Psychologie de l’Éducation/IV/1

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Flammarion (p. 138-150).
Livre IV


LIVRE IV

LES RÉFORMES PROPOSÉES
ET LES RÉFORMATEURS


CHAPITRE PREMIER

Les réformateurs. La transformation des professeurs.
La réduction des heures de travail.
L’éducation anglaise.


§ 1. – LES RÉFORMATEURS.

Nous avons vu dans les pages qui précèdent que la plupart des personnes ayant déposé devant la Commission d’enquête ont montré avec éloquence l’insuffisance et les dangers de notre système universitaire. Quand il s’est agi d’exposer les moyens de le remplacer, cette éloquence a été vite tarie et la plupart des réformateurs se sont montrés singulièrement incertains dans leurs projets, se bornant le plus souvent à des modifications de programmes, bien des fois essayées déjà sans succès, à des conseils vagues, à des projets en l’air, sans indication des procédés capables de les réaliser. C’est très bien de dire, par exemple, avec M. Gréard, recteur de l’Académie de Paris, qu’il faut « diversifier, assouplir les formes de l’instruction secondaire ». Mais combien cet éloquent académicien n’aurait-il pas fait œuvre plus utile en donnant, au lieu de phrases très vides, des conseils un peu pratiques.

Il est à remarquer que ce sont justement les auteurs des critiques les plus vives qui se sont montrés le plus insuffisants dans leurs projets de réforme. On aurait peine à suivre, en vérité, des conseils comme celui de M. Jules Lemaître, quand il propose de « laisser l’enseignement un peu à la merci du professeur, qui, dans la branche qui le concerne, enseignerait ce qu’il saurait lui-même et ce qu’il aimerait le mieux »[1].

Devant des propositions aussi vagues, les critiques des critiques avaient une belle occasion d’exercer leur verve. Ils n’y ont pas manqué. Devant la Commission, M. Darlu s’est exprimé de la façon suivante :

Malgré sa sagesse et sa philosophie, M. Fouillée a cédé à une tentation à laquelle nous ne résistons guère, et qui nous entraîne à concevoir chacun notre système. Car il y a autour de chaque chose réelle, comme le dit Leibniz, une infinité de possibilités qui ont tout le charme que leur prête notre imagination, tandis que les défauts de la réalité frappent nos yeux.

Je suis un peu effrayé, je l’avoue, de voir tant d’esprits en travail pour enfanter des systèmes d’éducation nouveaux. Il y a quelque temps, c’était M. Jules Lemaître qui prenait en main la direction de l’Instruction publique en France.

Il est vrai qu’il l’a abandonnée pour réclamer celle des Affaires étrangères et ensuite celle de l’Intérieur. Eh bien, Jules Lemaître avait commencé par demander la suppression pure et simple de l’enseignement classique, sauf dans quatre ou cinq lycées qu’il conservait comme des échantillons d’une flore disparue. Puis il entendit parler du système des cycles ; il se précipita sur cette idée, et quelques jours après c’était la thèse qu’il soutenait ardemment[2].

La plupart des professeurs envisagent d’ailleurs avec une parfaite indifférence tous ces projets de réforme, dont ils perçoivent aisément l’inanité. M. Sabatier n’a pas hésité à le dire devant la Commission :

L’on constate que tous les essais de réforme de l’enseignement secondaire faits parallèlement ont misérablement échoué, et n’ont servi qu’à aggraver la situation de cet enseignement. Si bien que j’ai entendu plusieurs professeurs me dire : Au nom du ciel, qu’on ne fasse plus de réformes, qu’on ne change plus les programmes, qu’on n’annonce plus d’ères nouvelles[3].

Tous ces projets sont, je l’ai répété, la conséquence de l’indéracinable illusion latine qu’un peuple peut modifier à son gré ses institutions. En réalité, il ne peut pas plus choisir ses institutions que sa littérature, sa langue, ses croyances, ses arts, ou tout autre élément de civilisation. Nous avons bien des fois montré dans nos ouvrages que ces éléments sont le produit de l’âme de la race et que pour les changer il faudrait changer d’abord cette âme.

