Prudence Rocaleux/05

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La bonne presse (p. 97-120).


CHAPITRE V


Prudence, pendant quelques jours, fut sous le coup de son échec. Elle essayait de dévorer cette déconvenue en silence, mais cela lui coûtait beaucoup de peine. Elle était découragée par les douze cents lettres reçues par M. Rembrecomme et se disait qu’elle ne pourrait jamais lutter contre tous ces chercheurs.

Sur ces entrefaites, Julie vint la voir. Son air était toujours aussi niais, et Prudence l’appréciait parce qu’elle la dominait. Elle espérait aussi apprendre quels étaient les visiteurs de ses patrons, quelles idées elle se faisait sur le crime, si l’enquête prenait une tournure décisive. Toutes ces questions intéressaient Prudence au plus haut degré, car si elle affirmait tout haut qu’elle ne se mêlerait plus de cette affaire, elle espérait encore, par devers soi, parvenir à un résultat.

— Alors, Mam’zelle Julie, tout va comme vous voulez ?

— À peu près, mais je vieillis.

— Voulez-vous vous taire ! J’ vous trouve plus jeune qu’il y a quinze jours.

— Tant mieux, tant mieux… Mais je songe à me retirer ; j’ai une sœur et à nous deux nous avons un petit bien, et pour soigner nos poules et nos lapins faudra encore tenir sur nos jambes. Ma sœur m’appelle et j’irai bientôt la rejoindre.

— Vous en avez une chance !

— Oh ! je l’ai gagnée, ma chance… Je suis en place depuis l’âge de 13 ans, et j’en ai 50 aujourd’hui.

— Oui, le temps passe…

— Ne m’en parlez pas !

— Ça m’ennuiera de ne plus vous voir.

— Eh ! vous viendrez chez nous, pour passer quelques jours ; vous mangerez des œufs frais pondus…

— Vous êtes bien aimable, vous pensez que cela me fera un vrai plaisir.

Il y eut une pause dans la conversation, et Prudence reprit avec un enjouement forcé :

— Et vot’ patron, y cherche toujours l’assassin de son pauv’ papa ?

— Ben, oui, c’est long, vous savez, ces affaires-là ; on a peur de se tromper. La police a du fil à retordre, il vient beaucoup de monde et je les conduis par toute la maison, même dans ma chambre ; c’est malheureux que je couchais là-haut, sans quoi j’aurais plus à dire…

— C’est vrai ! et vous auriez pu gagner les 100 000 francs.

— Oh ! je n’suis pas une femme d’argent ! pourvu que j’aie mon petit nécessaire… J’aurais eu cette somme, j’aurais eu du superflu, bien sûr ! mais quoi, je m’en passe…

— Vous êtes bien raisonnable !

— J’ai toujours été dans la pauvreté ; alors j’ai l’habitude, et puis, je ne suis pas envieuse.

— C’est beau, ces pensées-là ! Mais monsieur vot’ patron m’a dit que vous héritez d’une rente du défunt, comme Apollon.

— Bien sûr, et c’est ce qui me permettra de soigner mes varices un peu plus tôt… Je dois dire que monsieur était si bon qu’il me versait déjà cette rente depuis quelques années, pour que je puisse achever not’ maison. Il manquait encore beaucoup de choses, alors, vous comprenez, cela nous avançait un peu. Ah ! monsieur était fin et savait agir avec le pauvre monde…

— J’vois ça ! son fils ne lui ressemble pas. Il est plutôt dur.

— Non, ce n’est pas la même manière, mais il est très bon aussi, y n’est pas donnant comme feu monsieur, mais il est juste.

— Je ne trouve pas.

— Oh ! pourquoi ?

— Parce que je m’étais donné du mal pour chercher l’assassin et qu’il ne m’a pas remerciée !

— Vous me surprenez, il est si poli…

— Ah ! ouiche ! poli ! il s’est moqué de moi, il avait un sourire qui en disait long… Il pensait : « Ma fille, mêle-toi de ce qui te regarde ! »

— Oh !

— Je suis certaine que cet Apollon…

— Oh ! vous croyez ?

— Son maître le soutient, que c’en est louche. Vous n’avez donc rien entendu cette nuit-là ?

— Le matin, c’est mon meilleur sommeil ; le soir, je « rangeotte » mes tiroirs, alors je m’endors tard. Les médecins ont dit que cela s’était passé le matin. Ah ! si ça avait été dans la soirée ; mais quoi que voulez entendre, du premier au quatrième ? Puis, on se dit que les locataires font du bruit, et c’est tout.

— Pour moi, continua Prudence qui tenait à son idée, ils sont revenus de voyage de bon matin, et pis…

— Mâme Prudence ! interrompit Julie, vous faites là un gros péché !

Prudence rougit, se tut, pour reprendre peu après :

— Vous faites bien de m’empêcher de parler de ce que je ne sais pas ; mais ce que j’ai vu, c’est que vot’ jeune maître a une secrétaire bien avenante et qui ne paraît pas timide…

— Elle est bien gentille, et c’est sa cousine. Y sont comme frère et sœur.

