Proudhon - Du Principe fédératif/II,2

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Du Principe fédératif
Deuxième partie
Chapitre II.



CHAPITRE II.


La Démocratie depuis le 2 décembre.


La démocratie française, en tant du moins qu’elle est représentée par certains journaux auxquels il a plu au gouvernement impérial d’accorder ou de conserver le privilége de publication, règne depuis dix ans, sans contrôle, sur l’opinion. Elle seule a pu parler aux masses ; elle leur a dit ce qu’elle a voulu ; elle les a dirigées selon ses vues et ses intérêts. Quels ont été ses idées et ses gestes ? C’est ce qu’il n’est pas inutile en ce moment de rappeler.


La démocratie, par la manière dont elle a jugé le coup d’État, lui a donné son assentiment. Si l’entreprise du Président de la République fut un bien, elle peut revendiquer sa part de l’honneur ; si ce fut un mal qu’elle prenne aussi sa part de responsabilité. Quel fut le prétexte du coup d’État, et contre qui fut-il surtout dirigé ? Les raisons qui appuyèrent le coup d’État devant l’opinion et qui assurèrent trois ans d’avance son succès, furent : le danger que faisaient courir à la société les théories nouvelles et la guerre sociale dont elles menaçaient le pays. Or, qui a plus accusé le socialisme que la démocratie ? Qui lui a fait une chasse plus atroce ? Qui le poursuit, aujourd’hui encore, avec plus d’acharnement ? À défaut de Louis-Napoléon ou du prince de Joinville, candidat désigné à la Présidence pour les élections de 1852, le coup d’État contre la démocratie socialiste eût été fait par la démocratie non-socialiste, en autres termes par la république unitaire, laquelle n’est autre, comme nous l’avons fait voir, qu’une monarchie constitutionnelle déguisée. Les journaux de cette soi-disant république ont si bien manœuvré depuis dix ans, que bon nombre d’ouvriers, qui en 1848 prenaient part à toutes les manifestations socialistes, en sont venus à dire, à l’exemple de leurs patrons : Sans le socialisme, nous aurions conservé la république !… Et quelle serait-elle cette république, insensés que vous êtes, ingrats ? Une république d’exploiteurs ! Vraiment, vous n’en méritez pas d’autre, et vous êtes dignes de lui servir de marguilliers.


La Démocratie a d’abord refusé de prêter serment à l’Empereur : pourquoi ? Puis elle a prêté serment, traitant même de mauvais citoyens ceux qui refusaient de le faire : pourquoi encore ? Comment ce qui était une honte en 1852 est-il devenu un devoir, un acte de salut public, en 1857 ?


La Démocratie s’est ralliée au mouvement industriel qui s’est opéré, en sens inverse de la réforme économique, à la suite du coup d’État. Avec le zèle le plus édifiant, elle s’est engagée dans cette féodalité financière, dont le socialisme avait annoncé vingt ans d’avance l’invasion. Pas un mot n’a été prononcé par elle contre la fusion des Compagnies de chemins de fer : c’eût été une atteinte à l’unité de la république ! Elle a obtenu sa part des subventions, elle a escompté sa part d’actions ; quand les scandales de la Bourse furent dénoncés par le socialisme, qui le premier, au témoignage de M. Oscar de Vallée, arbora en cette circonstance le drapeau de la morale publique, elle déclara que ces ennemis de l’agiotage étaient des ennemis du progrès. Qui s’est chargé de défendre, en haine du socialisme, la morale malthusienne, produite en pleine Académie ? Qui a pris sous son patronage, et la littérature efféminée, et le dévergondage romantique, et toute la bohème littéraire ? si ce n’est cette démocratie rétrograde dédaignée par le coup d’État ?


