en décrivant l’assaut de Delhi, Mauclair ajoute la couleur à ses dons ordinaires et la page est d’une poésie rouge et noire vraiment émouvante.

Mais, l’Inde soumise, le dictateur Claude Laigle est embarrassé de sa puissance trop universelle et qui n’a plus d’obstacle sur quoi s’exercer. Il lui faut une nouvelle entreprise, et d’un autre ordre. Il veut transformer sa conquête matérielle en conquête morale. Il y a dans ce pays une pensée, différente de la pensée européenne, mais peut-être fraternelle et non contradictoire. L’auteur nous traîne trop longtemps à la recherche de la mystérieuse Idée, excite notre curiosité jusqu’à la fatiguer, nous fait espérer et réclamer trop d’extraordinaire. Après la maladresse d’exciter nos exigences, il a la charlatanerie de les déclarer satisfaites. Il nous déclame en solennité, avec, autour de la Parole, beaucoup de miousic, de symbole et de mise en scène : « Les Hindous sont des Aryas comme les Européens. Les Européens viennent de l’Inde. » Claude Laigle s’acharne sur la précieuse idée qui lui fut plus difficile à conquérir qu’un continent. Il découvre qu’il faut revenir au berceau, mentalement, non physiquement, et que sa victoire est antinaturelle et précaire : les mouvements des peuples vont toujours de l’est à l’ouest. Et il trouve la raison de cette loi dans le sens du mouvement de la terre. Cette dernière méditation, conduite avec art, m’apporterait d’agréables émotions intellectuelles si Mauclair ne m’informait qu’à ce moment le dictateur est rejeté dans la démence « par l’ironie des lois invisibles. » Si ces « lois invisibles » sont celles qu’il vient de découvrir, il me semble qu’il vient d’atteindre la sagesse ; s’il est dément, je désire qu’on m’indique les vraies « lois invisibles ». Cette confusion et les excessives promesses médiocrement tenues rendent la seconde partie hésitante et, malgré une certaine abondance d’idées et d’images, la font paraître vide.

Ce livre original, vigoureux parfois, ne forme point un ensemble solide. Visiblement, ce « roman épique » a été écrit trop vite. S’il est beau de concevoir de nobles ambitions, il convient de les réaliser sans hâte. Camille Mauclair — je le crains — est de ceux qui se hâtent toujours et qui bâclent, qui manifestent par éclairs un réel talent, mais qui n’élèveront point l’œuvre.

Ses essais critiques comprennent, outre un éloge déjà ancien et vraiment bien jeune de Laforgue, un volume très intéressant, l’Art en silence.

Trois chapitres de ce livre (L’esthétique de Stéphane Mallarmé, Le symbolisme en France, Le sentimentalisme littéraire et son influence sur le siècle), seront fréquemment pillés, rarement cités — pourquoi la goujaterie des professeurs se démentirait-elle ? — par les historiens du xixe siècle littéraire. Précieux entre tous, les renseignements sur Mallarmé, poète ligotté dans un système, mais, semble-t-il, causeur admirable qui donnait à quelques amis son âme haute et sa pensée noblement paralysante. Puisqu’il parla dans un salon et non sur les places publiques, ceux qui l’entendirent nous doivent doublement de faire revivre ce Socrate sans familiarité.

L’art en silence ne vaut pas seulement par sa riche matière. Il vaut aussi par l’esprit ingénieux qui s’y déploie, par l’écrivain qui y « porte son manteau avec grâce et en homme libre ». Il vaut surtout par l’âme exquise et frêle qu’il nous livre mieux que les volumes antérieurs, mieux même que L’ennemie des rêves.

Paul Bourget est le plus en vue des disciples vils qui dans les noblesses dites n’entendent que de basses utilités et qui apprennent les philosophies et les littératures dans le même esprit qu’un futur comptable étudie l’arithmétique. Camille Mauclair est le disciple rare qui ne demande qu’à se donner. Sous les grâces indécises de son style on sent une pauvre âme flottante, mais avide de fixité belle et qui, si elle rencontrait dans le maître une lueur de divinité, dans le dogme un rayon d’amour, s’attacherait indéfectiblement au dogme et au maître, serait fidèle jusqu’au martyre, je dis jusqu’à la joie du martyre. Ah ! si Jésus venait à passer sur la route déserte, avec quel bonheur on jetterait derrière soi tout ce qui fait le bonheur pour la foule, en quelle extase on suivrait Celui qui serait la voie et la vie, et comme on laisserait indifférent les morts ensevelir les morts…

Hélas ! on n’a pas rencontré Jésus, l’âme blonde, l’âme d’amour ; on a rencontré une âme de stoïcisme, de dédain et de silence, un Zenon hégélien, Stéphane Mallarmé. On s’est donné, presque malgré lui, à ce maître qui ne voulait pas de disciples ; qui était fier d’esprit au lieu d’être doux et humble de cœur ; qui, loin de prêcher l’amour aux poses abandonnées, vantait l’individualisme et l’effort de se tenir debout. Il est mort, et on reste fidèle à sa personne. Mais on reconnaît son esthétique impraticable et, lentement, douloureusement, on s’écarte de cette paralysie.

