Proverbes dramatiques/Les Époux Malheureux

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Proverbes dramatiquesLejaytome III (p. 311-342).


LES ÉPOUX
MALHEUREUX,

QUARANTE-SEPTIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


M. DE SAINT-FIRMIN. Habit gris, uni ; veste blanche, chapeau uni, couteau-de-chasse, point de poudre.
PAULINE, femme de M. de S. Firmin. Petite robe à peigner, manteau noir, grand bonnet, point de poudre.
M. VINCENT, Tapissier-Fripier. Habit, veste brune, perruque en bonnet, grande, chapeau & canne.
DUPRÉ, valet-de-chambre de l’oncle de M. de S. Firmin. En deuil, avec une épée.
DUMONT, ami de Dupré, vieil habit rouge, chapeau bordé & une épée.
UN HUISSIER. Habit noir.
UN COMMISSAIRE. En robe.
UN CLERC. Petit habit verd, veste noire, chapeau, épée.
DES ARCHERS. Habits bleus, paremens rouges, boutons de cuivre.


La Scène est chez M. de S. Firmin, dans un appartement très-simple.

Scène premiere.

M. DE S. FIRMIN est étonné, en entrant, de ne voir personne.

Quoi, Pauline n’est point ici ! Pauline, Pauline ? Que peut-elle être devenue ? Comment a-t-elle pu se résoudre à sortir sans moi ? Elle ne sauroit être loin. Elle craindroit trop de m’allarmer. Quelle femme pourrait être aussi sensible ! sa tendresse pour moi… sa tendresse !… & j’ai fait son malheur, moi !… Oui, c’est mon amour… Ah ! Pauline ! loin de me le reprocher, le tien, pour moi, semble augmenter encore ! Quelle union devoit être plus heureuse ! mais relisons la lettre que j’écris à mon oncle ; non, son âme ne sauroit être toujours sans pitié ! Que Pauline ignore, du moins, mon projet, s’il ne réussit pas.

(Il s’assied, une table devant lui, sur laquelle il y a un écritoire, & il tire de sa poche un papier qu’il lit.)

» Vous êtes bien vengé, Monsieur, de ma désobéissance, j’ai fait le malheur de tout ce que j’aime ; Pauline languit avec moi, dans la plus affreuse misere : sans avoir sçu mes torts envers vous, elle en partage la punition. Oui, Monsieur, elle se reproche sans cesse d’être la cause, quoiqu’innocente, qui m’a fait encourir votre indignation. Pourquoi, sans la connaître, avoir refusé votre consentement à notre mariage, & m’avoir forcé, par cette résistance, à vous demander les biens dont vous ne vous étiez chargé que par bonté, par amitié pour moi ? Ils m’ont été ravis ces biens, par un monstre qui, sous le nom d’ami, a trahi ma confiance. Ce n’est pas pour moi que j’implore votre pitié ; c’est pour une femme vertueuse que j’adore, que vous aimeriez si vous la connoissiez. Doit-elle être la victime de mon imprudence ? Ah, mon oncle ! ce n’est point ma grâce que je demande, mon repentir ne suffit pas ; mais Pauline mérite vos bontés ; souffrez qu’elle aille vous trouver, soyez l’asyle de la vertu… » Mais j’entends quelqu’un… C’est elle-même.

(Il serre sa lettre dans sa poche.)
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Scène II.

PAULINE, M. DE S. FIRMIN.
M. DE S. FIRMIN.

Ah ! chere Pauline, en quel état vous voilà ! quel accablement ! Que vous est-il donc arrivé ?

PAULINE, s’asseyant.

Ah ! S. Firmin, laissez moi respirer !… je suis horriblement fatiguée !

M. DE S. FIRMIN.

Je ne comprends pas pourquoi, seule, vous avez pu vous hasarder au milieu des embarras, du tumulte… Vous, heurtée, sans égards, froissée par la foule… dédaignée par ces ames méprisables qui ne se sont enrichies qu’à force de bassesses : la vertu rampe quand le vice triomphe, & c’est à moi que vos devez cette humiliation !

PAULINE.

