Proverbes dramatiques/Le Chanteur italien

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Proverbes dramatiquesLejaytome III (p. 50-68).


LE CHANTEUR
ITALIEN,

TRENTE-SIXIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


M. DE SAINT-HYGIN. Habit de velours noir, veste d’or, perruque blonde.
Mlle  DE SAINT-HYGIN. En robe de satin bleu, garnie de dentelle, coëffée en cheveux.
M. DELAMARRE. Habit de velours gris, galonné d’or, veste de même, avec chapeau & épée, perruque à nœuds.
M. OCTAVINI. En velours de trois couleurs, bien marquées, cheveux en bourse, épée & chapeau.
UN LAQUAIS. Habit gris-de-fer, galon rouge & vert.


La Scène est chez Mademoiselle de Saint-Hygin, dans sa chambre à coucher.

Scène premiere.

M. DE S. HYGIN, M. DELAMARRE.
M. DE S. HYGIN.

Passons ici, Monsieur Delamarre ; puisque vous avez à me parler, nous y serons mieux que dans le sallon, qu’on va arranger pour le concert.

M. DELAMARRE.

Vous avez concert aujourd’hui ?

M. DE S. HYGIN.

Oui, ma fille aime beaucoup la Musique, & je ne suis pas fâché de lui donner quelquefois cet amusement-là.

M. DELAMARRE.

C’est très-bien fait. C’est d’elle que j’ai à vous parler.

M. DE S. HYGIN.

Voyons, asseyez-vous.

M. DELAMARRE.

N’avez-vous pas envie de la marier ?

M. DE S. HYGIN.

Oui, si je trouve un bon parti.

M. DELAMARRE.

Je crois avoir votre affaire.

M. DE S. HYGIN.

Qu’est-ce que c’est ?

M. DELAMARRE.

C’est un Banquier Vénitien, fort riche, qui veut s’établir à Paris.

M. DE S. HYGIN.

Et combien croyez-vous qu’il ait ?

M. DELAMARRE.

Un de mes amis, qui me l’a adressé, & qui connoît son bien, & ce que lui vaut sa banque, répond qu’il a quarante à cinquante mille livres de rente.

M. DE S. HYGIN.

Diable ! ce seroit une fort bonne affaire ! Ma fille a du bien ; mais ici je ne trouverois jamais un pareil parti. Comment se nomme-t-il ?

M. DELAMARRE.

Monsieur, Monsieur… c’est un diable de nom en J, dont je ne me souviens jamais ; cela ne fait rien : il est assez jeune & pas trop mal fait.

M. DE S. HYGIN.

Je crois qu’il ne faut pas manquer ce parti-là.

M. DELAMARRE.

Je pense comme vous ; mais comme il connoît peu de monde à Paris, il n’y a rien à craindre.

M. DE S. HYGIN.

Il y connoît au moins ses correspondans, & ces gens-là, qui sont au fait de ses facultés, peuvent avoir des filles à marier ; ainsi il ne faut pas perdre de temps.

M. DELAMARRE.

Voulez-vous que je vous l’amene aujourd’hui ?

M. DE S. HYGIN.

Pourquoi pas ? Il doit aimer la Musique, & le concert est justement une occasion.

M. DELAMARRE.

C’est très-bien dit ; mais c’est que j’ai affaire, & je ne sais pas à quelle heure je pourrai revenir.

M. DE S. HYGIN.

Et passez chez lui, & s’il y est, envoyez-le-moi.

M. DELAMARRE.

Oui, vous avez raison. Je ne perds pas un instant.

M. DE S. HYGIN.

Je ne vous remercie pas encore.

M. DELAMARRE.

Vous vous moquez de moi.

M. DE S. HYGIN.

Revenez le plutôt que vous pourrez.

M. DELAMARRE.

Je ne serai peut-être pas long-temps.

M. DE S. HYGIN.

Allons, tant-mieux ; adieu, mon ami, au revoir.

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Scène II.

M. DE S. HYGIN, Mlle  DE S. HYGIN.
Mlle  DE S. HYGIN.

Hé bien ! Papa, il n’y a pas encore un violon d’arrivé, il n’y a que les Basses, concevez-vous que ces Messieurs se fassent attendre, encore aujourd’hui, comme la derniere fois ?

M. DE S. HYGIN.

Ils viendront, ils viendront.

Mlle  DE S. HYGIN.

Cela est impatientant !

M. DE S. HYGIN.

Laissons cela un moment.

Mlle  DE S. HYGIN.

Permettez que j’aille voir encore.

M. DE S. HYGIN.

Non, j’ai quelque chose à te dire en attendant. Tu aimes la Musique Italienne ?

Mlle  DE S. HYGIN.

Sûrement ; d’abord je ne connois que celle-là.

M. DE S. HYGIN.

Moi, je ne l’aime pas trop ; mais cela ne fait rien.