L’éducation ne saurait échapper à une loi aussi générale. Bonne ou mauvaise, elle est fille de nécessités sur lesquelles nous ne pouvons que bien peu de chose. Les réformes en bloc sont absolument sans valeur, et alors même qu’un tyran les imposerait par la force, elles ne pourraient durer, car, pour les maintenir, il faudrait réformer l’âme des professeurs, des parents et des élèves.

Tous ces pompeux projets de réforme radicale ne constituent qu’une inutile phraséologie. Pour l’éducation, tout comme, d’ailleurs, pour les institutions, les seules réformes possibles et efficaces sont les modifications de détail, accomplies d’une façon successive et continue. Elles constituent les grains de sable dont l’addition finit, à la longue, par former des montagnes.

Et même ces petites réformes successives ne sont possibles qu’à la condition d’être en rapport avec les nécessités du moment et les exigences de l’opinion. En matière d’éducation, la volonté et les préjugés des parents sont aujourd’hui tout-puissants.

Nous allons essayer d’extraire du monceau de projets présentés devant la Commission les quelques réformes possibles, sinon aujourd’hui, au moins plus tard, c’est-à-dire lorsque les préjugés qui s’opposent à leur réalisation auront été suffisamment ébranlés.

Voici l’énumération des principales.

TRANSFORMATION DU PROFESSORAT.
NÉCESSITÉ POUR TOUS LES PROFESSEURS DE PASSER PAR LE RÉPÉTITORAT.

Je ne crois pas cette réforme réalisable avant longtemps, avec nos idées latines, mais je la mentionne cependant en premier rang, parce qu’elle a figuré dans les projets présentés par un ministre à la Chambre des Députés. Elle est capitale, et pourrait, quand il sera possible de l’appliquer sérieusement, amener des résultats considérables.

Cette réforme entraînerait deux conséquences, dont la première est la suppression de l’agrégation, la seconde un recrutement des professeurs fort différent du recrutement actuel.

La suppression de l’agrégation serait fort importante. Nous avons vu, en effet, par les dépositions de l’enquête, que si notre corps de professeurs est si faible au point de vue pédagogique, c’est que les nécessités du concours de l’agrégation en font des spécialistes au lieu d’en faire des professeurs. Un des meilleurs ministres de l’Instruction publique, M. Léon Bourgeois, l’a dit en termes excellents devant la Commission.

Le concours de l’agrégation pourrait tout au plus être maintenu pour l’enseignement dans les Facultés, bien qu’il fût infiniment préférable d’agir, comme en Allemagne, où les professeurs de l’enseignement supérieur sont choisis d’après la valeur de leurs travaux personnels, le succès de leur enseignement libre, et nullement d’après leur aptitude à réciter ce qu’ils ont appris dans les livres. La méthode allemande façonne des savants capables de faire avancer la science, la méthode française ne fabrique que des perroquets.

Mais nous n’avons à nous occuper ici que de l’enseignement secondaire et non de l’enseignement supérieur. Or, pour l’enseignement secondaire, il n’est aucunement besoin de spécialistes versés dans les subtilités des livres. De simples licenciés, dont la cervelle est moins bourrée de choses inutiles, sont infiniment préférables, et la meilleure preuve en est fournie par les professeurs de l’enseignement congréganiste, qui sont tout au plus licenciés. La plupart de nos répétiteurs, étant licenciés, sont très aptes, pourvu qu’ils possèdent les qualités pédagogiques nécessaires, à donner l’enseignement secondaire. Ce qu’il importe uniquement de savoir, c’est s’ils ont ces qualités pédagogiques.