De stupéfaction, Prudence laissa tomber la cuillère à pot dont elle se servait comme contenance.

Quand elle put parler, elle s’écria :

— Vous êtes sûre ?

— J’connais la parenté, peut-être ! Je les ai vus assez souvent et depuis longtemps. Le papa n’est plus de ce monde ; mais la maman est là, qui est gâtée par sa fille ; ce sont de bonnes créatures, pas fières et riches.

— M’est avis que cette petite-là trouve son cousin très bien…

— Y n’ se marieront pas… Y n’ veulent pas, parce qu’ils sont trop cousins.

— Oui, des fois, les enfants sont un peu ratés, et c’est pas la peine.

Il y eut de nouveau un silence qui parut peser à Prudence. Elle voulait reprendre la conversation, mais elle s’arrêtait comme devant un obstacle infranchissable.

— Y se passe de drôles de choses dans le monde, finit-elle par murmurer. Ainsi, ce pauvre monsieur, dont on ne trouve pas celui qui l’a tué… Vous trouvez ça naturel ?

— Bien sûr que non !

— Vous n’avez pas vu de traces, des pas, des mains, un bout de fil, que sais-je ?

— Non ! Y z’ont pris des empreintes, mais y paraît qu’il avait des gants et des chaussons, et le revolver de monsieur était dans le tiroir de sa table avec les balles ; rien ne manquait !

— Pour un mystère, c’est un mystère…

— Y a pas mieux ; mais j’ vous dérange, il se fait tard, vous avez du travail…

— Pas du tout, restez encore un peu…

— C’est que je commence à être un peu pressée…

— Vot’ départ, c’est pour quand ?

— Dans un mois, peut-être.

— Oh ! déjà ?

— Je ne me plais plus dans cette maison de drame. Toujours la police et les questions, comme si je pouvais savoir quelque chose ! Moi, j’ dormais s’ pas ? Alors, qu’est-ce que je peux raconter ?

— C’est vrai…

— Y m’ presseraient comme un citron, qu’il ne sortirait rien de ma tête. Je ne sais rien…

— Je vous regretterai, Mam’zelle Julie ; j’avais pas d’amie ici, et je me suis attachée à vous.

— On se retrouvera…

Julie s’en alla, non sans avoir invité Prudence à revenir la voir chez M. Rembrecomme. Ce que promit la cuisinière avec élan.

Quand elle put s’entretenir avec Mme Dilaret, elle lui fit de nouvelles confidences.

— C’te Mam’zelle Julie est chanceuse.

— Qui est Julie ?

— La cuisinière de M. Rembrecomme. Elle a sa rente, et elle va se retirer à la campagne avec sa sœur.

— Tiens ! aujourd’hui, vous trouvez que c’est une chance, alors que je vous ai offert la même chose, il y a quelques jours.

— Je ne dis pas non, mais je n’ai pas de sœur. Ah ! j’en aurais une, ce serait différent : on peut bavarder ; si l’une est malade, l’autre la soigne : mais seule, avec qui voulez-vous qu’on cause ? Je ne suis pourtant pas une femme à commérages, mais encore faut-il que ma langue se dérouille. Ah ! les parents ne sont pas prévoyants en vous laissant fille unique ; mais ça ne sert à rien de regretter. Pour en revenir au monsieur tué, c’est tout de même une drôle d’histoire. V’là un pauvre homme dans son lit, avec une balle dans la tête, comme si c’était le diable lui-même qui l’avait tirée… et puis, frurrrt ! personne n’y voit clair ! C’est-y pas drôle ?

— C’est extraordinaire, en effet !

— La pauvre Julie en a les nerfs malades de regarder défiler toute la police dans la maison… aussi elle hâte son départ. Elle ne sait plus quoi leur répondre à ces curieux. Et cela me donne idée : elle m’a invitée dans son patelin, c’te bonne fille, et si Madame veut me le permettre, j’irais passer une huitaine dans c’te village. Et si je peux m’y habituer, j’accepterais peut-être l’offre de Madame pour le prochain printemps. Oh ! c’est pas une décision que je prends ! Non ! c’est la campagne à l’essai. Je verrai si je peux causer avec les paysans et me plaire en compagnie des animaux. J’ai un peu peur des vaches, mais je ne serai pas forcée de les traire. Si tout ce silence ne m’effraye pas trop, je me tâterai. Ce qui m’ennuie, c’est que je me sentirai trop vivre.

— Comment cela ?

— C’est difficile à expliquer à Madame. Je vais essayer tout de même. En ville, y a du bruit, on ne s’entend pas respirer… On va, on vient, dans le fracas des autobus ; mais à la campagne ! cette ouate dans laquelle on marche… où l’on perçoit même le cuicui d’un jeune moineau, et où, la nuit, on est réveillé par l’épaisseur du silence… Moi, Madame, ça ne me repose pas ; je ne respire plus, et il me semble que je descends dans un trou. Le jour, ça va à peu près… le jardin est là, le soleil, les fleurs ; mais l’hiver ! C’est pourquoi j’irai habiter chez Julie cet automne. Je contemplerai les arbres sans feuilles et je verrai les nuits longues. Et pis, y a encore une chose : quand j’ suis seule, j’ parle tout haut, dans ma cuisine, comme dans la rue ; personne n’y fait attention, parce que beaucoup sont comme moi. À Paris, c’est incroyable, les gens déchargent leur colère ou leur joie dans la rue sans qu’une âme les écoute. Allez donc crier comme ça à la campagne ! On dirait : « Tiens, v’là la folle qui a sa crise !… »

— Vous êtes impayable ! Il y a du vrai dans ce que vous me dites. Je vous donnerai votre congé.

