Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/III,8

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De la Capacité politique des classes ouvrières
Troisième partie.
Chapitre VIII.
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Chapitre VIII. — Que la garantie du travail et de l’échange est incompatible avec le système unitaire. — Comment la centralisation politique et la féodalité capitaliste et mercantile sont alliées contre l’émancipation des travailleurs et le progrès des classes moyennes. — Conspiration du libre-échange.


I. — Dans la seconde partie de cet écrit, Chap. xiv, xv et xvi, nous avons montré, et plus d’une occasion s’est offerte depuis d’en réitérer la remarque, que la centralisation politique a pour principal corollaire et contre-poids l’anarchie mercantile, c’est-à-dire la négation de tout droit économique, de toute garantie sociale, en un mot, de toute mutualité. Autant l’unitarisme gouvernemental se montre incompatible avec les libertés de 89, toujours promises et jamais accordées, autant il se concilie merveilleusement avec la spéculation agioteuse, l’insolidarité des producteurs et les coalitions du monopole. Les économistes du système l’ont compris ; c’est la base sur laquelle ils fondent l’espoir d’une aristocratie nouvelle. — À vous, diraient volontiers au prince les exploiteurs des masses, les adversaires de l’égalité et des classes moyennes ; à vous, le domaine politique ; à nous, l’empire des intérêts ! Organisez, centralisez, disciplinez votre gouvernement, laissez-nous le soin de constituer notre domination sur l’antagonisme universel.

On n’aurait qu’une idée imparfaite de ce que j’ai appelé, au commencement de cette troisième partie, Incompatibilités politiques, si je ne faisais voir qu’elles ont leur développement dans ce que l’exploitation capitaliste industrielle appelle effrontément ses libertés ! Je choisis pour cette démonstration les grandes conquêtes de la féodalité nouvelle : le libre-échange et la liberté des coalitions.

L’Opposition a laissé passer les débats sur le traité de commerce sans demander une seule fois la parole : elle s’est bornée à voter silencieusement avec la majorité contre M. Pouyer-Quertier et ses adhérents. Elle est convaincue in petto, cette brave Opposition, que le Gouvernement impérial, en signant le traité de commerce, a bien mérité du pays, et elle lui envie cette initiative ; mais il lui en eût coûté de faire connaître à cet égard ses sentiments. Un député de l’Opposition croirait trahir son mandat en rendant, à l’occasion, justice au Gouvernement avec la même énergie qu’il l’accuse : ainsi sont faits ces quêteurs de popularité, ainsi procède leur politique.

J’ai regretté que l’Empereur, avant de s’engager dans une voie qu’il ne connaissait point, où sa religion ne pouvait manquer d’être trompée, n’eût pas cru devoir mettre à l’ordre du jour de la France entière cette question du libre-échange, en proposant un grand concours, dont les documents publiés eussent servi à former l’opinion du pays et celle du Corps législatif. J’aurais entrepris de traiter ce sujet, comme je l’ai fait pour l’impôt, la propriété littéraire, le principe fédératif, le droit de la guerre et les traités de 1815 ; et le cœur me dit qu’entre le charlatanisme des uns, la présomption des autres et l’ignorance de presque tous, j’aurais peut-être réussi à épargner à une nation un acte politique que la postérité appréciera avec la même sévérité que tous ceux du même genre que des conseillers mal inspirés ont fait adopter, à d’autres époques, à leurs gouvernements.

Il me serait impossible, quant à présent, d’embrasser dans toute son étendue un sujet aussi vaste que celui du commerce international. Une pareille question sortirait tout à fait de mon cadre. Tout ce que je veux aujourd’hui est de mettre à jour ce fait curieux, auquel peu de gens s’attendent, savoir, que la théorie du libre-échange, en vertu de laquelle le traité de commerce a été préparé, conseillé, et à la fin signé, est un mensonge économique, et que c’est ce qui résulte des révélations les plus récentes du Gouvernement. Je serais heureux que cette thèse, dont je ne fais ici que donner la substance, et qui n’a jamais été bien comprise, fût développée par un écrivain de plus de loisir que je n’en ai, et qui s’appuierait de tous les documents, chiffres, faits de statistique, considérations politiques et philosophiques qu’elle comporte.

De tous les droits de l’homme et du citoyen, celui auquel les classes ouvrières tiennent le plus, et avec raison, puisque de lui dépendent leur subsistance et leur liberté, est le droit au travail ; parlons plus correctement si nous ne voulons être repris, c’est la garantie du travail. Or, savez-vous, travailleurs, pourquoi l’Assemblée constituante, en 1848, s’est refusée à vous donner cette garantie ? Par un motif bien simple, et dont vous allez juger : c’est que, pour garantir le travail aux ouvriers, il eût fallu pouvoir garantir le placement des produits aux patrons, ce que l’Assemblée, ce que tout gouvernement unitaire, antimutuelliste, allié à la féodalité mercantile et anarchique, est radicalement incapable de faire. Garantissez, vous dis-je, à la bourgeoisie manufacturière et commerçante, travaillant pour le marché intérieur ou pour l’exportation, le placement de ses marchandises, et elle vous garantira à son tour travail et salaire : elle ne demandera pas mieux. Hors de là, votre droit au travail est un rêve, un véritable effet sans cause, et le pouvoir qui assurerait en votre nom un pareil engagement serait perdu.

Eh bien, chose dont personne ne paraît s’être douté, cette double garantie du travail et de l’échange, si précieuse au maître aussi bien qu’à l’ouvrier, avait reçu jadis une première ébauche, dans ce que l’on appelle en économie politique, balance du commerce ou système protectionniste exprimé par la douane.

Dans une république, la protection donnée par l’État au travail et au commerce du pays, est un contrat de garantie en vertu duquel les citoyens se promettent réciproquement pour leurs ventes et achats, la préférence, toutes choses d’ailleurs égales, sur les étrangers. Cette préférence est inhérente au droit républicain ; à plus forte raison, qu’on me permette d’en faire l’observation en passant, au droit républicain fédératif. Sans cela, à quoi servirait d’être membre d’une république ? Quelle attache le citoyen aurait-il à un ordre de choses où il verrait son travail, les produits de son industrie, injurieusement dédaignés pour ceux de l’étranger ?

Dans les États monarchiques, le principe est différent, bien que le résultat soit le même : c’est le Souverain, Empereur ou Roi, chef de la famille politique, protecteur naturel, qui donne leur garantie au commerce et au travail. Jusqu’en 1859, sous tous les règnes, cette pensée avait été dominante en France. Le Roi, à qui la Constitution donnait le droit de faire les traités d’alliance et de commerce, savait qu’en réservant une protection, taxe de douane, en faveur de l’industrie, de l’agriculture et du commerce de la nation, il ne faisait que stipuler au nom de tous les intérêts, comme organe de leur mutualité. C’était un premier jalon dans le progrès économique, la pierre angulaire du garantisme à venir, de la liberté et de l’égalité futures.