Supposons donc l’agrégation supprimée entièrement pour l’enseignement secondaire, et voyons de quelle manière un jeune licencié pourrait devenir professeur. Il entrerait au lycée comme répétiteur, mais avec le droit, qu’il n’a guère aujourd’hui, de donner des répétitions et de suppléer le professeur en congé ou malade, ce qui permettrait de juger de ses aptitudes pédagogiques. Au bout de quatre ou cinq ans de stage, et s’il était reconnu capable d’enseigner, il serait nommé professeur titulaire d’une chaire élémentaire. Il avancerait ensuite à l’ancienneté, comme le font actuellement les professeurs. Du même coup serait supprimé l’antagonisme entre les professeurs et les répétiteurs. Tous les professeurs obligés d’être d’abord répétiteurs, c’est-à-dire de vivre sans cesse avec les élèves, apprendraient à les connaître et la pratique les rendrait d’excellents pédagogues.

Cette réforme ne coûterait absolument rien à l’État. Au lieu d’agrégés beaucoup trop payés et de répétiteurs très insuffisamment payés, les lycées auraient des professeurs moyennement payés, mais auxquels la perspective de l’avancement et de la retraite serait un stimulant suffisant.

Quant aux fonctions de surveillant : conduite des élèves, inspection des dortoirs, etc., on pourrait les confier, comme l’a proposé M. Léon Bourgeois, à de simples sous-officiers. Leurs habitudes de discipline en feraient des agents excellents, qui exécuteraient avec ponctualité et plaisir une besogne que les répétiteurs actuels exécutent sans ponctualité et sans plaisir.

C’est un peu timidement qu’une telle réforme a été proposée par MM. Bourgeois et Payot. Il est aisé cependant de lire le fond de leur pensée et je ne fais que la préciser. Voici d’ailleurs les parties essentielles de leurs dépositions.

Au lieu de faire parmi eux des catégories distinctes, j’admettrais que le professeur pût et dût même, dans certains cas, prendre des enfants en dehors de la classe et les faire travailler ; j’admettrais aussi que les répétiteurs pussent contribuer à l’enseignement pour certaines parties ; je les chargerais de cours complémentaires. Pourquoi ne feraient-ils pas des cours de langues vivantes, de sciences élémentaires, etc., s’ils possèdent des licences correspondantes ?

M. le Président. Vous inclineriez à les fondre dans le corps des professeurs, à ne plus faire une démarcation aussi absolue ? Ce seraient des professeurs adjoints ?

M. Léon Bourgeois. Oui[4].

Quant aux répétiteurs, j’estime que nous ne savons pas les associer à notre enseignement. La plupart sont jeunes, intelligents, cultivés, enthousiastes ; ils ont foi dans leurs fonctions d’éducateurs. Nous les confinons de façon un peu dédaigneuse dans des fonctions policières de pure surveillance. Nous pourrions tirer meilleur parti de leur ardeur, notamment en leur confiant certaines parties de l’enseignement. Je voudrais aussi voir les professeurs ne pas considérer comme une déchéance de s’associer à la surveillance. On pourrait commencer par déclarer interchangeables les heures du professeur et celles du répétiteur ; les professeurs chargeraient les répétiteurs plus spécialement attachés à leur ordre d’enseignement de faire la classe pendant certains jours, quitte pour les professeurs à rendre ce travail sous forme d’heures de surveillance[5].

Ajoutons enfin que le professeur, un peu plus démocratisé et cessant de se croire autre chose que ce qu’il est réellement, c’est-à-dire un modeste fonctionnaire, sera obligé de s’occuper des élèves, et même, pour augmenter ses ressources, d’en prendre en pension quelques-uns chez lui. Ce serait presque le système du tutoriat, très en honneur en Angleterre et en Allemagne, et que l’Université interdit aujourd’hui à ses professeurs.

