Proverbes dramatiques/Le Lièvre
LE LIEVRE,
PERSONNAGES.
Scène premiere.
Toujours travailler ! en voilà assez : il faut que faille prendre un peu l’air. Dame Jaqueline ? Dame Jaqueline ?
Scène II.
Qu’est-ce que vous voulez, Monsieur l’Avocat ?
Donnez-moi mes souliers.
Quoi ! vous voulez sortir ? Il ne fait pas trop beau.
Cela ne fait rien.
Les voilà, ils sont tous prêts.
Et mon habit, ma perruque ? (Il se chausse.)
Tout est ici. Mais pourquoi ne pas rester chez vous, plutôt ?
Parce que je veux m’aller promener un peu, pour me délasser de mon travail.
De votre travail ? & pourquoi tant travailler ?
Il faut bien être utile au Public, tant qu’on le peut.
Et vous vous tuez presque toujours pour rien : à votre place, je ne travaillerois que pour ceux qui me payeroient bien.
Mais, Dame Jaqueline, il faut aider les malheureux qui n’ont pas dequoi.
Oui, ceux-là : mais il vous vient tous les jours des paysans, qui font les pauvres, pour ne vous rien donner ; & vous êtes la dupe de cela, vous.
On n’est jamais dupe, en faisant le bien.
C’est peut-être beau, ce que vous dites-là ; mais cela ne rapporte rien. Pourquoi ne pas faire comme vos Confreres ? Toutes les fois qu’on vient les consulter, ils attrapent toujours quelque chose, pied ou aîle, n’importe, & voilà comme on fait une bonne maison.
Mais, j’ai assez de bien pour moi.
On n’en a jamais trop, il faut amasser ; on ne sait pas ce qu’il peut arriver.
Il ne faut pas se méfier de la Providence, Dame Jaqueline.
Je sais bien qu’on dit cela ; mais il ne faut pas refuser non plus ce qu’elle nous envoye ; il ne faut pas jeter à ses pieds ce qu’on tient dans ses mains.
Oui, oui, vous avez raison. Donnez-moi mon habit.
Le voilà, le voilà. Vous ne ferez rien de tout ce que je vous dis là ?
Si, si, ne vous embarrassez pas. Ma cravate ?
La voilà. Dame ! c’est que si vous vouliez y penser, je vous ferois faire meilleure chere.
Si c’était aux dépens du pauvre, cela ne vaudroit pas la peine.
Du pauvre ? non pas du pauvre ; mais de ceux à qui vous faites gagner des procès.
Il leur en coûte toujours assez. (Il met sa cravate.)
Oui, voilà comme vous êtes ; vous n’en ferez rien.
Je vous dis que si.
Mais quand ?
Nous verrons.
Oui, oui, nous verrons.
Ma perruque ?
La voilà. Promettez-moi donc.
Hé bien ! je vous le promets. (Il met sa perruque.) Ma canne, mon chapeau ?
Je vous le promets, je vous le promets. Je crains bien que ce ne soit pas. À beau prêcher, qui n’a cœur de bien faire. Où allez-vous ?
Sur la place ; savoir s’il y a quelques nouvelles.
Revenez bientôt, & n’allez pas vous enrhumer, toujours.
Non, non. S’il vient quelqu’un, faites attendre, je ne serai pas long-temps.
Scène III.
C’est tout comme si l’on ne disoit rien. Il travaille, & pourquoi faire ? Tous ces gens d’esprit-là sont plus bêtes ! Si on ne les gouvernoit pas, je ne sais pas comment ils feroient. Cela fait pitié ! Bon, pendant que je m’amuse là à gémir, peut-être que mon bœuf à la mode ne cuit pas.
Scène IV.
Bonjour, Dame Jaqueline.
Ah ! vous êtes à la Ville, aujourd’hui, Gros-Pierre ?
Oui, vraiment. Vous vous portez bien ?
Oui, assez bien, comme cela, tous les ans douze mois, comme on dit.
Ah ! Dame ! écoutez donc, on n’est pas toujours de même ; il faut aller comme le temps. Eh bien ! dites-moi un peu ; est ce que Monsieur l’Avocat n’est pas ici ? j’ons affaire à lui, & je ne venons que pour ça.
Il est allé faire un tour ; il reviendra bientôt, attendez-le.
Pardi ! il faut bien que je l’attende.
Est ce que vous avez un procès ?
Oh ! non ; mais j’ons envie de le consulter, pour en avoir un ; c’est un si brave-homme, que j’ons confiance en lui, voyez-vous.