— Merci, Madame ! Il faut aussi que je dise à Madame que la secrétaire de M. Marcel est sa cousine. Il le dit. Eh ben ! elle ne me plaît pas plus que si elle ne l’était pas. Elle est hardie, avec des yeux qu’elle ferait mieux de cacher… Et ça a du rouge sur les joues et sur les lèvres… et des robes qui vont aux genoux. Non, ce n’est ni fait ni à faire… Et pis, entre nous, c’est la cousine comme moi ! Je ne crois pas du tout à cette fable-là. Cette bonne Julie, elle croit tout ce qu’on lui dit ; c’est de la crème. Non, c’est une petite un peu trop à la nouvelle mode pour être une vraie cousine. Julie connaît sa mère, mais c’est facile de montrer une fausse mère.

— Je vais vous faire enfermer, Prudence !

— Je vois que Madame veut rire ! Je ne me trompe pas souvent et quéque chose me dit que cette péronnelle est une évaporée qui veut se faire épouser. Cette pauvre Julie n’y voit goutte ! Plus bête qu’elle, y en a pas ; mais à part ça, c’est une créature du bon Dieu ! Quand je pense qu’elle n’a pas encore pu dénicher une trace de l’assassin, et moi, la première fois que j’y vais, je cueille une mèche de cheveux ! C’est travailler ça ?

— Prudence, je sens quelque chose qui brûle sur votre fourneau…

— Seigneur, j’y avais mis des abricots !

Et elle disparut comme si elle avait eu des ailes.

Mme Dilaret eut un geste de délivrance. Sa domestique la fatiguait quelque peu, et elle se disait que ce serait avec joie qu’elle lui octroierait les quelques jours de vacances qu’elle sollicitait.

Elle n’était nullement mécontente de son service, mais elle découvrait dans son caractère un tel mélange de ruse et de rusticité, qu’elle le définissait à grand’peine. Ces huit jours de paix lui feraient oublier ses défauts, et elle espérait qu’elle regretterait ses qualités.

Ce qui la soulageait aussi, c’était de savoir que la recherche de l’assassin ne l’occupait plus autant.

Son effort n’ayant pas abouti, Prudence se repliait sur son échec. Mme Dilaret ne s’en plaignait pas. Elle craignait tellement quelque histoire malencontreuse qui eût placé son mari dans une situation délicate !

Quant à la cousine du jeune Rembrecomme, elle n’en prenait nul souci. Elle souriait des déductions de Prudence qui ne pouvait admettre que l’on pût être une jeune fille comme il faut, tout en suivant quelques erreurs du modernisme. Mme Dilaret connaissait beaucoup de ces modèles qui paraissaient évaporés, et qui n’en étaient pas moins des âmes fort sérieuses et bien dévouées à l’occasion. Elle savait que la plupart d’entre elles s’occupaient d’œuvres et ne craignaient pas de visiter les nécessiteux, de ranger la chambre d’un malade, d’apporter des provisions aux mères chargées de famille.

Et, cependant, celles qui s’affairaient à ces soins portaient des cheveux bouclés et accentuaient les roses de leurs joues et le carmin de leurs lèvres.

Mme Dilaret ne leur en voulait pas du tout de cet excès de zèle à forcer la nature. L’essentiel pour elle était que ce fût fait avec discrétion, et que leur cœur restât généreux.

Bien des mères timorées eussent poussé les hauts cris si Mme Dilaret eût divulgué son indulgence ; mais elle se gardait de la proclamer.

Prudence fut quelque peu absorbée durant les semaines qui suivirent, mais sa maîtresse s’abstint de la questionner, de peur de ne plus sortir des explications.

Jacques essayait des compliments et des taquineries ; mais rien ne réussissait.

Un soir, il se dirigea vers l’office et, voyant la domestique accablée sur une chaise, il s’écria :

— Ma pauvre Prudence, vos amours sont-elles malheureuses ?

— Ah ! M’sieu Jacques, y ne s’agit plus d’amour… et pour être franche, je ne voudrais même pas revenir en arrière. J’étais belle, et bien des hommes m’ont fait la cour ; et c’est plutôt désobligeant, quand on est une honnête femme. J’avais bien des attraits, et je m’en suis aperçue trop tard… Quand j’étais jeune fille, je me croyais laide, et cela me rendait timide. Mais quand j’ai été plus avisée, j’ai compris que je montrais une peau blanche, de beaux cheveux, une taille ronde, et des yeux !… ah ! mes yeux !… J’ai découvert tout ça, parce que les camarades de mon mari me le disaient. Il y en a même un que j’ai dû gifler, parce qu’il m’a embrassée derrière ma porte…

— Pauvre Prudence !

