Proverbes dramatiques/Le Sourd

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Proverbes dramatiquesLejaytome I (p. 37-58).


LE
SOURD.

QUATRIEME PROVERBE.


PERSONNAGES


M. DE L’ORME, sourd ; en habit brun, veste d’or, grande perruque, & une canne.
Mlle . DE L’ORME, fille de M. de l’Orme, mise simplement.
M. DE MIRVILLE, bien mis.
M. DUMONT, habit de drap galonné, la veste de même.
HENRIETTE, Femme-de-Chambre de Mlle  de l’Orme, en Femme-de-Chambre.
M. RONSIN, Notaire, en habit noir, & grande perruque.


La Scène est chez M. de l’Orme, dans un sallon.

Scène premiere.

M. DE L’ORME, Mlle . DE L’ORME.
M. DE L’ORME.

Ah çà, ma fille je, n’ai point voulu vous parler de mariage jusqu’à présent ; mais vous verrez arriver aujourd’hui le fils de Monsieur Dumont, qui est un garçon sage, aimable, que je vous destine ; il vient ici par le carrosse de Tours, préparez-vous à le bien recevoir.

Mlle . DE L’ORME.

Mais, mon père, je ne veux point me séparer de vous, & je n’ai point envie de me marier.

M. DE L’ORME.

Vous serez ravie de vous marier ? je le crois bien. Je voudrois voir le contraire, quand c’est moi qui ai arrangé cette affaire depuis plus de dix ans.

Mlle . DE L’ORME.

Je ne dis pas cela, mon pere, je dis que rien ne presse, & que je veux rester avec vous.

M. DE L’ORME.

Vous marier paroît doux ; parce que c’est ma volonté apparemment ?

Mlle . DE L’ORME.

Mais mon pere…

M. DE L’ORME.

Hem ?

Mlle . DE L’ORME.

Je ne dis pas cela.

M. DE L’ORME.

Vous aimez cela ; voilà ce qu’une fille ne doit pas dire ; mais aujourd’hui, je vous le passe. Il ne faut pourtant pas que Monsieur Dumont le sache ; songez toujours à le bien recevoir.

Mlle . DE L’ORME.

Vous ne m’entendez pas.

M. DE L’ORME.

Que je ne m’y attende pas ?

Mlle . DE L’ORME.

Je vous dis, mon pere, que je ne veux pas me marier sitôt.

M. DE L’ORME.

Il faut vous marier au plutôt ? hé bien, puisque vous êtes si pressée, je ne veux pas perdre de temps, je suis de votre avis ; je m’en vais chez mon Notaire faire dresser les articles, je ne veux pas que cela traîne ; peste, avec cet empressement-là, on ne sait pas ce qu’il peut arriver.

Mlle . DE L’ORME.

Mais, mon pere, écoutez donc mes raisons.

M. DE L’ORME.

Oh, je le crois bien, que vous trouvez que j’ai raison. À la bonne heure ; c’est toujours bien fait de s’expliquer, on ne se querelle jamais que faute de s’entendre. Je n’ai plus que faire de vous recommander de bien recevoir Monsieur Dumont. Adieu, adieu, je reviendrai bientôt.

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Scène II.

Mlle DE L’ORME, HENRIETTE.
HENRIETTE.

Hé bien, Mademoiselle ; avez-vous parlé à Monsieur votre pere ? est-il vrai que son Monsieur Dumont arrive aujourd’hui ?

Mlle . DE L’ORME.

Il n’est que trop vrai !

HENRIETTE.

De quoi êtes-vous convenue avec lui ?

Mlle . DE L’ORME.

De rien ; je n’ai jamais pu m’en faire entendre.

HENRIETTE.

Cela est quelquefois commode d’avoir un pere ou un mari sourd ; mais non pas dans ce moment-ci, où il n’y a pas de temps à perdre. Cependant il faut que vous sachiez une chose ; c’est que votre amant du couvent est ici.

Mlle . DE L’ORME.

Le Chevalier de Mirville ! & comment cela ?

HENRIETTE.

Il a appris à Tours, que Monsieur Dumont marioit son fils à Paris, à la fille de Monsieur de l’Orme, il est parti sur le champ ; il veut vous parler, il croit que vous le trahissez & que vous consentez à ce mariage ; je l’ai vu, il va venir ici dans le moment.

Mlle . DE L’ORME.

Ah, qu’il s’en garde bien ! mon pere va rentrer : Henriette, va plutôt le trouver, dis-lui bien…

HENRIETTE.

Ma foi, Mademoiselle, dites-lui vous-même, car le voilà.

