Prostitués/IX/Émile Trolliet

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(p. 239-246).

Commençons par un mort, il sent moins mauvais que bien des vivants. C’était un brave homme, ce pauvre Émile Trolliet, un brave homme un peu plat et un fonctionnaire modèle. Je n’ai à lui reprocher qu’une sottise bonasse et de n’avoir jamais oublié en écrivant qu’il existe des inspecteurs généraux.

Je le laisserais reposer en paix, si des amis compromettants ne faisaient la quête pour lui élever un monument. Un monument à Trolliet ! Pourquoi pas à Pradon ? Je vous assure, sans rire, que Pradon avait beaucoup plus de talent qu’Émile Trolliet. Pradon avait autant de talent que M. Victorien Sardou.

Je ne dirai rien des vers de Trolliet, pauvres musiquettes lamartiniennes. Les vieilles filles poitrinaires ont le droit de faire des vers lamartiniens que nous restons libres de ne point lire. Il est toutefois excessif d’élever un monument à une vieille prude parce qu’elle se crut idéaliste et qu’elle fit des vers lamartiniens.

Trolliet sera uniquement pour moi l’auteur d’un volume de critique intitulé Médaillons de poètes, 1800-1900. Ce livre paraît d’abord tout en omissions bizarres et en bizarres admissions. (Allons ! bon, j’écris du Trolliet, maintenant !) Mais, une préface prudente implore notre pardon et essaie d’expliquer.

L’auteur n’a pas « l’intention de donner un exposé suivi et complet du mouvement poétique au xixe siècle » . Il veut « non présenter un catalogue, une chaîne, mais simplement certains anneaux de la chaîne, sinon les plus reluisants, du moins les plus significatifs, dans chaque génération — romantique, parnassienne, contemporaine ». Pour les romantiques et les parnassiens, il n’y a rien à dire aux choix ni aux jugements : ici, M. Trolliet consent aux opinions admises et adresse aux poètes consacrés des louanges et des reproches que nous connaissons. Il fait œuvre de professeur, non de critique, et ses leçons ne constituent pas de trop mauvais résumés.

Pour la génération contemporaine, il n’est plus suffisamment guidé et ses choix tâtonnants sont parfois bien invraisemblables. Il accorde une de ses plus longues études au grotesque Grandmougin. Il connaît Joseph Castaigne et célèbre M. Gustave Zidler. Il admire M. André Rivoire et Mme Antonia Bossu. Tous ces êtres de médiocrité et de banalité lui paraissent « plus significatifs » que Maurice Rollinat ou que le génial Verhaeren. Et voici d’autres anneaux significatifs : la baronne de Baye, Mme Noël Bazan, Jean Bertheroy, Théodore Botrel, M. Chantavoine. L’auteur espère, avec l’outrecuidance souriante d’un professeur qu’on voudra bien trouver « éclectique et équitable ce recueil de Médaillons ». Éclectique, certes. Équitable ? D’intention, je le crains.

Quelques-uns durent trouver équitable le « recueil de médaillons », — c’est à savoir Emile Trolliet peut-être, et certainement le cabotin Botrel, les amazones Bazan, Baye, Bossu, les professeurs Zidler et Chantavoine, et Charles Grandmougin, le rocailleux franc-comtouê. Même à ceux-là il risqua de paraître « étrangement disproportionné ».

Sans doute, M. Zidler ne s’étonna pas de tenir autant de place que Musset. L’inspecteur Manuel, charmé d’être loué plus généreusement que Hugo, songea à son génie plutôt qu’aux notes bienveillantes dont il avait gratifié, j’espère, le professeur Trolliet. Jacques Normand, versificateur de la Muse qui trotte, apprécia la belle impartialité qui lui accorde exactement autant de place qu’au poète de la Légende des Siècles. Quant à Charles Grandmougin, c’est en un triomphe joyeux et légitime qu’il s’étale sur un terrain double de celui où l’on parque José-Maria de Hérédia. Mais, si le cher collègue Zidler comprit la place accordée à Eugène Manuel, il trouva excessive, je le crains, celle faite à Grandmougin et à Jacques Normand.

