Proudhon - Du Principe fédératif/II,1

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E. Dentu, libraire-éditeur (p. 117-124).


CHAPITRE PREMIER.


Tradition jacobine : Gaule fédéraliste, France
monarchique.


La Gaule, habitée par quatre races différentes, les Galls, les Kimris, les Vascons et les Ligures, subdivisées en plus de quarante peuples, formait, comme la Germanie sa voisine, une confédération. La nature lui avait donné sa première constitution, la constitution des peuples libres ; l’unité lui arriva par la conquête, ce fut l’œuvre des Césars.


On assigne généralement pour limites à la Gaule, au Nord la mer du Nord et la Manche ; à l’Ouest l’Océan ; au Sud les Pyrénées et la Méditerranée ; à l’Est les Alpes et le Jura ; au Nord-Est le Rhin. Je ne veux point ici discuter cette circonscription, prétendue naturelle, bien que les bassins du Rhin, de la Moselle, de la Meuse et de l’Escaut appartiennent plutôt à la Germanie qu’à la Gaule. Ce que je veux seulement faire remarquer, c’est que le territoire compris dans cet immense pentagone, d’une agglomération facile, ainsi que le prouvèrent tour à tour les Romains et les Francs, n’est pas moins heureusement disposé pour une Confédération. On peut le comparer à une pyramide tronquée, dont les pentes, unies par leurs crêtes et versant leurs eaux dans des mers différentes, assurent ainsi l’indépendance des populations qui les habitent. La politique romaine, qui déjà, faisant violence à la nature, avait unifié et centralisé l’Italie, en fit autant de la Gaule : en sorte que notre malheureux pays, ayant à subir coup sur coup la conquête latine, l’unité impériale, et bientôt après la conversion au christianisme, perdit pour jamais sa langue, son culte, sa liberté, et son originalité.


Après la chute de l’Empire d’Occident, la Gaule, conquise par les Francs, reprit sous l’influence germanique une apparence de fédération qui, se dénaturant rapidement, devint le système féodal. L’établissement des communes aurait pu raviver l’esprit fédéraliste, surtout si elles s’étaient inspirées de la commune flamande plutôt que du municipe romain : elles furent absorbées par la monarchie.


Cependant l’idée fédérative, indigène à la vieille Gaule, vivait comme un souvenir au cœur des provinces, lorsque la Révolution éclata. La fédération, on peut le dire, fut la première pensée de 89. L’absolutisme monarchique et les droits féodaux abolis, la délimitation provinciale respectée, tout le monde sentait que la France allait se retrouver en confédération, sous la présidence héréditaire d’un roi. Les bataillons envoyés à Paris de toutes les provinces du royaume furent appelés fédérés. Les cahiers fournis par les États qui s’empressèrent de ressaisir leur souveraineté, contenaient les éléments du nouveau pacte.


Malheureusement, en 89, nous étions comme toujours, malgré notre fièvre révolutionnaire, plutôt un peuple imitateur qu’un peuple initiateur. Aucun exemple de fédération tant soit peu remarquable ne s’offrait à nous. Ni la Confédération germanique, établie sur le saint Empire apostolique, ni la Confédération helvétique, tout imprégnée d’aristocratie, n’étaient des modèles à suivre. La confédération américaine venait d’être signée, le 3 mars 1789, la veille de l’ouverture des États-généraux ; et nous avons vu dans la première partie combien cette ébauche était défectueuse. Dès lors que nous renoncions à développer notre vieux principe, ce n’était pas exagérer que d’attendre d’une monarchie constitutionnelle, basée sur la Déclaration des droits, plus de liberté, surtout plus d’ordre, que de la constitution des États-Unis.


L’Assemblée nationale, usurpant tous les pouvoirs et se déclarant Constituante, donna le signal de la réaction contre le fédéralisme. À partir du serment du Jeu de Paume, ce ne fut plus une réunion de députés quasi-fédéraux contractant au nom de leurs États respectifs ; c’étaient les représentants d’une collectivité indivise, qui se mirent à remanier de fond en comble la société française, à laquelle ils daignèrent, les premiers, octroyer une charte. Pour rendre la métamorphose irrévocable, les provinces furent découpées et rendues méconnaissables, tout vestige d’indépendance provinciale anéanti sous une nouvelle division géographique, les départements. Syeyès qui la proposa, qui plus tard fournit le type de toutes les constitutions invariablement unitaires qui depuis soixante-douze ans ont gouverné le pays, Syeyès, nourri de l’esprit de l’Église et de l’Empire, fut le véritable auteur de l’unité actuelle ; ce fut lui qui refoula dans son germe la confédération nationale, prête à renaître s’il se fût trouvé seulement un homme capable de la définir. Les nécessités du moment, le salut de la Révolution, furent l’excuse de Syeyès. Mirabeau, qui le seconda de tous ses efforts dans cette création départementale, embrassa avec d’autant plus d’ardeur l’idée de Syeyès, qu’il craignait de voir naître des franchises provinciales une contre-révolution, et qu’autant la division du territoire par département lui paraissait heureuse pour asseoir la monarchie nouvelle, autant il la trouvait excellente comme tactique contre l’ancien régime.