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Scène III.

Mlle . DE L’ORME, M. DE MIRVILLE, HENRIETTE.
M. DE MIRVILLE.

Oui, Mademoiselle ; c’est moi qui veut savoir de vous-même si vous m’abandonnez, si vous m’avez assez peu aimé, pour consentir aujourd’hui à en épouser un autre ?

Mlle . DE L’ORME.

Ah, Chevalier, pouvez-vous avoir cette pensée ? mais si vous m’aimez encore, à quoi m’exposez-vous par cette imprudence ? mon pere peut nous surprendre, fuyez promptement.

M. DE MIRVILLE.

Ne craignez rien, il ne me connoît pas, & il me sera facile de le tromper : mais dites-moi donc quel est votre dessein & comment parer ce mariage odieux ? Il n’y a rien que je ne fasse pour le rompre, si vous y consentez, & si vous m’aimez encore.

Mlle . DE L’ORME.

Ah, Chevalier, si je vous aime !… mais comment parvenir seulement à éloigner ce mariage ?

M. DE MIRVILLE.

En ayant la fermeté de refuser celui qu’on vous propose.

Mlle . DE L’ORME.

Mais, si mon père veut absolument me forcer.

M. DE MIRVILLE.

Vous forcer ! le peut-il ? est-il maître de vous faire signer malgré vous ? il vous mettra dans un Couvent, mais peut-il vous faire Religieuse sans votre consentement ? il est question du bonheur de votre vie, du mien, vous dites que vous m’aimez, & vous croyez que je souffrirai…

Mlle . DE L’ORME.

Comment ?…

M. DE MIRVILLE.

Non, ne croyez parque Dumont vous épouse tant que je vivrai.

HENRIETTE.

Mais, Mademoiselle, Monsieur le Chevalier a raison ; qui peut engager Monsieur votre pere à faire ce mariage ? connoît-il seulement celui qu’on vous destine ? c’est le fils d’un de ses anciens amis ; mais il ne l’a jamais vu. On marie les enfans, comme on vend son cheval ; on dit toujours que c’est la meilleure acquisition qu’on puisse proposer, & l’on ne cherche qu’à s’en défaire & à se tromper l’un l’autre.

M. DE MIRVILLE.

Et l’on désunit deux cœurs que le Ciel sembloit avoir formés pour faire leur bonheur.

HENRIETTE.

J’entends quelqu’un. Ah ! c’est Monsieur votre pere, Mademoiselle.

M. DE MIRVILLE.

Soyez tranquille, & laissez-moi faire.

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Scène IV.

M. DE L’ORME, Mlle . DE L’ORME, M. DE MIRVILLE, HENRIETTE.
M. DE L’ORME, embrassant M. de Mirville.

Hé le voilà, ce cher enfant ! embrasse-moi.

M. DE MIRVILLE.

Monsieur…

HENRIETTE.

D’où connoît-il donc le Chevalier, Mademoiselle ?

Mlle . DE L’ORME.

Je n’en sais rien.

M. DE MIRVILLE.

Monsieur, j’arrive dans l’instant de Versailles

M. DE L’ORME.

De Marseille ! mais tu rêves. Ton pere m’a écrit que tu n’étois jamais sorti de Tours.

M. DE MIRVILLE.

Mon pere ?

M. DE L’ORME.

Par terre ? ah, c’est que tu as voyagé par la Loire apparemment ; c’est une belle rivière. Hé bien, dis-moi donc, pourquoi ne vient-il pas aussi le bon homme Dumont ? est-ce qu’il est toujours aussi indéterminé que de mon tems ? c’est insupportable !

HENRIETTE, à M. de Mirville.

Il vous prend pour son gendre futur, profitez de la circonstance.

M. DE MIRVILLE.

Il engage fort à le tromper, toujours.

M. DE L’ORME.

Tu ne dis rien. Est-ce que tu n’es pas content de ma fille ? quant à moi, je la trouverois bien dégoûtée, si elle ne t’aimoit pas déjà.

M. DE MIRVILLE.

Monsieur, elle a trop d’appas…

M. DE L’ORME.

Quand nous ferons le Contrat ? ah, voilà un empressement qui me plaît ; mais ce sera tout à l’heure, je viens de chez mon Notaire qui doit se rendre ici, tout est arrangé.

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Scène V.

M. DE L’ORME, Mlle , DE L’ORME, M. DE MIRVILLE, M. RONSIN, HENRIETTE, Un LAQUAIS.
Le LAQUAIS.

Monsieur Ronsin.

M. DE L’ORME.

Qu’est-ce que tu dis ? approche ici.