Ah ! que vous augmentez ma peine, en voulant vous rendre seul coupable de nos maux ! & sans moi, les auriez-vous éprouvés ? Au nom de notre amour, cessez…

M. DE S. FIRMIN.

Eh bien ! chère Pauline, je vous obéirai ; vous triompherez toujours de moi. Mais dites, je vous prie, qu’est-ce qui a pu vous déterminer à sortir ?

PAULINE.

Le desir d’adoucir tes maux ; mais, S. Firmin, il n’y a plus d’amitié sur la terre ! ses sermens n’ont plus rien de sacré ! Conservons précieusement cet amour qui nous reste.

M. DE S. FIRMIN.

Et c’est cet amour qui te perd !

PAULINE.

Lui ? non : le bonheur affaiblit souvent l’amour ; mais notre malheur m’attache encore plus vivement à toi : dans tes bras, il n’ose me poursuivre.

M. DE S. FIRMIN.

Que d’amour ! que de courage !

PAULINE.

Nous en avons besoin. Écoute-moi. Effrayée de la cruelle situation où mon amour t’a réduit ; prêts d’être accablés par les créanciers du malheureux à qui nous nous sommes confiés, & pour qui nous avons répondu, à peine as-tu été sorti, qu’il m’est venu dans la pensée que nous pourrions peut-être recouvrer nos effets.

M. DE S. FIRMIN.

Comment ?…

PAULINE.

Julie, avec qui j’ai été au Couvent, l’amie la plus tendre que j’aie eue de ma vie, Julie, ai-je dit, est à Paris, femme d’un homme en place, son crédit pourra nous servir. Je crois déjà voir dissiper tes maux, Julie va les adoucir, son amitié pour moi me fait tout espérer. Je sors, je cherche sa demeure ; un vaste hôtel, une suite nombreuse m’assurent qu’elle jouit de l’état le plus brillant, j’applaudis à son bonheur, mon cœur le partage & me fait penser que je vais l’augmenter en la revoyant. La simplicité de mon vêtement jette dans l’erreur celui qui me conduit, il me mene chez les femmes de Julie, je me fais annoncer sous ton nom, pour jouir de sa surprise & de toute la joie qu’elle aura de me revoir. J’entre, je lui parle ; mais, Dieux ! son ame n’est plus sensible au son de ma voix ; à peine daigne-t-elle me regarder. Que voulez-vous, me dit-elle ? Sa froideur me pénétre de douleur, la force m’abandonne, je ne puis répondre ; elle réïtére ses questions. Voyez, lui dis-je avec peine, c’est Pauline, n’êtes-vous plus Julie ? Pauline ! Pauline ! reprend-elle séchement, qu’on lui donne un siége, & laissez-nous. Je respire, je me flatte qu’elle va se jetter dans mes bras ; mais continuant avec la même indifférence, dans quel état vous voilà ! que vous est-il donc arrivé ? D’éprouver ce que l’ingratitude a de plus affreux ! de ne voir en vous qu’une ame hautaine au lieu d’une ame sensible que j’espérois y trouver : je vous plains, ai-je ajouté en me levant, de ce que la fortune a entierement changé votre cœur. Dans cet instant un jeune homme est entré avec fracas ; je suis sortie, elle m’a suivie, en me disant voilà dix louis, peuvent-ils vous être utiles ? Non, ai-je répondu fierement, je les recevrois avec transport des mains de l’amitié, je les refuse avec mépris, de celles de l’orgueil. Et la mort dans l’ame, je me suis traînée jusqu’ici, où je te trouve, tes regards me consolent, & ton amour effacera sûrement le souvenir d’un procédé aussi humiliant & aussi affligeant pour l’humanité.

M. DE S. FIRMIN.

O femme, toujours respectable ! que vis-à-vis de Julie, dans votre infortune, vous étiez au-dessus d’elle !

PAULINE.

Mais vous, qu’avez-vous fait ? que vous a dit Virteil ?

M. DE S. FIRMIN.

Rien, je ne l’ai pas vu. Il vient d’avoir un Régiment, & dans la joie de s’y aller faire recevoir, il est parti tout de suite.

PAULINE.