La douane, je le sais, est un établissement des plus incommodes ; d’énormes abus s’y sont introduits : où n’en trouve-t-on pas ? Que de fois les taxes de douane n’ont été que des instruments de monopole, le secret des fortunes les plus illicites ! Que de fois la protection destinée au travail et au commerce s’est changée en faveur pour des industries arriérées ou des entreprises absurdes ? Avant de se faire une arme du libre-échange, le monopole a exploité la protection : ne craignons pas de le proclamer bien haut. Nos ennemis sont partout, faisant front de tous côtés et flèche de tout bois : c’est ce qui rend la solution du problème économique si difficile. Je ne viens donc pas défendre la douane, dont le travail n’a plus besoin, je ne veux qu’en justifier l’intention, mais l’abolition des douanes n’est point, comme on voudrait presque le faire croire, le dernier mot de la science ; et je répète, contre des calomnies intéressées, que le but, la pensée première de cette institution fut de créer entre producteurs et échangistes un lien de garantie, dont la conséquence immédiate était la garantie du travail aux ouvriers. Ceux qui ont fait le traité de commerce oseraient-ils dire qu’ils se sont préoccupés le moins du monde de ce grave intérêt[1].

Une conséquence de cette protection mutuelle, dans un pays où elle eût été appliquée avec intelligence, c’est que la collectivité des producteurs et échangistes, c’est que l’État lui-même, tous enfin, en se garantissant la préférence des ventes et achats, auraient été conduits, dans leurs intérêts respectifs, à se garantir aussi, avec les meilleures qualités, les plus bas prix possibles, par conséquent réduction au minimum des frais d’État ou impôts, frais de banque, de change, de commission, de circulation, etc., qui, dans la France actuelle, forment au moins 25 p. 100 des prix de revient.

Ainsi, garantie du travail pour les ouvriers ; garantie de débouchés pour les maîtres ; réduction de l’impôt du côté de l’État et des services publics ; réduction des intérêts à percevoir, sous toutes les formes, par le capital, sur la production et la circulation des marchandises : voilà par premier aperçu, ce que contenait l’idée de protection, ce qu’il y avait au fond de cette vilaine chose, la douane.

Lors donc que les économistes du libre-échange, académiciens, professeurs, conseillers d’État, journalistes, quelques-uns même ex-manufacturiers, soutenus par les Anglais Bright et Cobden, proposèrent à Napoléon III de trancher, de son autorité autocratique, une question d’intérêt national et de droit mutuel, question qui ne relevait de la compétence impériale qu’autant que l’Empereur devait se considérer comme le père et le protecteur de tous, Sa Majesté était fondée à répondre : — « Eh ! quoi, je n’ai qu’un moyen d’arriver à cette garantie du travail que la république n’a pu donner aux ouvriers ; et ce moyen, vous parlez de me l’ôter, pour la glorification d’un vain système ! De même, pour arriver à la réduction de l’impôt, dompter le fisc et refréner son humeur envahissante, je n’ai qu’une ressource, c’est d’opposer à ses demandes la nécessité de maintenir au plus bas le prix de revient de nos produits : et vous m’excitez à lâcher la bride du budget, en rompant entre les départements, les communes et l’industrie, ce lien puissant de mutualité ! Vis-à-vis de cette féodalité financière, enfin, qui domine le Pouvoir et nous fait trembler tous, nous n’avons aussi qu’un moyen, qui est d’apprendre à nous passer de ses services en pratiquant de plus en plus cette salutaire mutualité : et vous parlez d’aggraver encore cette charge du capitalisme, en lui associant l’intérêt étranger ! Mais que deviendrons-nous quand, toute solidarité éteinte, l’économie nationale plongée dans l’anarchie, chacun se sera mis à la hausse ; quand le propriétaire doublera ses loyers ; quand l’ouvrier réclamera une augmentation de salaire ; quand le banquier élèvera le taux de son escompte ; quand le marchand augmentera le prix de ses marchandises ; quand moi-même, enfin, je serai obligé d’élever le traitement du fonctionnaire et le prêt du soldat ?… Garantissez-moi du travail pour nos millions d’ouvriers ; garantissez-moi pour ce travail un juste salaire, garantissez-moi la rentrée facile d’un impôt de deux milliards et bientôt cinq cents millions ; assurez l’Empire contre cette aristocratie qui bientôt nous engloutira tous ; et je fais ce que vous me demandez ; je livre à votre expérimentation les grandes industries du pays, agriculture, viticulture, extraction, construction, élevage, etc. Je consens à me faire, pour quelques années seulement, éditeur responsable de votre libre-échange. »

Ce n’est pas avec cette réserve que le Gouvernement impérial a saisi la question : il est vrai qu’il ne s’est trouvé personne, parmi ses serviteurs et amis, pour lui montrer la vérité à travers les sophismes qui l’assaillaient. On a pris pour de la justice les suggestions de l’envie ; on a méconnu, nié, au nom de la liberté, la solidarité économique, fondement de la liberté et de l’État ; on a rompu le dernier lien qui unissait la classe ouvrière à la classe bourgeoise ; on a élargi le champ d’opération de l’agiotage cosmopolite, de la spéculation sans patrie ; on n’a pas même été insensible au plaisir de faire la chose dont on devait se défier le plus, puisque c’était de toutes la plus agréable à l’Angleterre. Aussi, comme on devait s’y attendre, le budget n’a pas cessé de monter ; la vie est devenue de plus en plus chère et difficile. Mais le Gouvernement pourra dire, et ce sera sa gloire, s’il faut en croire ses imprudents conseillers, qu’il ne protège désormais personne, ni les ouvriers, ni les maîtres, ni le travail national, ni le commerce national, ni l’industrie, ni l’agriculture, ni même le territoire national, attendu qu’il ne tient qu’aux capitalistes étrangers, amis du libre-échange, d’en acquérir les plus beaux lopins. Et réciproquement chacun, se voyant abandonné à sa propre force pourra dire qu’il ne tient plus à sa nationalité. Qu’importe désormais aux départements une France à laquelle ils ne devront rien ? De deux choses l’une : ou ils soutiendront, par leur seul effort, la concurrence étrangère, et dans ce cas ils n’en seront redevables qu’à eux-mêmes ; ou bien ils succomberont à la concurrence, et alors ils pourront accuser cette France à laquelle le sort les a attachés.

Mais sachons en quoi consiste cette fameuse théorie du libre-échange, à laquelle, par la plus étrange des fortunes, il a été donné de prévaloir, en France, sous le règne d’un Bonaparte et au profit de l’Angleterre, sur la raison économique du pays, et éventuellement sur la masse des intérêts français.

II. — Les évangélistes du libre-échange, Cobden et Bastiat, soutiennent en substance :

1o Quant au principe : Que toute cette mutualité est inutile, que ni les producteurs et consommateurs, ni les ouvriers et patrons, ni la bonne foi des transactions et la morale publique, ni la sécurité de la Nation et de l’État, n’en ont besoin ; — qu’un système de garanties mutuelles ayant pour but de neutraliser les effets fâcheux de la concurrence, du monopole, de la propriété, de l’emploi des machines, du crédit, de l’impôt, etc., serait une entrave déguisée, pire que les inconvénients auxquels on se proposerait de porter remède, pire que la douane ; que le plus sûr pour tout le monde est donc de ne rien promettre, rien garantir, ni travail, ni échange, ni qualité, ni bon marché, ni probité, mais de s’en tenir à la liberté pure et simple, pleine et entière, et d’agir au gré de ses intérêts ; qu’il n’est Droit, Justice, Morale, Religion, Police, qui vaille la Liberté, la liberté anarchique, la liberté absolue.