Le LAQUAIS.

Monsieur Ronsin, Monsieur.

M. DE L’ORME.

Ah, le voilà, Monsieur Ronsin ! vous ne pouviez pas venir plus à propos. Asseyons-nous. Tenez, voilà mon gendre.

M. RONSIN.

Monsieur, Mademoiselle votre fille doit en être contente.

M. DE L’ORME.

Combien il a de rentes ? voilà bien comme sont les gens d’affaires, ils n’estiment un homme que selon le revenu qu’il a ; pour moi celui-ci me plaît fort.

HENRIETTE, à M. de Mirville.

Cet homme-ci est incorruptible, je vous en avertis, & je ne sais pas comment vous sortirez de ceci.

M. DE MIRVILLE.

Ma foi, ni moi non plus. Nous verrons.

M. RONSIN.

Monsieur, je n’ai pas mis vos qualités ; parce que je ne les savois pas. Il ne manque que cela au Contrat.

M. DE MIRVILLE.

Je vous les dicterai.

M. DE L’ORME.

Qu’est-ce qu’il dit ?

M. RONSIN.

Qu’il va me dicter ses qualités.

M. DE L’ORME.

Que vous êtes entêté ? il vous connoît bien.

M. RONSIN.

Allons, Monsieur, quand il vous plaira.

M. DE MIRVILLE.

Mettez, Germain de Monfort, Chevalier de Mirville.

M. RONSIN.

Mais ce n’est pas ce nom-là que Monsieur de l’Orme m’avoit dit ?

M. DE MIRVILLE.

C’est qu’il ne le savoit pas.

Mlle . DE L’ORME.

Henriette, je tremble.

M. DE L’ORME.

Qu’est ce qu’il dit ?

M. RONSIN.

Qu’il s’appelle Monfort de Mirville.

M. DE L’ORME.

Mirtil, c’est un nom de Berger ; tant mieux, ce sera un mari constant, ma fille. Mais pourquoi Mirtil ?

M. DE MIRVILLE.

C’est un nom de terre.

M. DE L’ORME.

C’est le nom de ton pere, je ne savois pas cela moi ; pourquoi diable a-t-il deux noms ?

M. RONSIN.

Vos qualités ?

M. DE MIRVILLE.

Capitaine de Grenadiers au Régiment de Forêt.

M. RONSIN.

Fort bien.

M. DE L’ORME.

Après ?

M. RONSIN.

Capitaine de Grenadiers au Régiment de Forêt.

M. DE L’ORME.

Maître particulier des Eaux & forêts ; c’est une belle charge ; mais ton pere ne m’avoit pas mandé un mot de cette Charge. À la bonne heure.

M. RONSIN.

Monsieur de l’Orme, je ne comprends rien à cela.

M. DE L’ORME.

Vous entendez-bien cela, & moi aussi.

M. RONSIN.

Mais il n’y a pas un mot de tout ce que vous m’avez dit chez moi.

M. DE L’ORME.

Je fuis servi sur les deux toits ? hé mais je le crois bien, je ne fais que de bonnes affaires, moi ; signons, signons.

M. RONSIN.

Mais auparavant, songez à ce que vous allez faire, je ne vous conseille pas de signer.

M. DE L’ORME.

Si mon gendre voudra signer ?

M. DE MIRVILLE.

Ah, Monsieur, je ne demande pas mieux, & rien ne peut m’arrêter.

M. DE L’ORME.

Oui, oui, vous avez raison, il est vieux & ne fait que radoter ; signons, signons. Ils signent tous.

M. RONSIN.

Ma foi, comme vous voudrez, cela ne me fait rien du tout.

M. DE MIRVILLE.

Monsieur Ronsin, il n’y a pas de votre faute, laissez les choses comme elles sont.

M. RONSIN.

Moi, Monsieur, quand un Acte est passe & signé, je ne veux rien y changer ; si tout cela vous rend heureux, Mademoiselle & vous j’en serai charmé. Serviteur. Il sort.

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Scène VI.

M. DE L’ORME, Mlle . DE L’ORME, M. DE MIRVILLE, HENRIETTE.
M. DE L’ORME.

Qu’est-ce qu’il vous a dit là ? vous l’avez connu d’abord ; il est vrai qu’il est d’un entêtement à impatienter. Ah, il faut que je lui dite un mot. Il va pour sortir & il revient.

M. DE MIRVILLE.

Croyez-vous à présent que notre bonheur ne soit pas entièrement assuré ?

Mlle . DE L’ORME.

Je n’ose encore m’en flatter. Mon père revient.

