Psychologie politique et défense sociale/Livre V/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

Raisons psychologiques de l’impuissance de la civilisation européenne à transformer les peuples inférieurs


L’étude des éléments divers d’une civilisation, notamment les institutions, les croyances, la littérature, la langue et les arts, montre qu’ils correspondent à certains modes de penser et de sentir des peuples qui les ont adoptés, et se transforment seulement quand ces modes de penser et de sentir viennent eux-mêmes à se modifier.

L’éducation ne fait que résumer les résultats de la civilisation. Les institutions et les croyances représentent les besoins de cette civilisation. Si donc une civilisation n’est pas en rapport avec les idées et les sentiments d’un peuple, l’éducation synthétisant cette civilisation restera sans prise sur lui. De même les institutions, correspondant à certains besoins, ne sauraient correspondre à des besoins différents.

Le parallèle le plus sommaire montre facilement que la distance mentale qui sépare les peuples de l’Orient (musulmans et Indo-Chinois notamment), de ceux de l’Occident est trop considérable pour que les institutions des uns puissent être applicables aux autres. Idées, sentiments croyances, modes d’existence, tout diffère profondément. Alors que les nations de l’Occident tendent chaque jour davantage à se dégager des influences ancestrales, celles de l’Orient vivent presque exclusivement du passé. Les sociétés orientales ont une fixité de coutumes, une stabilité inconnue aujourd’hui en Europe. Les croyances que nous avons perdues, elles les conservent avec soin. La famille, si fortement ébranlée chez les peuples occidentaux, demeure intacte chez l’Oriental, dans son immuabilité séculaire. Les principes, qui ont perdu leur action sur nous, gardent toute leur puissance sur eux. Ils ont un idéal très fort et des besoins très faibles, alors que notre idéal est incertain et nos besoins très grands. Religion, famille, autorité de la tradition et de la coutume, toutes ces bases fondamentales des sociétés antiques, si profondément sapées en Occident, ont conservé un prestige indiscuté en Orient. Le souci de les remplacer n’a pas encore traversé leur esprit.

Mais c’est surtout dans les institutions que se révèle entre l’Orient et l’Occident un incomblable abîme. Toutes les institutions politiques et sociales des Orientaux, qu’il s’agisse d’Arabes ou d’Hindous, dérivent uniquement de leurs croyances religieuses, alors qu’en Occident les peuples les plus dévots ont depuis longtemps séparé institutions politiques et croyances.

Point de code civil en Orient, il existe seulement des codes religieux. Une nouveauté quelconque n’y est acceptée qu’à la condition d’être le résultat de prescriptions théologiques. Sous peine de perdre toute influence, les Anglais en sont réduits, je le rappelle, malgré leur protestantisme rigide, à restaurer les pagodes et entretenir largement les prêtres de Vichnou et de Siva et à professer en toutes circonstances les plus grands égards pour la religion de leurs sujets et les institutions qui en découlent. Le vieux code, religieux et civil, de Manou, est resté la loi fondamentale de l’Inde depuis 2.000 ans, comme le Coran, code également religieux et civil, demeure la loi suprême des musulmans depuis Mahomet.

Ce n’est pas seulement dans la constitution mentale, les institutions et les croyances, que résident les divergences profondes qui nous séparent des peuples de l’Orient. Elles éclatent dans les moindres détails de l’existence, et principalement dans la simplicité de leurs besoins comparée à la complexité des nôtres.

Les modestes aspirations de l’Oriental, l’acceptation de conditions d’existence considérées en Europe comme la noire misère, frappent toujours le voyageur. Une couverture, une cabane ou une tente, quelques végétaux suffisent à son ambition. Les mêmes hommes élevés à l’européenne acquièrent fatalement aussitôt un certain nombre des besoins factices créés par notre civilisation. Et comme il est impossible de les gratifier en même temps des ressources nécessaires pour satisfaire ces besoins, les simples, les heureux, deviennent mécontents, misérables et révoltés. Dans les Indes anglaises surtout, où l’éducation européenne sévit sur une large échelle, le fait est significatif. Un indigène imprégné d’éducation anglaise, et muni de protections, peut obtenir des appointements de 30 francs par mois. Aussitôt à la tête de ce revenu, il s’essaye à singer le gentleman européen, porte des chaussures, des lunettes cerclées d’or, devient membre d’un club indigène, fume des cigares, lit des journaux. Finalement il trouve son sort tout à fait déplorable avec une somme qui ferait vivre largement deux familles élevées dans les usages hindous.