Eh bien ! qu’une sage économie nous soutienne jusqu’à ce que…

M. DE S. FIRMIN.

Sans argent, sans ressources…

PAULINE.

Sachons nous restraindre au seul nécessaire ; dans cette solitude ; nous ne craindrons pas les regards de ceux qui veulent qu’on rougisse de n’avoir plus que de la vertu.

M. DE S. FIRMIN.

Ah ! certainement, loin de nous chercher, ils nous fuiront ; mais j’entends quelqu’un ; c’est le Tapissier de cet indigne Préval ; que veut-il ?

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Scène III.

M. DE S. FIRMIN, PAULINE, M. VINCENT.
M. VINCENT.

Monsieur, si je ne me trompe, est M. de S. Firmin ?

M. DE S. FIRMIN.

Oui, Monsieur Vincent ; que voulez-vous ?

M. VINCENT.

M. de Préval, Monsieur, qui m’a chargé de vous fournir tout l’ameublement de la maison que vous occupiez, est parti sans me le payer, &, sans doute, c’est à vous que je dois m’adresser ; voilà le Mémoire.

M. DE S. FIRMIN.

Mais, je lui ai compté cet argent.

M. VINCENT.

Comme je ne l’ai pas reçu, c’est contre vous, Monsieur, que je dois avoir mon recours.

PAULINE.

Ah ! S. Firmin ! chaque jour accroît notre malheur.

M. VINCENT.

Madame, je suis au désespoir de vous chagriner ; mais M. de Préval m’a ruiné ! Ma famille est languissante, mourant de faim, & l’on vient d’obtenir un Arrêt de prise de corps contre moi, si d’ici à deux jours, je ne paye mille écus.

M. DE S. FIRMIN.

Votre peine augmente encore la nôtre, M. Vincent. Vous voyez les débris d’une fortune entièrement ruinée par le même homme, & nous sommes sans secours.

M. VINCENT.

Effectivement, je ne vois pas un des meubles que j’ai fournis.

M. DE S. FIRMIN.

Nous les avons vendus pour payer quelques malheureux Domestiques & pour subsister.

M. VINCENT.

Quoi ! Monsieur, vous n’aviez pas des amis puissants qui pourroient vous aider encore ?

M. DE S. FIRMIN.

Des amis ! avez-vous vécu jusqu’à présent sans mieux connoître les hommes ? Amis, parens, tout nous abandonne.

M. VINCENT.

Pour moi, je saurai mourir dans la prison qu’on me destine, ce n’est avancer que de peu de temps ma derniere heure ; mais ma femme, mes enfans.

PAULINE, à M. de S. Firmin.

La situation de cet homme me pénétre de douleur !

M. DE S. FIRMIN, après avoir rêvé.

Eh bien ! M. Vincent, reprenez courage ; j’espère pouvoir vous tirer de peine.

PAULINE.

Ah ! S. Firmin ! seroit-il possible ?

M. DE S. FIRMIN.

Oui, je sais un homme qui connoît les biens qui doivent un jour me revenir, je prendrai avec lui tous les arrangemens qu’il voudra.

M. VINCENT.

Quoi, Monsieur ?…

M. DE S. FIRMIN.

Vous ne devez pas être la victime de notre imprudence. Allez, dans peu j’ose me flatter de pouvoir vous délivrer de toutes vos craintes.

M. VINCENT.

Monsieur, oserois-je vous demander combien je dois attendre encore ?

M. DE S. FIRMIN.

La journée ne se passera pas, sans que vous ayez de mes nouvelles.

M. VINCENT.

Monsieur, que ne vous devrai-je pas !

M. DE S. FIRMIN.

Je ne fais que ce que je dois.

PAULINE.

Mais, S. Firmin, quel est donc cet homme sur qui vous comptez ?

M. DE S. FIRMIN.

Un homme à qui je n’avois pas pensé pour nous ; mais que le desir de soulager M. Vincent m’a rappellé, & qui nous sera sûrement utile, c’est M. Warthon.

M. VINCENT.

Monsieur Warthon ?

M. DE S. FIRMIN.

Oui.

