Proudhon - Du Principe fédératif/III,1

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E. Dentu, libraire-éditeur (p. 203-214).


CHAPITRE PREMIER.


De la dignité du journaliste. — Influence de l’unitarisme
sur la raison et la conscience des écrivains.


J'ai été maltraité dans ma personne par la presse unitaire ; je n'userai point vis-à-vis d'elle de représailles. Je veux au contraire lui rendre le bien pour le mal, en lui faisant voir tout à l'heure, par l'exemple de quelques-uns de ses représentants le plus en crédit, quel danger courent la raison et la conscience de l'écrivain, quand il se laisse dominer par un préjugé de nature à affecter l'indépendance de son opinion.


Je lis dans une publication récente de M. Pelletan, La Tragédie italienne, page 43 :


Mais, dites-moi, ne trouvez-vous pas étrange et quelque peu fâcheux que la presse démocratique, que la presse voltairienne, fleurisse sa boutonnière de l’ordre deux fois édifiant de Saint-Maurice et de Saint-Lazare, et qu’elle défende le Piémont à outrance avec la livrée du Piémont sur la poitrine ? Et quand elle nous insulte, comme elle le fait, parce que nous ne partageons pas son admiration béate pour la politique piémontaise, nous avons bien le droit de lui dire : Ôtez donc votre ruban, si vous voulez que l’on vous croie !


L’auteur que je cite revient à plusieurs reprises sur ces décorations, dont il avait parlé déjà dans une brochure antérieure, La Comédie italienne. Aucune protestation ne s’est élevée contre ses paroles.


Cependant, d’après ce qui m’est revenu, le reproche de M. Pelletan manquerait d’exactitude, au moins en un point, le port de la décoration. Les rédacteurs des feuilles monarchiques, telles que les Débats, la Patrie, le Pays, portent leur décoration ; les rédacteurs des journaux démocratiques, comme le Siècle et l’Opinion nationale, s’en abstiennent. Pourquoi ? Ce n’est pas parce que la décoration leur a été donnée par un gouvernement étranger : autrement, il eût été plus simple de la refuser. C’est, dit-on, qu’il ne sied point à des démocrates de porter un insigne monarchique. Singulier scrupule, en vérité !


Ainsi voilà qui paraît avéré :


Des décorations ont été distribuées à des journalistes français par le gouvernement du Piémont, en reconnaissance de leurs articles sur l’unité italienne ;


Parmi ceux qui les ont reçues, les uns, franchement ralliés au principe monarchique, ne font nulle difficulté de s’en parer ; les autres, démocrates ou considérés comme tels, y mettent plus de façon et s’en privent ;


Mais, opinion politique à part, tous sont d’accord qu’une récompense honorifique décernée à des journalistes à raison de leurs publications, même par un gouvernement étranger, n’a rien d’incompatible avec les devoirs de leur profession.


Or, telle est précisément l’opinion que je viens ici combattre.


D’une part, la vérité est absolue ; elle ne souffre ni augmentation ni diminution. Telle elle nous apparaît, telle nous la devons exprimer : Est, est ; non, non ; telle nos semblables ont le droit de l’exiger de nous. La vérité gazée, amendée ou illustrée, est un mensonge. — D’autre part, la pratique de la vérité est difficile, aussi difficile que celle de la justice : c’est pourquoi l’homme qui s’est donné pour mission de dire et publier la vérité, doit offrir, pour gage de véracité, le désintéressement le plus parfait, l’indépendance la plus absolue. Telle est la vérité, tel doit être son représentant, aussi incorruptibles l’un que l’autre.


En principe donc, un journaliste ne peut recevoir de qui que ce soit, en reconnaissance de ses articles, ni gratification ni décoration, et conserver son office. De deux choses l’une : ou bien il renoncera à un témoignage que, par son zèle, son talent, sa haute probité, il peut avoir mérité ou, s’il croit devoir l’accepter, il donnera sa démission. Un journaliste ne peut être décoré, même par ses concitoyens, qu’après sa mort. L’idée d’une rémunération quelconque, pécuniaire ou honorifique, en sus de l’indemnité due à l’écrivain à raison de son travail, est incompatible avec son mandat. En elle-même, cette rétribution porte atteinte à son désintéressement et à son indépendance ; à plus forte raison si elle a été offerte par une partie intéressée et dans une cause douteuse.


