Proverbes dramatiques/Le Mari absent

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Proverbes dramatiquesLejaytome I (p. 205-220).


LE
MARI ABSENT.

TREIZIEME PROVERBE.


PERSONNAGES


Le BAILLI, habit brun, veste noire, perruque & chapeau.
GROS-JEAN, Paysan ; habit & veste grise déboutonnée, avec un gillet d’indienne, & un chapeau noir.
CATHERINE, femme de Gros-Jean, en vraie paysanne.


La Scene est sur la place du Village.

Scène premiere.


Le BAILLI, CATHERINE, pleurant.
CATHERINE.

Oui, Monsieur le Bailli, mon mari arrive aujourd’hui.

Le BAILLI.

Ne pleurez pas, mon enfant, il y a remede à tout.

CATHERINE.

Mais, voilà le jour bien avancé, il n’y a guère de temps pour y penser ; si vous m’abandonnez, Monsieur le Bailli, je suis une femme perdue !

Le BAILLI.

Vous abandonner, ma chere amie ! pouvez-vous l’imaginer seulement ?

CATHERINE.

Il est vrai que ce seroit bien mal à vous, après l’embarras où vous m’avez mis.

Le BAILLI.

Je vous aime toujours, & je suis très-occupé de vous tirer d’affaire.

CATHERINE.

Si je n’avois pas eu d’enfant encore pendant le voyage de mon mari, le reste ne seroit rien ; pourquoi s’en va-t-il, au bout du compte ?

Le BAILLI.

Sans doute. Mais j’arrangerai cela, ne soyez plus inquiete.

CATHERINE.

Je ne pourrai pas cacher les enfans, tout le Village sait ce qui est arrivé, & puis ils sont à lui, à ce que vous dites, malgré…

Le BAILLI.

Oui, la loi y est conforme. Je vous dirois bien cela en latin… mais…

CATHERINE.

Je ne l’entendrois pas. Ne nous amusons point à cela.

Le BAILLI.

Écoutez, voici mon idée. Vous croyez que votre mari va arriver, n’est-ce pas ?

CATHERINE.

Oui, Monsieur le Bailli, j’en suis même toute troublée, quand j’y pense.

Le BAILLI.

Il ne faut point être troublée. Il faut vous en aller chez vous & y demeurer tranquille. Moi, je resterai ici à l’attendre. Je parlerai à Gros-Jean. Sans entendre ce que nous dirons, vous verrez bien la mine qu’il fera. Je puis vous assurer qu’il ne sera pas mécontent.

CATHERINE.

Vous le croyez ?

Le BAILLI.

J’en suis sûr. Il n’aime pas mal l’argent ?

CATHERINE.

Ah, beaucoup, & c’est-là ce qui lui a fait faire son voyage.

Le BAILLI.

Quand je me tournerai du côté de votre maison, vous viendrez nous trouver avec vos deux enfans, vous en cacherez un d’abord, & selon ce que nous dirons, vous montrerez l’autre.

CATHERINE.

Et, qu’est-ce que vous direz, Monsieur le Bailli ?

Le BAILLI.

Il est inutile à présent que vous le sachiez.

CATHERINE.

Mais pourquoi ? je n’en dirai rien.

Le BAILLI.

Ah, ne voilà-t-il pas la curiosité qui vous prend ?

CATHERINE.

Non, non, Monsieur le Bailli ; c’est que je voudrions seulement savoir…

Le BAILLI.

Allez-vous-en plutôt que plus tard, il ne faut pas que votre mari nous trouve ensemble.

CATHERINE.

Ah, je le vois tout la-bas.

Le BAILLI.

Vous voyez-bien, éloignez-vous.

CATHERINE.

Oh, il ne regarde pas de ce côté-ci. Adieu, adieu, Monsieur le Bailli.

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Scène II.

Le BAILLI.

Cette petite femme-là est charmante ! Quand il m’en coûteroit quelque argent ; c’est tout simple, & puis on promet… d’ailleurs il peut arriver quelque malheur, qui me procurera de quoi tout payer. Nous sommes au Public ; c’est au Public à faire les frais de nos folies, puisque nous travaillons à punir & à réparer les fautes. Comme la circonstance donne de l’esprit ! voilà une pensée qui ne m’étoit pas encore venue : je la mettrai bien à profit à l’avenir. Mais Gros-Jean s’approche, voyons si nous réussirons à le persuader.