M. VINCENT.

Le Banquier ?

M. DE S. FIRMIN.

Lui-même.

M. VINCENT.

C’est sur lui que vous comptez ?

M. DE S. FIRMIN.

Assurément.

M. VINCENT.

Ah ! Monsieur, nous sommes perdus !

M. DE S. FIRMIN.

Comment ?

M. VINCENT.

Hélas ! Monsieur, depuis deux jours, il a fait banqueroute.

M. DE S. FIRMIN.

Juste Dieux !

PAULINE.

Tout se réunit contre nous !

M. VINCENT.

Adieu, Monsieur & Madame, je suis au désespoir de vous avoir chagrinés, ce n’étoit pas mon dessein ; je vous en demande bien pardon.

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Scène IV.

M. DE S. FIRMIN, PAULINE.
PAULINE.

Ce malheureux Vincent augmente encore ma peine ! on peut supporter ses maux ; mais causer ceux des autres est aussi trop affreux !

M. DE S. FIRMIN.

Ah ! si le Ciel nous favorise quelque jour, je sens que toutes les épreuves que nous aurons souffertes seront un bien pour moi, puisqu’elles me font connoître l’excellence de ton cœur & la délicatesse de ton ame.

PAULINE.

C’est mon amour pour toi…

M. DE S. FIRMIN.

Ah ! tu méritois un meilleur sort ! qu’il est cruel de voir souffrir celle qui n’est faite que pour faire le bonheur de tous ceux qui la connoissent !

PAULINE.

Eh ! ne fais-je pas le tien ? que me faut-il de plus ?

M. DE S. FIRMIN.

N’être pas en proie du moins à l’affreuse nécessité ; mais tâchons de nous y soustraire ; voyons ensemble ce qui nous reste dont nous puissions subsister.

PAULINE.

J’ai prévenu ton projet, viens & tu verras… Mais on frappe fortement ; qui pourroit-ce être ?

M. DE S. FIRMIN.

Je ne sais. Entrez.

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Scène V.

M. DE S. FIRMIN, PAULINE, Un HUISSIER, Un COMMISSAIRE, Un CLERC, des ARCHERS.
PAULINE.

Que vois-je ! que nous veut-on ?

L’HUISSIER.

Monsieur, en vertu d’une Sentence obtenue par défaut…

M. DE S. FIRMIN.

Par défaut, Monsieur ? Je n’ai pas la moindre connoissance…

L’HUISSIER.

L’assignation vous a pourtant été signifiée.

M. DE S. FIRMIN.

Je n’en ai point reçu.

L’HUISSIER.

Cela ne fait rien, Monsieur.

M. DE S. FIRMIN.

Comment, cela ne fait rien ?

L’HUISSIER.

Non, Monsieur, la Sentence est rendue & elle va être exécutée.

M. DE S. FIRMIN.

Est-ce de la part de M. Vincent ?

L’HUISSIER.

Non ; M. Vincent avoit bien été mis, par le Procureur de la Direction, au nombre des créancier du sieur de Préval ; mais il vient, dans l’instant, de se désister de ses poursuites.

M. DE S. FIRMIN.

M. Vincent ?

L’HUISSIER.

Oui, Monsieur, apparemment que vous l’avez satisfait ?

PAULINE.

Ah ! S. Firmin ! quoi, ce M. Vincent, dans l’état ou il est, a été capable… quelle ame honnête & sensible !

L’HUISSIER.

Monsieur, si vous pouvez aussi satisfaire les autres créanciers, je suis prêt à vous donner main-levée pour la saisie de vos meubles, en payant tous les frais.

M. DE S. FIRMIN.

Hélas ! Monsieur, nous ne possédons rien ! Le malheureux Préval s’est emparé de tout ce que nous avions.

L’HUISSIER.

En ce cas, lesdits meubles vont être exécutés & vendus à l’encan, je vais les faire enlever.

M. DE S. FIRMIN.

Monsieur, je vous prie en grâce d’attendre encore…

L’HUISSIER.