Certes, la mission de journaliste est pénible : c’est ce qui en fait l’honorabilité. L’homme qui se consacre à la manifestation de la vérité doit être prêt à tout risquer pour elle : fortune, affections, réputation, sécurité. Il faut qu’il rompe toutes les attaches de son cœur et de son esprit, qu’il foule aux pieds, popularité, faveur du pouvoir, respect humain. Où est-il le héraut véridique, l’orateur incorruptible, l’écrivain sans peur et sans reproche ? Quand je considère les tribulations qui l’attendent, les séductions et les piéges qui l’enveloppent, le martyre suspendu sur sa tête, je ne sais plus si je puis me fier aux noms même les plus saints : Socrate, Confucius, Jésus-Christ.


Telle n’est pas la règle de conscience de nos journalistes, et il faut convenir que dans les conditions où ils sont placés, sous l’influence de préjugés qu’ils partagent, d’intérêts dont ils ont leur part, il est difficile d’obtenir cette haute indépendance, cette véracité sans tache qui sont les vertus par excellence du publiciste comme de l’historien. Leur vérité n’est jamais que relative, leur vertu une demi-vertu, leur indépendance une indépendance qui a besoin, pour se soutenir, d’une suffisante et préalable indemnité.


Examinons ce qu’est aujourd’hui une entreprise de journalisme.


Une société se forme pour la publication d’un journal. Elle se compose des citoyens les plus honorables ; elle sera anonyme ; la rédaction demeurera, autant que possible, collective ; toute opinion, toute prépondérance individuelle, est récusée d’avance : que de garanties d’impartialité !… Eh bien ! cette compagnie anonyme, ce ministère de publicité affranchi de toute influence particulière, est une association de mensonge, où la collectivité de la rédaction ne sert qu’à dissimuler l’artifice, tranchons le mot, la vénalité.


D’abord, il faut à cette société un capital ; ce capital est fourni par actions. C’est une société de commerce. Dès lors la loi du capital devient la dominante de l’entreprise ; le profit est son but, l’abonnement sa préoccupation constante. Voilà le journal, organe de la vérité, fait industrie, boutique. Pour accroître ses bénéfices, pour conquérir l’abonné, le journal devra ménager, caresser le préjugé ; pour assurer son existence, il ménagera davantage encore le pouvoir, soutiendra sa politique en ayant l’air de la censurer ; joignant l’hypocrisie à la couardise et à l’avarice, il se justifiera en alléguant les nombreuses familles qu’il fait vivre. Fidélité, à la vérité ? — non, à la boutique : tel sera, bon gré mal gré, la première vertu du journaliste.


Entrepreneur d’annonces et de publications, le journaliste pourrait mettre sa responsabilité à couvert, en bornant son ministère à une simple insertion. Mais les abonnés attendent mieux de lui : ce sont des appréciations qu’ils demandent, c’est par là que le journal se rend surtout intéressant. Donc, si le journal s’interdit toute espèce de jugement défavorable sur les choses qu’il annonce, parce que ce serait éloigner de lui la branche la plus lucrative de son commerce, il y aura cependant certains objets, certaines entreprises, qui mériteront son suffrage, et que, moyennant salaire, il recommandera au public. Toute la question sera pour lui de bien placer ses recommandations et de s’arranger de manière à n’y pas contredire. Constance dans les amitiés, fidélité et discrétion à la clientèle : telle est la probité du journaliste. C’est celle du commis qui se ferait scrupule de dérober un centime à la caisse, et qui traite de Turc à Maure le chaland. De ce moment vous pouvez compter que la prévarication et l’infidélité président à la confection de la feuille. N’attendez plus aucune garantie de cette officine, succursale des compagnies et établissements qui la subventionnent, trafiquant de ses réclames, levant tribut, à l’aide de ses comptes-rendus ou bulletins, sur le monde entier, bourse, commerce, industrie, agriculture, navigation, chemins de fer, politique, littérature, théâtre, etc. C’est toute une alchimie que d’extraire la vérité de la comparaison de ses articles avec ceux de ses concurrents.