— J’étais dans un état ! Ce n’est pas que ce baiser-là ne m’ait pas surprise en beau ; mais j’avais peur que mon mari ne voie le manège. Il était un peu jaloux, et ses scènes n’étaient pas gaies. J’ai pensé pendant quinze jours à ce baiser-là, et il m’a fallu beaucoup de courage pour fuir ce garçon parce que, malgré sa gifle, ses yeux continuaient à manœuvrer. J’ai pensé aussi que j’aurais pu faire un plus beau mariage, devenir une dame avec mon café sur le fourneau toute la journée ; mais l’ bon Dieu ne l’a pas voulu. Je me suis mariée avec un ouvrier qui chômait souvent et qui buvait le dimanche, que je ne pouvais même pas me promener avec lui. Jugez de mon honnêteté. J’aurais pu divorcer, puisqu’il me délaissait. Non ! je me suis cramponnée à celui à qui j’avais juré fidélité. Ça n’empêche pas que cette promesse-là m’a été un calvaire…

Jacques dit en riant :

— Vous regrettez un peu d’avoir été fidèle ?

— Non, parce que ma conscience n’aurait plus connu de repos. Je me contentais de regretter que le monde soit perverti comme ça. Tout est passé, maintenant !… la vie vous pousse. Mon sort est bon, et je n’ai plus à lutter à cause de ma beauté. C’est reposant. Ah ! je suis là à vous raconter des histoires qui ne vous regardent guère, mais on a des jours où l’on parle. Je voudrais vous recommander, quand vous vous marierez, de ne pas prendre une belle femme. La beauté, c’est plus gênant qu’utile, et si j’étais homme, ce n’est pas cette qualité-là qui me séduirait.

— Eh bien ! Prudence, j’ai remarqué une jeune fille qui me plairait bien, et je la trouve fort jolie.

— Oh ! M’sieu Jacques !

Prudence joignait les mains comme devant une prouesse incroyable.

— Je suis contente ! Et c’est pour quand, ce mariage ?

— Oh ! je n’en suis pas là ! Celle que j’ai aperçue ne sait pas mon nom et je ne sais pas le sien… Elle ignore que je l’ai choisie dans mon cœur. Je ne l’ai vue que dans la rue et, naturellement, je ne lui ai pas parlé.

— Ça, c’est une drôle de naissance, et cela peut durer longtemps.

— Oui, et c’est un grand secret que je vous confie.

— Vot’ maman ne s’en doute pas ?

— Non, je ne le lui apprendrai que quand je saurai si c’est une jeune fille de tout repos.

Prudence sentait une fierté lui envahir l’âme. Être la confidente de M’sieu Jacques dépassait ses rêves. Elle promit solennellement de taire ce qu’elle venait d’entendre.

Jacques reprit :

— Maintenant, que je vous ai raconté ma plus belle histoire, vous allez m’apprendre pourquoi vous êtes si morose depuis quelques jours…

— C’est que j’ai toujours le tracassin avec ce meurtrier qu’on ne retrouve pas.

— Comment ! Vous y pensez encore ? Je croyais que vous aviez oublié ce fait divers.

— Non, par moments, je crois que je n’y pense plus, puis ça me revient tout d’un coup dans la nuit, et v’là mon sommeil parti ! Pourquoi ne retrouve-t-on pas cet homme ?

— On le retrouvera ; dormez tranquille…

— C’est que je voudrais que ce soit moi !

— Ah ! oui, vous tenez à ce magot ?

— Ce n’est pas pour l’argent, M’sieu Jacques, bien que je sois une femme qui le mériterait… Y n’y a pas plus honnête ; mais j’aimerais aussi débrouiller cette énigme…

— Vous avez l’âme d’un détective, bonne Prudence !

Sur ces paroles, Jacques quitta la place.

Prudence enfermait maintenant dans son cercle de pensées deux problèmes de premier plan : d’abord, la recherche de l’assassin, puis celle de la personnalité de l’élue de Jacques.

— Ce petit, pourvu qu’il ne fasse pas une bêtise. Toutes les femmes sont habillées de même, et on ne peut plus reconnaître une bonne d’une mauvaise. Quelle affaire !… Moi, si je la voyais, c’te petite, je verrais tout de suite de quelle classe elle est. Les hommes n’y connaissent rien. Ils rencontrent un minois et s’en toquent sans s’inquiéter de la parenté. Le fils d’un juge ne peut pas épouser n’importe qui. Ah ! qu’est-ce que nous allons voir ! Tout de même, s’il prévenait sa mère, ce petit, ça serait mieux. Me voilà bien embarrassée ! J’ai promis le secret, mais j’ai parlé un peu vite. Madame saurait bien se renseigner. Quand on a la justice à sa disposition, on n’a pas le droit de se tromper. Mais quelle idée a eue M’sieu Jacques de choisir une femme lui tout seul ! il est vrai que ces coups-là arrivent sans qu’on les cherche. Pan ! un choc au cœur et le tour est joué. Va-t-on réfléchir après cela ? Ah ! si seulement je trouvais mon meurtrier sans le chercher. Si un matin, en faisant mon marché, je me trouvais nez à nez avec lui ! Dire que je passe peut-être à côté de lui et qu’il me nargue ! Ah ! je donnerais bien deux sous pour tenir mes 100 000 francs, et alors, j’aimerais la campagne comme Julie. C’te bonne Julie, elle est aimable tout de même pour m’inviter dans son patelin. J’irai au début d’octobre, ce ne sera ni l’hiver ni l’été, donc c’est un bon moment pour se rendre compte d’un pays. Maintenant, je vais essayer de bien dormir, comme me l’a conseillé M’sieu Jacques.