Cela ne se peut pas retarder un seul moment. Allons vous autres, ne perdez pas de temps ; demeublez cette chambre voisine par l’autre porte ; pendant ce temps-là, nous démeublerons celle-ci. (Il écrit en allant & venant.)

M. DE S. FIRMIN.

Ah, Monsieur ! par pitié, écoutez-moi.

L’HUISSIER.

C’est inutile, je n’entends rien, je dois faire mon devoir.

PAULINE.

Et qui peut vous faire choisir à vous, & à à vos pareils, un métier aussi détestable ?

L’HUISSIER.

La nécessité de vivre, Madame.

PAULINE.

La nécessité de vivre ? & comment vit-on au milieu de pareilles horreurs ?

L’HUISSIER.

Ah ! Madame ! on se fait à tout.

M. DE S. FIRMIN.

Laisse, laisse ces inhumains, Pauline. Méritent-ils seulement tes regards ? Oublions qu’il y a de tels hommes au monde ; détournons nos yeux de dessus eux ; viens, appuie-toi contre cette fenêtre ; nous verrons dans ce Peuple qui s’agite, des gens plus estimables, que le travail soutient contre l’infortune. Cette ressource nous manque ; mais si le Ciel ordonne que nous vivions encore, sans doute qu’il nous prépare des recours que nous ne prévoyons pas. (Ils s’appuient tous les deux contre la fenêtre, pendant qu’on demeuble l’appartement. L’on emporte tout & l’on ne laisse que la paille du lit, que l’on jette dans la chambre où ils sont.)

Un ARCHER, à l’Huissier.

Nous avons fini, Monsieur.

L’HUISSIER.

Il n’y a plus rien ?

IIe. ARCHER.

Non, Monsieur.

L’HUISSIER.

Allons-nous-en. Monsieur & Madame, je vous souhaite bien le bonjour.

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Scène VI.

M. DE S. FIRMIN, PAULINE.
PAULINE, se retournant, & ne voyant plus que la paille.

O Dieux ! voilà donc tout ce qui nous reste pour meubles & pour aliment !

M. DE S. FIRMIN.

Chère Pauline, que dis-tu ?

PAULINE.

Mes forces m’abandonnent, les derniers efforts du courage épuisent ma constance. (Elle tombe sur la paille, & elle s’évanouit dans les bras de M. de S. Firmin.)

M. DE S. FIRMIN.

Elle perd connoissance ! malheureux que je suis ! Pauline ? ma chere Pauline, attends encore, ne meurs pas sans moi. Quel affreux moment, & quel secours lui donner ? (Il tire un flacon de sa poche. Pauline fait un mouvement sans revenir tout-à-fait. M. de S. Firmin regarde l’or de la garniture du flacon avec une espèce de joie.) Mais, Dieux, que vois-je ? Est-ce vous qui m’inspirez ? L’or de ce flacon m’offre-t-il une ressource ? Il est peut-être temps encore. (Il porte, une seconde fois, le flacon au nez de Pauline.) Pauline ? (Elle se ranime, regarde autour d’elle, & elle est prête de retomber.) Ma chere Pauline, rappelle ton courage ; l’espoir renaît dans mon ame ; hâte-toi de le partager. (Elle se releve & s’appuie sur M. de S. Firmin.)

PAULINE.

Hélas ! d’où peut-il te venir, après tout ce que nous avons perdu ?

M. DE S. FIRMIN.

Tu le sauras, le temps me presse.

PAULINE.

Explique-toi.

M. DE S. FIRMIN.

Permets que je te quitte & sois sans crainte ; je ne peux ni vivre ni mourir sans toi.

PAULINE.

Je ne crains pas que tu m’abandonnes.

M. DE S. FIRMIN.

Pourquoi donc prononcer ce mot ? Mais ne me retiens pas davantage. Adieu. (Il s’en va.)

PAULINE.

O ciel !

M. DE S. FIRMIN, revenant.

Ecoute. Voilà le signe où tu reconnoîtras si notre malheur s’adoucit. Si tu me vois revenir en carrosse, voulant perdre moins de temps pour te rejoindre, rassure-toi, & jette dans la rivière qui passe sous cette fenêtre, cette paille, image affreuse de notre misere, qu’il ne nous reste plus rien qui nous la retrace. Adieu.