C’est bien pis lorsque, chose qui ne manque jamais d’arriver, cette société soi-disant formée pour le service de la vérité, épouse une opinion politique et devient l’organe d’un parti. Vous pouvez la considérer définitivement comme une fabrique de fausse monnaie et une cathèdre d’iniquité. Tout moyen lui est bon contre l’ennemi. Jamais gazette démocratique parla-t-elle avec convenance d’un gouvernement monarchique, et jamais feuille royaliste rendit-elle justice aux aspirations de la démocratie ? Quels jugements que ceux portés par les libéraux et les cléricaux les uns contre les autres ! Quelle critique que celle de ces écrivains amateurs, sans spécialité, souvent sans études, payés pour lire et enterrer toutes sortes d’écrits, et traitant la justice littéraire comme une amplification de rhétorique ou une invective de club ! Plus le journal témoigne de violence et de mauvaise foi, plus il s’imagine avoir fait acte de vertu. Fidélité au parti, comme à la boutique et à la clientèle, n’est-ce pas sa loi suprême ?


La presse périodique a reçu de nos jours le plus cruel outrage qui puisse être infligé à des journalistes, quand le gouvernement a décidé que les comptes-rendus des chambres seraient fournis aux journaux par la questure. Sans doute je ne prétends point que la questure soit infaillible, ni le Moniteur lui-même ; ce n’est pas par de semblables mesures que je voudrais réformer la presse. Je dis que le châtiment a été mérité. L’abus du travestissement, comme celui de la réclame et de l’éreintement, était devenu intolérable ; et quand les journaux se plaignent des entraves du pouvoir, on peut leur répondre qu’ils ont fait eux-mêmes leur destin. Qu’ils traitent le public et la vérité comme ils voudraient que le gouvernement les traitât, et j’ose le leur prédire : la vérité serait bientôt libre en France et la presse avec elle.


On doit comprendre à présent, d’après cette monographie fort écourtée du journal, comment certains rédacteurs des principaux journaux de Paris ont été conduits à accepter la décoration du gouvernement piémontais. Notre système politique et social est ainsi fait, que toute vie, toute profession, toute entreprise, relève nécessairement d’un intérêt, d’une coterie, d’une corporation, d’une opinion, d’un parti, d’une clientèle, en un mot d’un groupe. Dans une situation pareille, l’écrivain est toujours dans la vérité et la probité relative ; il n’y a pas pour lui de vérité ni de vertu vraie. Pour servir la vérité sans partage, il faudrait s’affranchir de toutes les servitudes qui composent la presque totalité de l’existence, rompre en visière à tous ces groupes de hauts et puissants intérêts, briser toutes ces unités. Chose impossible, tant que le système politique et social n’aura pas été réformé de fond en comble.


Les choses étant ainsi, l’entrepreneur de publicité se demande naturellement pourquoi, après maints services rendus par lui à son opinion, à son parti, disons-le même, à ses concitoyens, à sa patrie, il n’en recevrait pas, soit une distinction honorifique, soit même un émolument ? Pourquoi il refuserait une récompense d’une cause étrangère, mais analogue à celle qu’il est chargé dans son propre pays de défendre et s’y rattachant par un lien solidaire ? Quoi de plus simple, par exemple, que les organes de l’unité, tels que les Débats, le Pays, la Patrie, le Siècle, l’Opinion Nationale, etc., considérant la monarchie italienne comme une contre-partie de la monarchie française, soit de la république une et indivisible, acceptent la décoration du roi d’Italie ?


Et c’est à quoi je réponds, non pas, comme M. Pelletan, en faisant ressortir l’inconvenance d’une décoration monarchique placée sur une poitrine de démocrate, mais au nom de la vérité même, qui, absolue de sa nature, exige de celui qui s’en fait l’apôtre une garantie d’indépendance également absolue.


