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Proudhon - Du Principe fédératif/II,9

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Du Principe fédératif
Deuxième partie
Chapitre IX.
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CHAPITRE IX


Difficultés de la situation en 1859.


La France a voulu l’indépendance de l’Italie, elle l’a voulue comme une chose juste : je ne demande pas à mon pays qu’il s’en dédise. Que la liberté se fasse, même à notre désavantage. Les chemins de fer lombard-vénitien, toscan, romain, napolitain, instruments formidables d’exploitation vis-à-vis des masses, d’agglomération de forces pour le pouvoir, de concurrence contre l’étranger, sont exécutés ou en voie d’exécution : loin de moi la pensée d’y faire obstacle ; il faut que cette incomparable ligne s’exécute. L’intérêt de la civilisation avant le nôtre.


Mais on a voulu plus que cela. On a voulu la formation de toute l’Italie en un seul État ; cette unité est à moitié faite, et rien, au point de vue de la liberté et du bien-être du peuple italien pas plus que du progrès général, ne la justifie : pourquoi l’a-t-on laissé faire ? Il était facile, j’espère le démontrer tout à l’heure, de concilier les intérêts de l’Italie avec la situation acquise à notre pays et les susceptibilités de notre nation : comment ces mêmes intérêts nous sont-ils devenus antagoniques ? Que l’unification se consomme ; que le peuple et le gouvernement italiens se montrent à la hauteur de leur ambition ; que l’Europe irritée contre nous les appuie, et l’heure a sonné pour la France de l’abaissement continu, dans le commerce, dans la politique et dans la guerre. En moins d’une génération, nous pouvons n’être plus que l’ombre de nous-mêmes. Nous nous sommes posés par la guerre à l’Autriche en sauveurs des nationalités : qui nous sauverait à notre tour des inexorables conséquences de cette expédition, qui devait être pour les deux nations si heureuse, et qui menace aujourd’hui de nous devenir, à nous Français, si funeste ?


Reportons-nous à la veille de l’entrée en campagne, et considérons dans quelle position devait se trouver l’Empereur des Français après qu’il aurait détruit en Italie l’influence autrichienne, si l’on devait admettre qu’il eût promis à la légère ce que plus tard on a prétendu exiger de lui. L’Angleterre et les autres puissances, demeurées spectatrices, avaient expédié leurs notes, formulé leurs réserves ; Napoléon III, mis pour ainsi dire en demeure de s’expliquer, avait dû déclarer qu’il n’agissait qu’à la seule considération de l’Italie, sans aucun motif d’ambition personnelle ni d’agrandissement pour son empire. Tout en faisant acte de haut justicier européen, il avait obtempéré à une sommation des neutres. Pareille expédition cependant, et pour une pareille fin, ne s’était jamais vue. Tout le monde fut surpris ; beaucoup se montrèrent incrédules ; ce fut l’origine des méfiances que l’Empereur souleva contre la France et contre lui. De maladroits serviteurs ayant parlé du trône de Naples pour le prince Murat, du duché de Toscane pour le prince Napoléon, le patriotisme italien fut mis en éveil : partout l’opinion, habilement excitée, se montra contraire aux prétendants français. Le gouvernement impérial, s’il m’en souvient, se déclara étranger à ces candidatures : si bien que la campagne d’Italie, glorieuse pour nos armes, mais dangereuse pour notre puissance, s’il était vrai qu’elle dût avoir pour conclusion la formation d’une monarchie de vingt-six millions d’âmes, semblait, par l’impulsion donnée aux esprits, devoir finir pour nous comme une mystification.


Restait cependant à régler le sort de l’Italie. Le vainqueur de Solferino, à l’arbitrage duquel allait être soumise la nouvelle constitution de la Péninsule, avait à se prononcer entre un grand État militaire et une Confédération. Gratifié d’une petite augmentation de territoire en Savoie et à Nice, après s’être déclaré désintéressé, il n’avait pas d’autre alternative, et le monde avait les yeux sur lui. Un empire ? Sans parler de l’incompatibilité entre une création de cette nature et les idées napoléoniennes, la dignité de la France après un pareil service ; le soin de sa sûreté dans les conditions actuelles de l’Europe, ne le permettaient pas. Une confédération ? Mais, dans la situation des affaires, donner à l’Italie une constitution fédérale c’était à un autre point de vue porter atteinte à l’empire, en provoquant l’essor d’un principe hostile ; c’était opposer à la France du 2 Décembre, au lieu d’une puissance matérielle capable de balancer la sienne, une institution qui se rattachant aux systèmes suisse, germanique, hollando-belge, danubien et scandinave, l’isolerait de plus en plus et devait tôt ou tard mettre à néant sa prépotence.