2o Quant aux effets du libre-échange, soit en ce qui concerne le travail des ouvriers, les débouchés du commerce, le danger à courir pour les industries peu avancées, soit relativement à la sortie du numéraire et aux crises financières toujours et de près suivies par les crises commerciales ; les théoriciens du libre échange prétendent que toutes ces appréhensions sont chimériques ; qu’en définitive les produits ne s’échangent pas contre du numéraire, mais contre des produits ; que si, entre deux nations, A et B, qui commercent entre elles, il y a cette année un solde métallique à payer par A, l’année prochaine, ce solde devra être acquitté par B ; qu’en effet, plus l’argent abonde en un pays, plus sa valeur relative, comme marchandise, diminue ; plus, par conséquent, il tend de lui-même à refluer vers les pays qui en manquent, c’est-à-dire à s’échanger contre des marchandises ; qu’ainsi s’effectue, sans déficit pour personne, la balance ; enfin, que tout climat n’étant pas propre à la production de toute espèce de richesse, ce serait pour une nation le plus mauvais calcul que de s’opiniâtrer à produire chèrement des choses pour lesquelles la nature ne l’a pas outillée, et qui lui viennent d’ailleurs à plus bas prix.

Telle est, réduite à son expression la plus concise et dégagée des déclamations qui l’obstruent, la théorie du libre-échange. Elle n’est ni moins ni plus que ce que je viens de dire, et elle ne saurait être ni moins ni plus : puisque si elle faisait la moindre réserve contre la liberté absolue de l’individu en faveur de la garantie sociale, nationale, la théorie n’existerait plus.

Le libre-échange, même sans réciprocité, entendez-vous ? c’est-à-dire avec toutes les inégalités que la nature et la fortune, le capital et l’indigence, la civilisation et la barbarie, ont accumulées entre les hommes. Certes, je ne puis croire que MM. Bright et Cobden, dans leurs conférences avec Napoléon III, aient poussé jusque-là leur principe. Sans réciprocité ! il y avait de quoi soulever dix fois le bon sens impérial.

J’ai prévenu que je n’entrerais pas dans une discussion longuement développée du libre-échange : le but que je me propose en ce moment n’est pas celui-là. Je me borne, après avoir résumé en une page cette fameuse théorie, à indiquer aussi sommairement les éléments de sa réfutation.

La théorie libre-échangiste, considérée dans sa formule philosophique, est aujourd’hui fort répandue, elle règne autre part encore que dans l’économie politique, et tend à se substituer partout où elle se produit aux principes de la Morale, du Droit et de l’Art même. Cette théorie, radicalement fausse, est la même que celle si connue et si discréditée, que celle de l’Art pour l’Art, l’Amour pour l’Amour, le Plaisir pour le Plaisir, la Guerre pour la Guerre, le Gouvernement pour le Gouvernement, etc., toutes formules qui, faisant abstraction de la morale, de la science, du droit, des lois de la logique, de la nature et de l’esprit, reviennent à celle-ci : la Liberté pour la Liberté.

Non, dis-je, il n’est pas vrai que la Liberté puisse, par elle-même, suppléer aux lois de la Conscience, aux principes de la Science et du Goût ; en autres termes, il n’est pas vrai que la Vérité, la Raison, le Devoir et le Droit, l’Amour et le Goût se résolvent dans ce terme unique, la Liberté. L’Intelligence est autre chose que la Liberté ; l’Amour et l’Art, autre chose que la Liberté ; la Société et la Justice, à plus forte raison, autre chose que la Liberté. De ces divers principes indispensables à l’ordre social, aucun n’est donné dans la Liberté, bien que tous la requièrent ; et c’est pourquoi il ne suffit pas que ni l’échange, ni le travail, ni le crédit ou la propriété soient libres, pour qu’on les déclare équitables et encore moins garantis. J’affirme, autant qu’homme du monde, la Liberté ; je la veux et la revendique ; mais elle ne me suffit pas. Je réclame, en outre, dans mes relations économiques avec mes semblables, de la Vérité, de la Mutualité et du Droit, de même que je veux dans l’Art, du goût et de la raison ; dans l’Industrie, de l’utilité ; dans la Science, de l’exactitude et de la méthode. Or, ces conditions sans lesquelles la Liberté n’existe pas pour moi, non plus que l’Art, la Philosophie, la Science, etc., sont justement ce qui fait défaut dans le libre-échange.

Si le principe du libre-échange est, à priori, démontré faux par la philosophie et par la morale, les considérations de fait alléguées en sa faveur sont également fausses et controuvées.

Il n’est pas vrai qu’une nation doive abandonner les industries qui lui produisent le moins, pour s’en tenir à celles qui lui produisent le plus. Ce serait renoncer aux trois quarts du travail humain. Toute production a son point de départ et sa matière dans le sol ; mais le sol ne se distingue pas seulement selon des aptitudes, il se diversifie aussi suivant sa fécondité. Et puisque la terre a dû être partagée entre ses habitants, il faut bien, en vertu de la solidarité politique et sociale, que les plus favorisés protègent, en quelque façon, de la supériorité de leurs cultures et de leurs industries les moins heureux.

Il n’est pas vrai, d’un autre côté, que les inégalités de climature et de terrain puissent, avec le temps, à force de capitaux, de travail et de génie, se compenser, comme le suppose la concurrence internationale réclamée par les libre-échangistes. Les causes de la richesse sont changeantes ; l’industrie change à son tour, et le milieu social, par ses variations, affecte incessamment le marché, la production elle-même. Aujourd’hui à l’un la palme de l’échange ; demain à l’autre : faire de cette mobilité, de cet antagonisme, une loi internationale, au lieu d’y pourvoir par un pacte de mutualité, n’est-ce pas, comme je le disais tout à l’heure, rechercher la concurrence pour la concurrence, l’échange pour l’échange, à la place d’une garantie universelle instituer un agiotage humanitaire ?

Il n’est pas vrai, comme le prétendent mensongèrement les économistes, que l’or et l’argent monnayés soient un produit comme un autre, se comportant de la même manière que les autres sur le marché, de sorte que le solde en numéraire à payer à une nation par une autre soit chose indifférente : non, cela n’est pas vrai, la crise financière à laquelle nous assistons depuis six mois, crise qui a fait monter le taux de l’escompte de six à huit pour cent, et qui a fini par se transformer de crise financière en crise commerciale et industrielle, le démontre.

Il n’est pas même vrai, entendez bien ceci, Messieurs du libre-échange, que même dans le cas d’une parfaite réciprocité, je veux dire là où la balance du commerce serait également favorable aux deux parties, les avantages soient égaux ; il faut tenir compte du plus ou du moins, soit de valeur utile donnée par la nature, soit de valeur échangeable créée par le travail et qui existe dans les produits[2].

Il n’est pas vrai, enfin, et cette négation résulte des précédentes, que, chez le peuple qui aurait constamment la balance favorable, tout soit profit et augmentation de richesse : à côté des exportateurs enrichis et de leurs adhérents, il existera toujours, et fatalement, une masse de travailleurs, leurs compatriotes, ruinés ou appauvris.

Telles sont les propositions principales que j’eusse voulu développer avec étendue contre les jongleries du libre-échange ; malheureusement, ce n’en est pas pour moi le lieu. Au reste, à quoi bon ? Les fauteurs du traité de commerce sont aussi convaincus de leur vérité que moi-même ; il suffit, pour le moment, que je prouve, par leurs aveux et par les déclarations du Gouvernement, que leur théorie est un mensonge économique.