L’éducation, ne l’oublions pas, est la chose essentielle. Nous n’aurons rien fait, tant que nous n’aurons pas reconnu sincèrement les graves lacunes de notre système. Ici je voudrais d’abord la franchise d’avouer le mal et la ferme volonté d’y porter remède. Loin d’être : le plus d’internes possibles dans un lycée, l’idéal doit être peu d’internes.

Nous interdisons, sous une forme ou sous une autre, aux professeurs d’avoir des élèves chez eux, c’est une concurrence ! Il faudrait les y encourager ; il faudrait créer des maîtres-répétiteurs externes, mariés, ayant un groupe d’élèves, une petite famille ; il faudrait, au lycée même, donner au maître-répétiteur un rôle au moins égal à celui du professeur[6].

Donner au répétiteur « un rôle égal à celui du professeur », c’est justement la première réforme que nous avons demandée. Ce rôle sera égal quand le répétiteur saura que son emploi est un début, et que les futurs professeurs constateront qu’on ne peut arriver à être professeur qu’après avoir été répétiteur.

M. Couyba, ancien agrégé de l’Université, a très bien montré devant la Chambre des Députés la nécessité de transformer les répétiteurs en professeurs après un stage suffisant. Mais je crains qu’il n’ait pas senti tout le poids des préjugés universitaires, s’opposant absolument à une telle réforme, si capitale pourtant.

Renoncez à l’utopie du professeur-adjoint, et préparez à tous ces jeunes gens l’accès aux fonctions de professeur titulaire ; s’il le faut, diminuez pendant quelques années le nombre des boursiers de licence et d’agrégation et des normaliens, et, par conséquent, le nombre des licenciés et des agrégés ; réservez, au fur et à mesure des extinctions, les postes de professeurs de collège aux répétiteurs licenciés. Je souscris d’avance, monsieur le Ministre, et toute l’Université souscrira, aux mesures transitoires qui auront pour but d’améliorer en ce sens la situation des répétiteurs.

Mais — j’y insiste à nouveau — toutes ces mesures ne peuvent avoir qu’un caractère provisoire. Dès aujourd’hui il faut préparer cette réforme profonde qui réalisera l’idéal de l’éducation, je veux dire l’union dans la personne d’un même maître des fonctions de professeur et de répétiteur[7].

Malheureusement, bien que, — un philosophe dirait parce que — sortis des rangs les plus humbles de la démocratie, les universitaires se croient des personnages importants, et rougiraient d’être confondus avec les répétiteurs, personnages sans aucune valeur évidemment, puisqu’ils ne sont que licenciés, c’est-à-dire incapables de réciter autant de choses qu’eux !

En Allemagne, ces grotesques préjugés n’existent pas.

J’ai vu en Allemagne un professeur, très versé dans la philosophie de Kant, enseigner à la fois la danse, l’histoire naturelle la musique, au lycée de jeunes filles[8].

Mais nous sommes en France, pays démocratique, et non en Allemagne, pays aristocratique. Il faudrait donc qu’un ministre eût la main prodigieusement énergique pour exécuter la réforme dont il vient d’être question dans ce paragraphe, et qui est pourtant une des plus importantes à réaliser aujourd’hui.

§ 3. LA RÉDUCTION DES HEURES DE TRAVAIL.

La réduction des heures de travail, plusieurs fois proposée devant la Commission, serait évidemment une excellente mesure, mais bien difficilement applicable avec l’organisation actuelle des lycées. On a fait remarquer très justement devant la Commission qu’il est impossible de travailler de tête douze heures par jour. C’est de toute évidence, et on peut être bien certain que les élèves ne travaillent pas pendant ces douze heures. La vérité est que s’ils sont tenus assis douze heures par jour, c’est simplement parce qu’on ne sait que faire d’eux. Parents, professeurs, surveillants, chacun cherche simplement à s’en débarrasser. M. Keller l’a dit nettement et avec raison.

Il ne manque pas de parents qui mettent leurs enfants au collège pour s’en débarrasser, et là, les maîtres se laissent aller à garder leurs élèves dans les salles d’étude pour les surveiller plus facilement[9].