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Scène III.

Le BAILLI, GROS-JEAN
Le BAILLI.

Hé bien, Gros-Jean, vous voilà donc enfin de retour ?

GROS-JEAN.

Oui, Monsieur le Bailli, à vot’ sarvice ; comment vous-en va ?

Le BAILLI.

Fort bien, Gros-Jean, fort bien. Votre voyage vous a-t-il valu bien de l’argent ?

GROS-JEAN.

Il devoit m’en valoir ; mais ai mangé tout ce que j’avois porté ; encore bian heureux d’en avoir eu assez.

Le BAILLI.

Et comment cela ? Votre oncle avoit des vignes, à ce que vous m’aviez dit.

GROS-JEAN.

Oui, mais la justice a tout vendangé ; c’est comme la grêle, Monsieur le Bailli ; c’est même encore pire, car parsonne n’a eu rian, que deux ou trois créanciers qui disont encore, qu’on leur a pris les trois quarts de ce qu’ils devions avoir.

Le BAILLI.

Cela arrive quelquefois comme cela.

GROS-JEAN.

Tout le monde mourroit à présent, que je ne voudrois pas me baisser pour avoir un héritage.

Le BAILLI.

Vous avez raison.

GROS-JEAN.

Ne parlons pus de cela, Monsieur le Bailli ; queux nouvelle y a-t-il ici ? comment se porte ma femme ?

Le BAILLI.

Votre femme se porte très-bien ; mais il y a bien des nouvelles depuis votre départ.

GROS-JEAN.

Comment donc ! & sont-elles bonnes du moins ?

Le BAILLI.

Oui, elles ne sont pas mauvaises.

GROS-JEAN.

Et, pardi, Monsieur le Bailli, comptez moi donc un peu ça.

Le BAILLI.

Vous savez quand vous êtes parti, que nous avions un nouveau Seigneur, qui venoit d’acheter cette terre-ci ?

GROS-JEAN.

Oui, vraiment, & je n’étions pas fâché d’être délivré de l’autre. Celui-ci est-il meilleur ?

Le BAILLI.

Je vous en réponds ; c’est un homme qui aime à faire le bien du Paysan.

GROS-JEAN.

Velà un brave homme, pardi, c’ti-là.

Le BAILLI.

Mais il veut qu’on travaille. Il prétend que ce Village ci sera très-riche dans quatre ans, si on veut faire ce qu’il dira.

GROS-JEAN.

Et pourquoi pas ? d’abord qu’on veut not’ bien, Monsieur le Bailli, c’est raisonnable.

Le BAILLI.

Il dit aussi qu’il veut prouver que plus on a d’enfans, & plus on est riche.

GROS-JEAN.

Oui, tant vaut l’homme, tant vaut la terre. Mais il faut pouvoir les élever ces enfans, il ne travaillons pas en venant au monde.

Le BAILLI.

Il sait cela, & pour qu’il y ait beaucoup d’enfans dans son village, & qui se portent bien, voici ce qu’il a imaginé.

GROS-JEAN.

Voyons, voyons, j’aimons déjà ce Seigneur-là, moi, Monsieur le Bailli.

Le BAILLI.

Écoutez, écoutez.

GROS-JEAN.

Oh, par la mordié, je n’en pardrons pas un mot, voyez-vous.

Le BAILLI.

Chaque enfant qui viendra au monde, pendant dix ans, il donnera au pere, cent écus.

GROS-JEAN.

Cent écus ? & quand ça commencera-t-il ?

Le BAILLI.

Oh, il y a déjà plus d’un an de passé.

GROS-JEAN.

Plus d’un an ! je suis bien malheureux de m’être en allé, j’aurions déjà gagné cent écus au moins.

Le BAILLI.

Depuis votre départ, votre femme est accouchée.

GROS-JEAN.

Ma femme est accouchée, Monsieur le Bailli ? mais il y a dix-huit mois ; & quand je suis parti, alle n’étoit pas grosse.

Le BAILLI.

Il faut donc le dire au Seigneur ; car il veut que les enfans soient réellement du mari.

GROS-JEAN.

Gardez-vous en bien, Monsieur le Bailli, je ne sais ce que je dis. Oh, sûrement je me rappelle…

Le BAILLI.