Vous l’aimez, parce qu’il ne vous prend pas d’argent, quand vous le consultez.
Oh ! c’est bien vrai. Je l’y en ont offert pourtant une fois ; mais il n’a pas voulu : il m’a dit, comme ça, allons, Gros-Pierre, je ne veux point de ton argent, ne m’en parle jamais : ton Pere étoit fermier du mien ; ainsi je ne prendrai rien de toi ; c’est-là un honnête-homme, cela, par exemple.
Oui, voilà comme il se ruine.
Oh ! que non ; est-ce qu’il n’a pas une bonne ferme auprès de chez nous ?
Oui ; mais cela n’empêche pas que tout travail ne mérite salaire. Pourquoi ne posez-vous pas là votre paquet, au lieu de le garder sur votre épaule ?
Cela n’est pas lourd.
Qu’est-ce que c’est donc ?
Ce n’est rien.
Je crois que c’est un lievre ; car je vois des pattes qui passent.
Des pattes ?
Oui, ce sont des pattes ; je ne me trompe pas, c’est un lievre.
C’est une commission qu’on m’a chargé de faire.
Il les aime bien, les lievres, Monsieur l’Avocat.
Tout de bon ?
Oh ! quand je peux en avoir un, pour lui faire un civet, il est enchanté.
Et les aimez-vous, Dame Jaqueline ?
Oh ! mais il ne faut pas prendre garde à moi.
Pourquoi ? Dites, dites, naturellement ? Avouez que vous mangeriez bien un bon civet de lievre.
Mais…
Pourquoi ne pas dire sans façon ?
Oui, je l’aimerois bien.
Vous l’aimeriez bien ? Et moi aussi.
Hum, le vilain Trigaud !
Scène V.
Hé ! Gros-Pierre. Quoi que tu fais ici ? je t’ai vu entrer, & j’ai dit, comme ça, il faut que je lui demande s’il veut que nous nous en allions ensemble.
M’attendras-tu ?
Eh ! pardi ! sûrement, je t’attendrai.
Ah ! ça ! je vous laisse. Je m’en vais voir à mon souper. Asseyez-vous là.
Allez, allez, ne vous embarrassez pas de nous.
Scène VI.
Eh ! dis donc, Gros-Pierre, est-ce que tu as un procès ?
Non ; mais je veux en faire un à la veuve Mignot ; tu sais bien qu’alle a t’un pré tout près du nôtre.
Oui ; mais ça n’est pas bian de vouloir l’avoir.
Et son pere n’a-t-il pas eu, comme ça, un quartier de nos vignes ?
Mais, c’est différent.
Je le sais bien ; mais si Monsieur l’Avocat me le conseille.
Il ne te conseillera pas de dépouiller une veuve.
Une veuve ne me fait pas plus de pitié qu’une autre ; alle n’a qu’à se remarier, alle ne sera plus veuve.
C’est vrai ça ; mais il ne faut pas prendre le bien de son voisin.
Je ne le prendrai pas non plus ; c’est la justice qui me le donnera.
Mais alle ne serait plus une justice dans ce cas-là.
Mais n’est-ce pas les Avocats & les Procureurs, qui font la justice ? Hé bien, est-ce qu’ils ne pouvont pas vous faire avoir le bien que vous voulez ?
Dame ! je ne savons pas.
Il ne faut donc pas parler. Enfin je veux que Monsieur l’Avocat me baille cet avis-là, vois-tu ? & s’il me le baille, je lui baillerai un Lievre que j’ai apporté par exprès pour cela ; mais s’il me baille un autre avis, il n’aura pas le Lievre, & je le mangerons, nous. Je le vois qui vient, je crois. Oui, c’est ly-même.
Je ne sais plus que te conseiller à présent.
Oh ! laisse-moi faire ; tu vas voir, tu vas voir.
Scène VII.
Ah ! ah ! vous voilà à la Ville, Gros-Pierre ?
Oui, Monsieur l’Avocat, j’y venons, parce que j’ons une affaire de conséquence, où j’aurions grand besoin que vous me bailliez votre avis, voyais-vous.
Eh bien ! mon ami, tu n’as qu’à dire. Tu sais bien que j’aime à te faire plaisir.
C’est aussi pour cela que je venons à vous, Monsieur l’Avocat.
Il m’est avis qu’il faut que je m’en aille, je m’en vais t’attendre aux trois-Rois.
Quand j’aurai fini, j’irai t’y trouver.
Adieu, Monsieur l’Avocat.
Adieu, mon ami, adieu.
Scène VIII.
Allons, Gros-Pierre, conte-moi ton affaire.