Mlle  DE S. HYGIN.

Je vous réponds que vous finirez par ne vouloir pas en entendre d’autre.

M. DE S. HYGIN.

Cela se pourra ; mais revenons à notre affaire. Serois-tu fâchée d’épouser un Vénitien, fort riche ? Parle-moi naturellement.

Mlle  DE S. HYGIN.

Un Vénitien ?

M. DE S. HYGIN.

Oui, c’est un homme assez jeune, un Banquier.

Mlle  DE S. HYGIN.

Et faudra-t-il aller à Venise ?

M. DE S. HYGIN.

Non, il vient s’établir à Paris.

Mlle  DE S. HYGIN.

Pourvu que je ne m’éloigne pas de vous, Papa, tout ce que vous ferez me conviendra très-fort.

M. DE S. HYGIN.

Cela sera décidé dès aujourd’hui ; c’est M. Delamarre qui m’a fait cette proposition, & ce Banquier va, peut-être, venir ici dans le moment, même tout seul. Tu le verras. On prétend qu’il a de quarante à cinquante mille livres de rente ; il n’y a pas à hésiter.

Mlle  DE S. HYGIN.

Sans doute, d’abord que cela est sûr.

M. DE S. HYGIN.

Oh ! très-sûr. Un de ses Correspondans l’a assuré à M. Delamarre.

Mlle  DE S. HYGIN.

J’entends quelqu’un ; c’est peut-être lui.

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Scène III.

M. DE S. HYGIN, Mlle  DE S. HYGIN, M. OCTAVINI, UN LAQUAIS.
Le LAQUAIS, annonçant.

Monsieur Octavini.

M. DE S. HYGIN, allant à lui.

C’est lui-même. Monsieur, donnez-vous la peine d’entrer.

M. OCTAVINI, avec une voix claire.

Monsieur, est Monsieur de S. Hygin ?

M. DE S. HYGIN.

Oui, Monsieur, & voilà ma fille, qui sera charmée de faire connoissance avec vous. (Elle fait la révérence.)

M. OCTAVINI.

Mademoiselle, je suis votre servitour. Je suis pas encore bien au fait de la langage de ste pays ; mais j’ai purtant entedou dire beaucup de Mademoiselle, pour son gût pour notre Mousique.

Mlle  DE S. HYGIN.

Oui, Monsieur, j’aime beaucoup la Musique Italienne.

M. OCTAVINI.

Je suis bien fâché de n’avoir pas encore été plous long-temps ici.

M. DE S. HYGIN.

Ah ! cela se réparera ; on dit que vous avez envie d’y rester toujours ?

M. OCTAVINI.

Oh ! tujurs ; je sais pas encore bien autrement.

Mlle  DE S. HYGIN, à M. de S. Hygin.

Papa, il a une drôle de voix, ce Monsieur-là.

M. DE S. HYGIN.

Paix donc. (Haut.) Monsieur, suivant ce qu’on m’a dit, il seroit aisé de vous y fixer, & il n’y a personne qui ne voulût s’allier avec un homme aussi honnête que vous ; ma fille a du bien, elle en aura encore davantage, & l’on doit vous avoir dit que je serois charmé, pour ma part, que tout cela pût vous convenir.

M. OCTAVINI.

Monsieur, après la concert, vous direz si je chante bien, & puis, s’il vous plaît, l’argent il me fait point, je fuis content tujurs de vivre à Paris, par tut ce que j’y ai vous.

M. DE S. HYGIN.

Le concert n’est pas une chose qui doive nous retarder, je m’en vais envoyer chercher mon Notaire, qui vous montrera l’état des biens de ma fille.

M. OCTAVINI.

Je n’ai pas besoin de voir.

M. DE S. HYGIN.

Pardonnez-moi, quand on le marie, il faut bien que toutes ces formalités-là se fassent. Est-ce que ce n’est pas l’usage dans votre pays ?

M. OCTAVINI.

Pardonne-moi ; mais je n’ai point été à des mariages. Mademoiselle il se marie donc ?

M. DE S. HYGIN.

Oui, si vous voulez.

M. OCTAVINI.

Je ne puis pas empêcher.

M. DE S. HYGIN, à Mlle  de S. Hygin.

Il ne sait pas ce qu’on lui dit. (Haut.) Monsieur, je vais vous parler tout naturellement, on m’a dit que vous vouliez vous marier ?

M. OCTAVINI.

Moi ?

M. DE S. HYGIN.

Oui, Monsieur ; & comme vous ne savez pas beaucoup notre Langue, je ne veux pas prendre de détours pour vous dire que si vous voulez épouser ma fille, c’est une affaire faite.

M. OCTAVINI.

Monsieur, je vois bien que c’est un badinage ; c’est pourquoi je dis rien à cela.

M. DE S. HYGIN.

Non, je ne badine point ; sur ce qu’on nous a dit de vous, nous en serons charmés.