La Démocratie a applaudi à l’expédition de Crimée : c’était naturel. Je n’entends pas faire ici le procès à la politique impériale, placée hors des atteintes de ma critique. Le gouvernement de l’Empereur a fait, en 1854 et 1855, au sujet de l’Empire ottoman, ce qui lui a semblé bon : il y aurait trop de risque pour moi à discuter ses motifs. Nos soldats se sont glorieusement comportés : je n’hésite point à joindre ma feuille de laurier à leurs couronnes. Mais il m’est permis de dire qu’il y eut un instant où la politique d’accommodement, représentée par M. Drouin de Lhuys, alors comme aujourd’hui ministre des affaires étrangères, faillit prévaloir, et que si la voix puissante de la démocratie fût venue appuyer cet homme d’État, la France y eût économisé 1, 500 millions et cent vingt mille soldats, je ne sais pas exactement les chiffres, dépensés au soutien de la nationalité turque. Une démocratie animée d’un véritable esprit républicain, plus soucieuse des libertés du pays que de l’exaltation du pouvoir central, avare surtout du sang du peuple, eût saisi avec ardeur toutes les chances de paix. Le zèle unitaire de nos citoyens publicistes en a décidé autrement. Leur belliqueux patriotisme a fait pencher la balance du côté… de l’Angleterre. La guerre à la Russie, disaient-ils, c’est la Révolution ! Sans cesse ils ont la Révolution à la bouche : c’est tout ce qu’ils en savent. Ils en étaient à comprendre, en 1854, ce fait pourtant si clair, que le lendemain du 2 Décembre Louis-Napoléon était devenu, par la force de sa situation, par l’inévitable signification donnée au coup d’État, le chef de la conservation Européenne. C’est comme tel qu’il a été salué par les Empereurs et les Rois, et le dirai-je ? par les républiques elles-mêmes. Oh ! que personne n’accuse aujourd’hui de légèreté la nation française. L’Empire est l’ouvrage de l’Europe entière. Nos démocrates durent s’en apercevoir quand les puissances alliées décidèrent que la guerre resterait politique, qu’elle serait circonscrite, et qu’en conséquence le concours des braves accourus de tous les asiles de l’Europe serait refusé.


La démocratie a crié bravo ! à l’expédition de Lombardie : la guerre à l’Autriche, suivant elle, c’était encore la Révolution. Nous examinerons cela tout à l’heure. Mais je puis dire par avance que sans la démocratie, qui donna pour ainsi dire l’exequatur à la requête d’Orsini, Napoléon III se fût très-probablement gardé de se jeter dans cette galère, au service de laquelle nous avons dépensé, pour les lunettes de M. de Cavour, 500 millions et quarante mille hommes.


La démocratie, après avoir blâmé l’intervention du gouvernement dans les affaires du Mexique, a voulu l’expédition actuelle, à laquelle le gouvernement impérial eût peut-être renoncé, sur la motion de Jules Favre, s’il avait vu cet orateur énergiquement soutenu par les journaux. Mais non : la presse démocratique a prétendu que, même après avoir reconnu qu’il avait été induit en erreur sur les sentiments de la population mexicaine, le gouvernement ne pouvait, après un échec, traiter avec honneur qu’à Mexico. Était-ce encore la Révolution qui nous appelait au Mexique ? Point. Les Mexicains cherchent à se constituer en république fédérative ; ils ne veulent d’aucun prince, pas plus allemand qu’espagnol ; et il se trouve que leur président actuel Juarez est le plus capable, le plus honnête et le plus populaire qu’ils aient eu. Des républicains dignes de ce nom auraient compris que la véritable dignité, pour un gouvernement aussi fort que le nôtre, consistait à reconnaître son erreur, même après un échec, et auraient insisté pour la retraite. Mais la république, comme l’entendent nos démocrates, a horreur du fédéralisme, chatouilleuse surtout sur le point d’honneur.


