Prostitués/IX/Camille Mauclair

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(p. 273-281).

Sortons des salles de soutenance et des odeurs universitaires. Visitons au hasard deux de ces écrivains qui essaient, parmi d’autres tentatives, d’exprimer des opinions critiques ou quelque chose qui y ressemble : un juré honnête, Camille Mauclair ; un juré aussi canaille et cynique qu’un juge (ça se rencontre quelquefois) le petit Fernand Gregh.

Camille Mauclair est l’auteur de contes qui sont presque toujours papotages gentils et gestes mièvres dans le salon mal éclairé de Madame Symbole. Il a publié des romans nobles et inquiets : le Soleil des morts, curieuse mais insuffisante résurrection de Stéphane Mallarmé et de son milieu ; l’Ennemie des rêves, naïve étude féminine, éblouissement et bégaiement devant l’idole. La meilleure de ses tentatives est à coup sûr l’Orient vierge, roman épique de l’an 2000. L’Orient vierge, comme tous les livres de Mauclair, intéresse d’espérance et conduit, à travers de belles pages pâles, à une déception. Il comprend deux parties, dont la première est admirable. Elle dit, vaste récit épique, la conquête de l’Orient par l’Occident. Au début, des délibérations qui ne paraissent point longues, parce qu’elles s’élancent noblement lyriques : les orateurs sont intéressants de vérité générale, vivants de vérité particulière. Puis des combats sont chantés d’un souffle qui ne se soutient pas mais qui par instants est singulièrement vaillant : même, une fois, en décrivant l’assaut de Delhi, Mauclair ajoute la couleur à ses dons ordinaires et la page est d’une poésie rouge et noire vraiment émouvante.

Mais, l’Inde soumise, le dictateur Claude Laigle est embarrassé de sa puissance trop universelle et qui n’a plus d’obstacle sur quoi s’exercer. Il lui faut une nouvelle entreprise, et d’un autre ordre. Il veut transformer sa conquête matérielle en conquête morale. Il y a dans ce pays une pensée, différente de la pensée européenne, mais peut-être fraternelle et non contradictoire. L’auteur nous traîne trop longtemps à la recherche de la mystérieuse Idée, excite notre curiosité jusqu’à la fatiguer, nous fait espérer et réclamer trop d’extraordinaire. Après la maladresse d’exciter nos exigences, il a la charlatanerie de les déclarer satisfaites. Il nous déclame en solennité, avec, autour de la Parole, beaucoup de miousic, de symbole et de mise en scène : « Les Hindous sont des Aryas comme les Européens. Les Européens viennent de l’Inde. » Claude Laigle s’acharne sur la précieuse idée qui lui fut plus difficile à conquérir qu’un continent. Il découvre qu’il faut revenir au berceau, mentalement, non physiquement, et que sa victoire est antinaturelle et précaire : les mouvements des peuples vont toujours de l’est à l’ouest. Et il trouve la raison de cette loi dans le sens du mouvement de la terre. Cette dernière méditation, conduite avec art, m’apporterait d’agréables émotions intellectuelles si Mauclair ne m’informait qu’à ce moment le dictateur est rejeté dans la démence « par l’ironie des lois invisibles. » Si ces « lois invisibles » sont celles qu’il vient de découvrir, il me semble qu’il vient d’atteindre la sagesse ; s’il est dément, je désire qu’on m’indique les vraies « lois invisibles ». Cette confusion et les excessives promesses médiocrement tenues rendent la seconde partie hésitante et, malgré une certaine abondance d’idées et d’images, la font paraître vide.

Ce livre original, vigoureux parfois, ne forme point un ensemble solide. Visiblement, ce « roman épique » a été écrit trop vite. S’il est beau de concevoir de nobles ambitions, il convient de les réaliser sans hâte. Camille Mauclair — je le crains — est de ceux qui se hâtent toujours et qui bâclent, qui manifestent par éclairs un réel talent, mais qui n’élèveront point l’œuvre.

Ses essais critiques comprennent, outre un éloge déjà ancien et vraiment bien jeune de Laforgue, un volume très intéressant, l’Art en silence.

Trois chapitres de ce livre (L’esthétique de Stéphane Mallarmé, Le symbolisme en France, Le sentimentalisme littéraire et son influence sur le siècle), seront fréquemment pillés, rarement cités — pourquoi la goujaterie des professeurs se démentirait-elle ? — par les historiens du xixe siècle littéraire. Précieux entre tous, les renseignements sur Mallarmé, poète ligotté dans un système, mais, semble-t-il, causeur admirable qui donnait à quelques amis son âme haute et sa pensée noblement paralysante. Puisqu’il parla dans un salon et non sur les places publiques, ceux qui l’entendirent nous doivent doublement de faire revivre ce Socrate sans familiarité.