M. OCTAVINI.

Monsieur, je suis venou pur la concert.

M. DE S. HYGIN.

Hé bien ! vous entendrez le concert, est ce que ma fille ne vous plaît pas ?

M. OCTAVINI.

Je dis point qu’il n’est pas jolie ; mais pour la mariage, c’est autrement ; vous savez bien que je ne puis pas.

M. DE S. HYGIN.

Pourquoi ? Dans votre état, il faut se marier en demeurant à Paris, lorsqu’on y veut tenir une bonne maison.

M. OCTAVINI.

Oui ; mais Monsieur, je curs peut-être encore dans d’autres pays.

M. DE S. HYGIN.

C’est une défaite ; si vous avez des engagemens ici avec d’autres, c’est différent.

M. OCTAVINI.

Non, je suis point engagé.

M. DE S. HYGIN.

Si vous n’êtes point engagé, pourquoi ne voulez-vous pas de ma fille ? Vous n’entendez pas bien, je crois, ce que j’ai l’honneur de vous dire.

M. OCTAVINI.

Monsieur, je parle tut de bon. Je suis point pur la mariage.

M. DE S. HYGIN.

On vous à peut-être dit du mal des femmes de France.

M. OCTAVINI.

Monsieur, pour les femmes, je suis fort charmé de voir en ste pays ; mais je puis pas dire.

M. DE S. HYGIN.

Monsieur, quand vous connoîtrez ma fille, je me flatte que vous penserez différemment, & je ne vois pas pourquoi nous ne finirions pas cette affaire tout de suite.

Mlle  DE S. HYGIN.

Mais, Papa, c’est aussi trop presser Monsieur.

M. OCTAVINI.

Oui, Mademoiselle, il dit bien, & la concert il vaut mieux pur moi.

M. DE S. HYGIN.

Mais dites-moi, je vous prie, une raison.

M. OCTAVINI.

Monsieur…

M. DE S. HYGIN.

Monsieur Delamarre…

M. OCTAVINI.

Monsieur Delamarre, il m’a dit de venir ici chanter aujurd’hui, c’est le vérité.

M. DE S. HYGIN.

Il va venir, ainsi il vous expliquera mieux tout cela que moi.

M. OCTAVINI.

Je entend fort bien, c’est pur cela que je dis comme il est vrai, certainement.

M. DE S. HYGIN.

Je n’y comprends rien.

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Scène IV.

M. DE S. HYGIN, Mlle  DE S. HYGIN, M. OCTAVINI, M. DELAMARRE, UN LAQUAIS.
Le LAQUAIS, annonçant.

Monsieur Delamarre.

M. DELAMARRE.

Ma foi, mon ami, je suis bien fâché, mais on m’a dit que notre homme en question étoit allé à S. Cloud se promener, & qu’il ne rentreroit que ce soir fort tard.

M. DE S. HYGIN.

Bon, le voilà.

M. DELAMARRE.

C’est Monsieur Octavini.

M. DE S. HYGIN.

Oui, il dit qu’il ne peut pas se marier, qu’il a des raisons qu’il ne peut pas me dire.

M. DELAMARRE, souriant.

Quoi ! vous croyez que c’étoit ?…

M. DE S. HYGIN.

Comment, allez-vous aussi être comme lui ; & tout le monde se moque-t-il de moi aujourd’hui ?

M. DELAMARRE.

Non ; mais écoutez-moi

M. DE S. HYGIN.

Il a beau dire, je n’entends rien à tout cela ; & vous m’avez fait faire des démarches fort désagréables pour un honnête-homme : enfin on n’aime pas à être refusé, & cela n’est pas convenable.

M. DELAMARRE.

Mais il ne peut pas faire autrement.

M. DE S. HYGIN.

Pourquoi donc m’avez-vous dit ?…

M. OCTAVINI.

Monsieur Delamarre, Monsieur, il se fâche contre moi ; je sais pas pourquoi.

M. DELAMARRE.

C’est qu’il vous prenoit pour un autre. Monsieur Octavini est un célèbre chanteur Italien, que j’ai promis à Mademoiselle de S. Hygin, de lui faire entendre ; mais que je ne voulois pas lui donner pour mari.

M. OCTAVINI.

Monsieur, vous voyez bien à ste moment.

M. DE S. HYGIN.

Oui, oui, Monsieur. Allons, allons au concert. (À Monsieur Delamarre.) Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit aussi ?

M. DELAMARRE.

Je ne savois pas ce qui arriveroit.

M. OCTAVINI.

Monsieur, il n’est plous fâché avec moi.

M. DE S. HYGIN.

Non, non, Monsieur ; & vous avez grande raison ; allons, passez, passez. (Ils vont tous au concert.)


Fin du trente-sixième Proverbe.
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Explication du Proverbe :

36. A l’impossible nul n’est tenu.