Vous saurez, Monsieur l’Avocat, qu’il y a, à côté de mon grand pré, un autre pré qui est à la veuve Mignot. Vous la connoissez, la veuve Mignot ?
Non.
La Veuve Mignot est la plus méchante femme du monde ; alle dit que je recule tous les ans la borne qui nous sépare ; & alle veut que je plantions une haye, pour n’avoir plus de dispute ; moi, je ne veux pas de haye, & je voudrois l’attaquer en justice, sur ce qu’elle dit que j’ai reculé la borne.
Mais, il n’y a qu’à mesurer le terrain, & l’on verra bien si vous y avez touché.
Je ne voulons pas qu’on le mesure, & je ne voulons pas qu’alle m’accuse de cela ; c’est pourquoi je voulons l’y faire un procès en réparation de dommages & intérêts, afin qu’on m’adjuge son pré, pour que je n’ayons pas de disputes.
J’entends bien cela.
Voilà ce que je voudrois que vous me conseilliez, Monsieur l’Avocat.
Mais, Gros-Pierre, cela n’est pas bien de vouloir avoir, comme cela, l’héritage de son voisin.
Je savons bien qu’on dira cela ; mais si la Justice me le donne, qu’est-ce qu’il y aura à dire ?
La Justice ne te le donnera pas.
Pardonnez-moi, il n’y a qu’à embrouiller tout cela de façon que cela finisse comme je le voulons ; vous comprenez bian, Monsieur l’Avocat.
Je ne te conseillerai jamais de tenter un procès injuste.
Mais pourquoi ?
Parce qu’il faut être honnête-homme, d’abord.
Mais de tous les gens qui ont des procès, il y en a toujours un qui perd.
Sans doute.
Hé bien ! si la veuve Mignot perd, c’est tout ce que je veux.
Oui ; mais si tu perds, toi, comme cela arrivera, tu payeras les frais & tu diras que, je t’ai mal conseillé.
Je dirai… je dirai qui vous n’avez pas bien embrouillé l’affaire, comme je voulois, parce que je suis sûr qu’on pourroit me faire avoir ce pré-là.
Mais, je te dis que la Loi est contre toi.
Mais il n’y a qu’à la retourner, elle sera pour moi.
Tu n’y entends rien ; je ne te veux pas embarquer dans une mauvaise affaire : je crois que c’est te donner un bon conseil.
Oui, un bon conseil qui ne rapporte rien, à quoi est-il bon ?
À empêcher qu’on ne te mange inutilement.
Voilà donc votre dernier mot, Monsieur l’Avocat ?
Oui, & celui que tu dois suivre.
Si vous aviez voulu, vous auriez pu m’en donner un autre, tant pis pour vous.
Je ne veux pas te tromper. Jusqu’à présent, ne t’ai-je pas bien conduit dans tes affaires ?
Cela est vrai.
Eh bien ! de quoi te plains-tu ?
Oh ! de rien. Vous n’avez rien à mander chez nous, Monsieur l’Avocat ?
Non, non, mon ami. Porte-toi bien.
Je vous baille bian le bonjour.
Scène IX.
Eh bien ! Monsieur l’Avocat, vous avez vu Gros-Pierre ?
Oui.
Qu’est-ce qu’il vous vouloit ?
Me consulter sur un procès, qu’il vouloit avoir avec une de ses voisines.
Lui avez-vous donné votre avis ?
Oui.
Et qu’est-ce qu’il vous a donné, lui ?
Rien.
Comment rien ? C’est donc là ce que vous m’aviez promis.
Mais que veux-tu ? Tu sais bien que Gros-Pierre…
Je sais, je sais qu’avec tout votre esprit, vous ne savez ce que vous faites ; si j’avois été là, j’aurois sûrement eu un lievre qu’il avoit.
Il avoit un lievre ?
Assurément.
Je ne l’ai pas vu.
Je le crois bien, & puis ce coquin-là se moque de vous, après cela.
Je ne lui donne rien du mien.
Et votre peine ! votre science !… J’ai plus de regrets à ce lievre-là… où est-il allé, Gros-Pierre ?
Il est allé, aux trois-Rois, retrouver un de ses amis.
Il y sera peut-être encore. Je veux absolument avoir le lievre, ou je ne demeurerai plus avec vous.
Quoi ! vous voudriez me quitter, depuis vingt-cinq ans que nous sommes ensemble ?
Qu’est-ce que j’y ai gagné ? Faites-vous la moindre chose de ce que je veux ? Vous me promettez tantôt, & puis vous n’y songez plus à la première occasion.