L’art en silence ne vaut pas seulement par sa riche matière. Il vaut aussi par l’esprit ingénieux qui s’y déploie, par l’écrivain qui y « porte son manteau avec grâce et en homme libre ». Il vaut surtout par l’âme exquise et frêle qu’il nous livre mieux que les volumes antérieurs, mieux même que L’ennemie des rêves.

Paul Bourget est le plus en vue des disciples vils qui dans les noblesses dites n’entendent que de basses utilités et qui apprennent les philosophies et les littératures dans le même esprit qu’un futur comptable étudie l’arithmétique. Camille Mauclair est le disciple rare qui ne demande qu’à se donner. Sous les grâces indécises de son style on sent une pauvre âme flottante, mais avide de fixité belle et qui, si elle rencontrait dans le maître une lueur de divinité, dans le dogme un rayon d’amour, s’attacherait indéfectiblement au dogme et au maître, serait fidèle jusqu’au martyre, je dis jusqu’à la joie du martyre. Ah ! si Jésus venait à passer sur la route déserte, avec quel bonheur on jetterait derrière soi tout ce qui fait le bonheur pour la foule, en quelle extase on suivrait Celui qui serait la voie et la vie, et comme on laisserait indifférent les morts ensevelir les morts…

Hélas ! on n’a pas rencontré Jésus, l’âme blonde, l’âme d’amour ; on a rencontré une âme de stoïcisme, de dédain et de silence, un Zenon hégélien, Stéphane Mallarmé. On s’est donné, presque malgré lui, à ce maître qui ne voulait pas de disciples ; qui était fier d’esprit au lieu d’être doux et humble de cœur ; qui, loin de prêcher l’amour aux poses abandonnées, vantait l’individualisme et l’effort de se tenir debout. Il est mort, et on reste fidèle à sa personne. Mais on reconnaît son esthétique impraticable et, lentement, douloureusement, on s’écarte de cette paralysie.

On reste attaché — on le croit du moins — à sa doctrine morale. On répète encore des sentences individualistes et des formules stoïciennes. Mais ces lèvres ne sont point faites pour les paroles d’orgueil et au passage elles les attendrissent comme des aveux d’amour. L’âme de Camille Mauclair est une âme féminine. Elle a besoin d’appui. Son éthique, quand elle sera dégagée d’une influence contraire à sa nature, sera faite uniquement de tendresse, uniquement du besoin de donner et de recevoir. Et l’esprit délicieusement ressemble à l’âme. Il a besoin, lui aussi, de recevoir et de donner, de se sentir solidaire et fraternel ou plutôt dévoué et filial. Sa logique subtile et ingénieuse apporterait à une doctrine aimée bien des conséquences intéressantes ; mais comme il serait heureux qu’on lui fournît les principes premiers…

Rien n’est plus curieux que la transition que traverse Mauclair depuis quelques années et je sais peu de spectacles plus beaux que son pèlerinage : parti d’un individualisme dont la noblesse le touche encore mais qui exige décidément trop de vigueur isolée et raidie, il va, non sans regret pour ce qu’il laisse, vers un altruisme qui semble lui promettre des joies moins rudes et de laisser son sacrifice moins inutile. Hélas ! notre action extérieure ne touche jamais qu’aux bas intérêts : nous pouvons quelque chose pour la sensibilité d’autrui — mais pourquoi ne mépriserions-nous pas la sensibilité voisine autant que la nôtre ? — nous ne pouvons rien pour autrui.

De plus en plus, je crois, Mauclair se donnera à l’altruisme décevant. Il refusera de comprendre l’inutilité nécessaire de tout geste qui ne revient pas vers son auteur en montant ; il renouvellera indéfiniment le geste par lequel on se donne, le geste par lequel on appelle. Qu’importe, d’ailleurs ? Pourvu qu’on triomphe des parties basses de soi, il est presque indifférent de les sacrifier aux autres, ces idoles visibles, ou au Dieu inconnu que chacun porte à son sommet comme une lumière qui n’éclairera point la base de la torche.

Camille Mauclair me fait songer à la désolation de l’âme de Jean errante parmi un siècle où ne passerait nul maître divin. Et je suis tenté de lui dire : « Courage, Jean. La rencontre même de Dieu est indifférente. Si tu trouvais Jésus, tu serais heureux au lieu de souffrir. Mais ce n’est pas le bonheur qui importe ; et ton inquiétude, tu le sens bien, n’est pas moins noble que le repos sur son sein. »