La simple comparaison des besoins d’un Arabe d’Algérie et d’un colon européen, suffit à prouver combien deux races, parvenues à des degrés inégaux de civilisation, peuvent, sur le même sol, avoir des exigences différentes. La petite provision de graines nécessaire pour son couscous, de l’eau pure, une tente comme habitation, un burnous pour vêtement, voilà comblées toutes les aspirations de l’indigène. Combien plus compliqués les besoins de son voisin le colon européen, même appartenant aux couches sociales inférieures. Il lui faut une maison, de la viande, du vin, des vêtements variés. En un mot, le matériel de nécessités factices auquel l’a habitué le milieu européen.

De ces faits multiples, constatés en tous lieux, se dégage clairement cette loi psychologique : l’éducation européenne, appliquée à l’indigène, le rend profondément misérable parce qu’elle lui impose des idées nouvelles et un mode de vie raffiné sans lui procurer les moyens de la pratiquer. Elle détruit les legs héréditaires de son passé et le laisse désorienté en face du présent.

Devons-nous espérer que nos institutions et nôtre éducation européenne rapprocheront de nous les Orientaux distancés aujourd’hui par un si vaste abîme ? Les exemples que j’ai cités n’autorisent guère cette espérance, et la théorie vient à leur appui, en nous enseignant que la plus difficile transformation à accomplir chez un peuple est celle de ses sentiments héréditaires. Or c’est précisément la différence de leurs hérédités qui sépare si profondément l’Orient de l’Occident.

Sur ces sentiments nationaux, formés par les mêmes ambiances, les mêmes institutions, les mêmes croyances agissant depuis des siècles. Sur ces sentiments, dis-je, l’éducation demeure sans prise. Ils représentent, en effet, le passé d’une race, le résultat des expériences et des actions de toute une longue série de générations, les mobiles héréditaires de la conduite. Constituant l’âme d’un peuple, leur poids est considérable. Ces caractères des peuples, nul ne l’ignore, jouent un rôle fondamental dans l’histoire. Les Romains ont dominé la Grèce, et une poignée d’Anglais domine aujourd’hui l’Inde, beaucoup plus par le développement de certaines qualités nationales, la persévérance et l’énergie, notamment, que par l’élévation de leur intelligence. Nulle éducation ne saurait empêcher certains peuples, les nègres, par exemple, de rester impulsifs, imprévoyants, incapables d’énergie durable, d’efforts soutenus.

Si l’on ne considère l’instruction que comme l’art de fixer dans la mémoire un certain nombre de théories livresques, nous pouvons assurer que les peuplades qualifiées par les anthropologistes de races inférieures, en y comprenant les plus inférieures, telles que certains nègres peuvent être éduquées comme les Européens. Un professeur de notre Université, à son retour d’Amérique, monsieur Hippeau, parle avec admiration des jeunes nègres qu’il a vus dans les classes, répétant des démonstrations de géométrie et traduisant Thucydide à la perfection : "Jamais on n’a mieux compris, dit-il, que les nègres et les blancs sont enfants du même Dieu. Que la nature n’a établi entre les uns et les autres aucune différence fondamentale."

J’ignore, faute de lumières suffisantes sur ce point, si les nègres et les blancs sont les enfants d’un même Dieu, mais ce que je crois bien savoir, c’est que l’auteur est dupe ici d’une illusion, partagée d’ailleurs par beaucoup de personnes s’occupant de l’éducation des peuples inférieurs, les missionnaires notamment.

Je dis : d’une illusion, et voici pourquoi ? L’enseignement des écoles se compose presque uniquement d’exercices de mnémotechnie destinés à approvisionner la mémoire de matériaux que l’intelligence, quand elle se développera, pourra utiliser. Elle les utilisera, grâce à des aptitudes intellectuelles héréditaires, des modes de sentir et de penser qui représentent la somme des acquisitions mentales de toute une race. Ce sont précisément ces différences d’aptitudes, apportées par l’homme en naissant, qui établissent entre les races des inégalités dont aucun système d’éducation ne saurait effacer la trace.