On reste attaché — on le croit du moins — à sa doctrine morale. On répète encore des sentences individualistes et des formules stoïciennes. Mais ces lèvres ne sont point faites pour les paroles d’orgueil et au passage elles les attendrissent comme des aveux d’amour. L’âme de Camille Mauclair est une âme féminine. Elle a besoin d’appui. Son éthique, quand elle sera dégagée d’une influence contraire à sa nature, sera faite uniquement de tendresse, uniquement du besoin de donner et de recevoir. Et l’esprit délicieusement ressemble à l’âme. Il a besoin, lui aussi, de recevoir et de donner, de se sentir solidaire et fraternel ou plutôt dévoué et filial. Sa logique subtile et ingénieuse apporterait à une doctrine aimée bien des conséquences intéressantes ; mais comme il serait heureux qu’on lui fournît les principes premiers…

Rien n’est plus curieux que la transition que traverse Mauclair depuis quelques années et je sais peu de spectacles plus beaux que son pèlerinage : parti d’un individualisme dont la noblesse le touche encore mais qui exige décidément trop de vigueur isolée et raidie, il va, non sans regret pour ce qu’il laisse, vers un altruisme qui semble lui promettre des joies moins rudes et de laisser son sacrifice moins inutile. Hélas ! notre action extérieure ne touche jamais qu’aux bas intérêts : nous pouvons quelque chose pour la sensibilité d’autrui — mais pourquoi ne mépriserions-nous pas la sensibilité voisine autant que la nôtre ? — nous ne pouvons rien pour autrui.

De plus en plus, je crois, Mauclair se donnera à l’altruisme décevant. Il refusera de comprendre l’inutilité nécessaire de tout geste qui ne revient pas vers son auteur en montant ; il renouvellera indéfiniment le geste par lequel on se donne, le geste par lequel on appelle. Qu’importe, d’ailleurs ? Pourvu qu’on triomphe des parties basses de soi, il est presque indifférent de les sacrifier aux autres, ces idoles visibles, ou au Dieu inconnu que chacun porte à son sommet comme une lumière qui n’éclairera point la base de la torche.

Camille Mauclair me fait songer à la désolation de l’âme de Jean errante parmi un siècle où ne passerait nul maître divin. Et je suis tenté de lui dire : « Courage, Jean. La rencontre même de Dieu est indifférente. Si tu trouvais Jésus, tu serais heureux au lieu de souffrir. Mais ce n’est pas le bonheur qui importe ; et ton inquiétude, tu le sens bien, n’est pas moins noble que le repos sur son sein. »

Fernand Gregh, négociant précoce et enfant persistant, n’est pas seulement l’auteur de vers d’hésitation et de mièvrerie et de vers qu’il agite en vain pour les raidir comme des virilités adultes. Le co-inventeur de l’humanisme, le compère forain de Gaston Deschamps, fait aussi de la critique.

Par La fenêtre ouverte il donne un peu d’air à « la maison de l’enfance ». Mais c’est un garçon prudent et qui se gardera bien de sauter.

Il écoute seulement ce qui se dit alentour et ses petits doigts, aimables et gauches, envoient des baisers à tous ceux qui parlent. Il espère bien que des bonbons paieront ses gentillesses.

Il fait valoir ses petits gestes, affirme qu’ils ont de l’importance. Vous savez, dit-il, Bébé est poète ; et, quand on est poète, on est nécessairement critique. Cette vérité utile et glorieuse, il la démontre par de jolis raisonnements ingénus, par des exemples aussi : « Nous ne voyons, se pâme-t-il, que poètes doués du sens critique le plus exquis. » Parmi ces « poètes doués du sens critique le plus exquis », il cite, pour le choix de ses gendres, je suppose, M. de Hérédia.