Lorsque M. Pouyer-Quertier s’en vint, dans la dernière session du Corps législatif, critiquer le traité de commerce, établir, avec des montagnes de chiffres, l’énormité de notre déficit, lorsqu’il fit voir que dans ce traité, digne pendant de ceux de 1786 et 1717, tout était bénéfice pour l’Angleterre, tout désavantage pour nous ; comment, à mesure que l’importation augmentait de notre côté, diminuait en même temps, et le travail, et la somme des salaires, et la sécurité des ouvriers ; l’alarme fut au camp, les figures étaient piteuses. Qu’allait devenir l’infaillibilité gouvernementale, si la situation dénoncée par M. Pouyer-Quertier se maintenait encore un ou deux ans ?… Alors on ne se moquait pas du vieux préjugé concernant la balance du commerce : que n’eût-on pas donné pour l’avoir au moins égale ? On ne traitait pas le grand Colbert, fondateur de l’industrie et du commerce français, créateur de toutes les magnificences de Louis XIV, de petit génie, pour avoir entouré cette industrie naissante de tant de protection. On ne plaisantait pas avec ces énormes sorties de numéraire. Que fut-il donc répondu au député de Rouen ? Lui dit-on que le défaut de réciprocité qui se trahissait à chaque instant dans les applications du Traité était un grief absurde ; que la réciprocité n’était rien, que la liberté était tout ; que ce qui faisait l’excellence du principe sur lequel avait été basé le Traité, c’était justement d’avoir pu dispenser les contractants de toute réciprocité ?… Entrant ensuite dans le détail, fit-on observer à M. Pouyer-Quertier, qu’il avait tort de s’inquiéter du solde que nous pourrions avoir à payer en espèces, attendu qu’en fin de compte les produits s’échangent contre des produits, et que, dussions-nous laisser prendre sur nous hypothèque ou céder quelques portions de territoire, comme fait l’Italie unitaire, nous pouvions tenir pour certain que tôt ou tard les espèces nous rentreraient ? Lui répliqua-t-on, lorsqu’il étala le triste état de notre marine, que cette infériorité toute spéciale, trop bien constatée, loin d’être pour nous un mal devait plutôt être considérée comme un bien, puisqu’il s’ensuivait que le fret était plus cher par navire français que par navire anglais, et l’Angleterre se mettant à cet effet à notre service, nous étions fondés à regarder ce pays comme notre tributaire ?…

Non, rien de tout cela, rien de ce qu’allèguent dans leurs livres les théoriciens, n’a été opposé au digne représentant du commerce français. On s’est bien gardé d’apporter devant le Corps législatif de pareils raisonnements. La majorité se fût soulevée d’indignation. On a amoindri, tant que l’on a pu, les faits désolants cités par l’orateur ; on a contesté l’exactitude de quelques-uns de ses calculs ; enfin, passant condamnation pour les années 1859-1862, on a dit que l’avenir changerait les rapports ; que l’on ne possédait pas encore tous les documents pour 1863, mais que, d’après les faits déjà connus, il y avait tout lieu d’espérer que, cette année 1864, la balance nous deviendrait favorable.

C’est-à-dire que, dans toute cette discussion à propos du Traité de commerce, discussion dans laquelle, indépendamment de la grandeur des intérêts, il s’agissait, chose bien autrement grave, d’une doctrine, de la doctrine du libre-échange, pas un mot emprunté à cette doctrine n’a été allégué par ses défenseurs ; tout au contraire on s’est servi, pour la défendre, de considérations protectionnistes ; on a parlé de ses futurs résultats comme on aurait fait de ceux de la douane ! On a dit que la France, considérée comme puissance industrielle, ne reconnaissait point de rivale ; qu’au travail comme à la guerre, elle brillerait, quand elle voudrait, au premier rang ; qu’elle ne se doutait pas elle-même de l’immensité de ses ressources ; que son grand défaut était de se défier de son génie ; que si, dans un début, elle avait faibli sur quelques points, bientôt elle reprendrait sur tous ses avantages ; qu’alors, au lieu d’accuser d’imprudence l’initiative du Gouvernement, elle remercierait sa sagesse de l’avoir débarrassée de toutes ces entraves, etc., etc.

C’était le cas pour nos députés patriotes de s’écrier : Qui trompe-t-on ici ? Quoi ! nous sommes censés unis avec l’Angleterre par un traité de libre-échange, et nous raisonnons protection ! À qui reproche au Gouvernement la disproportion énorme de nos importations sur nos exportations, à qui lui démontre que la balance est de deux ou trois cents millions contre nous, on répond : Patience ! vous l’aurez à votre tour favorable !… Mais est-ce que nos députés patriotes, avec leur verbiage, entendent mot aux questions économiques ? D’autres tendent le filet ; quant à eux, ils se chargent de troubler l’eau. Parlez à ces grands politiques du principe des nationalités : à la bonne heure. Cela ne se définit pas plus que cela ne se voit : mais ils vous en entretiendront trois heures sans cracher ni boire. S’agit-il du travail national, de l’industrie nationale, des garanties nationales, de tout ce qui, dans une nation, constitue réellement la nationalité, pour eux, c’est du matérialisme, de l’égoïsme, du chauvinisme : ils n’y comprennent plus rien. Oh ! l’Angleterre est bien servie par la presse et par la tribune françaises. Nos orateurs de l’Opposition sont au niveau de nos écrivains. Qu’ils passent le détroit ; ils seront reçus en amis et en frères.

Certes, le Gouvernement de l’Empereur peut se vanter d’avoir été plus heureux que logicien. Si l’on peut s’en rapporter aux documents fournis par l’administration, l’année 1863 n’a point ressemblé aux précédentes ; l’année 1864, ils s’en flattent d’avance, leur ressemblera encore moins. Non-seulement le chiffre de nos exportations de 1863 a dépassé celui de nos exportations de 1862 ; il a dépassé encore, et de beaucoup, celui de nos importations. Ainsi nous nous sommes relevés. Le Gouvernement, que faisaient trembler les prédictions de M. Pouyer-Quertier, est hors de péril. La balance nous est redevenue favorable. C’est à nous que l’étranger devra payer un solde, qui ne sera pas moindre, assure-t-on, de 255 millions.


« Le total des marchandises importées pour notre consommation, en 1863, a été de 2 milliards 367 millions, contre 2 milliards 198 millions, en 1802, et 2 milliards 442 millions en 1861.

« Le total des marchandises françaises exportées a été, en 1863, de 2 milliards 622 millions. En 1862, il se tenait à 2 milliards 243 millions, et en 1801, à 1 milliard 926 millions. »

« Ainsi, en 1803, contrairement à ce qui s’était produit en 1861, et avait si bien servi de texte aux déclamations protectionnistes notre exportation a de beaucoup dépassé notre importation : la voici, malgré la fermeture partielle du marché américain, arrivée à 2 milliards 622 millions. »

L’administration triomphe de ces chiffres : elle ne paraît pas se douter qu’ils sont, au point de vue des principes, la condamnation du traité de commerce. Notez pourtant que les Anglais continuent, plus que jamais, de s’applaudir des bons effets de ce traité. Sans doute que, plus raisonnables que nous ne sommes, ils ne tiennent pas à avoir la balance favorable, bien moins encore à jouir de la réciprocité. Notez de plus que c’est juste au moment où, d’après les comptes-rendus officiels de la douane, les espèces métalliques devraient nous rentrer par centaines de millions, que nous sommes en proie à cette crise financière qui ébranle le monde économique jusqu’en ses fondements. Mais je tiens l’administration véridique : que répliquerait-elle à M. Pouyer-Quertier, si revenant à la charge, il lui tenait ce discours :

« Ah ! nous n’en sommes donc plus à la théorie du libre-échange, puisque nous nous réjouissons de si bon cœur, en vrais protectionnistes que nous sommes, de ce que la balance est pour nous. Eh bien, raisonnons dans cet ordre d’idées, dont le Gouvernement de l’Empereur eût bien fait de ne s’écarter jamais, et poussons le raisonnement jusqu’à sa dernière conséquence.