PAULINE.

Je t’obéirai ; mais à quelles inquiétudes me laisses-tu en proie !

M. DE S. FIRMIN.

Je pourrois perdre l’instant favorable. Laisse-moi aller, je te prie.

PAULINE.

Va donc. Puisse le Ciel favoriser tes desseins.

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Scène VII.

PAULINE.

Quels projets peut avoir S. Firmin ? Pourquoi ne me les a-t-il pas confiés ! Le temps le presse ; où peut-il donc aller ? Se laisseroit-il abuser par le vain espoir d’éprouver encore s’il est quelque ami, quelque homme sensible, généreux… Il n’y faut pas compter, la misere effraye plus qu’elle n’attendrit ; les malheureux demeurent isolés, tout le monde s’en éloigne ! (Montrant la paille.) Voilà donc tout ce qui nous reste de cette fortune éclatante qui sembloit assurer notre bonheur ; mais pouvois-je prévoir que je causerois la perte de tout ce que j’aime ! Passion funeste qui ne nous présente jamais qu’un sort délicieux ! Amour qui m’est cher encore, malgré les maux que tu causes à l’époux que j’adore, ne permets pas que l’infortune nous sépare, heureux, ou malheureux, qu’il revienne dans mes bras ! (Elle écoute.) Mais n’entends-je pas une voiture ? (Elle va regarder à la fenêtre & revient.) Ce n’est pas lui encore ? quels momens cruels ! Pourquoi ne l’ai-je pas suivi ! J’entends quelqu’un. Il revient, sans doute, sans avoir réussi. (Allant à la porte.) Est-ce toi, cher S. Firmin ?

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Scène VIII.

PAULINE, DUMONT.
DUMONT.

Madame, est-ce ici que demeure M. de S. Firmin ?

PAULINE.

Oui, Monsieur.

DUMONT.

Y est-il ?

PAULINE.

Non, Monsieur.

DUMONT.

Reviendra-t-il bientôt ?

PAULINE.

Je l’attends.

DUMONT.

Cela suffit.

PAULINE.

Monsieur, ne puis-je savoir ce que vous lui voulez ?

DUMONT.

Madame, j’ai ordre de me taire & de courir promptement dire que j’ai trouvé sa demeure.

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Scène IX.

PAULINE.

Que veut cet homme ? qui peut l’engager à s’informer de cette demeure ? Quel intérêt ?… Les créanciers de l’odieux Préval… je frémis !… Si l’on vouloit arrêter S. Firmin, le conduire en prison, lui ! Ah, n’espérez pas que je l’abandonne, il faudra m’arracher plutôt la vie que de vouloir m’en séparer. Quelle nouvelle inquiétude ! Il n’y a donc point de peine qui ne puisse encore augmenter !… Mais écoutons : c’est S. Firmin, peut-être. On arrête, voyons. (Avec joie.) C’est lui-même ! Ah ! je respire ! notre malheur enfin va donc s’adoucir ! Obéissons-lui promptement. (Elle jette la paille par la fenêtre qui donne sur la riviere.)

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Scène X.

PAULINE, M. DE S. FIRMIN, pâle & défait.
PAULINE.

Ah ! S. Firmin, je te revois !… mais, ô ciel !… dans quel état !…

M. DE S. FIRMIN.

Ah ! Pauline, qu’avez-vous fait ? cette paille…

PAULINE.

Je vous ai obéi.

M. DE S. FIRMIN.

Il ne nous reste donc plus rien sur la terre.

PAULINE.

Que dites-vous ? ne m’avez-vous pas assuré que si je vous voyois revenir en voiture…

M. DE S. FIRMIN.

Je me suis laisse abuser par l’espoir de voir adoucir tes maux.

PAULINE.

Eh bien ! tu t’es trompé ?