Pouvez-vous aider beaucoup la belle âme commerciale de Fernand Gregh à atteindre ce qu’il appelle, en bavant de gourmandise, « les honneurs précis qu’ont inventés les hommes pour représenter cette chose impalpable qu’on nomme la gloire ? » Alors Fernand Gregh vous louera largement. Si vous ne pouvez encore l’aider qu’un peu, il vous dédiera — promesse qui doit vous mettre l’eau à la bouche — les éloges zézayés sur un autre. On a tant de gens à contenter, n’est-ce pas ? ou à faire patienter. Il ne faut rien laisser perdre. Tout est bon à porter une dédicace. Quand la petite Fernande donne ses baisers à Henri de Régnier, miché sérieux et académique, elle fait de l’œil à Gabriel Trarieux, puissance future. Et, pendant que sa langue lèche les pieds élégants d’Anatole France, sa menotte gesticule de petits bonjours à Eugène Montfort : « Attends, semble dire la petite main gentille, ma bouche est occupée pour le quart d’heure. Mais ton tour viendra, et tu verras comme c’est bon. »

La langue est pourtant maladroite et chatouille d’une façon qui serait désagréable à un épiderme sensible. Vous me direz que, sous l’éloge, un poète est bardé comme un pachyderme et qu’il faut gratter fort pour qu’il grogne un remerciement. Aussi je ne rirai pas trop de « la parenté qu’offre M. de Régnier avec le pur poëte d’Eloa et de la Maison du Berger ». Des excuses de commerçant ne sont pas une satisfaction et nulle amende honorable ne laverait Gregh d’une telle phrase.

Pour louer des vivants utiles, son inconscience insulte tous les grands morts. Après Vigny abaissé jusqu’à Henri de Régnier, voici Balzac qui devient un demi Anatole France. Oui, vraiment, le prétendu critique ose dire que les bavardages élégants de M. Bergeret, philosophe ingénieusement superficiel et romancier impuissant à créer un caractère, le font songer, ébloui, à « du Montaigne… dans du Balzac ».

Plus rien ensuite ne peut m’étonner chez Fernand Gregh, et je remarque à peine la perversité d’odorat grâce à laquelle en se penchant sur cette pourriture qui a nom Annunzio, le pauvre petit « respire le parfum d’une âme ».

Généralement ce qu’il dit est moins inattendu. Il regarde d’un peu loin les objets de ses dithyrambes, il prend volontiers le Pirée pour un homme, un singe pour un Dieu et Anatole France pour Balzac. Mais, d’ordinaire, il ne se fie pas à ses propres yeux. Il lit les critiques avec une grande bonne volonté assimilatrice, et les professeurs loueront la docilité avec laquelle le cher enfant ânonne sa leçon. Il répète ce qu’ont dit les autres et sa souplesse pasticheuse nous rend en grimaces les sourires qui eurent du succès. Son article sur Paul Desjardins, par exemple, est du Jules Lemaître pour imbéciles, comme le fameux Menuet était du Verlaine pour Gastons Deschamps. À propos de Verlaine lui-même, il délaie en quelques pages un mot de Charles Maurras que je répète de mémoire — car l’élève pillard ne cite pas toujours ses maîtres — sur « le catholique aux cuisses de faune ».

Signalerai-je plus longuement la banalité de ce louangeur à gages qui commence volontiers par des formules telles : « On a beaucoup parlé du Feu » ; « On a beaucoup parlé des Tenailles » ? Daignerai-je lui indiquer quelques-unes de ses erreurs les plus grossières ? Dans une étude sur Henri de Bornier, il nous prouve qu’il n’a même pas su lire la liste des ouvrages de son auteur. Il attribue à ce pauvre mort, qui a bien assez de peine à se faire pardonner ses propres péchés, la Moabite, qui est de Paul Déroulède, Monsieur, comme le Menuet est de Fernand Gregh.

J’aime mieux louer les progrès du cher enfant qui « commence à comprendre la vérité de ces formules apprises au collège ». Je lui demanderai toutefois de se rappeler, quand il écrit la seconde page, ce qu’il a dit dans la première. Il est des incohérences et des contradictions inexcusables, même chez un si jeune élève. En voici une, entre autres, mon pauvre petit. Vous nous exposez longuement que, dans La Course du flambeau, Paul Hervieu a démontré ceci : « Les générations successives qui se passent la vie, quasi cursores lampada… (Bravo pour la citation), regardent toujours en avant, jamais en arrière : nul amour maternel, par exemple, n’est payé de retour ». Et vous nous dites un peu plus loin, cher étourdi : « La philosophie de l’œuvre… c’est le réalisme psychologique de La Rochefoucauld, la théorie de l’égoïsme mobile de toutes nos actions ». Croyez-vous sérieusement l’amour maternel plus égoïste que l’amour filial et que votre maman est petit Fernand plus que petit Fernand n’est sa maman ?…

Allons, bébé, ne pleurez pas. Ça n’est pas grave. L’important, c’est que vous avez comparé M. Paul Hervieu à La Rochefoucauld et que vous avez déclaré notre académicien très dix-septième siècle. Ça fait toujours plaisir, ces choses-là. Comme vous avez été charmant pour d’autres habits verts et pour leurs gendres, je vous promets, mon cher enfant, qu’on ne vous oubliera pas à la prochaine distribution des prix.