La démocratie, en effet, est essentiellement militariste ; sans elle ce serait fait de la politique prétorienne. Ses orateurs et ses écrivains peuvent se comparer aux grognards du premier Empire, toujours critiquant les entreprises du grand homme, au fond dévoués corps et âme à ses desseins, toujours prêts à le défendre, du bras, de la pensée et du cœur. En vain leur représentez-vous que les armées permanentes ne sont plus pour les peuples que des instruments d’oppression et des sujets de méfiance ; en vain leur faites-vous voir, par raisons et par chiffres, que les conquêtes ne servent pour la fortune des nations absolument de rien, que les annexions coûtent plus qu’elles ne rapportent ; en vain leur prouvez-vous que le droit de la guerre lui-même, le droit de la force, s’il était appliqué dans sa vérité, conclurait à la cessation de la guerre et à un tout autre emploi de la force. Ils n’entendent pas de cette oreille : Napoléon Ier, disent-ils, fut l’épée de la Révolution. Or l’épée a aussi son mandat révolutionnaire, qui est loin d’être rempli !


La démocratie a donné les mains au libre-échange, dont la brusque application, si l’on en faisait le décompte, équivaudrait à l’une de ces glorieuses campagnes du premier Empire que couronnait invariablement un nouvel appel d’hommes et d’argent. Ainsi, avec toutes nos crâneries, nous sommes à la remorque de l’Angleterre, tantôt pour la guerre à la Russie, tantôt pour le libre-échange, tantôt pour l’unité italienne. Nos patriotes pouvaient-ils moins pour la théorie de Cobden, le rêve de Bastiat, la toquade de M. Jean Dolfus, le dada de M. Chevalier, qui a si heureusement chevauché déjà la question de l’or ? Le libre-échange, en effet, la guerre aux monopoleurs en masse, n’est-ce point aussi la Révolution ?... Jamais ces puissants raisonneurs ne viendront à bout de comprendre que la masse des monopoleurs d’un pays est la masse de la nation, et qu’à faire la guerre à cette masse, il y a toujours grave péril, quand il n’y a pas souveraine iniquité[1].


Qu’a voulu la Démocratie en prenant, de la manière qu’elle l’a fait, parti dans la guerre des États-Unis ? Faire parade de philanthropie, surtout contenter sa manie unitaire. Liberté, Égalité, Fraternité ! s’est-elle écriée : guerre à l’esclavage, guerre à la scission, c’est toute la Révolution. Pour cela elle a poussé le Nord contre le Sud, enflammé les colères, envenimé les haines, rendu la guerre dix fois plus atroce. Une part du sang répandu et des misères qui en Europe sont le contre-coup de cette guerre fratricide, doit peser sur elle qu’elle en porte la responsabilité devant l’histoire[2].


Oh ! je les entends se récrier, ces grands politiques : Oui, nous avons voulu les expéditions de Crimée et de Lombardie, parce qu’en elles-mêmes ces expéditions étaient utiles et révolutionnaires. Mais nous avons protesté contre la manière dont elles ont été conduites : pouvons-nous répondre d’une politique qui ne fut pas la nôtre ? Oui, nous avons voulu l’expédition du Mexique, bien que dirigée contre une nationalité républicaine ; nous l’avons voulue parce qu’il importe de ne pas laisser tomber le prestige de la France, organe suprême de la Révolution. Oui, nous avons voulu le libre-échange pour l’honneur du principe, et parce que nous ne pouvons laisser dire que la France craint l’Angleterre, pas plus sur les marchés que sur les champs de bataille. Oui, nous voulons que la Révolution demeure armée, la République une et indivisible, parce que sans armée la Révolution est incapable d’exercer parmi les nations son mandat de justicière ; parce que sans unité la République ne marche plus comme un homme : c’est une multitude inerte et inutile. Mais nous voulons que l’armée soit citoyenne, et que tout citoyen retrouve sa liberté dans l’unité. — Misérables discoureurs ! Si la politique suivie en Orient et en Italie n’était pas la vôtre, pourquoi en approuviez-vous les entreprises ? De quoi vous mêliez-vous ? Vous parlez d’honneur national : qu’y a-t-il de commun entre cet honneur et les intrigues qui ont préparé, surpris peut-être, l’intervention au Mexique ? Où avez-vous appris à pratiquer la responsabilité gouvernementale ? Vous appuyez, à titre de principe, le libre-échange. Soit : mais ne lui sacrifiez pas le principe non moins respectable de la solidarité des industries. Vous voulez que la Révolution demeure armée : mais qui donc menace la Révolution, si ce n’est vous ?