L’enfant appartenant à un peuple demi-civilisé ou demi-sauvage réussira généralement aussi bien à l’école que l’Européen, mais uniquement parce que les études classiques sont surtout des exercices de mémoire créés pour des cerveaux d’enfants, et que la différenciation intellectuelle entre les races ne se manifeste guère avant l’âge adulte. Alors que l’enfant européen perd, en grandissant, son cerveau d’enfant, l’homme inférieur, incapable, de par les lois de l’hérédité, de dépasser un certain niveau, s’arrête à une phase inférieure de développement et laisse en friche les matériaux fournis par l’instruction du collège. Suivez dans la vie ces blancs et ces nègres, jadis égaux à l’école, et bientôt vous apparaîtront les différences profondes qui séparent les races.

Le seul résultat définitif de l’instruction européenne, aussi bien pour le nègre que pour l’Arabe et pour l’Hindou est d’altérer, je le répète, les qualités héréditaires de leur race sans leur donner celles des Européens. Ils pourront acquérir parfois des lambeaux d’idées européennes, mais les utiliseront avec des raisonnements et des sentiments de sauvages ou de demi-civilisés. Leurs jugements flottent entre des idées contraires, des principes moraux opposés. Ballotés par tous les hasards de la vie et incapables d’en dominer aucun, ils n’ont finalement pour guide que l’impulsion du moment.

Ne nous laissons donc pas illusionner par ce faible vernis jeté provisoirement sur un indigène au moyen de notre éducation européenne. On peut la comparer à un de ces vêtements éphémères de théâtre qu’il ne faut regarder de trop près. J’ai eu des centaines de fois l’occasion de causer avec des lettrés hindous, élevés dans les écoles anglo-indiennes, ou même ayant pris leurs grades dans des universités européennes. Toujours il m’a fallu constater qu’entre leurs idées et les nôtres, leur logique et la nôtre, leurs sentiments et les nôtres, la distance restait immense.

Est-ce à dire que ces peuples demi-civilisés ou barbares n’arriveront jamais au niveau de la civilisation européenne ? Ils y atteindront un jour, sans doute, mais seulement après avoir franchi successivement (et non d’un seul coup), les nombreuses étapes qui les en séparent. Nos pères, eux aussi, ont été plongés dans la barbarie. Il leur a fallu de nombreux siècles d’efforts pour en sortir et pouvoir utiliser les trésors de la civilisation antique. On sait quelles modifications successives ils durent faire subir à ses éléments : la langue, les institutions et les arts, notamment, pour se les adapter. À leurs cerveaux de barbares, une civilisation raffinée ne pouvait pas plus convenir que la nôtre aux cerveaux des peuples inférieurs.

Les lois de l’évolution sociale sont aussi rigoureuses que celles de l’évolution des êtres organisés. La graine ne devient un arbre, l’enfant ne devient un homme, les civilisations ne s’élèvent aux formes supérieures qu’après avoir passé par toute une série de développements graduels et presque insensibles dans leur lente succession. Nous pouvons, par des mesures violentes, troubler chez les peuples cette évolution fatale (comme on peut suspendre l’évolution de la graine en la brisant), mais il ne nous est pas donné d’en modifier les lois.


Une des principales raisons psychologiques de notre impuissance à imposer notre civilisation aux peuples inférieurs peut être exprimée très brièvement : Elle est trop compliquée pour eux. Les seules institutions, les seules croyances, la seule éducation, capables d’agir sur leur mentalité, sont celles dont la simplicité les met à la portée de leur esprit et qui ne bouleversent pas leurs conditions d’existence.

Telle est justement la civilisation musulmane, et ainsi s’explique la profonde influence, en apparence si mystérieuse, que les musulmans ont exercée et exercent encore en Orient. Les peuples conquis par eux étaient ou sont le plus souvent des Orientaux, possédant des sentiments, des besoins, des coutumes de vie fort analogues aux leurs. Par conséquent, en s’assimilant les éléments fondamentaux de la civilisation musulmane, ils n’ont pas eu à subir ces modifications radicales que l’adoption d’une civilisation occidentale compliquée entraîne.

