Proverbes dramatiques/Le Poulet

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Proverbes dramatiquesLejaytome I (p. 21-36).


LE
POULET.

TROISIEME PROVERBE.


PERSONNAGES


M. D’ORVILLE, en Robe-de-Chambre, avec une perruque en bonnet.
M. FRÉMONT, Médecin, en habit noir, & grande perruque.
LA BRIE. Laquais de M. d’Orville, en Livrée.
COMTOIS.


La Scene est chez M. d’Orville, dans sa chambre à coucher.

Scène premiere.


M. D’ORVILLE, COMTOIS, LA BRIE.
M. D’ORVILLE.

Parbleu, cette médecine-là m’a bien fatigué ! je meurs de faim. Et mon poulet, La Brie ?

LA BRIE.

Monsieur, vous allez l’avoir tout à l’heure.

M. D’ORVILLE.

Pourquoi Comtois n’y est-il pas allé ?

COMTOIS.

Monsieur, il falloit bien être auprès de vous, pour vous habiller. Nous allons mettre le couvert.

M. D’ORVILLE.

Ils ne finiront pas. Est-ce qu’il ne peut pas ranger cela tout seul ? Allons, vas-t’en.

COMTOIS.

J’y vais, j’y vais.

M. D’ORVILLE.

Je tombe d’inanition. Donnez-moi un fauteuil. Il s’assied. Allons, finis donc.

LA BRIE.

Je vais mettre la table devant vous. Il l’approche. Je m’en vais chercher du pain.

M. D’ORVILLE.

Je crois qu’ils me feront mourir d’impatience.

LA BRIE.

Déployez toujours votre serviette pour ne pas perdre de tems.

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Scène II.


M. D’ORVILLE.

Je n’en puis plus ! je m’endors de fatigue & de foiblesse. Il s’endort & ronfle.

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Scène III.

M. D’ORVILLE, LA BRIE, COMTOIS, portant le poulet.
LA BRIE.

Apporte du pain.

COMTOIS.

Il y en là, j’apporte le poulet. Quoi ! il dort déjà ?

LA BRIE.

Je ne fais pourtant que de le quitter.

COMTOIS.

Mais son poulet va refroidir. Réveille-le.

LA BRIE.

Moi ? je ne m’y joue pas, il crieroit comme un aigle.

COMTOIS.

Comment ferons-nous ?

LA BRIE.

Je n’en sais rien ; cela nous fera dîner à je ne sais quelle heure, & je meurs de faim.

COMTOIS.

Et moi aussi ; ma foi, je m’en vais l’éveiller.

LA BRIE.

Tu n’en viendras jamais à bout.

COMTOIS, criant.

Monsieur ?

LA BRIE.

Oui, oui ; vois comme il remue, il n’en ronfle que plus fort.

COMTOIS.

Quel diable d’homme ! coupe le poulet ; en cas qu’il se réveille, ce sera toujours autant de fait.

LA BRIE.

Oui, & il sera plus froid, je ne m’y joue pas.

COMTOIS.

Hé bien, je m’en vais le couper, moi. Il coupe une cuisse. Tiens, vois comme cela sent bon.

LA BRIE.

Je n’ai pas besoin de sentir pour avoir encore plus de faim.

COMTOIS.

Ma foi, j’ai envie de manger cette cuisse-là. Monsieur Frémont lui a ordonné de ne manger qu’une aile, il n’y prendra peut-être pas garde. Il mange la cuisse. Ma foi, elle est bonne. Je m’en vais boire un coup. Donne-moi un verre. Il se verse à boire, & boit.

LA BRIE.

Et s’il se réveille ?

COMTOIS.

Hé bien, il me chassera, & je m’en irai.

LA BRIE.

Ah, tu le prends sur ce ton-là ! oh, j’en ferai bien autant que toi ; allons, allons, donne-moi l’autre cuisse.

COMTOIS.

Je le veux bien, nous serons deux contre lui, il ne saura lequel renvoyer. Tiens. Il lui donne l’autre cuisse.