En veut-on une preuve irrécusable ? Je suppose qu’au lieu de décoration il s’agisse d’une subvention, comme le bruit en a couru. Ceux qui, en toute sécurité de conscience, ont reçu la décoration de Saint-Lazare, eussent-ils accepté de même une somme d’argent ? Non, certes ; et si je me permettais de les en accuser, je serais poursuivi par eux en diffamation. Remarquez pourtant que la subvention pourrait se justifier de la même manière que la décoration ; que tout ce qu’on peut dire en faveur de celle-ci, on pourrait le répéter en faveur de celle-là ; que dans une exacte logique, enfin, il y a parité entre les deux faits. Pourquoi donc, par une inconséquence qui témoigne de leur honnêteté, les mêmes hommes mettent-ils une si grande différence entre l’un et l’autre ? C’est qu’en fin de compte, tout en reconnaissant qu’ils ne représentent qu’une vérité relative, ce dont témoigne leur décoration, ils comprennent que leur véritable mandat est celui d’une vérité absolue ; que cette vérité absolue, bien qu’inaccessible dans le milieu où ils vivent, n’en conserve pas moins ses droits ; que le public entend s’y référer, et que s’il tolère que les journaux d’après lesquels il forme son opinion recueillent de leurs bons offices un ruban, il ne permettrait pas qu’ils reçussent du numéraire. Il y a là une transaction de conscience qu’excuse l’état des mœurs, mais que ne saurait admettre une morale, je ne dis pas rigide, mais tant soit peu rationnelle.


Pour moi, qui fais profession, non pas de rigorisme, mais d’exactitude dogmatique ; moi qui ai foi dans un système où la justice la vérité et l’indépendance seraient le plus grand intérêt du citoyen et de l’État, je conclus également, en ce qui touche les journaux, et contre les subventions, et contre les décorations. Je dis à Messieurs de la presse unitaire : Vous ne représentez point le droit, mais des intérêts ; vous n’êtes pas plus des hommes de vérité que de liberté. Vous êtes les représentants de l’équivoque et de l’antagonisme ; et quand vous vous permettez de m’inculper à propos de mes opinions fédéralistes, que personne n’a ni décorées, ni subventionnées, et que je défends à mes risques et périls, vous n’êtes pas mes pairs. Car, sachez-le bien : une presse impartiale, probe et véridique, ne peut pas se trouver dans ce système d’intérêts centralisés où se meut votre pensée ; où le pouvoir, objet de la compétition des partis, est dirigé par une raison d’État qui est autre chose que la vérité et le droit ; où par conséquent la vérité et le droit, variant au gré des intrigues, sont choses vénales, la raison et la conscience facultés mercenaires. Une presse sans reproche, telle que la suppose la liberté et que le progrès des institutions l’exige, ne peut exister que là où la justice est la loi suprême de l’État, le pivot de tous les intérêts ; elle ne peut exister que dans le système fédératif.


La vérité comprise dispose à l’indulgence : je ne serai donc pas aussi sévère que M. Pelletan. Je ne dirai pas comme lui à messieurs les rédacteurs de la presse démocratique : Ôtez votre ruban, si vous voulez qu’on vous croie. Je leur dirai plutôt : Mettez votre ruban, si vous y tenez, afin que l’on vous connaisse ; faites mieux encore, acceptez toutes les subventions qui vous seront offertes, pourvu que vous en donniez publiquement quittance ; et vous conserverez votre honorabilité, ce sera pour vous tout bénéfice. Le public saura, il est vrai, que vous parlez comme orateurs gagés du Piémont, non comme journalistes libres ; il se tiendra en garde contre votre parole ; mais enfin il vous lira comme s’il lisait une note de l’ambassade piémontaise, et vous aurez encore la chance d’être crus. L’avocat reçoit ses honoraires comme le médecin, et ni sa réputation ni l’autorité de sa parole n’en souffrent. Jules Favre, plaidant pour Orsini les circonstances atténuantes, n’était pas pour cela complice du régicide. Pourquoi vous, publicistes officieux, ne jouiriez-vous pas du même avantage ?… J’en jurerais presque : ceux que M. Pelletan accuse ne sont coupables que d’inadvertance. Dans le milieu unitaire où se meut leur pensée, il était difficile qu’ils eussent la notion exacte de leurs droits et de leurs devoirs, et il me suffira de les mettre en garde contre l’équivoque. Parlez-vous, Messieurs, comme journalistes ou comme avocats ? L’un est aussi respectable que l’autre : mais expliquez-vous, car de ces deux choses également respectables la confusion ferait une infamie.