Les historiens ont cru pouvoir attribuer le prodigieux ascendant moral et intellectuel exercé par les musulmans dans le monde à leur force matérielle.

Il n’est plus permis aujourd’hui d’ignorer que la civilisation musulmane continua de se répandre longtemps après que la puissance politique de ses propagateurs était anéantie. Le Coran compte 20.000.000 de sectateurs en Chine, où les mahométans n’ont jamais exercé aucun pouvoir. Il en a recruté 50.000.000 dans l’Inde, c’est-à-dire infiniment plus qu’à l’apogée de la domination mogole. Ces nombres énormes s’accroissent sans cesse. Les mahométans sont, après les Romains, les seuls civilisateurs ayant réussi à faire adopter par les races les plus diverses les éléments fondamentaux de toute culture sociale, la religion, les institutions et les arts. Loin de tendre à disparaître, leur influence grandit chaque jour et dépasse les limites atteintes aux époques splendides de leur puissance matérielle. Le Coran et les institutions qui en découlent sont si simples, tellement en rapport avec les besoins des peuples primitifs, que leur adoption s’opère toujours sans difficulté. Partout où passent les musulmans, fût-ce en simples marchands, on retrouve leurs institutions et leurs croyances. Aussi loin que les explorateurs modernes aient pénétré en Afrique, ils y ont trouvé des tribus professant l’islamisme. Les musulmans civilisent actuellement les peuplades de l’Afrique dans la mesure où elles peuvent l’être, étendant leur puissante action sur le continent mystérieux, alors que les Européens qui parcourent l’Orient soit en conquérants, soit en commerçants, ne laissent pas trace d’influence morale.


La conclusion de ce chapitre et des précédents est très nette. Ni par éducation, ni par les institutions, ni par les croyances religieuses, ni par aucun des moyens dont ils disposent, les Européens ne peuvent exercer d’action civilisatrice rapide sur les Orientaux, et moins encore sur les peuples inférieurs.

L’histoire récente du Japon ne saurait modifier aucune des conclusions qui précèdent. Ne pouvant traiter ici en détail ce cas particulier d’un peuple arrivé à un degré de civilisation déjà haute, qui paraît la changer pour une autre civilisation élevée mais différente, je me bornerai à une remarque essentielle. Par l’adoption en bloc des résultats de la technique européenne, le Japonais n’a transformé en réalité ni ses lois fondamentales, ni ses croyances, ni surtout son caractère. Il représente ce que serait un baron féodal revenu à la vie et auquel on apprendrait l’usage des locomotives et le maniement du canon. Sa mentalité se trouverait-elle beaucoup modifiée par cette éducation ? L’âme japonaise ne l’a pas été davantage, mais la variation apparente de la vie extérieure du Japon a dissimulé aux Européens la fixité de sa vie intérieure.

Quoi qu’il en soit, aucune des nations que nous essayons de coloniser ne possédait (quand nous l’avons conquise), une culture comparable à l’ancienne civilisation du Japon. Nous pouvons donc répéter que nos espoirs d’assimiler ou de franciser un peuple conquis sont de dangereuses chimères. Laissons aux indigènes leurs coutumes, leurs institutions et leurs lois. N’essayons pas de leur imposer l’engrenage de notre administration compliquée, et ne conservons sur eux qu’une haute tutelle. Pour y arriver, réduisons énormément le nombre de nos fonctionnaires coloniaux. Exigeons d’eux une étude approfondie des mœurs, des usages et de la langue des indigènes. Assurons-leur surtout une situation considérable, capable de leur conférer le prestige nécessaire.

Ces projets de réformes, ou pour mieux dire de simplifications, je me borne à les énoncer d’une façon sommaire considérant leur développement comme inutile. Il faudra longtemps encore pour atteindre l’opinion publique. Les idées politiques actuelles, si contraires à celles que j’ai exposées, forment un courant qu’il n’est pas aisé de remonter. La chimérique entreprise d’assimilation à laquelle nous consacrons tant d’hommes et d’argent nous est dictée par des motifs de sentiments, sur lesquels la logique rationnelle reste impuissante. Cette dernière ne triomphe qu’au prix des plus cruelles expériences. Les catastrophes seules ont le pouvoir de faire jaillir la lumière dans les esprits chargés d’illusions.