Sans doute il vaudrait beaucoup mieux que les élèves passassent une moitié de leur temps à se promener, à faire de l’exercice, etc. Mais, devant l’opposition des proviseurs, des professeurs, et probablement aussi des parents, je crois la réforme sinon impossible, au moins d’une réalisation bien difficile.

Cette unique raison, tenir les élèves assis pour n’avoir pas à s’occuper d’eux, est aussi celle qui prolonge la durée des classes et leur donne une absurde longueur.

Dans nos lycées, les classes ont une durée de deux heures consécutives. Or, cette durée dépasse la capacité normale d’attention chez les adultes, à plus forte raison chez les enfants. Nous tous qui faisons des cours, nous savons très bien qu’une heure de suite est, pour le professeur et pour les auditeurs, l’extrême limite de l’effort utile.

J’avoue même que je préférerais encore le système allemand proprement dit, qui fixe la durée de toutes les classes à cinquante minutes[10]

Cette réforme est une de celles qui ont été adoptées dans les nouveaux programmes. Je doute que les élèves y gagnent quelque chose. Le temps qu’ils passaient assis dans une classe, ils le passeront assis dans une étude. On peut avoir la parfaite certitude qu’ils ne le passeront pas à se promener ou à faire des exercices, qui leur seraient cependant si nécessaires.

§ 4. — L’ÉDUCATION ANGLAISE.

La réforme consistant à introduire l’éducation anglaise en France a été à peine mentionnée devant la Commission. Ceux qui s’en étaient faits les bruyants apôtres n’ont pas songé à venir la défendre.

Je suis très partisan de l’éducation anglaise, dont j’ai parlé bien souvent dans mes livres, et dont j’ai montré les avantages fort longtemps avant ses propagateurs actuels. Mais cette éducation, admirablement adaptée aux besoins d’un peuple chez lequel la discipline est une vertu héréditaire, ne l’est en aucune façon aux besoins de jeunes Latins, qui n’ont pas de discipline du tout et ne travaillent guère que lorsqu’ils y sont forcés.

Le principal mirage fascinant les partisans du système anglais, ce sont les grandes écoles confortables situées à la campagne, mais ils oublient que le prix de pension étant extrêmement cher, ces établissements ne peuvent être fréquentés que par les fils de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie. L’éducation y est excellente, l’instruction très faible, mais ceux qui en sortent sont assurés par l’influence de leurs parents d’entrer dans les hautes fonctions du Gouvernement, de la magistrature, de l’industrie, etc.

D’ailleurs il est bien inutile de discuter là-dessus, puisque l’adoption du système anglais obligerait à renverser de fond en comble notre Université actuelle, à changer les idées des parents, des professeurs et l’âme héréditaire des enfants. C’est d’ailleurs ce qu’a bien marqué M. Gaston Boissier.

Maintenant, la mode est à l’éducation anglaise. Il ne sera pas facile de l’introduire chez nous. Comment voulez-vous laisser la liberté qu’on demande pour les grands élèves dans des établissements organisés comme les nôtres ? Il faudrait, pour y arriver, absolument détruire ce qui est la condition même de notre éducation : il faudrait revenir sur tout ce qui a été fait sous l’Empire, renoncer à l’internat, changer la discipline, créer enfin de toutes pièces une autre Université sur des bases tout à fait nouvelles. Est-on sûr d’ailleurs que l’éducation secondaire anglaise mérite tous les éloges qu’on lui prodigue[11] ?

Et puis, il y a toujours ce facteur fondamental dont les réformateurs négligent entièrement de tenir compte, la volonté des parents. Croit-on que des établissements anglais établis en France auraient quelque succès ? En aucune façon. Les parents auraient trop peur que leurs rejetons s’enrhument ou se blessent en jouant, et la liberté accordée ne serait pas acceptée par eux.