Que voulez-vous ? je vous promets encore…
Oui, oui, promettre & tenir sont deux. Voilà qui est fini, je m’en irai demain.
Ah ! Dame Jacqueline…
Il n’y a point de Dame Jaqueline qui tienne.
Mais, comment faire ?
Je veux avoir le lievre, & tout-à-l’heure. Voyez à vous arranger ; je ne me contente pas de promesses davantage, je veux des effets. Si vous voulez, je m’en vais dire à Gros-Pierre que vous avez quelque chose à lui dire.
Si j’ai le lievre, notre paix sera donc faite ?
Oui, pour cette fois-ci.
Fort-bien. Allez, allez le chercher.
Je le vois à la porte des trois-Rois. Je m’en vais l’appeler.
Scène X.
Dame Jaqueline a raison ; mieux on conseille les gens, & moins ils ont de reconnoissance. Si j’avois été de l’avis de Gros-Pierre, il m’aurait sûrement donné son lievre. Puisque cela fait tant de plaisir à Dame Jaqueline, je m’en vais employer un moyen, qui, sûrement, me réussira. Prenons un gros livre pour faire semblant de consulter ; il en sera, sûrement, la dupe. (Il prend un grand livre, & il se met à lire.)
Scène XI.
Tenez, Monsieur l’Avocat, le voilà Gros-Pierre ; il n’étoit pas encore parti.
Est-ce que vous avez quelque chose à me dire, Monsieur l’Avocat ?
Eh ! oui, vraiment, j’ai songé à ton affaire, & j’ai trouvé ici…
Quoi, Monsieur l’Avocat ?
Que tu pourrois bien…
Avoir mon pré ?
Oui, s’il n’y a jamais eu de haye qui ait séparé ces deux héritages.
Non, Monsieur l’Avocat, je suis bien sûr qu’il n’y en a jamais eu, parce que le tout appartenoit au même Maître ; c’est pourquoi je pourrions demander ce qui est à la veuve Mignot, mon pré étant plus grand que le sien.
Le tien est plus grand ?
Oui.
Il n’y a plus de difficultés.
Tout de bon ! Monsieur l’Avocat, vous le croyez ?
Sans doute, & le procès se gagnera, parce que le fort emporte le foible.
C’est vrai, cela ; vous êtes un bien habile homme !
On ne voit pas tout d’un coup le pour & le contre.
Vincent ! je t’avois bien dit que ma cause étoit bonne, tu n’entends rien aux affaires, toi.
Eh bien ! je ne le crois pas encore.
Tu es bien obstiné ! tu ne mangeras pas de mon lievre ; car je m en vais le donner à Monsieur l’Avocat.
Qu’est-ce que vous dites, Gros-Pierre ?
Je dis que je donne ce lievre à Monsieur l’Avocat. Prenez-le, Dame Jaqueline. (Il lui donne.)
Donnez, donnez. (Elle l’emporte, & elle revient.)
Ah ! ça ! écoutez-moi, Gros-Pierre ; je vois que vous aimez les bons conseils.
Eh ! pardi ! je vous le demande ? il n’y a que ceux-là.
C’est donc ceux-là qu’il faut payer, & non pas les autres.
C’est ce que je vous disons.
Eh bien ! c’est le premier que je vous ai donné, qui étoit le bon, & non pas le second.
Quoi ! celui de ne pas plaider ?
Sans doute.
Quoi ! le plus fort ?…
Est souvent le plus injuste.
Mais l’adresse, l’habileté, la ruse…
Fait des dupes.
Je te l’avois bien dit, Gros-Pierre.
Tais-toi.
Si tu ne t’étois pas moqué de moi, tantôt, avec ton lievre, nous ne nous moquerions pas de toi, à présent.
Je parie que c’est vous, Dame Jaqueline, qui avez conseillé à Monsieur l’Avocat de me faire ce tour-là.
Eh bien ! c’est vrai, Gros-Pierre.
Tu en es quitte à meilleur marché, que si tu plaidois.
Oh ! je n’en suis pas fâché à cause de vous, mais à cause d’elle.
Moi, j’en suis bien-aise, parce que tu n’as pas voulu me croire. Allons, allons-nous-en.
Adieu, mes amis, votre serviteur.
Adieu, Monsieur l’Avocat, je ne croirons plus jamais que votre première parole. (Ils sortent.)
Vous voyez bien que j’avois raison, Monsieur l’Avocat.
Oui ; mais vous m’avez fait mentir, je n’aime pas cela. Allons souper. (Ils sortent.)
Explication du Proverbe :
51. Il faut gratter les gens où il leur démange.