« Pour arriver à ces totaux formidables, 2 milliards 622 millions de marchandises exportées, contre 2 milliards 367 millions de marchandises importées, en tout 4 milliards 989 millions d’échanges ; — pour soutenir aussi vaillamment la concurrence britannique, comme vous aimez à vous en vanter vous-mêmes, comment nous y sommes-nous pris ? C’est ce qu’il importe actuellement d’éclaircir.

« D’abord le Gouvernement a affranchi de tous droits ou considérablement dégrevé les matières premières destinées à alimenter notre travail national. Il en est résulté pour le Trésor un déficit qui a dû être couvert par d’autres recettes. Jusque-là nous ne voyons pas qu’il y ait eu pour la nation grand profit. Puis, le Gouvernement ayant fait en faveur du Traité les premiers sacrifices, ç’a été le tour des producteurs et exportateurs, d’opérer leur dégrèvement. On aura, sans nul doute, renouvelé les machines, amélioré les procédés, multiplié les essais ; on a diminué les salaires ; on s’est contenté de moindres bénéfices ; on a cherché à obtenir des réductions sur l’escompte, le change, la commission, le fret, etc. Quel a été le montant de ces sacrifices et de ces faveurs ? Combien faudra-t-il d’années, pareilles à 1863, pour nous en couvrir ? Aux avances prématurées des entrepreneurs, se sont jointes les souffrances des salariés : quelles compensations, sur les bénéfices plus ou moins réels de cet immense trafic, leur seront allouées ? Déjà ils se sont coalisés pour la hausse, au grand déplaisir des patrons : pensez-vous qu’un peu de protection pour tout le monde n’eût pas été préférable ? Comparant les deux situations de 1858 et 1863, est-il certain que notre commerce international, dont les quantités viennent de prendre un si formidable accroissement, nous laisse un bénéfice proportionnel ? Car si, comme il est permis de s’y attendre, le bénéfice était le même, le résultat serait glorieux : nous aurions travaillé davantage pour ne pas gagner plus. Supposant en outre les profits actuels de notre commerce extérieur supérieurs à ce qu’ils étaient il y a cinq ans, valent-ils le surcroît de peine que nous nous sommes donné, les risques plus graves que nous avons courus ? Sur quatre-vingt-deux articles dénommés au tableau, il en est dix-sept dont les sorties, au lieu d’augmenter, ont baissé ensemble de trente-deux millions. L’excédant de profit obtenu par les soixante-cinq autres ne doit-il pas venir aussi en dédommagement à ceux-là. Aucune solidarité de ce genre n’existe chez nous entre les diverses industries : loin de là, l’esprit du traité de commerce serait plutôt d’en effacer jusqu’à la trace. Faut-il laisser périr les infirmes ? Ce serait nous amoindrir comme organisme de production. Nous imposerons-nous en leur faveur de nouvelles taxes ? Ce serait de la protection. — Et notre marine, où en est-elle ? La laisserons-nous tomber, faute d’un fret rémunérateur ? Mais nous tenons à notre marine de guerre, et une marine de guerre est impossible sans une marine de commerce. Donc, nous ajouterons au fret demandé par les navires anglais tant pour cent de prime aux navires indigènes, afin qu’ils puissent soutenir la lutte. Mais c’est de la protection. Nous payerons une prime à nos pêcheurs : toujours de la protection. — Encore si le succès, tel quel, de 1863, pouvait nous garantir celui des années suivantes. Mais rien n’est plus journalier que le commerce ; l’avantage obtenu cette fois peut être perdu l’année prochaine, de sorte que, sans parler des chômages, de la pléthore, de la surproduction, des crises et banqueroutes, nous vivons, du fait seul de la concurrence, dans de perpétuelles alarmes. »

Voilà ce que M. Pouyer-Quertier et ses amis seraient en droit d’objecter et à quoi il faudrait répondre, avant de se féliciter, comme on le fait aujourd’hui, des résultats du traité de commerce. Et quand on aurait fourni tous ces éclaircissements, qu’aurait-on prouvé ? Une seule chose : c’est que le peuple français est un peuple de ressources ; que son industrie est merveilleuse, sa résignation encore plus grande ; qu’il n’est témérité ou aventure dont il ne parvienne, à force de dévouement, de privation et de génie, à se racheter ; mais nullement que la théorie du libre-échange soit une vérité, bien moins encore que ce vaste système d’importation et d’exportation puisse faire la félicité d’un peuple. Tout au contraire, il est prouvé, par l’exemple de l’Angleterre et de la Belgique, que si le commerce et l’industrie d’exportation sont pour un certain nombre de capitalistes et d’entrepreneurs, la source des grandes et rapides fortunes, c’est en même temps pour les masses ouvrières, la cause des plus profondes misères et de la plus irrémédiable servitude.

III. — Quelques mots encore sur ce sujet, et je termine.

Le libre-échange, de même que le libre travail, la libre concurrence, et une foule d’autres choses qu’il est de mode aujourd’hui, dans un certain monde, de qualifier libres, peut se prendre en deux sens fort différents. Ou bien, il s’agit, en effet, d’une liberté de commerce entourée de toutes les garanties de sincérité, de mutualité et d’égalité que réclame le droit économique, et dont nous avons parlé précédemment dans la deuxième partie de ce travail ; dans ce cas, il est clair que la liberté des échanges ainsi pratiquée ne peut être que loyale, utile, féconde, absolument irréprochable ; il est à peine besoin d’ajouter que nous sommes, au plus haut degré, libre-échangiste. Ou bien, l’on n’entend parler, avec les économistes de l’école anglaise, que de l’échange fait ad libitum, en toute licence, en dehors de toute réserve de droit, de mutualité, égalité et sûreté : dans ce cas, il n’est pas moins évident qu’un pareil trafic, trafic de surprise, anarchique et plein de mauvaise foi, n’est qu’un leurre grossier, que tout économiste honnête homme et soucieux des intérêts de son pays repoussera avec indignation. Cette manière d’entendre le libre-échange est celle que nous repoussons et combattons de toutes nos forces ; nous en avons dit en partie les raisons, que nous allons rappeler en quelques lignes.

Les effets du commerce ad libitum, ou commerce anarchique, destitué de toutes garanties, doivent être étudiés à deux points de vue différents : 1o suivant que les marchandises échangées par les deux nations seront en quantités respectivement inégales, et que l’une ayant plus livré que reçu, plus exporté qu’importé devra recevoir de l’autre un solde en espèces ; ou bien 2o, suivant que les quantités échangées ayant été les mêmes, la balance sera en équilibre, et qu’il n’y aura de solde à acquitter par personne.

Le premier de ces deux cas, celui de l’inégalité des livraisons donnant lieu à un solde en espèces, est le seul dont on se soit occupé jusqu’à présent, ainsi qu’on a pu en juger d’après la dernière discussion du Corps législatif. Tout le monde, adversaires et partisans du Traité de commerce, représentants et ministres, hommes du Pouvoir et de l’École, ont parfaitement compris ce qu’aurait de grave pour les intérêts français le fait d’une balance constamment défavorable. Crise financière et monétaire, achat de métaux précieux, hypothèques prises par l’étranger sur le territoire national, sont les moindres conséquences qui devaient en résulter. Aussi, en présence des faits alarmants dénoncés par M. Pouyer-Quertier, le mensonge libre-échangiste n’a pu tenir. Tous les sophismes ont été oubliés ; et l’on n’a eu de repos que lorsque, sur la foi des statistiques officielles, on a cru pouvoir dire au Pays : rassurez-vous ; nous aurons à recevoir cette année même un solde de 255 millions en espèces !… Ni la prudence du Pouvoir ni la critique bourgeoise ne sont jamais allées au delà.