Prenez-y garde.

GROS-JEAN.

J’aurions donc les cent écus ?

Le BAILLI.

Oui, par enfant.

GROS-JEAN.

Pardi, ce n’est pas tout pardre ; mais c’est un Seigneur d’or ! Que je suis fâché de m’être en allé !

Le BAILLI.

Tenez, voilà votre femme, vous lui avez grande obligation de cet argent-là.

GROS-JEAN.

Ah, pardi, je vous en réponds, je vois bian que sans elle, je ne les aurions jamais eu.

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Scène IV.

Le BAILLI, GROS-JEAN, CATHERINE, montrant un enfant qu’elle porte.
GROS-JEAN.

Eh, dis donc, femme, est-ce un fieux ou une fille, que j’ons pour ces cent écus ?

CATHERINE.

C’est tous les deux, Gros-Jean.

GROS-JEAN, avec joie.

Quoi ! j’ons deux enfans ?

CATHERINE.

Oui, vraiment, mon ami.

GROS-JEAN.

Ah, pargué, femme, c’est un trésor ! quoi, Monsieur le Bailli, j’aurai six cents francs ?

Le BAILLI.

Oui, tu peux y compter.

GROS-JEAN.

Voilà une brave femme, Monsieur le Bailli ?

Le BAILLI, à Catherine.

Cela va bien.

CATHERINE, au Bailli.

Oh, je vais le rendre encore plus content.

Le BAILLI, à Catherine.

Prenez garde à ce que vous direz.

CATHERINE.

Ah, Gros-Jean, nous aurons plus de six cents francs.’

GROS-JEAN.

Comment donc ?

CATHERINE.

Ces deux enfans-là sont venus ensemble, vois-tu.

GROS-JEAN.

Oui ?

CATHERINE.

Hé bien, je suis grosse encore, si je vas en avoir aussi deux, cela fera douze cents francs.

GROS-JEAN, avec joie.

Pardi, t’as raison.

Le BAILLI, à part.

Cette femme-là me ruinera. À Catherine. Mais, vous n’êtes pas grosse ?

CATHERINE.

Cela ne fait rien ; je le deviendrai.

GROS-JEAN.

Qu’est ce que t’as, dis donc, femme ? mais quel bonheur, Monsieur le Bailli !

Le BAILLI.

Oui, cela est très-heureux.

GROS-JEAN.

Mais si cela va comme ça tous les ans, velà que j’aurons six cents francs de rente.

Le BAILLI.

Je vous le disois bien. Votre femme vous enrichira.

GROS-JEAN.

Pardi, c’est bian vrai. Je croyons d’abord devoir te gronder…

Le BAILLI, à Gros-Jean.

Qu’est-ce que vous allez dire ?

GROS-JEAN.

Oh, rien, rien, Monsieur le Bailli, je nous obsarverons.

CATHERINE.

Pourquoi donc vouloir me gronder, mon ami ?

GROS-JEAN.

Oh, je dis gronder ; ce n’est pas gronder, à moins que ce soit te gronder de ce que tu n’étois pas venue avec moi.

CATHERINE.

J’aurois été bien aise d’y aller.

GROS-JEAN.

Et, pardi non, j’en aurions été bien fâché.

CATHERINE.

Comment, c’est bien vrai ?

GROS-JEAN.

Sans doute ; ne faut-il pas que les enfans soient faits ici, Monsieur le Bailli ?

Le BAILLI.

Sûrement.

GROS-JEAN.

Allons, allons, c’est bon. As-tu préparé à souper ?

CATHERINE.

Oui, mon ami.

GROS-JEAN.

Hé bien, allons boire à la santé d’un si bon Seigneur. Monsieur le Bailli, en voudriez-vous prendre vot’ part ?

Le BAILLI.

Pourquoi pas ? j’aime les braves gens, les honnêtes gens.

GROS-JEAN.

Allons, venez donc ; car je vous aimons bian aussi, nous ; n’est-ce pas, Catherine ?

CATHERINE.

Oh, pour cela oui ; & ce sera toujours tout de même.

GROS-JEAN.

Tu as raison femme, allons, allons souper, je parlerons un peu de ça à table.


Fin du treizieme Proverbe.
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Explication du Proverbe :

13. Abondance de biens ne nuit pas.