M. DE L’ORME.

Oh, je lui parlerai demain. Oui mes enfans, je ne veux pas vous quitter.

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Scène VII.

M. DE L’ORME, Mlle . DE L’ORME, M. DE MIRVILLE, M. DUMONT, HENRIETTE, Un LAQUAIS.
Le LAQUAIS.

Monsieur Dumont, Monsieur.

M. DE L’ORME.

Hé bien le voilà. Pourquoi crier si fort ? il semble qu’il parle à un sourd. À M. Dumont. Ah ! Monsieur, qu’est-ce que vous voulez ?

Mlle . DE L’ORME.

Ah ! Chevalier.

HENRIETTE, à M. Dumont.

Vous voyez que Monsieur de l’Orme n’aime pas qu’on crie en lui parlant.

M. DE L’ORME.

Hé bien, parlez donc.

M. DUMONT.

Monsieur, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous ; mais vous saurez qui je suis, quand vous aurez lu la lettre de mon père.

M. DE L’ORME.

Une lettre d’affaire, nous verrons cela demain. Il met la lettre dans sa poche.

M. DUMONT.

Mais, Monsieur…

M. DE L’ORME.

Vous voulez peut-être une réponse. Allons, allons. Mon gendre, vous voulez bien ?

M. DUMONT.

Son gendre !

M. DE L’ORME. Il lit.

Hum, hum, hum,… ah, le pauvre bon homme ! hum, hum… Fort bien, fort bien. C’est une lettre de votre pere : mais pourquoi ne me l’avez-vous pas remise ? ah, c’est que vous l’aviez oubliée, & vous l’avez envoyé chercher, à M. Dumont. Allons, c’est bon, laissez-nous.

M. DUMONT.

Comment, Monsieur, auriez-vous pris mon nom pour…

M. DE MIRVILLE.

Non, Monsieur, & vous pouvez voir le Contrat qui vient d’être signé ; j’aimois Mademoiselle, & son pere vient de me l’accorder.

M. DUMONT.

J’entends, Monsieur, je serois fâché de troubler votre bonheur ; mais Monsieur de l’Orme a tort de venir me faire essuyer un affront ; oui, Monsieur de l’Orme.

M. DE L’ORME.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

M. DUMONT, criant.

Monsieur, je me nomme Dumont.

M. DE L’ORME.

Vous ?

M. DUMONT, criant.

Oui, Monsieur, & il n’est pas honnête à vous de me faire venir ici pour me manquer de parole.

M. DE L’ORME.

Comment ?

M. DUMONT, criant.

Vous venez d’accorder Mademoiselle votre fille, à Monsieur.

M. DE L’ORME.

Sans doute, est-ce que vous êtes son frere ?

M. DUMONT, criant.

Non, Monsieur, mais il ne se nomme pas Dumont.

M. DE L’ORME.

Je le sais bien.

M. DUMONT, criant.

Et c’est moi qui venoit pour l’épouser.

M. DE L’ORME.

Et pour me quereller. Allons, allons ; laissez-nous. Va j’écrirai à ton père. Ah, parbleu, j’aurois eu là un joli gendre, moi qui aime la paix.

Mlle . DE L’ORME.

Monsieur, je ne savois pas que mon père vous choisiroit quand j’ai aimé Monsieur le Chevalier, & lui-même n’a rien fait dont vous puissiez vous plaindre.

M. DUMONT.

Je le crois, Mademoiselle, j’ai l’honneur de le connoître ; & en vous voyant, je sens tout ce que je perds, mais rien ne me fera troubler une si belle union ; je suis seulement fâché que vous ayez pu la craindre un instant, & je me retire.

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Scène VIII.

M. DE L’ORME, Mlle . DE L’ORME, M. DE MIRVILLE, HENRIETTE.
M. DE L’ORME.

Mais voyez un peu ce petit Monsieur-là, qui arrive de Tours pour me quereller. Est-ce ma faute à moi ? que n’arrivoit-il plutôt.

Mlle . DE L’ORME.

Ah, mon père !

M. DE MIRVILLE.

Ah, Monsieur !

M. DE L’ORME.

Demain nous éclaircirons tout cela.

M. DE MIRVILLE.

J’espère que vous serez content.

M. DE L’ORME.

C’est attendre long-temps ? vous êtes impatient : mais je vous le pardonne ; parce que vous m’avez débarrassé de ce petit Dumont qui ne me convenoit point du tout ; mais laissons tout cela, & allons nous-en souper.


Fin du quatrieme Proverbe.
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Explication du Proverbe :

4. Le premier venu engraine.