Tout n’est pas dit cependant, parce que l’encaisse de nos banques aura été préservé, voire augmenté ; et de ce que, des deux côtés du détroit, la masse des échangistes n’aurait rien perdu, ou même aurait fait des bénéfices, il ne s’ensuivrait point que la situation du pays ne serait pas devenue pire.

Qui dit libre-échange, au sens où ce mot est employé par l’école anarchique, dit naturellement, et dans le même sens, libre concurrence : ces deux expressions peuvent être considérées comme synonymes. Ce n’est pas tout : au libre-échange et à la libre concurrence viennent s’ajouter, par la loi des analogies et la force des conséquences, et toujours d’après la même définition négative de la liberté, la libre industrie, le libre crédit, la culture libre, la propriété libre, l’hypothèque libre, etc. Toutes ces catégories de la liberté peuvent se résumer en une formule unique, qui sera l’économie politique libre, c’est-à-dire anti-juridique, anti-mutuelliste, anti-sociale.

Nous connaissons les effets bons et mauvais de la libre concurrence pratiquée de peuple à peuple, sur la plus vaste échelle ; nous avons vu, et l’histoire de chaque jour témoigne, qu’elle se manifeste par des différences, ce qui veut dire des soldes de 200 à 300 millions, des emprunts proportionnés, des cessions de territoire, traînant à leur suite l’inféodation, l’exhérédation, la dénationalisation. En France, pour ne point sortir de notre pays, la haute banque est tenue principalement par des étrangers : Anglais, Hollandais, Belges, Allemands, Suisses, Israélites, etc. ; le meilleur de nos propriétés en Touraine, Bourgogne, Bordelais, etc. ; nos crus les plus précieux, ont passé également entre les mains d’étrangers. Le peuple français, classe ouvrière et classe moyenne, ne sera bientôt plus chez lui que fermier et salarié.

Et, en effet, de même que le libre-échange ou la libre concurrence implique comme corollaires, la libre industrie, le libre crédit, le libre agiotage, la libre coalition, la libre propriété ; pareillement, le grand commerce et la grande concurrence, organisés par le libre-échange international, entraînent la grande industrie, la grande banque, les grandes compagnies, les gros intérêts, la grande spéculation, la grande culture, la grande propriété : ce que vous pouvez résumer par cette formule : la féodalité capitaliste — industrielle — mercantile — propriétaire libre.

Quelques chiffres, un simple calcul va vous donner le secret de cette effrayante transformation, tant de fois dénoncée depuis vingt-cinq ans.

Dans quelles conditions un pays peut-il nourrir le plus grand nombre d’habitants, en ménageant à tous la plus grande somme de bien-être possible ? Le savez-vous, braves salariés, qui ne posséderez jamais un pouce de terre, et qui battez des mains aux mots de libre-échange comme à celui de nationalité ? Y avez-vous seulement réfléchi ?

La réponse est aisée, et rien que sur son énoncé, vous ne douterez pas de sa certitude : c’est quand tout le monde est propriétaire, que les fortunes sont le plus égales, et que chacun travaille.

Je ne crois pas qu’un seul économiste, pas même un aristocrate, mette en doute la vérité de cette proposition. Suivez maintenant mon raisonnement.

La France actuelle compte environ 54 millions d’hectares de superficie.

Sur ces 54 millions d’hectares, il existe approximativement :


Terres labourables ............................... 27,000,000 hect.
Vignes et potagers ............................... 2,777,00
Prés ............................... 4,834,000
Cultures diverses ............................... 4,000,000
Landes, pâturages, bruyères ............................... 7,800,000
Bois, forêts ............................... 8,500,000
Rivières, lacs, ruisseaux,
étangs, canaux, etc.
............................... 213,800


Une famille de paysans propriétaires, cultivant de leurs propres mains, et composée en moyenne de quatre à cinq personnes, peut vivre à l’aise sur une propriété ainsi composée.


Terres arables ............................... 3 hect
Vignes et jardins ............................... 30 ares
Prés ............................... 54
Cultures diverses ............................... 12
Part de jouissance dans les eaux et forêts,
landes, bruyères, etc.
............................... 96
............................... -------- --------
Ensemble 4 hect. 92 ares


En deux mots, une famille de paysans, composée de quatre à cinq personnes, vivra à l’aise sur un patrimoine d’environ 5 hectares de superficie. Elle trouvera dans cette exploitation, outre la contribution à payer à l’État, un supplément de denrées qui lui servira les produits industriels, draps, linges, taillanderie, mobilier, poterie, etc., dont se compose le ménage agricole : ce que nous évaluerons, avec l’impôt, au tiers de la consommation.

D’après cela, nous trouvons, que la population de la France, sous ce régime de petite propriété et de travail universel, pourrait être de 9 millions de familles agricoles, viticoles, etc., donnant ensemble 40 millions d’habitants ; plus un tiers de ce nombre pour la population industrielle, les fonctionnaires, l’armée, etc., 13, 500, 000 ; en tout 53 millions 500,000 personnes pour la France entière. Beaucoup de gens prétendent que la France en nourrirait le double.

Or, de combien s’en faut-il que la population actuelle de l’Empire atteigne à ce chiffre ? — 16 millions à peu près.

Quelle est la cause de ce déficit ? — La cause, je l’ai dite tout à l’heure : c’est que les propriétaires sont en minorité, que les fortunes sont très-inégales, et que trop de gens ne travaillent point, ou se livrent à un travail improductif. La cause, c'est la grande concurrence, la grande industrie, la grande banque, les grandes compagnies, la grande spéculation, la grande propriété, en un mot la féodalité capitaliste, mercantile, industrielle et propriétaire, à laquelle nous laissons toute liberté de se développer aux dépens des classes moyenne et travailleuse, et qui dans ce moment travaille à se généraliser par toute l'Europe et sur la face du globe, par le libre-échange.

Nous avons vu tout à l'heure que pour faire vivre à l'aise une famille de paysans, de quatre à cinq personnes, et lui procurer en outre de quoi payer, avec l'impôt, les divers produits de l'industrie que réclame son bien-être, il suffisait de 3 hectares de terre labourable, 30 ares de vigne, 50 de pré, etc., en tout près de 5 hectares. — Cette superficie territoriale, partie cultivable, partie non cultivable et abandonnée au domaine public, est loin de suffire à une famille vivant de fermages, et qui, par conséquent ne travaille pas. Dans mon pays, qui n'est peut-être pas des meilleurs, mais qui n'est pas non plus des pires, la rente foncière, nette, est d'environ 50 fr. par hectare de terre labourable : en sorte que pour fournir à une famille de petits bourgeois campagnards un revenu de 5,000 fr., il ne faut pas moins de 100 hectares de terre, non compris les accessoires obligés en prés, broussailles, pâtis, etc. ; trente fois ce qui suffit à une famille de paysans travailleurs !... Pesez ceci, démocrates qui admirez le libre-échange : la propriété nécessaire à une famille bourgeoise, vivant modestement, mais seulement de ses rentes, est à celle qu'exige le paysan travailleur, comme 30 est à 1. Le reste est à l'avenant.