  1. Dernièrement un filateur, devant qui l’on déplorait, au point de vue de l’intérêt français, la guerre d’Amérique, dit que cette guerre, dans laquelle tout le monde voyait une calamité, serait pour notre commerce et notre industrie un bienfait. — Et comment cela ? — C’est, ajoutait-il, que l’Angleterre, qui manque comme nous de matière première, garde pour elle-même ses marchandises, et que pendant ce temps-là nos manufacturiers et nos négociants pourront se mettre en mesure de lui tenir tête. Quel éloge du libre-échange !
  2. La différence du régime économique et le mélange des races, avaient développé aux États-Unis deux sociétés divergentes, hétérogènes, dont la présence au sein de la même confédération devait paraître tôt ou tard incompatible. L’Union devait donc être rompue, ou l’esclavage aboli. Rien de plus simple que cette abolition, même par la force, si le Nord l’eût voulue sérieusement : Proposer un plan d’émancipation graduelle, avec indemnité ; en cas de refus de la part du Sud, déclarer, au nom de la loi, les esclaves libres, c’est-à-dire citoyens des États-Unis ; bloquer les États esclavagistes et accueillir les fugitifs. Il n’y avait pas de résistance possible à l’efficacité morale et matérielle d’un pareil plan. Mais on pouvait prévoir qu’une si haute charité dépassait la vertu américaine, aussi bien dans le Nord que dans le Sud. Il ne faut pas exiger d’une race plus que son tempérament ne comporte : le Noir est inférieur au Blanc par le génie philosophique et par la beauté du visage ; peut-être l’emporte-t-il sur l’Anglo-Saxon par la tendresse du cœur et par la docilité. Gardons-nous ici d’accuser la volonté humaine des répugnances de la nature : ce n’est pas le moyen de créer la fraternité entre les peuples. L’antipathie de l’Anglo-Saxon pour le Noir tient au caractère germanique, à la pudicité naturelle aux races du nord, leur esprit de famille, qui leur fait prendre en horreur toute fusion et croisement, comme une promiscuité. L’influence de la Bible, qui défend tout commerce entre les purs et les impurs, se reconnaît également ici. Quoi qu’il en soit, l’Europe sait aujourd’hui que les intentions du Nord ne sont nullement de transformer les esclaves du Sud en citoyens, en confédérés, en frères, mais tout simplement de les déporter, le mot est de M. Lincoln, et de les remplacer par des travailleurs blancs ; ou bien si l’on recule devant une aussi grosse entreprise que la transportation à deux mille lieues de quatre millions et demi d’hommes, de permettre à ceux qui en témoigneraient le désir de résider dans le pays, mais dans une condition inférieure, celle des parias. C’est pour cette belle œuvre qu’on agite les consciences dans les deux hémisphères ; c’est sur cette déchéance, devenue officielle cette fois, de la race noire, déchéance bien autrement profonde et irréparable que la servitude actuelle, que l’on rêve de reconstituer l’Union. Voilà ce que patronnent à l’envi, et la presse libérale, et la Démocratie unitaire, et la science académique, et l’économie malthusienne. Il fallait avertir le préjugé américain, venir en aide à l’incompatibilité du sang : on a soufflé la discorde et applaudi le pharisaïsme. Cette liberté du travail n’est-elle pas le digne pendant du libre-échange ? Par l’une se généralise et se consolide le prolétariat ; par l’autre le monopole, jadis localisé, devient cosmopolite et embrasse le globe entier.