Le lendemain, Prudence était revenue à des sentiments plus animés. De nouveau, elle monologuait comme si elle se rattrapait de son mutisme. Elle ne se découvrait nulle raison spéciale pour avoir traversé une crise de marasme et elle se disait :

— Les hommes et les femmes sont un peu lunatiques ; on est plus gai quand la lune est ronde et, à mesure qu’elle décroît, on perd un peu de sa force. La pleine lune a l’air d’une grosse réjouie ; mais le croissant, quelle figure !

Elle sortit pour parcourir le marché, critiqua, marchanda, se querella avec les vendeurs et lança des quolibets. Elle se montrait tout à fait en forme.

Vingt fois, elle aperçut l’assassin qui se faufilait entre les groupes, et, plus de cent fois, elle entrevit la « jolie jeune fille » qui achetait des denrées avec un air de reine. Elle pensa :

— Je ne savais pas encore qu’il y avait autant de belles femmes à Lyon.

Quand elle revint chez sa patronne, elle constata cependant qu’elle rentrait bredouille.

— C’est pas commode de trouver deux personnes dans une foule. Tous les hommes aujourd’hui avaient presque tous une tête d’assassin, et toutes les femmes m’ont paru belles. Comment démêler quéque chose dans tout ça ? J’ vas aller parler de mes achats à Madame, parce qu’y a des choses à changer dans le menu…

— Me v’là revenue. Madame a bien dormi ? La nuit était fraîche, alors on se sent mieux ; les chaleurs vont être finies, et on sera plus à l’aise. Moi, j’aime les demi-saisons. Je n’ai pas trouvé d’occasions au marché, les produits manquent. Il y a pourtant des tomates et, avec elles, on peut tout accommoder : les plats les plus insipides deviennent bons. J’ai vu des jolies jeunes filles, ce matin ! C’était un plaisir, il y en avait plus que de légumes ! Je pensais à ce bon M’sieu Jacques… Y avait de quoi choisir. Quand qu’il viendra ce moment-là pour lui ?

— Je ne sais pas encore…

— Méfiez-vous, Madame ; quand les garçons ne disent rien, c’est qu’ils préparent une surprise…

— Que voulez-vous dire ? Vous savez quelque chose ?

Cette prolixité, ce préambule alarmèrent Mme Dilaret. Elle trouvait à Prudence un air mystérieux et entendu. La réponse spontanée la soulagea.

— Moi ? absolument rien ! C’est pas à moi que M’sieu Jacques ferait sa confession, bien sûr. C’est à la mère, à tout savoir en premier. Et je pense certifier à Madame que si M’sieu Jacques voulait me dire un secret, je l’arrêterais en disant : « Je ne veux rien entendre, M’sieu. J’suis d’âge à être votre mère, mais je ne veux rien savoir. Honneur d’abord à votre mère qui vous a mis au monde. »

Prudence se tut, contente de son geste, éblouie par ses propres paroles. Les mains sur les hanches, elle semblait défier : « En auriez-vous trouvé autant ? »

Mme Dilaret rit de cette attitude et dit :

— Avec les garçons, on est toujours sur le qui-vive…

— Vous avez raison, mais M’sieu Jacques n’est pas un homme à secrets ; c’est franc, c’est sérieux ; tout de même, il aurait une petite connaissance, que ça ne m’étonnerait pas… non une de ces demoiselles qui ont toute honte bue, mais une gentille enfant avec papa et maman à ses côtés et…

— Enfin, Prudence, vous êtes au courant d’une intrigue ?

— Qu’est-ce que Madame va penser là ? Je ne sais rien du tout. Les hommes regardent quelquefois les femmes, n’est-ce pas ? alors je fais une supposition : si une fois notre petit M’sieu Jacques avait admiré une jeune fille et la trouve tout à fait de son goût ? Ce sont des aventures qui peuvent tomber dans la vie d’un garçon…

— Vous m’agacez, ma bonne ! vous prenez des airs idiots… Dites-moi la vérité ou taisez-vous !

— Pisque c’est une supposition que j’ vous dis ! Ça peut arriver. Madame n’a pas besoin de se désespérer, parce que son garçon a regardé une jeune fille…

— Quelle jeune fille ?

— Il ne le sait pas lui-même…

— Qu’est-ce que vous racontez ? Vous devenez folle ? dites-moi qui elle est ?