Si Napoléon III se prononçait pour l’unité, comme héritier des traditions et de la pensée du premier Empire il était dupe, comme chef de l’État français il abdiquait toute prétention à la préséance. S’il optait pour la confédération, on l’accuserait de jalousie et de mauvais vouloir ; par là il se rendait odieux, qui pis est il organisait, développait les fédérations de l’Europe contre lui. Enfin, s’il laissait l’Italie dans le statu quo, il se démentait lui-même et annulait l’expédition.


Napoléon III se décida pour le système fédératif.


Oh ! je n’ai pas reçu mission de défendre la politique de l’Empereur pas plus que la cause du Pape ; je ne sais rien des intentions de Napoléon III en 1859 pas plus que de ses pensées actuelles. Mais je dois l’avouer, plus je réfléchis sur cette affaire italienne, plus j’éprouve le besoin de croire, pour l’honneur de ma nation, que son chef ne fut pas, en 1859, le plus imprévoyant des hommes ; qu’il voulut tout à la fois, loyalement et en connaissance de cause, et l’émancipation de l’Italie et sa formation en système fédératif : qu’il attendait de cette combinaison les résultats les plus heureux pour les deux peuples ; qu’il en faisait le point de départ d’une politique nouvelle, et pour son gouvernement intérieur, et pour sa diplomatie au dehors ; mais qu’il fut trompé dans son attente, d’abord par la politique piémontaise, puis par les suggestions de l’Angleterre, enfin par l’entraînement démocratique qu’en présence des manifestations, des clameurs, des révoltes et des annexions, il ne crut pas pouvoir faire intervenir son autorité, et qu’il s’en remit sur l’action du temps.


De là les anxiétés et les hésitations de la politique française, depuis Villafranca jusqu’à la retraite de M. Thouvenel. Que pouvaient devant une situation contradictoire les réticences, les distinctions, les atermoiements, les subterfuges et toutes les habiletés de la diplomatie ? On a laissé faire ce qu’on avait le droit et le devoir et qu’on n’a pas eu le courage d’empêcher ; on a laissé la parole aux événements, ce qui veut dire aux aventures ; on a sollicité de l’Europe absolutiste la reconnaissance d’un royaume dont on désapprouvait l’origine usurpatrice autant qu’on en comprenait le danger ; on a fatigué l’opinion en la tiraillant tantôt dans le sens voltairien et démagogique, tantôt dans le sens royaliste et clérical. Et la contradiction est devenue toujours plus flagrante, la responsabilité plus intense, la situation pire.


Admirez maintenant les jugements de l’opinion et ses retours. Arbitre de l’Europe, je dis de l’Europe conservatrice, en 1852 et 1856 ; espoir de la démocratie en 1859, le gouvernement impérial est aujourd’hui dénoncé par toutes deux, et pour quel crime ? Si je ne me suis pas trompé dans l’appréciation que je viens de faire des intentions de l’Empereur vis-à-vis des Italiens, ce que je souhaite de grand cœur, son crime, aux yeux des partis contraires, est d’avoir voulu : 1o Affranchir l’Italie ; 2o la confédérer. Pour cette idée, la plus saine et la plus heureuse, dont il lui sera tenu compte dans l’histoire, le voilà tout à la fois au ban de ceux qui s’appellent fastueusement la Révolution, et de ceux qu’à bien plus juste titre on nomme la contre-révolution. Si le bonhomme Géronte était encore de ce monde, il dirait à Napoléon III : Mais qu’alliez-vous faire, Sire, dans cette maudite galère ? La République seule pouvait affranchir l’Italie parce que seule elle pouvait, sans se rendre suspecte, lui donner, et au besoin lui imposer, la fédération.