Prostitués/IX/Fernand Gregh
Fernand Gregh, négociant précoce et enfant persistant, n’est pas seulement l’auteur de vers d’hésitation et de mièvrerie et de vers qu’il agite en vain pour les raidir comme des virilités adultes. Le co-inventeur de l’humanisme, le compère forain de Gaston Deschamps, fait aussi de la critique.
Par La fenêtre ouverte il donne un peu d’air à « la maison de l’enfance ». Mais c’est un garçon prudent et qui se gardera bien de sauter.
Il écoute seulement ce qui se dit alentour et ses petits doigts, aimables et gauches, envoient des baisers à tous ceux qui parlent. Il espère bien que des bonbons paieront ses gentillesses.
Il fait valoir ses petits gestes, affirme qu’ils ont de l’importance. Vous savez, dit-il, Bébé est poète ; et, quand on est poète, on est nécessairement critique. Cette vérité utile et glorieuse, il la démontre par de jolis raisonnements ingénus, par des exemples aussi : « Nous ne voyons, se pâme-t-il, que poètes doués du sens critique le plus exquis. » Parmi ces « poètes doués du sens critique le plus exquis », il cite, pour le choix de ses gendres, je suppose, M. de Hérédia.
Pouvez-vous aider beaucoup la belle âme commerciale de Fernand Gregh à atteindre ce qu’il appelle, en bavant de gourmandise, « les honneurs précis qu’ont inventés les hommes pour représenter cette chose impalpable qu’on nomme la gloire ? » Alors Fernand Gregh vous louera largement. Si vous ne pouvez encore l’aider qu’un peu, il vous dédiera — promesse qui doit vous mettre l’eau à la bouche — les éloges zézayés sur un autre. On a tant de gens à contenter, n’est-ce pas ? ou à faire patienter. Il ne faut rien laisser perdre. Tout est bon à porter une dédicace. Quand la petite Fernande donne ses baisers à Henri de Régnier, miché sérieux et académique, elle fait de l’œil à Gabriel Trarieux, puissance future. Et, pendant que sa langue lèche les pieds élégants d’Anatole France, sa menotte gesticule de petits bonjours à Eugène Montfort : « Attends, semble dire la petite main gentille, ma bouche est occupée pour le quart d’heure. Mais ton tour viendra, et tu verras comme c’est bon. »
La langue est pourtant maladroite et chatouille d’une façon qui serait désagréable à un épiderme sensible. Vous me direz que, sous l’éloge, un poète est bardé comme un pachyderme et qu’il faut gratter fort pour qu’il grogne un remerciement. Aussi je ne rirai pas trop de « la parenté qu’offre M. de Régnier avec le pur poëte d’Eloa et de la Maison du Berger ». Des excuses de commerçant ne sont pas une satisfaction et nulle amende honorable ne laverait Gregh d’une telle phrase.
Pour louer des vivants utiles, son inconscience insulte tous les grands morts. Après Vigny abaissé jusqu’à Henri de Régnier, voici Balzac qui devient un demi Anatole France. Oui, vraiment, le prétendu critique ose dire que les bavardages élégants de M. Bergeret, philosophe ingénieusement superficiel et romancier impuissant à créer un caractère, le font songer, ébloui, à « du Montaigne… dans du Balzac ».
Plus rien ensuite ne peut m’étonner chez Fernand Gregh, et je remarque à peine la perversité d’odorat grâce à laquelle en se penchant sur cette pourriture qui a nom Annunzio, le pauvre petit « respire le parfum d’une âme ».
Généralement ce qu’il dit est moins inattendu. Il regarde d’un peu loin les objets de ses dithyrambes, il prend volontiers le Pirée pour un homme, un singe pour un Dieu et Anatole France pour Balzac. Mais, d’ordinaire, il ne se fie pas à ses propres yeux. Il lit les critiques avec une grande bonne volonté assimilatrice, et les professeurs loueront la docilité avec laquelle le cher enfant ânonne sa leçon. Il répète ce qu’ont dit les autres et sa souplesse pasticheuse nous rend en grimaces les sourires qui eurent du succès. Son article sur Paul Desjardins, par exemple, est du Jules Lemaître pour imbéciles, comme le fameux Menuet était du Verlaine pour Gastons Deschamps. À propos de Verlaine lui-même, il délaie en quelques pages un mot de Charles Maurras que je répète de mémoire — car l’élève pillard ne cite pas toujours ses maîtres — sur « le catholique aux cuisses de faune ».
Signalerai-je plus longuement la banalité de ce louangeur à gages qui commence volontiers par des formules telles : « On a beaucoup parlé du Feu » ; « On a beaucoup parlé des Tenailles » ? Daignerai-je lui indiquer quelques-unes de ses erreurs les plus grossières ? Dans une étude sur Henri de Bornier, il nous prouve qu’il n’a même pas su lire la liste des ouvrages de son auteur. Il attribue à ce pauvre mort, qui a bien assez de peine à se faire pardonner ses propres péchés, la Moabite, qui est de Paul Déroulède, Monsieur, comme le Menuet est de Fernand Gregh.
J’aime mieux louer les progrès du cher enfant qui « commence à comprendre la vérité de ces formules apprises au collège ». Je lui demanderai toutefois de se rappeler, quand il écrit la seconde page, ce qu’il a dit dans la première. Il est des incohérences et des contradictions inexcusables, même chez un si jeune élève. En voici une, entre autres, mon pauvre petit. Vous nous exposez longuement que, dans La Course du flambeau, Paul Hervieu a démontré ceci : « Les générations successives qui se passent la vie, quasi cursores lampada… (Bravo pour la citation), regardent toujours en avant, jamais en arrière : nul amour maternel, par exemple, n’est payé de retour ». Et vous nous dites un peu plus loin, cher étourdi : « La philosophie de l’œuvre… c’est le réalisme psychologique de La Rochefoucauld, la théorie de l’égoïsme mobile de toutes nos actions ». Croyez-vous sérieusement l’amour maternel plus égoïste que l’amour filial et que votre maman est petit Fernand plus que petit Fernand n’est sa maman ?…
Allons, bébé, ne pleurez pas. Ça n’est pas grave. L’important, c’est que vous avez comparé M. Paul Hervieu à La Rochefoucauld et que vous avez déclaré notre académicien très dix-septième siècle. Ça fait toujours plaisir, ces choses-là. Comme vous avez été charmant pour d’autres habits verts et pour leurs gendres, je vous promets, mon cher enfant, qu’on ne vous oubliera pas à la prochaine distribution des prix.