De tels péchés sont d’ailleurs véniels, puisqu’ils sont involontaires. Trolliet est un brave et bon élève : il résume docilement et rapidement les appréciations critiques qu’on lui enseigna. Mais, dame, quand il s’agit de gens qui ne sont pas encore classés et nettement définis, il n’y a pas de sa faute s’il est un peu gauche et un peu lent à exprimer quelque chose qui ressemble de loin à un jugement presque personnel.

Ce qui est plus grave que la disproportion matérielle des cinq pages de Hérédia aux onze pages de Grandmougin, des huit pages de Musset aux douze de Manuel, c’est la disproportion des éloges. Quand on n’a qu’une estime médiocre pour Léon Dierx, quand on refuse, sévère professeur, de laisser asseoir Vigny sur le premier banc de la classe, il est peut-être un peu trop servile de reconnaître à M. Manuel, inspecteur général, outre « les fleurs d’intimité », « les fruits d’immortalité». C’est avoir de bons yeux que de trouver du « génial » dans La Princesse lointaine et c’est être généreux que de saluer Rostand « grand poète » . Ne vous semble-t-il pas aussi légèrement excessif, M. Auguste Dorchain, qu’on vous attribue « le fini du travail et l’infini du sentiment». Êtes-vous sûr, comme l’aimable critique, que vos Étoiles éteintes, banale imitation délayée et peu harmonieuse du Vase brisé, soient trente-deux « vers immortels » ?

Emile Trolliet n’est pas seulement le plus généreux des critiques, il est aussi le plus joli des pédants. On peut ouvrir son livre au hasard ; on ne lira pas une page sans rencontrer une ou deux gentillesses de phrases, un ou deux sourires de mots : « Le liseron de Coppée,

Un liseron, Madame, aimait une fauvette,


grimpait avec un sans-façon si souple et si charmant, qu’il devait atteindre sans peine le perron ou balcon académique ». Sachez que Déroulède « est tricolore, ainsi que sa cocarde ». Et Trolliet, si vous vous prêtez à ses bavardages ingénieux et puérils, vous apprendra ce que « marque » le rouge de la cocarde et du cocardier, et leur bleu, et leur blanc. Je crois me rappeler qu’il y a du sang, de la pureté et d’ « éloquentes envolées dans l’utopie possible ! » L’instrument dont s’accompagnent les Chants du soldat n’est pas moins extraordinaire que Déroulède lui-même. « Sa lyre est surtout un clairon... Elle est monotone, ou monocuivre, plutôt qu’heptacorde ». — Regardez comme André Lemoyne s’applique à la « requête ou conquête de l’expression juste, » et soyez certains que M. Le Braz n’en voudra pas au critique indiscret de se livrer à une « enquête qui montre sa conquête ». Prenez une loupe pour étudier le charme de Theuriet, car « ce charme soutenu est parfois un charme ténu. » Reniflez maintenant. Vous ne sentez rien ? Pourtant, au détour de cette page, vient de passer Madeleine, « l’adorante et odorante amie du Christ. »

Quelquefois Trolliet s’excuse de tant d’esprit et de tant de grâce : « Je ne voudrais pas fonder une appréciation sur un jeu de mots pourtant je ne peux lire les vers de Rivoire, sans qu’ils me donnent l’impression d’une rivière. » Un chapitre s’intitule : Le Bataillon des Symbolistes. Pourquoi « bataillon » ? Pour amener cette formule jolie : « Il n’a pas gagné et ne pouvait gagner complètement la victoire, étant très mal armé... » Hélas ! la phrase ne finit pas sur ce mot, et ce mot précieux passera peut-être inaperçu. Rassurez-vous : les professeurs savent l’art des parenthèses et celui-ci s’interrompt pour déclarer, très grave : « Je vous prie de croire que je ne fais pas de jeux de mots. »

Non, Trolliet, nous n’aurons pas la cruauté de vous croire. Il serait trop triste que votre sottise ne fût pas faite surtout d’assonnances, comme les non-sens des rondes enfantines, quand vous déclarez, par exemple : « Les strophes de ce Hugues rappellent sans trop de désavantage celles de Hugo ; » ou encore : « L’auteur de l’Aiglon pourrait bien être demain l’aigle de la poésie française ! »

Voici qu’après avoir relu Médaillons de poètes, je suis tenté de souscrire pour le monument Trolliet. Ce sera le monument non d’un homme, mais d’une espèce : aussi éloquemment qu’une aimable statue de caniche, il dira la platitude et le sourire servile du fonctionnaire.