LA BRIE.

Donne-moi donc du pain ?

COMTOIS.

En voilà.

LA BRIE.

Ma foi, tu as raison ; ce poulet est excellent ! mais je veux boire aussi.

COMTOIS.

Hé bien, bois. Je songe une chose ; comme il ne doit manger qu’une aile, il ne m’en coûtera pas davantage de manger l’autre, je m’en vais en mettre une sur son assiette. Il mange.

LA BRIE.

C’est bien dit, donne-moi le corps.

COMTOIS.

Ah, le corps, c’est trop ; je m’en vais te donner le croupion. Ils mangent tous les deux.

LA BRIE.

Cela ne vaut pas l’aile.

COMTOIS.

Mange, mange toujours.

LA BRIE.

Buvons aussi.

COMTOIS.

Allons, à ta santé.

LA BRIE.

À la tienne. Ils boivent.

COMTOIS.

Ce vin-là est bon. Quoi, tu manges le haut du corps ?

LA BRIE.

Ma foi, oui.

COMTOIS.

Oh, je m’en vais manger son aile.

LA BRIE.

Attends donc.

COMTOIS.

Je suis ton serviteur, je veux en avoir autant que toi.

LA BRIE.

Tu es bien gourmand ?

COMTOIS.

Tu ne l’es pas, toi ? ah çà, buvons, buvons.

LA BRIE.

Prends ton verre. Ils boivent.

COMTOIS.

À présent, que ferons-nous, quand il s’éveillera ?

LA BRIE.

Je n’en sais rien. Buvons pour nous aviser.

COMTOIS.

Il ne reste plus rien dans la bouteille.

LA BRIE.

Non ? & que dira Dame Jeanne, quand elle verra la bouteille vuide ?

COMTOIS.

Et les restes du poulet ?

LA BRIE.

Ma foi, elle dira ce qu’elle voudra. Attends, le voilà qui remue.

COMTOIS.

Comment ferons-nous ? que dirons-nous ?

LA BRIE.

Tiens, mets tous les os sur son assiette, & dis comme moi.

COMTOIS.

Oui, oui, ne t’embarrasses pas.

LA BRIE.

Paix donc.

M. D’ORVILLE, se frottant les yeux.

Hé-bien, qu’est-ce que vous faites là vous autres ?

LA BRIE.

Monsieur, nous attendons. À Comtois, rinces son verre, & mets de l’eau dedans.

M. D’ORVILLE.

Hé bien, ces coquins là, ne veulent donc pas me donner mon poulet ?

LA BRIE.

Votre poulet, Monsieur ?

M. D’ORVILLE.

Oui ; comment depuis deux heures j’attends.

LA BRIE.

Que vous attendez, Monsieur ; vous badinez, il est bien loin.

M. D’ORVILLE.

Comment bien loin ! qu’est-ce que cela veut dire ?

LA BRIE.

Tenez, Monsieur, regardez devant vous.

M. D’ORVILLE.

Quoi !

LA BRIE.

Vous ne vous souvenez pas que vous l’avez mangé ?

M. D’ORVILLE.

Moi !

LA BRIE.

Oui, Monsieur.

COMTOIS.

Monsieur a dormi depuis.

M. D’ORVILLE.

Je n’en reviens pas ! je l’ai mangé ?

LA BRIE.

Ouï, Monsieur, & vous n’avez rien laissé ; voyez.

M. D’ORVILLE.

Je l’ai mangé ! c’est incompréhensible ! & je meurs de faim.

COMTOIS.

Cela n’est pas étonnant, vous n’aviez rien dans le corps ; cela a passe tout de suite en dormant.

M. D’ORVILLE.

Mais je voudrois boire un coup, du moins.

LA BRIE.

Vous avez tout bu. Nous ne vous avons jamais vu une soif & un appétit pareils.

M. D’ORVILLE.

Je le crois bien ; car je l’ai encore.

COMTOIS.

C’est sûrement la médecine, qui fait cela. Monsieur veut-il un verre d’eau ?