On ne peut se demander sans douleur : est-il vraiment possible que, pour réaliser des rêves, aussi chimériques que les croyances religieuses auxquelles nos pères ont sacrifié tant de vies, nous persistions dans nos dangereux errements ? Est-il croyable qu’on rencontre encore des hommes d’État convaincus de notre mission d’assurer malgré eux, le bonheur des autres peuples ? Est-il admissible qu’on entende journellement des économistes prétendre transformer la constitution mentale d’une race telle que celle des Arabes, en "modifiant radicalement chez eux le système de la propriété collective et de la famille ?"

Songeons à ce que nous ont coûté quelques-unes de ces grandes théories humanitaires et simplistes si déplorablement ancrées dans notre esprit ! C’est en leur nom que nous avons versé des flots de sang pour la liberté ou l’unité de peuples devenus aujourd’hui nos pires ennemis. C’est pour elles que nous nous obstinons à franciser des populations jadis paisibles sous leurs antiques lois. Qu’avons-nous recueilli de nos utopiques entreprises, sinon des haines et d’incessantes guerres ?

Il éprouve toujours un sentiment de profonde humiliation, le voyageur français quittant nos colonies pour visiter celles d’autres Européens, Anglais et Hollandais notamment, qui se gardent soigneusement de nos grands principes. Quel merveilleux spectacle que ce gigantesque empire des Indes, où 250 millions d’indigènes sont gouvernés dans une paix profonde par un millier de fonctionnaires, appuyés d’une petite armée de 60.000 hommes, et qui se couvre de canaux, de chemins de fer, de travaux de toute sorte, sans réclamer un centime à la métropole ! Le prestige moral constitue la seule force de cette poignée de gouvernants, mais un prestige que nous n’avons jamais su obtenir dans nos colonies. Sans doute, ces millions d’indigènes n’ont point le suffrage universel, ils ne possèdent pas de conseils généraux et ne sont pas representés en Europe par des sénateurs et des députés. Ignorant nos institutions compliquées, ils s’administrent eux-mêmes, suivant leurs vieux usages, sous la haute et lointaine tutelle d’un nombre insignifiant d’Européens intervenant le moins possible dans leurs affaires.

Sont-ils plus malheureux que les indigènes de nos colonies, tiraillés en tous sens par nos milliers d’agents, pris dans l’engrenage de lois et de coutumes incompréhensibles pour eux ? À ceux qui le croiraient je conseille la visite des trois ou quatre petits villages, derniers vestiges de notre grand empire des Indes. Ils y trouveront des centaines de fonctionnaires français, dont le seul rôle possible est de bouleverser de fond en comble les antiques institutions hindoues et ils verront de quel poids pèse sur l’indigène ce que nous appelons le régime de la liberté, les discordes et les luttes intestines engendrées par nos méthodes chez une population jadis si pacifique, sans que tous nos sacrifices nous procurent même un peu de respect.

Pour comprendre la portée psychologique d’un système différent, visitez quelques lieues plus loin les mêmes populations placées sous la domination anglaise. Dès les premières minutes, vous serez frappé des égards de l’indigène pour ses conquérants, vous y verrez à quel point l’unique fonctionnaire surveillant d’un vaste district pénètre peu dans la vie publique ou privée des citoyens, respecte leurs institutions, leurs coutumes, leurs mœurs et leur laisse une liberté non pas fictive, mais réelle. Si je pouvais imposer à tous les Français un pareil voyage, la thèse que je défends n’aurait plus de contradicteurs, et nous renoncerions vite à l’idée d’imposer nos lois à des peuples étrangers pour le seul triomphe de nos grands principes.

Assurément il ne faut pas les dédaigner ces principes. Ce sont les formes d’un idéal nouveau, fils des illusions religieuses que nous avons perdues et l’homme n’a pas encore appris à vivre sans illusions. Abdiquons seulement le rôle d’apôtres, et n’oublions pas que dans la lutte économique où le monde moderne s’engage de plus en plus, le droit de vivre appartiendra uniquement aux peuples forts. Ce n’est pas avec des chimères que nous assurerons l’avenir de notre patrie. C’est avec des chimères que nous pourrions le perdre.