La surface des propriétés bâties, servant à loger la nation tout entière, était évaluée, il y a douze ans, à 241,842 hectares ; soit, en supposant le nombre des familles de 10 millions, 241 mètres carrés par famille, évaluation beaucoup trop faible, puisque, dans les villes surtout, nombre de maisons sont à plusieurs étages. Une maison de 241 mètres de superficie est une grande maison de paysan, et s’il y a un étage, elle peut passer pour un castel. Or, que de familles, dans les villes susdites, occupent moins de 40 mètres carrés !

Ce n’est pas tout : il faut au grand propriétaire des avenues, des parcs, cours, basse-cours, terrains, allées, du terrain mort : là surtout éclate la magnificence. Tel particulier dépense plus à cette extermination du sol que tout un canton pour ses chemins vicinaux.

D’après quelques statistiques, on peut évaluer la quantité de viande de boucherie, charcuterie, volaille, poisson et gibier, consommée en France, à 900 millions de kilogrammes, soit, par personne et par an, 22 kil. 5, ou mieux encore, 62 grammes (deux onces) par tête et par jour. Les prix varient, selon les qualités et le choix des morceaux, de 1 fr. 20 à 3 fr. 60 le kilogramme pour le bœuf ; 90 cent. à 2 fr. 20 pour le mouton et le veau ; 1 fr. 40 à 1 fr. 60 le porc. En supposant que dans un régime de garantie mutuelle et d’égalité, la production de la viande ne fût pas plus considérable, ces 62 gr., soit demi-livre par famille de paysan et par jour, seraient mieux que rien : il y aurait juste de quoi graisser leur soupe et frotter leur pain. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Chez nous, comme en Angleterre, en Flandre, en Hollande, ceux qui peuvent payer la viande en mangent de fortes quantités, en sorte que si l’on peut porter à 12 millions le nombre de ceux qui participent à la consommation, il y a 25 millions d’âmes qui s’en abstiennent.

On calcule qu’il se récolte en France, bon an, mal an, 30 millions d’hectolitres de vin. Sur ce nombre 5 à 6 millions sont convertis en eau-de-vie, et autant peut-être livrés à l’exportation. Restent 20 millions d’hectolitres pour la consommation quotidienne, soit 50 litres par tête et par an, ou si l’on aime mieux, un canon à peu près par jour. Tout individu qui boit plus d’un canon de vin dans sa journée, oblige un autre individu à s’en abstenir.

Voici à peu près de quoi se compose la nourriture quotidienne de l’ouvrier à Paris :


Pain, 750 grammes ............................... 0 fr. 30 c.
Potage ............................... 15
Viande et légumes ............................... 50
Vin, un quart de litre ............................... 20
Café ............................... 10
------- -------
Total 1 fr. 25 c.


Faisons maintenant la carte, non pas du millionnaire, mais simplement de l’homme aisé et modeste :


Déjeuner : café, côtelette
ou beefsteack
............................... 1 fr. 50 c.
Dîner : pain ............................... 20
viande, poisson, volaille ............................... 1 50
Potage ............................... 50
Légumes ou salade ............................... 75
Dessert ............................... 50
Vin ............................... 1
Café, liqueurs ............................... 80
------- -------
Total 6 fr. 75 c.

Rien de plus aisé, comme l’on voit, à un homme ordinaire que de consommer, sans fatigue, autant que cinq autres : la question est qu’il puisse payer. Mais il ne s’agit pas en ce moment de cela. Existe-t-il un rapport économique entre cette inégalité de jouissance et le libre-échange ? À quoi je réplique que personne ne conservera à cet égard le moindre doute, pour peu qu’il réfléchisse à ce qui vient d’être dit dans les pages qui précèdent, et que nous allons résumer en quelques mots :

Dans une société démocratisée, où la propriété foncière a été rendue divisible et aliénable ; où le partage dans les successions est égal ; où le paysan qui cultive paye la terre à plus haut prix que le rentier, qui l’afferme à 2 p. 0/0, où, enfin, par l’égalité du droit civil et politique, il y a tendance énergique au nivellement, il ne reste qu’un moyen de conserver le parasitisme et l’inégalité des jouissances, c’est de combiner ensemble : 1o la centralisation ; 2o l’impôt (V. plus haut, ch. Ier) ; 3o la dette publique (ibid) ; 4o les grands monopoles (compagnies financières, de chemins de fer, de mines, de gaz, notaires, agents de change, etc.) ; 5o l’insolidarité ou anarchie économique ; 6o la liberté des usures ; 7o le libre-échange.

En résultat, pour faire vivre, je ne dis pas magnifiquement, mais confortablement 250,000 familles, soit un million de personnes sur un effectif de 40 millions, il faudra, à raison de 10,000 francs en moyenne par famille, prélever sur la consommation du pays, 2 milliards 500 millions ; — la rente foncière ne suffisant pas, puisqu’elle ne donne guère plus de 50 francs net par hectare, il faudra organiser une vaste féodalité mercantile et industrielle ; créer une foule d’emplois publics, des sinécures ; — il faudra diminuer la production des céréales afin d’augmenter d’autant celle des avoines et fourrages, c’est-à dire de la viande, puisque la quantité produite, en toute nature, ne suffira pour en donner au demi-quart des habitants ; il faudra reconstituer de grandes propriétés, des domaines somptueux, où le luxe ait de l’espace et s’étende à l’aise ; il faudra, en un mot, réduire la population, attendu qu’il y en aura toujours trop, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre.

Le libre-échange est le grand ressort de cette machine. Par lui, la concurrence anarchique est élevée, dans tous les pays échangistes, à sa plus haute puissance ; le petit commerce, la petite fabrique, sont écrasés ; la petite culture est dans une certaine mesure atteinte ; la classe moyenne anéantie, la plèbe ouvrière domptée ; tout cela d’autant plus sûrement, que le dernier et le plus rude coup partant du dehors semble l’effet du destin et ne laisse aucune place à la plainte ; et que, grâce au prestige de ce mot liberté, si étrangement prostitué, on a rendu les travailleurs eux-mêmes complices de leur propre infortune (V. au chapitre suivant).

Ainsi la fatalité des choses conduit les sociétés européennes à une sorte de pacte tacite qui, s’il n’y est mis ordre par la perspicacité de l’opinion publique et la vigilance des Gouvernements, pourra quelque jour se formuler en ces termes :


1. Une coalition est formée entre les grands propriétaires, grands exploiteurs, entrepreneurs, armateurs et agioteurs de l’Europe et du globe, contre la multitude associée, en garantie des petits propriétaires, petits capitalistes, petits industriels, commerçants, voituriers, laboureurs, et généralement contre tous ouvriers, journaliers, manouvriers, employés ou salariés, tendant, par l’égalité politique et civile, le droit économique et le contrat de mutualités au nivellement des conditions et fortunes, et conséquemment à la défaite des susdits grands propriétaires, grands capitalistes, etc.

2. L’association des petits propriétaires, petits capitalistes, etc., ayant pour principe et moyen d’action leur protection et garantie mutuelle, la coalition des grands capitaux, grandes industries, grandes propriétés, adopte le principe contraire, l’insolidarité, ou libre-échange.

3. En vertu de ce principe ; le prix des marchandises de toute nature est fixé par les coalisés provisoirement à un taux qui permettra de faire cesser le plus promptement possible la concurrence des associés garantistes, et d’amener de leurs industries et propriétés dans les grandes.

