Prostitués/V/José-Maria de Hérédia

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(p. 100-103).

Combien « les hommes des grandes villes », qui « n’ont pas trouvé malin » le pauvre Lélian, doivent admirer l’habileté de M. de Hérédia. Je ne parle pas seulement de l’habileté prosodique, la moins populaire de toutes ; je parle aussi, je parle surtout de ce merveilleux esprit pratique grâce à quoi le versificateur,

Ruminant un sonnet, rumine un évêché.

Celui-ci rumine et digère tous les évêchés et tous les bénéfices modernes. Il dort, moyennant finances, à l’Arsenal et à l’Académie. Il loue fort cher son nom bruyant et ses bégaiements de faux bonhomme, utiles à la devanture du Journal comme sur une maison de passe l’enseigne honorable d’une marchande de gants. Et, si l’administration des Beaux-Arts avait des crédits pour empêcher de mourir de faim les écrivains pauvres, soyez certains que ce riche avide y volerait chaque année une somme suffisante pour faire vivre deux Verlaine.

Puissant par sa situation personnelle, puissant par ses gendres, il est assuré, quoi qu’il fasse, de tous les respects. Qui s’attaquerait à cette force d’aujourd’hui et de demain ? Qui braverait tout ensemble le pouvoir actuel que vaut à cette famille un demi-siècle d’intrigue et la rancune durable de trois aventuriers qui ont le temps devant eux ?

Sur ce vieillard honoré et méprisable il est donc courageux de cracher la vérité, même la simple vérité littéraire. Il faut une bravoure inconnue des contemporains pour dire que le vide des Trophées crie le vide de cet esprit et de cette âme. Nul n’ose proclamer cette vérité sentie de tous : José-Maria de Hérédia est la plus belle illustration de l’affirmation de Banville — encore un grand poète viager dont les vers furent enterrés en même temps que son cadavre, — que la discipline parnassienne peut faire du premier imbécile venu un versificateur correct et sonore.

Ce parnassien se croit le premier des sonnettistes français. Un Soulary récent et si complètement oublié nous apprend combien ça dure en France un prince du sonnet. D’ailleurs Hérédia se trompe sur la place qu’il mérite dans le petit genre artificiel. Après comme avant les Trophées, le premier des sonnettistes français, — et ce n’est pas un bien grand homme — s’appelle Maynard. Ce Maynard fut le meilleur élève de Malherbe. Il mit en sonnets les lieux communs philosophiques de Malherbe, et son époque le proclama poète. Notre José-Maria mit en sonnets les lieux communs historiques de Leconte de Lisle et obtint le même résultat immédiat. Les contemporains aiment récompenser les bons élèves qui abaissent les maîtres à la portée de toutes les sympathies. On leur accorde beaucoup plus qu’aux maîtres qu’ils vulgarisent et familiarisent. Je n’ai pas besoin de vérifier les dates pour avancer que José-Maria de Hérédia, ce Leconte de Lisle de poche, est entré à l’Académie plus jeune que Leconte de Lisle.

Mais est-il utile de dire le cas que la postérité fait des élèves ? Maynard fut oublié aussitôt après sa mort. M. de Hérédia a des chances de se survivre davantage : ses gendres trouveront peut-être intérêt à lui faire de la réclame.

Ce travailleur âpre et lent mérite d’ailleurs un salaire et je ne songe pas au ramasseur de mégots antiques sans me rappeler une anecdote lue, je crois, dans Quinte-Curce :

On vanta à Alexandre un homme très habile : à une distance considérable, cet homme faisait passer par un trou minuscule une lentille. Il ne ratait jamais son coup. Le roi consentit à le voir travailler. Quand, au milieu des admirations, l’adroit spécialiste s’arrêta avec aux lèvres un sourire aimable et triomphant, Alexandre dit tout haut à quelqu’un de sa suite : « Il convient de récompenser cet homme selon ses mérites : vous lui donnerez un boisseau de lentilles. »

Qui refusera à l’auteur des Trophées le boisseau de lentilles ?

Même les indulgents — oubliant les basses flatteries, les intrigues serviles, les lâchetés rampantes que représentent tant de succès : grade dans la Légion d’honneur, Académie, sinécure de l’État, sinécure chez Letellier, pensions de toutes sortes — diront aimablement :

— Le lanceur de lentilles est peut-être un naïf honorable. Il a admiré Leconte de Lisle, puissant discobole, et il a voulu l’imiter. Seulement il a bien été forcé de choisir des disques à sa taille.