Il ne faudrait pas me répondre que je n’en sais rien, aucun établissement analogue n’existant en France. Je pourrais alors faire remarquer que nous avons des lycées qui se rapprochent des établissements anglais au moins pour le séjour à la campagne et le confortable. Or, loin d’obtenir des succès, ils déclinent, et il en est de même pour les établissements congréganistes analogues.

Le lycée Michelet offre aux familles de superbes ombrages, des terrains pour les jeux, une piscine, un manège, des jardins, l’espace dans le plein air, sur une hauteur salubre, toutes les conditions d’isolement propres au développement d’une forte et saine éducation. Lakanal non plus n’a rien à envier aux établissements d’Angleterre les plus justement renommés. Eh bien, Michelet est pour nous une inquiétude. Pendant plusieurs années il s’est développé. Il a perdu, il perd encore, quoique moins sensiblement. Quant à Lakanal, il a de la peine à se peupler. Ce n’est pas au surplus une situation propre à Paris. Les petits lycées de Talence à Bordeaux, de Saint-Rambert à Lyon, de la Belle-de-Mai à Nice, n’ont pas meilleure fortune. Évidemment, ce mode d’éducation n’est point pour le moment en faveur[12].

Voyez les trois établissements de cette région : l’État, représenté par le lycée Lakanal, l’enseignement libre, intermédiaire entre l’État et les maisons religieuses, représenté par Sainte-Barbe-des-Champs, et, tout à côté, les Dominicains d’Arcueil.

Or, aucun de ces trois établissements n’a pu résister à cette sorte de répugnance que les familles ont aujourd’hui à envoyer leurs enfants à la campagne.

Voilà trois établissements tout à fait différents, dont pas un n’a échappé à cette sorte de désertion des familles.

Et la crise continue, en dépit des réformes de Sainte-Barbe et malgré les efforts du P. Didon, qui s’est transporté à Arcueil pour essayer de donner lui-même une nouvelle impulsion à l’établissement des Dominicains.

L’établissement de Marseille a atteint le chiffre de 1.683 élèves ; mais le petit lycée, construit avec tous les perfectionnements modernes, a toujours été en décroissant ; à Bordeaux également, cette crise existe, comme partout ailleurs. Je citerai encore le cas du lycée de Vanves, qui n’est pas non plus en prospérité[13].

Et c’est ainsi qu’en pénétrant dans le détail des projets de réforme que chacun propose et qui semblent au premier abord d’une réalisation si facile, nous voyons se dresser ce mur inébranlable des facteurs moraux, que les rhéteurs ne soupçonnent pas, et qui rendent vains leurs beaux discours. Ce sont les ressorts invisibles du monde visible. L’heure ne paraît pas prochaine où nous serons soustraits à leur empire.



  1. Enquête, t. I, p. 187.
  2. Enquête, t. II, p. 532. Darlu, maître de conférences.
  3. Enquête, t. I, p. 204. Sabatier, doyen de la Faculté de théologie protestante.
  4. Enquête, t. II, p. 690. Léon Bourgeois, ancien ministre de l’Instruction publique.
  5. Enquête, t. II, p. 638. Payot, Inspecteur d’Académie.
  6. Enquête, t. I, p. 268. Séailles, professeur à la Sorbonne.
  7. Couyba. Séance de la Chambre des Députés du 12 février 1902 ; p. 614 de l’Officiel.
  8. Enquête, t. I, p. 335. Boutroux, de l’Institut, professeur à la Sorbonne.
  9. Enquête, t. II, p. 555. Keller, vice-président de la Société générale d’éducation.
  10. Enquête, t. I, p. 333. Boutroux, professeur à la Sorbonne.
  11. Enquête, t. I, p. 67. Gaston Boissier, de l’Institut, professeur au Collège de France.
  12. Enquête, t. I, p. 11. Gréard, vice-recteur de l’Académie de Paris.
  13. Enquête, t. II, p. 350. Morlet, censeur à Rollin.