Protagoras (trad. Cousin)/Argument philosophique

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome troisième
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PROTAGORAS,


OU


LES SOPHISTES.




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ARGUMENT


PHILOSOPHIQUE.


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LE Protagoras est si simple et si clair dans son plan et dans le petit nombre d’idées fondamentales dont il se compose, que tout éclaircissement philosophique nous paraît superflu ; d’autant plus que, dans le Menon, la même question et les mêmes idées sont reproduites exactement dans le même ordre, mais sous des formes et avec des développemens plus didactiques qui demanderont une explication. Quelques lignes d’introduction sont ici plus que suffisantes.

Socrate se rend à une assemblée de sophistes dont Protagoras est le coryphée. Il lui présente un jeune homme qui désire devenir un de ses disciples, et entre avec lui en conversation sur ce qu’il enseigne. Protagoras, pour ne pas avoir l’air d’un rêveur et pour se distinguer des autres sophistes, ne lui parle pas de sa métaphysique, et lui déclare qu’il enseigne la politique. Or, le sujet véritable de la politique étant la vertu, Socrate s’étonne qu’à ce compte on puisse enseigner la politique, et il élève la question si la vertu peut être enseignée. Protagoras, qui naturellement tient pour l’affirmative, lui en donne un certain nombre de preuves extérieures auxquelles Socrate répond par des argumens du même genre ; mais bientôt, laissant là cette polémique superficielle, il force Protagoras d’aller avec lui au fond de la question ; et après lui avoir prouvé que pour savoir si la vertu peut être enseignée il faut savoir d’abord ce que c’est que la vertu, il lui demande quelle est l’essence de la vertu, si elle est une, ou si elle a des parties qui se laissent enseigner les unes après les autres. Protagoras prétend, avec tout le monde, que la vertu a des parties, et des parties diverses, comme la sagesse, la justice, la tempérance, le courage et la sainteté. Mais Socrate ; par une analyse profonde et subtile, lui montre que ces différentes vertus ne sont pas aussi dissemblables qu’elles le paraissent, et qu’au lieu d’être indépendantes, elles se contiennent toutes les unes les autres, et se supposent réciproquement ; qu’il n’y a point de sainteté qui ne soit juste, de justice qui ne soit sainte, de tempérance qui ne soit sage, de sagesse qui ne soit tempérante ; il va même jusqu’à prendre les deux termes de la vertu en apparence les plus éloignés, le courage et la sagesse, et il contraint Protagoras d’avouer que le courage, c’est-à-dire le vrai courage, doit savoir ce qu’il fait, et pourquoi il le fait, et par conséquent qu’il repose sur des raisons morales, sur la sagesse et la science ; de sorte qu’en dernier résultat toutes les vertus ne sont que des applications, plus ou moins dissemblables en apparence, du même principe, qui les comprend toutes et leur communique à toutes son propre caractère. En effet, ce n’est point par tel ou tel acte, pour ainsi dire, extérieur, que l’âme est vertueuse, mais par une résolution intérieure et par une énergie générale et fondamentale, si l’on peut s’exprimer ainsi. Diverse au-dehors, comme le monde auquel elle se mêle ; variée et infinie comme les situations de la vie ; aussi souple que la tentation ; docile même jusqu’à un certain point à l’analyse vulgaire, qui la divisé pour la classer, et la classe pour s’entendre du moins avec elle-même, la vertu est Une dans l’âme et dans l’intention de l’agent moral ; son unité et son identité constituent toute sa réalité. Platon reproduit souvent ce principe, qui plus tard devint un des élémens du stoïcisme, et produisit dans son exagération le paradoxe célèbre que l’homme a toutes les vertus ou n’en a pas une, et que la vertu est parfaite ou n’est pas. Ici Socrate l’établit avec rigueur et lucidité dans toute sa portée et dans ses justes limites ; et les vertus ainsi réduites à la vertu, et la vertu à l’inspiration vertueuse, on conçoit comment Socrate refuse d’admettre qu’elle tombe sous l’enseignement de l’école. Et cependant, en faisant rentrer les cinq vertus énumérées plus haut les unes dans les autres, en ramenant même le courage à la sagesse ou à la science, Socrate a placé la science à la tête de toutes les vertus, et en a fait la condition morale par excellence ; car l’ignorance empêche le discernement du bien, et ôte la place de toute vertu. Il semble donc que ce soit une contradiction à celui qui, en niant la différence des vertus particulières, s’est appliqué à retrouver dans toutes la science ; il semble que ce soit une contradiction de soutenir que la vertu, où la science joue un si grand rôle, n’admet point d’enseignement, tandis que Protagoras, qui sépare toutes les vertus et conçoit des vertus sans science, prétend que la vertu peut être enseignée. C’est sur cette contradiction plus apparente que réelle que se rompt l’entretien et finit la discussion.

En lisant ce dialogue si gracieux dans ses formes, si uni dans sa marche, dégagé de ce luxe de discussions épisodiques, riches et fécondes, qui caractérisent en général tout vrai dialogue de Platon et en font presque une philosophie tout entière, il ne faut pas oublier d’abord que le Protagoras appartient à la jeunesse de l’auteur, et ensuite que, si son but apparent est bien de résoudre ou de traiter en effet une question particulière, son but moins direct, mais plus réel peut-être, est de nous faire assister au spectacle de tous les sophistes réunis autour de Protagoras, comme Hippias, Prodicus, et plusieurs autres personnages célèbres composant en quelque sorte les états-généraux de la sophistique, devant lesquels comparaît le jeune Socrate, qui les attaque et les défait pour ainsi dire en bataille rangée, dans la personne de leur représentant Protagoras.


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