— Y n’ sait pas son nom…

— Vous êtes impatientante, ma pauvre fille ! Je vois bien que vous me cachez quelque chose… Qui vous a renseignée ?

— Personne…

— Alors, vous feriez mieux de vous taire. Si ce sont des inventions de votre part, elles ne sont pas très heureuses, je vous le déclare franchement…

— Je n’invente rien, et pisque Madame monte sur ses grands chevaux, j’vas tout dire, mais ça m’ coûte, parce qu’à ce petit, je lui avais promis le secret. Que Madame ne me regarde pas avec ces yeux-là, sous prétexte que son fils m’a parlé de sa connaissance ; moi, j’attire les secrets. J’en sais ! j’en sais ! mais je les garde. Aujourd’hui, c’est pas comme les autres fois, je ne veux pas qu’une mère soit négligée. Eh ben ! vot’ fils m’a dit : « Prudence, j’ai rencontré une belle jeune fille… elle a une figure comme une Sainte Vierge, avec des cheveux noirs et des yeux dorés. Elle est grande, et elle marche comme sur des nuages… Elle m’a souri et je lui ai souri, et elle m’a dit en baissant les yeux : « Les mariages sont écrits au ciel ! », puis elle a disparu, et je suis resté fou d’amour… Prudence, vous qui savez trouver les assassins, pouvez-vous retrouver cette belle jeune fille ? » Voilà, Madame, ce que m’a confié M’sieu Jacques. Vous voyez que c’est du grave… C’est sûrement une personne qui doit être dans les plus comme il faut. Faudra donc que je la retrouve, et je crois que ça sera facile…

Mme Dilaret était plongée dans l’ahurissement le plus profond. Ce langage ne ressemblait guère à celui de son fils, et elle s’étonnait qu’il pût se livrer à de si bizarres confidences, surtout à Prudence. Puis, son fils en son aspect ne lui paraissait nullement atteint par des flèches aussi meurtrières. Elle se promit de l’interroger. Il lui venait à l’idée que c’était une facétie.

Prudence respectait le silence de sa patronne, tout en savourant le plaisir d’avoir été favorisée. Elle pensa pourtant que c’était un coup rude pour cette mère, et elle voulut pallier cette impression.

— Que Madame ne se désole pas… il faut s’attendre à tout dans c’te vie… Les garçons sont quéquefois gênés de raconter à leur maman que l’amour vient de leur pousser par surprise… Y sont honteux, vous comprenez, Madame, et plus timides que des jeunes filles… On croit qu’un garçon, c’est hardi, eh ben ! non, ça ressemble à un canard qui vole pour la première fois… Ça secoue ses petits ailerons et pis ! ça n’ose pas se lancer… Et la preuve, c’est qu’il n’a pas pu parler à c’te pauvre petite. Il l’a laissée partir, et c’est resté sur place, planté comme un poteau électrique qu’on appelle des transformations… Non, ce n’est pas ça, je me trompe…

— Des transformateurs…

— Oui, Madame tient le mot… Y paraît que là dedans, c’est chargé… Eh ben ! not’ gas est demeuré là, chargé d’amour, sans pouvoir étendre le bras… C’est-y pas malheureux !

Mme Dilaret commençait à sourire. De plus en plus, elle comprenait que Jacques s’était amusé. Elle dit à Prudence :

— Maintenant, ma bonne, je crois qu’il est temps que vous alliez vous occuper du déjeuner…

— Je vois que Madame est consolée…

— Tout à fait !

— J’avais peur que Madame ne soit un peu jalouse… Ça arrive dans la vie des mères. Mais, j’ suis pas une femme à détourner un enfant de sa maman… Non ! pas plus que je ne penserais à enlever le mari d’une autre, et, pourtant, il y avait le mari d’une voisine qui me plaisait bien… et si j’avais voulu !… Mais je me suis dit, tant que ma flamme a duré : « Prudence, pas de ça ! Y paraît que Jésus a pardonné la femme qui a pensé à un autre homme que le sien, mais ces pardons-là, ça n’arrive pas deux fois dans l’existence… Si Jésus se promenait par ici, on pourrait peut-être se laisser tenter, pour se jeter à ses pieds ensuite, mais dans not’ temps de païens, Jésus ne se montre plus parmi les vivants. » Alors, Madame, cette pensée-là m’a retenue…

Mme Dilaret, qui était souriante, redevint sérieuse pour féliciter sa domestique sur sa foi, bien qu’elle l’exposât d’une manière pittoresque.

— On ne peut mieux exprimer la parole divine…

— Alors, Madame est contente ?

— Oui, Prudence.

Satisfaite, la brave femme réintégra sa cuisine.

Mme Dilaret attendit son fils non sans impatience. Précisément, il arriva un peu en avance ce matin-là et, quand il fut dans le studio en face de sa mère, elle murmura d’une voix un peu étouffée, afin que Prudence n’entendît pas :

— Tu as fait de singulières confidences à notre servante.

Jacques éclata de rire. Le visage de Mme Dilaret s’épanouit, et elle reprit :

— J’ai deviné que c’était une plaisanterie…

— Naturellement ! je voyais cette pauvre femme si tourmentée par cet assassin que j’ai voulu changer le cours de ses idées…

— Tu as parfaitement réussi ! Elle s’occupe maintenant, selon ton désir, à rechercher cette jeune fille…

— Comment cela ?

Mme Dilaret répéta textuellement le récit de Prudence, alors que Jacques levait les bras au ciel en clamant :

— Elle perd la tête… elle est folle !

Et il rit comme un être jeune sait le faire.

— Elle aurait dû écrire des romans, bégayait-il entre deux éclats de rire ; elle a une imagination déconcertante !

Il cita les quelques paroles qu’il avait dites et conclut :

— Je m’aperçois qu’un secret est bien mal gardé par elle, mais je m’en doutais… Je savais qu’elle ne pourrait pas se retenir de vous le raconter… Seulement, j’aurais voulu vous prévenir et je n’en ai même pas eu le temps ! Enfin, mon but est atteint… sa pensée est détournée de ce fameux meurtrier… Je craignais qu’elle ne commît quelque imprudence à ce sujet, ce qui aurait bien ennuyé papa…

L’incident clos, Jacques prit son journal, en attendant que Prudence vînt annoncer le déjeuner.

Au long de la journée, la domestique remua toutes les idées qui meublaient son cerveau.

— Je ne m’y reconnais plus, marmottait-elle, tout cela est en vrac dans ma tête comme du vermicelle dans un sac… Je ne veux pas perdre mes 100 000 francs, et je veux retrouver la jeune fille de M’sieu Jacques… Je ne sais pas s’il sera content que j’ai raconté la chose à sa mère, mais faut bien que je soigne la mère comme le fils… Je suis entre l’arbre et l’écorce, et il faut manœuvrer avec finesse… Peut-être que je n’aurais pas dû répéter les paroles de cette jeunesse parce que je n’en étais pas très sûre, mais il n’y avait pas de mal : « Les mariages sont écrits au ciel », tout le monde le sait et le dit.

Prudence interrompit son discours intérieur pour allumer son fourneau à gaz, puis elle reprit :

— Il faudra que j’aille voir Mam’zelle Julie, un de ces jours… Elle me plaît c’te brave fille… C’est un peu simple, mais y n’ faut pas que des polytechniciens sur la terre… C’est mon père qui m’a appris ça… et ce que j’ai eu du mal pour réciter ce mot-là. Enfin, j’y suis parvenue, et je le dis si bien, qu’il y a des gens qui croient que je suis allée à c’t’ école-là… Je les laisse croire ; du moment que ce n’est pas moi qui m’en vante, je ne fais pas de péché. Faut pas brusquer les gens… De quoi que j’aurais l’air, si je leur disais : « Vous vous trompez. » Ce serait bien mal poli de ma part…

Prudence se rengorgea, heureuse de connaître un beau mot, fière de passer pour instruite, glorieuse de savoir parler avec à-propos.

Elle se persuadait que Mme Dilaret la cotait haut et qu’elle se félicitait chaque jour de l’avoir à son service. « Une femme comme moi, ça rehausse une maison. »

Tous les soucis de Prudence furent oubliés au moment des confitures, art où elle triomphait. Mme Dilaret dut se rendre à l’évidence. Les gelées, les marmelades de toutes couleurs se rangeaient sur des rayons, et plus Prudence en cuisait, plus elle voulait en cuire. Elle établissait une véritable collection… elle en admirait la transparence, ou bien la consistance selon les fruits.

Cela devenait presque une passion, et Mme Dilaret crut un jour que tout ce qui était mangeable se transformerait en confiture ! La tomate, le potiron, le melon, la carotte en pots ! Prudence ne s’arrêtait plus et prenait des airs d’autocrate. La maisonnée fut privée de sucre… Une petite réserve y passa, et quand Prudence se trouva en face du sucrier vide, elle resta décontenancée :

— Ah ! ben ! ah ! ben ! Madame aurait dû me prévenir… Quand on n’a pas de sucre, on le dit… Est-ce que je pouvais m’en douter ?… Ces bourgeois riches ont toujours des conserves dans leurs armoires, et je croyais qu’on me les cachait… On me laissait travailler ! J’ai au moins 200 pots ; mais les patrons n’auront pas de sucre dans leur café pendant un mois.

Elle demanda à Mme Dilaret :

— C’est vraiment vrai qu’il n’y a plus de sucre dans la maison ?

— Voici huit jours que je m’efforce de vous le faire comprendre…

— Je croyais que Madame me racontait ça pour que je cesse de confiturer.

— C’est absolument pour cela que je tentais de vous arrêter.

— Je n’en ai plus un grain, ni un morceau…

— C’est du propre ! Que va dire Monsieur pour son café ?

— Dame ! je ne sais pas. Madame n’en a pas quéques morceaux en réserve ?

— Je vous assure que non ! Tous les jours, je vous ai prêché la sagesse… Mais, seule, la confiture avait raison… Je suis furieuse…

— Vous ne pouviez pas me retirer la bassine des mains !

— Si j’avais su ? je vous aurais jetée dedans !

— Je vois que Madame est bouleversée.

— C’est assez naturel… Mon mari travaille, il a besoin de sucre…

— Oh ! son travail n’est pas fatigant…

— Vous vous figurez cela, vous !

— Ce n’est que sa tête qui marche et, quand il est assis devant son bureau, elle ne fait pas beaucoup de chemin !

— Vous êtes une sotte, ma fille…

— C’est bientôt dit… mais je trouve, moi, que si monsieur courait du matin au soir pour attraper ses voleurs, il serait tout de même plus fatigué…

— Vous ne comprenez rien !

— Encore que j’y comprendrais quelque chose, cela ne nous donnerait pas de sucre…

Mme Dilaret lui tourna le dos, impatientée.

L’heure du café arriva. C’était pour monsieur une belle minute, quand il savourait un café chaud et bien sucré.

Ce midi-là, sa femme se sentait mal à l’aise. Elle savait que chez les fournisseurs toute supplication était inutile. Les restrictions étaient sévères. Elle regrettait de n’avoir pas mis de côté, en secret, quelques provisions ; mais, confiante dans la sagesse de Prudence, femme d’âge raisonnable, elle avait oublié que les passions sont plus fortes que la raison.

Or, sur le plateau du café, qu’apportait Prudence triomphante ? Il se présentait un pot de gelée, couleur incarnat, du plus séduisant effet.

— Qu’est-ce que cela ? interrogea négligemment le juge.

— Du sucre pour le café de Monsieur…

— Du sucre ? questionna Jacques déjà amusé.

— Oui, M’sieu Jacques… Y paraît que je me suis noyée dans le sucre de la maison pour arriver à vous fournir du dessert pour l’hiver. Je sais que Madame est prévoyante, et je pensais ne jamais voir la fin des provisions. Ce n’est pas que j’ai été trop avant dans l’usure du sucre, non ! c’est la quantité qui était trop mince… Mais la confiture, c’est toujours du sucre, s’ pas ? Alors, Monsieur peut en mettre dans son café… J’y ai goûté… ça va… et pourtant, j’suis difficile…

— Je n’aurai pas de sucre ? s’écria M. Dilaret.

— Si, Monsieur, répondit Prudence très vite, seulement, il est rose… Regardez, Monsieur, la belle petite cuillère…

— Enlevez cela !

— Vous n’êtes plus un enfant, Monsieur… Vous savez bien que c’est du sucre…

— Ne vous fichez pas de moi, Prudence !

— Que Monsieur me fourre sous la guillotine, si je me fiche de Monsieur… Je sais qu’il faut respecter la justice… J’honore Monsieur et je…

— Enlevez ce pot et taisez-vous ! Je ne plaisante pas.

La pauvre Prudence dut se conformer à cet ordre, parce que l’œil de M. Dilaret la foudroyait.

Elle en eut un frisson et se replia, désolée, dans son domaine, en contemplant cette belle gelée qui ne lui procurait même pas un compliment.

— Ce que les hommes peuvent être ingrats ! Je me suis tuée à faire de la confiture à pleins pots et je n’ai même pas un merci de ce juge qui parle toujours de justice… J’ai transpiré dans cette confiture à me dessécher la peau, à devenir une feuille de parchemin, et v’là toute la reconnaissance que j’en ai ! Et j’suis vaillante et économe ! et dévouée ! et pis tout, quoi ! eh ben ! rien, pas un mot… Il aurait pu me dire : « Ma bonne Prudence, votre confiture est un baume, on croirait manger de l’ange en marmelade. » Non, rien… Au lieu de ça, un œil de tigre… Ah ! si j’ voulais faire galoper le mien d’œil, autour de cet homme si haut, je le mettrais bien bas, à mes genoux, oui, à mes genoux, si je voulais !… Mais Madame est une bonne femme ! je ne veux pas lui apporter de la peine, non plus qu’à M’sieu Jacques. Ce petit, j’ veux lui conserver son père intact, qu’il n’ait pas à rougir de lui… Je n’ vas même pas me venger pour de la confiture… J’ vois bien que Monsieur a des ennuis parce que cet assassin ne se trouve pas, mais ce n’est pas juste que ça retombe sur mon travail… Enfin, c’est la vie du monde… faut pas s’ faire tourner le sang en encre pour si peu… J’ cuisinerai un bon dîner, et les estomacs seront plus gais… Je chercherai un peu de sucre chez un épicier à qui j’ai rendu service… Je lui donnerai une paire de chaussures de Madame pour une de ses nièces qui a la même pointure… Madame m’a dit : « Je ne mettrai plus ces souliers-là… ils me font mal, je souffre dedans. » Je ne veux pas que Madame souffre, et pour lui enlever la tentation de les porter, j’en ferai cadeau… Oh ! c’est du beau… 300 francs qu’elle les avait payés… La petite sera contente et Madame n’attrapera pas de cors avec… Je pourrai donc avoir quéques bouts de sucre.

Ayant ainsi arrangé la situation, Prudence déjeuna et lut son journal. De temps à autre, son nez piquait le quotidien, ce qui la réveillait ; mais elle refermait vite les yeux et se rendormait.