M. D’ORVILLE.

Un verre d’eau ?

COMTOIS.

Oui, pour vous rincer la bouche ; parce que nous irons dîner, nous, après cela.

M. D’ORVILLE.

Je n’y comprends rien. Il se rince la bouche.

LA BRIE, à Comtois, bas.

Tu vois bien que Dame Jeanne n’aura rien à dire non plus.

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Scène IV.

M. D’ORVILLE, M. FRÉMONT, LA BRIE, COMTOIS.
LA BRIE, annonçant.

Monsieur Frémont.

M. FRÉMONT.

Hé bien, la médecine, depuis ce matin ?

M. D’ORVILLE.

Ah, Monsieur, elle m’a donné un appétit dévorant.

M. FRÉMONT.

Tant mieux, cela prouve qu’elle a balayé le reste des humeurs.

COMTOIS.

C’est ce que nous avons dit à Monsieur.

M. D’ORVILLE.

Mais, Monsieur, je meurs de faim.

M. FRÉMONT.

N’avez-vous pas mangé votre aile de poulet, comme je vous l’avois ordonné ?

LA BRIE.

Bon ! Monsieur a bien plus fait, il a mangé le poulet tout entier.

M. FRÉMONT, en colere.

Le poulet entier !

COMTOIS.

Et bu sa bouteille de vin.

M. FRÉMONT, en colere.

Sa bouteille de vin & un poulet !

M. D’ORVILLE.

Hé, Monsieur, je mourois de faim.

M. FRÉMONT, en colere.

Vous mouriez de faim ! vous n’êtes pas plus raisonnable que cela ?

M. D’ORVILLE.

Hé, Monsieur, c’est comme si je n’avois rien mangé, je me sens toujours le même besoin.

M. FRÉMONT, en colere.

Le même besoin ! n’êtes-vous pas honteux ! Ne voyez-vous pas que ce sont vos entrailles qui sont irritées ?

M. D’ORVILLE.

Mais, Monsieur, considérez…

M. FRÉMONT, en colere.

Je vous ordonne une aile de poulet, &… allez, allez, Monsieur, avec une intempérance comme celle-là, vous ne méritez pas qu’on s’attache à vous, & qu’on en prenne soin.

M. D’ORVILLE.

Mais, je vous prie…

M. FRÉMONT.

Non, Monsieur, il faut vous mettre à la diete, pendant huit jours.

M. D’ORVILLE.

Ah, Monsieur Frémont !

M. FRÉMONT.

À l’eau de poulet.

M. D’ORVILLE.

À l’eau de poulet ?

M. FRÉMONT.

Oui, si vous ne voulez pas avoir une maladie épouvantable, une inflammation !… ou bien je ne vous verrai plus, je ferai mieux.

M. D’ORVILLE.

Quoi, Monsieur Frémont, vous pourriez m’abandonner ?

M. FRÉMONT.

Oui Monsieur si vous ne faites tout ce que je vous dirai.

M. D’ORVILLE.

Mais, Monsieur, rien que de l’eau de poulet ?…

M. FRÉMONT.

Ah, vous ne voulez pas ? adieu, Monsieur.

M. D’ORVILLE.

Et non, Monsieur, j’en prendrai. Allez-vous-en tous deux, dire qu’on en fasse tout à l’heure.

LA BRIE.

Oui, Monsieur.

M. FRÉMONT.

Non pas pour aujourd’hui, de l’eau de chiendent, seulement.

M. D’ORVILLE.

De l’eau de chiendent !

M. FRÉMONT.

Oui, Monsieur, il faut laver.

M. D’ORVILLE.

Et vous reviendrez ?

M. FRÉMONT.

À cette condition là.

M. D’ORVILLE.

Si vous me le promettez, je ferai tout ce que vous voudrez. Je vais vous suivre jusqu’à ce que vous m’ayez donné votre parole.

M. FRÉMONT.

Nous verrons comment vous vous conduirez. Ils sortent.


Fin du troisieme Proverbe.
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Explication du Proverbe :

3. Les battus payent l’amende.