Après la catastrophe du 10 août, l’abolition de la royauté ramena de nouveau les esprits vers les idées fédéralistes. On était peu satisfait de la Constitution de 91, devenue impraticable. On se plaignait de la dictature des deux dernières Assemblées, de l’absorption des départements par la capitale. Une nouvelle réunion des représentants de la nation fut convoquée elle reçut le nom significatif de Convention. Démenti officiel aux idées unitaires de Syeyès, mais qui allait soulever de terribles débats et amener de sanglantes proscriptions. Comme il l’avait été à Versailles après l’ouverture des États-Généraux, le fédéralisme fut vaincu pour la seconde fois à Paris dans la journée du 31 mai 1793. Depuis cette date néfaste tout vestige de fédéralisme a disparu du droit public des Français ; l’idée même est devenue suspecte, synonyme de contre-révolution, j’ai presque dit de trahison. La notion s’est effacée des intelligences : on ne sait plus en France ce que signifie le mot de fédération, qu’on pourrait croire emprunté au vocabulaire sanscrit.


Les Girondins eurent-ils tort de vouloir, en vertu de leur mandat conventionnel, appeler à la décision des départements de la république une et indivisible des Jacobins ? Admettant qu’ils eussent raison en théorie, leur politique était-elle opportune ? Sans doute l’omnipotence de la nouvelle assemblée, élue dans un esprit essentiellement anti-unitaire, la dictature du comité de salut public, le triumvirat de Robespierre, Saint-Just et Couthon, la puissance tribunitienne de Marat et d’Hébert, la judicature du tribunal révolutionnaire, tout cela n’était guère tolérable, et justifiait de reste l’insurrection des soixante-douze départements contre la commune de Paris. Mais les Girondins, incapables de définir leur propre pensée et de formuler un autre système, incapables de porter le poids des affaires publiques et de faire face au danger de la patrie qu’ils avaient si bien dénoncé, n’étaient-ils pas coupables d’une excitation maladroite, et d’une haute imprudence ?… D’autre part, si les Jacobins, demeurés seuls au pouvoir, ont pu, dans une certaine mesure, se glorifier d’avoir sauvé la Révolution et vaincu la coalition à Fleurus, ne saurait-on avec tout autant de justice leur reprocher d’avoir créé eux-mêmes, en partie, le danger pour le conjurer ensuite ; d’avoir par leur fanatisme, par une terreur de quatorze mois et par la réaction qu’elle provoqua, fatigué la nation, brisé la conscience publique et déconsidéré la liberté ?


L’histoire impartiale jugera ce grand procès, à vue des principes mieux entendus, des révélations des contemporains et des faits.


Pour moi, s’il m’est permis en attendant l’arrêt définitif d’émettre une opinion personnelle, — et de quoi se composent les jugements de l’histoire, si ce n’est du résumé des opinions ? — je dirai franchement que la nation française, constituée depuis quatorze siècles en monarchie de droit divin, ne pouvait du soir au matin se transformer en république quelconque ; que la Gironde, accusée de fédéralisme, représentait mieux que les Jacobins la pensée de la Révolution, mais qu’elle fut insensée si elle crut à la possibilité d’une conversion subite ; que la prudence, nous dirions aujourd’hui la loi du progrès, commandait les tempéraments, et que le malheur des Girondins fut d’avoir compromis leur principe en l’opposant à la fois à la monarchie de Syeyès et de Mirabeau et à la démocratie des Sans-Culottes, devenues en ce moment solidaires. Quant aux Jacobins, j’ajouterai avec la même franchise qu’en s’emparant du pouvoir et en l’exerçant avec la plénitude des attributions monarchiques, ils se montrèrent, pour la circonstance, plus avisés que les hommes d’État de la Gironde ; mais qu’en rétablissant, avec un surcroît d’absolutisme, le système de la royauté sous le nom de république une et indivisible, après avoir sacré cette république du sang du dernier roi, ils sacrifièrent le principe même de la Révolution et firent preuve d’un machiavélisme du plus sinistre augure. Une dictature temporaire pouvait s’admettre ; un dogme, qui devait avoir pour résultat de consacrer tous les envahissements du pouvoir et d’annuler la souveraineté nationale, était un véritable attentat. La république une et indivisible des Jacobins a fait plus que détruire le vieux fédéralisme provincial, évoqué peut-être mal à propos par la Gironde ; elle a rendu la liberté impossible en France et la Révolution illusoire. On pouvait hésiter encore, en 1830, sur les conséquences funestes de la victoire remportée par les Jacobins : le doute aujourd’hui n’est plus possible.


Le débat entre la fédération et l’unité vient de se reproduire à propos de l’Italie, dans des circonstances qui ne sont pas sans analogie avec celles de 93. En 93 l’idée fédérative, confondue par les uns avec la démocratie, accusée par les autres de royalisme, eut contre elle le malheur des temps, la fureur des partis, l’oubli et l’incapacité de la nation. En 1859, ses adversaires furent les intrigues d’un ministre, la fantaisie d’une secte et la méfiance habilement excitée des peuples. Il s’agit de savoir si le préjugé qui depuis 89 nous a constamment rejetés des voies de la Révolution dans celles de l’absolutisme, tiendra longtemps encore devant la vérité, enfin démontrée, et les faits.


J’ai essayé, dans la première partie de cet écrit, de donner la déduction philosophique et historique du principe fédératif, et de faire ressortir la supériorité de cette conception, que nous pouvons dire de notre siècle, sur toutes celles qui l’ont précédée. Je viens de dire par quelle suite d’événements, par quel concours de circonstances, la théorie contraire s’est emparée des esprits. Je vais montrer quelle a été dans ces dernières années la conduite de la Démocratie sous cette déplorable influence. En se réduisant d’elle-même à l’absurde, la politique d’unité se dénonce comme finie et laisse la place à la fédération.