4. Du même coup, la spécialité industrielle-agricole se déterminera d’elle-même en chaque région, et se fixera d’un commun accord sur le genre de production où elle excellera. — Les terres de qualité inférieure seront replantées en forêts, prairies naturelles, ou livrées à la vaine pâture. La coalition regarde comme un devoir pour elle d’arrêter l’exorbitante de population par une forte organisation des grands capitaux ; grandes industries, grandes propriétés, et du libre-échange.

5. Après la victoire de la coalition, il sera procédé à une constitution économique et définitive de la société, sur les bases d’une hiérarchie nouvelle, qui fixera à jamais les droits, rapports et obligations de tous, ainsi que les prix des produits et services, appointements, revenus et dividendes, et mettra un terme aux révolutions.


Quand je donne au libre-échange ce nom de coalition, il est entendu que je n’accuse pas de complot les hommes du Pouvoir et les représentants de l’aristocratie capitaliste, mercantile et industrielle : personne, ni dans la bourgeoisie haute et moyenne, ni dans le Gouvernement, ni même dans l’école, n’a jamais suivi jusqu’au bout les conséquences du libre-échange : l’intelligence des intéressés, nous l’avons vu par les discours prononcés au Corps législatif, n’est jamais allée au delà de ce que l’on a appelé Balance du commerce. Ce que j’ai voulu dénoncer, c’est la connexité des faits économiques, de laquelle naît dans le Gouvernement et dans l’aristocratie, une sorte de logique ou instinct qui les fait aller à leur but avec une certitude qui ressemble à de la préméditation. Mais, je le répète, le savoir économique de tout ce monde est loin d’atteindre à cette profondeur ; et s’il est un trait qui caractérise aujourd’hui les classes élevées c’est, ainsi que je l’ai fait voir ailleurs (IIe partie, ch. ix), l’absence totale de principes, ou, pour mieux dire, l’inintelligence absolue des idées qui les font mouvoir, et le parti pris d’une existence au jour le jour.

Un dernier mot à présent sur la conduite qu’avaient à tenir, lors des dernières élections, à propos du Traité de commerce, les démocrates adversaires du libre-échange.

D’après la Constitution de 1852 et la plupart de celles qui l’ont précédée, le Chef de l’État fait les traités de commerce. La Constitution de 1848 avait eu soin de le répéter en propres termes. Napoléon III, en signant celui de 1860, n’avait donc fait qu’user de sa prérogative. Aussi M. Pouyer-Quertier, tout en critiquant le traité, ne s’est-il pas permis d’en demander la résiliation ; il s’est borné à d’humbles remontrances, suppliant qu’on s’arrêtât dans cette voie s’il en était temps encore.

Mais nous, démocrates mutuellistes, qu’eussions-nous pu dire ? Sans doute que parmi les nôtres il en est plus d’un qui eût aimé à voir nos idées, si radicales, si nettes, se produire en pleine tribune : Que le traité violait la loi de garantie, fondamentale, selon nous, en démocratie et en économie publique ; que le gouvernement, en interprétant, comme il l’avait fait, la prérogative impériale, avait méconnu le sens de la Constitution ; que c’est à la nation elle-même, convoquée dans ses conseils généraux, ses chambres de commerce, ses comices, à déterminer, d’accord avec le prince, les conditions de ses échanges avec l’étranger ; mais qu’on ne saurait, depuis 89, reconnaître dans le chef de l’État une sorte d’omnipotence sur le commerce, l’industrie, la propriété, les valeurs, les salaires ; enfin, que la conduite du Pouvoir était contradictoire, puisque, après avoir proclamé le principe du libre-échange pour faire le traité de commerce, il s’efforçait de justifier le susdit traité par des arguments empruntés au système de la protection ; en conséquence, que l’on demandait l’abrogation du traité.

Mais remarquez qu’une pareille déclaration de principes, en supposant qu’elle n’eût pas été arrêtée dès le début comme offensante, n’aurait pas échappé à un ordre du jour, qui l’eût déclarée incompatible avec le système économico-politique établi. Ne voyez-vous pas, en effet, que tout est ici d’accord et marche d’ensemble : la centralisation et l’anarchie économique ; les gros budgets et les gros monopoles ; la dette publique et la dette hypothécaire ; la liberté des usures et le libre-échange ?… Son discours prononcé, le représentant de la Démocratie mutuelliste n’avait plus qu’à donner sa démission ; était-ce la peine de poser sa candidature et de prêter serment ?…


Post-scriptum. — Il est inutile, ce me semble, d’insister davantage et d’expliquer par le menu comment, avec le principe de mutualité, la Démocratie ouvrière entend résoudre le problème du commerce international, si mal à propos nommé du libre-échange. Il est évident que là où la prime d’assurance serait réduite à 1/2 ou 1/4 p. 0/0 ; où les transports par eau s’effectueraient à 1/2 centime par tonne et kilomètre, ceux par fer à un et 2 centimes au plus ; — où les effets de commerce s’escompteraient à 1/2 ou 1/4 p. 0/0 ; où le crédit agricole et industriel, organisé sur d’autres principes, consisterait surtout en fournitures vendues à long terme, non en numéraire, ce qui équivaudrait à des prêts à 2 p. 0/0 ; — où la dette publique et la dette hypothécaire actuelle seraient éteintes ; où l’impôt serait diminué de moitié et même des deux tiers ; où, par une organisation mieux entendue de la propriété, un territoire comme le nôtre pourrait entretenir neuf millions de familles agricoles ; où l’industrie serait rendue solidaire de l’agriculture ; où l’instruction publique serait réorganisée sur le principe du travail des enfants, de 9 à 18 ans ; où l’association ouvrière aurait posé ses larges fondements ; où la centralisation gouvernementale enfin, aurait fait place à l’autonomie provinciale et municipale ; il est évident, dis je, que le problème serait résolu ; la protection existerait, ipso facto, dans les conditions les moins onéreuses, les plus libérales et les plus efficaces ; la douane serait inutile et pourrait être partout abolie ; et chaque nation maîtresse chez soi, sûre d’elle-même, n’aurait rien à craindre ni de la concurrence ni de l’hypothèque étrangère.


  1. « Code pénal, art. 417. — Quiconque, dans la vue de nuire à l’industrie française, aura fait passer en pays étranger des directeurs, commis ou des ouvriers d’un établissement, sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans, et d’une amende de 50 fr. à 300 fr.
    …...« Art. 418.—Tout directeur, commis, ouvrier de fabrique qui aura communiqué à des étrangers ou à des Français résidant en pays étranger, des secrets de la fabrique où il est employé, sera puni de la réclusion et d’une amende de 500 fr. à 20,000 fr. — Si ces secrets ont été communiqués à des Français résidant en France, la peine sera d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, et d’une amende de 16 fr. à 200 fr. »
    …...Nous faisons les choses si vite aujourd’hui, qu’il est fort possible qu’on ait oublié d’abroger ces deux articles, devenus inutiles depuis le Traité de Commerce. Cependant, l’intention qui s’y révèle n’est pas équivoque ; comment se fait-il qu’on ait passé si lestement sur cette interdiction ?
  2. Voir à ce sujet, Catéchisme de l’Économie politique, par M. Dumesnil-Marigny, Paris, Guillaumin, 1863 ; Les Libre Échangistes et les Protectionnistes conciliés, par le même ; — Équilibre économique, par Jules le Bastier, Paris, Jules Renouard, 1861 ; Désorganisation et Matérialisme, par le même. Les écrits de ces deux auteurs me semblent laisser, pour la clarté et la certitude des démonstrations, quelque chose à désirer ; mais les faits, cités par eux méritent toute l’attention et sont du plus grand intérêt.