M. DE S. FIRMIN.

Hélas ! oui ; ce flacon qui m’étoit précieux, parce qu’il venoit de toi, parce que c’étoit le premier gage de ta tendresse pour moi, je l’ai sacrifié à ce desir. Avec l’argent que j’en ai retiré, j’ai volé au lieu où l’on tiroit la lotterie : je me suis cru au comble du bonheur en trouvant encore des billets, & pas un de mes numéros n’est sorti. Juge de mon désespoir. La douleur m’accable, je tombe sans connoissance, on m’environne ; à force de secours je reviens à moi, je ne puis me soutenir ; je dis ma demeure, & l’on me conduit ici, comme je comptois y revenir, si j’avois été plus heureux. Voilà ce qui a causé mon erreur.

PAULINE.

Eh bien ! mourons ; que pouvons-nous attendre actuellement ? Les horreurs de la faim qui termineront lentement notre vie, qui nous ôteront la force de nous tendre les bras en expirant ?

M. DE S. FIRMIN.

Quelle affreuse extrémité ! Étois-tu faite pour l’éprouver ? Ah ! si le ciel veut une victime, c’est moi seul…

PAULINE.

Quoi ! tu pourrois mourir, & me laisser ?… Ah ! qu’il ne nous sépare pas ; mais, que dis-je ? peut-être en ce moment… cher époux… (Elle le tient embrassé par le milieu du corps.) Que rien ne nous désunisse, la mort même… (On entend du bruit.) O Dieux ! barbares, arrêtez.

M. DE S. FIRMIN.

Que dites-vous ? Quel effroi !

PAULINE.

C’est lui-même ; je me meurs ! (M. de S. Firmin la soutient.)

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Scène XI.

M. DE S. FIRMIN, PAULINE, DUMONT, DUPRÉ.
DUMONT.

Viens ; c’est ici.

DUPRÉ.

Ah ! Monsieur, dans quel état je vous retrouve !

M. DE S. FIRMIN.

Eh quoi ! Dupré, que me veut-on ? Mon oncle me fait-il arrêter ? Pousse-t-il la barbarie…

DUPRÉ.

Votre oncle ? Ah ! Monsieur ! il est mort.

M. DE S. FIRMIN, soupirant.

Mon oncle est mort ?

DUPRÉ.

Oui, Monsieur, & je vous cherche depuis trois jours pour vous l’apprendre. Il est mort désespéré de vous avoir traité avec tant de rigueurs, & il vous a donné tous ses biens.

M. DE S. FIRMIN.

Ah, pourquoi a-t-il attendu jusqu’au dernier moment à me donner des marques de sa tendresse ! qu’il m’eût été doux de lui prouver mon repentir & de le voir me regarder sans colere avant de mourir !

DUPRÉ.

Vous connoissiez son caractère inflexible ; la maladie l’avoit bien adouci.

M. DE S. FIRMIN.

Chere Pauline, après tant de maux, votre vertu est donc enfin récompensée ?

PAULINE.

Il m’est bien doux de n’avoir plus à craindre pour vous ; mais, S. Firmin, allons trouver M. Vincent, nous devons le secourir promptement.

M. DE S. FIRMIN.

Vous m’avez prévenu, chère Pauline, & je n’en suis point jaloux, nous pensions de même. Voilà comme il faut rendre grâce au Ciel de ses bienfaits.

PAULINE, avec joie.

Nous sommes trop heureux ! le voici.

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Scène derniere.

M. DE S. FIRMIN, PAULINE, M. VINCENT, DUMONT, DUPRÉ.
M. VINCENT, vivement.

Madame…

PAULINE.

Monsieur Vincent…

M. VINCENT.

On m’a prêté deux mille écus, & je vais les partager avec vous.

PAULINE.

Quel homme vous êtes !

M. DE S. FIRMIN.

Mon ami, nous n’en avons plus besoin, ni vous non plus, vous en pouvez être bien assuré.

M. VINCENT.

Seroit-il bien possible ! qui peut mériter autant que vous d’être toujours heureux ?

PAULINE.

Vous, M. Vincent.

M. DE S. FIRMIN.

Oui, chere Pauline. C’est en partageant le bonheur qu’on peut l’accroître & le fixer. Soyez-en le témoin, Dupré, & ne nous quittez jamais.


Fin du quarante-septième Proverbe.
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Explication du Proverbe :

47. Le Diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme.