Psyché/Première Partie/Chapitre II.

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II

L’AZUR


Le ciel de cette claire matinée était pur comme les yeux de Psyché Vannetty. Pour la première fois depuis six mois ténébreux, l’immense nuée grise et pâle qui plane sur Paris pendant le triste hiver s’était évanouie en clarté.

L’air était plus léger, les visages plus heureux. Une atmosphère limpide rajeunissait les rues. Des femmes passaient, en camisoles roses. Des gamins sifflaient des chansons. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et les terrasses peuplées de buveurs. Une brise grandissante fuyait le long des joues, une onde si diaphane et si vierge qu’elle semblait tomber du ciel.

Dès qu’ils franchirent la grille du Parc :

« Oh !… » dit Psyché en levant la main.

Elle détourna sa tête longue, et avec un long geste circulaire qui désignait toute la nature, elle murmura dans un sourire extasié :

« Le Printemps. »

Aimery était devenu grave :

« Ce n’est pas lui encore. C’est déjà lui, fit-il. Voyez cette poussée de gazon qui verdit, qui monte, frissonne autour des arbres sans feuilles. Les résurrections sortent de la terre ; ces bois qui semblaient des bûchers redeviennent des êtres vivants ; les marronniers jettent des bourgeons énormes, grands comme des branches, visqueux comme des mollusques étirés hors de leurs coquilles, et verts comme toute l’Espérance. Ah ! la vigueur, la joie et la beauté de tout cela ! Jamais un jour d’été, si triomphal puisse-t-il être, ne m’enivre comme celui-ci. Hélas ! que c’est beau ! Quelle puberté joyeuse, quelle explosion de désir tout autour de nous !

— Et les oiseaux ! dit Psyché. Et les oiseaux ! Entendez-vous les oiseaux ! »

Elle tendit les mains.

« Par ce temps-là, je me sens redevenir jeune fille. Je voudrais jouer ici, courir dans les allées, me rouler sur l’herbe, tacher mes bas rouges et manger des fleurs. Marchons vite. Allons jusqu’à ce petit temple qui est au sommet du parc, sur la cime de l’île rocheuse. La couleur du temps est adorable, et là-haut nous serons à l’ombre au milieu de toute la lumière. Qui de nous deux y sera le premier ? »

Ils allèrent.

Le ciel s’agrandit.

Il était d’un bleu si profond que le paysage lui-même prenait une coloration italienne. Le ciel solaire ne peut se concevoir ni par le rêve, ni par le souvenir ; il est la splendeur, il donne aux yeux ouverts ce dont les yeux fermés ne savent retenir que l’éblouissement et le déclin. Aimery le regardait en marchant. Ce bleu de printemps était uni dans sa mémoire à d’inoubliables joies. Toutes, une à une, revenaient du fond du passé, renaissaient aussi vives, aussi fraîches que jadis, rouvraient leurs ailes, se mêlaient éclatantes à la grande clarté céleste, qui élargissait jusqu’à l’infini la coupe altérée du bonheur futur.

Lorsqu’ils furent arrivés au faîte, le ciel tout entier les entoura, et comme un voyageur qui découvre la mer, Aimery s’arrêta et dressa la taille dans l’ivresse de l’azur reconquis.

Psyché poussa un soupir.

« Le chemin s’arrête, dit-elle avec mélancolie. Ah ! mon espoir allait au delà ! ils me font mal ces instants de la vie où je me sens exaltée vers un but qui s’échappe et qui se métamorphose… Où est-il, le Printemps ? Où est-il, lui qui m’a tant émue quand je l’ai senti passer à travers les arbres et frôler mes cheveux ?… On frissonne, on part, on s’enflamme, on croit que la jouissance sera belle parce que le désir a été grand et le désir se meurt comme la mer sur le sable, l’eau vainement soulevée par le vent qui s’enfuit toujours plus loin…

— Que ne le suivez-vous ? dit Aimery. Que ne vous laissez-vous entraîner ? Le chemin ne s’arrête pas ici, vous le savez bien. C’est ici qu’il commence et qu’il vous attend ! Il est libre, il est à vous…

— Non, vous ne m’avez pas comprise. Ce chemin-là, je ne le suivrai pas.

— C’est le seul.

— Ne dites plus rien. J’étais sur le point de devenir votre amie sincère et vous allez me décourager.

— Il n’y a pas d’autre chemin dans les paradis terrestres.

— Vous vous trompez. Ou plutôt vous voulez me tromper, car vous savez mieux que personne qu’il y a d’autres voies à l’exaltation, puisque vous êtes poète. Tout n’est pas cela…

— Tout y prend sa beauté !

— Non. Et à l’instant vous ne pensiez pas ainsi. Votre émotion à l’entrée du parc, votre attendrissement devant les merveilles de la terre et du ciel, votre passion ce n’était pas de l’amour !

— Il s’en fallait de trois minutes.

Vous êtes prompt. Je vous demande trois années pour en venir au point où vous en êtes et ne vous promets rien.

Tant de colère pour une opinion sur les chemins du Paradis ?

— Ce premier réveil du Printemps est une heure que je ne puis vivre sans en être émue jusqu’au fond du cœur ; elle me bouleverse, elle me transporte ; mais cette aspiration s’adresse à tout ce qu’il y a d’inconnu au-dessus de nous, autour de nous, dans les parfums des bois, dans la lumière du ciel, dans le frisson divin qui m’envahit et que j’adore entre tous parce qu’il est mystérieux. Je ne sais ni d’où il me vient ni vers quel idéal sa force m’entraîne. Je ne le comprends pas. Je l’éprouve. Il m’est doux. Et quand je vous parle ainsi, vous traduisez : « Je vous aime ! »

— Vous avez dit : « J’aime ! » Ce n’est pas la même chose. Mais vous l’avez crié ! Qu’est-ce que l’Amour, grand Dieu ! si ce n’est pas ce que vous éprouvez ?

— L’Amour ! croyez-vous donc que je n’en sois point obsédée ! La vie de Paris permet-elle aux jeunes femmes de ne pas entendre au moins sa voix ? Je ne lui cède pas. Je ne lui cède jamais. En est-il moins hardi ?… Si vous pouviez sentir… C’est une persécution de tous les instants… Je dîne : la jambe d’un inconnu cherche la mienne, et s’en empare comme dans l’obscurité d’un lit. Je danse : c’est une main qui palpe mon corsage, une main faussement distraite ou étourdie, qui a l’air de n’y pas songer mais qui tourne, s’instruit, change de place, connaît ma hanche et touchera mon sein. Je m’assieds : un invité quelconque s’assied à mes côtés et me presse de toute sa personne. Il me parle à l’oreille, il me regarde de si près que mon décolletage lui appartient et tout de suite, c’est le : « Voulez-vous ?… Quel jour ?… demain ? » que mon danseur m’avait déjà dit et que mon voisin de table m’avait laissé entendre. Je sors dans la rue : c’est l’ignoble suiveur qui m’aborde et s’attache à mon ombre. Il ne me quittera plus ; je puis marcher vite, il presse le pas ; entrer dans une boutique, il entre avec moi ; changer de trottoir, il me précède ; retourner sur mes pas, m’enfuir, il est là, il est toujours là, il est sur mon palier quand je sonne à ma porte ! Ah ! l’horreur !… Et que vous dire de plus ? Les honteux attouchements subis dans les foules. Le souvenir plus honteux encore du mari que mon père m’avait donné… Voilà ce que l’amour a été dans ma vie… Il y a des soirs où je rentre accablée par le dégoût, par l’ennui et par… je ne sais quoi qui me fait fondre en larmes… car enfin nous avons des sens, si nous ne sommes pas sur terre pour leur obéir. Toujours résister, c’est de quoi devenir folle !… Alors j’essaye d’échapper à cette obsession. Je veux n’y plus penser. Je me ressaisis. La vie est si vaste et l’âme si vaillante ! Je prie. Je me donne à ces charités qui me font plus de bien qu’aux pauvres. Je me passionne pour un livre, pour un tableau, pour un site, que sais-je ? pour ce qui peut me faire oublier l’homme et son baiser dont je ne veux pas… Eh bien, poursuivit-elle d’une voix qui s’altérait, vous seul vous ne m’aviez jamais parlé d’amour… Je vous l’ai déjà dit sur un ton bien étranger à mes sentiments, mais j’ai des nerfs qui troublent toutes mes paroles ce matin… Vous seul vous m’aviez épargnée. Que je vous en étais reconnaissante ! Et ce n’est rien encore ! Le hasard me fait découvrir aujourd’hui un secret qui nous rapproche ; puis une même émotion nous transporte ensemble… Je vous souris… je vous tends la main… je crois enfin avoir trouvé un ami à qui je pourrai ouvrir mon cœur sans ouvrir pour cela mon corset… — Vous voyez que je vous dis tout. — Eh bien, vous aussi… vous aussi…

Les lèvres palpitèrent. Un frisson la parcourut de la tête aux genoux et avec un geste de faiblesse elle tourna la tête pour pleurer.


Aimery osait enfin comprendre. Il ne s’agissait pas de convertir Psyché aux sentiments qu’elle inspirait, mais à ceux qu’elle éprouvait avec l’intensité la plus vive, sans l’avouer et même sans le savoir.

Cette femme de vingt-quatre ans était absolument vierge de cœur. Son intelligence, sa finesse d’esprit, sa délicatesse d’âme et de pensée, loin de l’éclairer sur ses propres affections, l’avait abusée au contraire ; et en matière d’amour elle raisonnait comme une enfant, capable d’ignorer elle-même qu’elle est folle de son cousin. Toute expérience passionnelle, toute éducation des sens manquaient également à son histoire. Ses troubles amoureux ou tendres se transposaient aussitôt en musiques intellectuelles, et elle ne les reconnaissait plus à travers leurs métamorphoses dans le murmure de ses rêveries.

Toujours en pleurs, elle s’était assise de côté sur le banc circulaire au delà duquel s’étendait l’horizon. Cet instant de défaillance avait brisé son attitude. Une femme qui se laisse aller à montrer ses larmes renonce à toutes les coquetteries en perdant celle de ses yeux. Psyché ne se tenait plus du tout. Le col penchant, les épaules tombées, la taille molle, les mains à l’abandon, elle était là comme une pensionnaire qui a fini sa leçon de maintien. Sa robe n’était plus la même. Son chapeau semblait accablé. Son ombrelle glissante laissait pendre six longues coques mélancoliques.

« Psyché »… dit Aimery.

Et s’entendant nommer par son prénom, elle n’eut pas un mouvement de surprise.

Il chercha son regard.

« Psyché, ce n’est pas moi qui vous fais pleurer.

— Oh ! ce n’est pas vous.

— Ni personne ! C’est l’Amour lui-même que vous méconnaissez et qui est en vous.

— L’amour de qui, bonté divine ?

— De qui ? Mais vous dites des choses insensées ! Croyez-vous donc que l’Amour s’adresse à quelqu’un ? Est-ce que le printemps de ce parc est fait pour le jardinier qui l’arrose ? Est-ce que cet homme qui passe est né pour cette fille qui lui parle en extase, et s’il n’existait pas, n’aurait-elle pas aimé ? Vous ne savez pas ce que c’est que l’Amour et vous croyez lui échapper quand il vous tient tout entière.

— Que voulez-vous dire ? fit-elle sans force.

Il hésita un instant et reprit avec un sourire :

« Écoutez-moi. Vous connaissez la légende de Psyché, votre patronne ?

— Je ne savais pas qu’elle fût canonisée, sourit-elle vaguement.

— Psyché, comme vous, fut ravie par un adolescent mystérieux qui ne voulait ni dire son nom ni montrer son visage, et elle fut à lui sans savoir que cet inconnu était l’Amour.

— Le mien est plus mystérieux encore car rien ne m’avertit de sa présence. Mes larmes, dites-vous ? Si c’est lui qui me fait pleurer, j’aime mieux ne pas le connaître. Je me sens malheureuse ce matin comme je ne l’ai jamais été.

— Il nous donne assez de joies pour se permettre aussi de nous faire souffrir.

— Et quelles joies m’a-t-il données ? Je n’ai plus de mari si je puis dire que j’en aie jamais eu un. Je n’ai pas d’amant, je n’ai pas d’amis. Je vis seule, misérablement seule…

— Seule avec lui. Votre œil brille, c’est lui qui l’anime. Votre joue rougit, c’est lui qui la touche. C’est lui qui vous faire sourire et lui qui vous fait soupirer. Quelle que soit la pensée qui vous laisse émue, si vous frémissez, c’est qu’il est là. Quand vous écoutez les violons qui vous plaisent, vous aimez. Quand vous respirez le parfum qui vous attire, vous aimez. Quand vous admirez le couchant sur le fleuve, le jour sur la mer, le printemps dans la plaine ou l’automne dans les bois ; c’est lui qui métamorphose toute la nature étrangère, la rend émouvante comme la passion humaine et l’accorde à votre passion. Il est le Sang merveilleux qui vous fait comprendre les murmures de la forêt avec la voix des oiseaux. Il est tout ce qui vous exalte au-dessus des réalités, tout ce qui vous entraîne au delà des rêves. N’essayez pas de le fuir, il est tout-puissant : il a plus que la joie et plus que la douleur dans les mains. Jamais il ne vous dit son nom, mais il est votre amant comme il est votre maître. Rien ne peut arrêter son approche ardente. Quand vous sentez en vous toute votre jeunesse qui gonfle votre sein et brûle vos lèvres, c’est lui qui vous transfigure ; et dans votre lit noir, entre vos bras, Psyché, quand vous avez éteint la dernière lumière, c’est lui qui vous écoute pleurer. »

Elle laissa tomber son visage dans ses doigts fléchissants. Il prit doucement l’autre main qui semblait couchée au creux de la jupe, et mit un genou sur le banc de pierre.

« Psyché, sentez-vous qu’il est là, entre votre main et la mienne ?

— C’est lui ? » murmura-t-elle.

Et une ondulation lente comme un soupir releva un instant sa taille inclinée.

Il reprit, toujours plus près d’elle et serrant l’étreinte de ses doigts :

« Comprenez-vous maintenant pourquoi je ne pouvais vous entendre quand vous nommiez l’Amour ce qui est le caprice, la basse galanterie, l’insolence tolérée, le flirt brutal et froid, tout ce que vous haïssez, tout ce que je méprise, et pourquoi vous êtes cruelle de m’avoir dit : « Vous aussi » ? Comprenez-vous qu’il y a entre nous un sentiment incomparable qui dépasse nos sens comme notre pensée, une émotion absolument pure, un courant d’énergie, de bonheur et de beauté que j’accueille de toutes mes forces parce que je me sens plus grand sous son influence, plus fier de vivre, plus digne de vous et parce qu’une telle joie vient à nous du haut d’un idéal si vertigineux que je respire en elle un souffle divin ? Voulez-vous…

— Par pitié, ne me demandez rien ! Je vous écoute : c’est tout ce que je puis faire. »

Elle sanglota brusquement, puis se ressaisit, et de ses deux mains fermées serra son mouchoir sur ses yeux.

Aimery lui prit les genoux et se pencha sur elle :

« Vous êtes libre de vous.

— Je ne suis pas veuve.

— Vous êtes plus libre qu’une veuve, car elle est liée à une mémoire ; plus libre qu’une femme mariée, car elle se doit à un mari ; plus libre qu’une jeune fille, car elle est soumise à des parents ou à des tuteurs. Aucune liberté n’est égale à la vôtre. Rien au monde ne peut vous retenir que vous-même.

— Ce serait assez.

— Quand l’Amour le voudra, ce ne sera rien, Psyché. L’Amour est plus fort que vous.

— Est-il plus fort que ma foi ? C’est elle qui m’a soutenue jusqu’ici contre tout. Je n’ai pas d’autre asile que le sien. Je vous en supplie, ne me le fermez pas. Que me resterait-il, si je ne l’avais plus ?

— Mais vous la garderez ! Qui parle de vous la ravir ? Votre foi vous a soutenue contre la débauche mondaine qui est une déchéance. Elle ne luttera pas contre l’Amour tel que vous l’éprouvez, tel que je le ressens, car l’Amour et la Foi ne sont qu’une même vertu, dont l’extase change de nom mais ne s’altère point. Entre Marthe et Marie vous ne choisissez pas Marthe, c’est votre foi qui vous le défend. Aimez, Psyché, vous êtes libre. Aimez à la face du monde, et cherchez dans l’Évangile un seul mot qui vous condamne ; ce mot-là, vous ne le trouverez pas.

Vous m’épouvantez. Que voulez-vous de moi ? »

Elle le regardait enfin, de ses yeux agrandis par l’inquiétude, et son expression était telle qu’elle paraissait attendre plutôt un arrêt de mort qu’une parole d’amour.

Il lui dit nettement :

« Partir avec vous.

— Partir…

— Ce soir même.

— Je ne sais plus ce que j’entends… Je deviens folle… Vous voulez que je parte avec vous ?… Mais comment pouvez-vous penser…

— Entendez-moi. J’ai depuis deux ans une terre. Ce n’est pas celle qui me vient de mon père et qui est en Champagne ; c’est une autre, dans l’Ouest, à douze heures d’ici : un parc, des bois, des étangs, une rivière et un château qui est tout à fait isolé du monde. Le printemps naît là-bas quelques jours à peine après le nôtre. Comme si la machine à explorer le temps avait fait deux tours en arrière, nous revivrons sous un autre ciel cette matinée-ci que nous avons perdue parce qu’elle est venue trop tôt pour nous. Et ce nouveau printemps n’éclora que pour vos yeux.

— Vous rêvez !

— Je ne vous laisse pas parler. En vous quittant, je vais louer un compartiment dans le rapide de neuf heures. Je vous enverrai le numéro par bleu. J’arriverai à la gare ce soir une heure trop tôt, et vous quand il vous plaira.

— N’y comptez pas.

— L’auto suivra dans les bagages et nous amènera demain matin sur une terre où rien ne se fera que sous votre volonté, où je ne vous suivrai même que si vous le voulez bien. Vous m’avez dit tout à l’heure : il y a d’autres voies à l’exaltation que celle des sens. Vous en déciderez selon le conseil du printemps. Nous avons compris aujourd’hui que les mêmes émotions nous frappent ensemble et que des choses éternelles nous rapprochent à travers la vie. Vous m’avez donné votre amitié : je ne prétends qu’à elle pour vous supplier de partir ce soir, de ne pas jeter nos destinées à tous les périls de l’espérance et de l’avenir inaccessible.

— Je n’aurai jamais d’amant. Je me le suis juré.

— Mon bonheur n’a besoin que de votre présence.

— Aux yeux du monde, ma présence ou mon amour seraient jugés par les mêmes mots. »

Le jeune homme bondit.

« Aux yeux du monde ! Voilà ce que j’entends de votre bouche à la fin d’une pareille scène ! Vous êtes jeune, vous êtes maîtresse de vous, toute la franchise est dans vos yeux, toute la loyauté dans votre main, et vous me laissez croire que je vous entraînerais si Mme X…, qui a eu dix amants, ne devait pas s’offusquer du vôtre ! Voilà le dernier argument que vous me réserviez, la barrière infranchissable derrière laquelle vous me répondez non ! Ce monde que vous méprisez, c’est à lui que vous cédez et non à votre cœur !

— Je suis brisée, dit Psyché.

— Saura-t-il même où vous êtes, ce monde espionneur et si mal renseigné sur les sujets dont il est le plus avide ? Une femme ne peut-elle quitter Paris pendant huit jours sans éveiller l’attention des gens ? Une semaine, je vous demande une semaine à vos pieds. Ensuite, je me tuerai ; le monde vous reverra.

— Mon Dieu ! Qu’avez-vous dit ! »

Elle s’était levée.

« Ah ! poursuivit-elle, tristement. Ah ! mon ami, vous le voyez. Cet amour qui naît à peine et dont vous me parliez comme d’une félicité, voyez ce qu’il nous coûte déjà : je suis en larmes ; vous songez à la mort. Est-ce là le chemin du bonheur ?

— Oui. »

Elle secoua la tête.

« Je n’en veux pas. Adieu, mon ami. Je penserai toujours à cette matinée que nous avons vécue ensemble ; mais vous, oubliez-la. Cela ne vous sera pas difficile. Votre souvenir en a perdu bien d’autres ; les sentiments des hommes sont si dispersés !… Oubliez notre rencontre et surtout ce que je vous ai dit, car je vous ai bien mal répondu. Je me sens tout à fait brisée… Ayez pitié de moi, laissez-moi partir… J’ai mis toute ma force dans ma résistance et je n’ai plus rien à vous dire, sinon que je vous tends la main… Ayez la charité de ne pas m’accompagner. »


Elle descendit le chemin tournant, suivit une allée au hasard… Sa tête se penchait alternativement sur une épaule et sur l’autre comme un poids trop lourd à porter. Elle passa lentement derrière un bouquet de lilas verts, reparut, franchit un pont, diminua dans le lointain. Sa robe grise se confondait presque avec la pâle brume qui azure Paris à toutes les heures du jour, mais Aimery ne voyait qu’elle au milieu des passants et des arbres. Quand elle disparut, ses yeux se fermèrent.

Alors il dressa les deux poings, agita ses cheveux, marcha en frappant la terre :

« Je suis fou d’elle ! se dit-il. Elle partira ! »