Psychologie politique et défense sociale/Livre V/Chapitre V

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CHAPITRE V

Les formes nouvelles de la colonisation


Les procédés de colonisation pratiqués aux diverses périodes de l’histoire sont peu nombreux puisqu’ils se réduisent à deux. Les Romains n’en ont d’abord connu qu’un : conquérir un peuple à main armée, prendre ses trésors et vendre comme esclaves les plus vigoureux de ses habitants. Les autres repeuplaient lentement le pays jusqu’à ce que ce dernier étant enrichi de nouveau, le pillage put recommencer.

On finit cependant par s’apercevoir que cette méthode à la fois coûteuse et simpliste n’est pas très profitable aux vainqueurs et, vers l’époque des premiers empereurs, Rome en découvrit une seconde, consistant à exploiter les populations conquises par l’intermédiaire de gouverneurs qui les chargeaient d’impôts, leur laissant cependant de quoi vivre et en échange leur assurant la paix.

Ce dernier procédé ne s’est pas sensiblement modifié pendant le cours des siècles. Bien appliqué, il est généralement d’un bon rapport, mais entraîne beaucoup de complications par suite de la nécessité de défendre le pays conquis contre les agressions armées des rivaux jaloux. En outre, il faut savoir administrer avec ordre et intelligence.

Si l’administration est mauvaise, le peuple colonisé ne procure que des désagréments et constitue une cause perpétuelle de conflits. Personne n’ignore que nos colonies non seulement ne nous rapportent rien, mais coûtent fort cher et sont, par les guerres lointaines dont elles nous menacent, un danger permanent.

Aux deux systèmes précédemment énoncés, les Allemands en ont ajouté un troisième très ingénieux. Il consiste simplement à ne recueillir que les bénéfices d’un pays, en laissant à des étrangers les charges de son gouvernement et de sa défense.

Après avoir laissé d’autres peuples prendre la peine de conquérir et de garder un pays, les Allemands s’y installent ensuite et l’exploitent comme ils le font au Maroc aujourd’hui. Ils laissent aux conquérants, les dépenses d’hommes et d’administration et le pouvoir nominal et gardent les bénéfices d’abord, puis plus tard, le pouvoir réel que confère toujours la richesse. Ils gardent ainsi l’amande et laissent les possesseurs du sol de disputer les coquilles.

La réalisation de ce programme exigeait certaines qualités de caractères jointes à une supériorité industrielle et commerciale, permettant d’éliminer tous les rivaux. Grâce à une éducation technique remarquable, les Allemands ont acquis cette supériorité, et la lutte contre eux est devenue presque impossible aujourd’hui. Les Anglais eux-mêmes y ont renoncé. Partout où les premiers s’installent, en nombre d’abord restreint, puis chaque jour grandissant, ils s’emparent de toutes les industries, de tout le commerce, et deviennent bientôt les maîtres.

C’est ainsi qu’en moins de vingt ans, ils ont conquis une place prépondérente dans cette magnifique région méditerranéenne, dite Côte d’Azur, jadis grand enjeu de l’histoire. Leur puissance se dessine actuellement sur 200 kilomètres de côtes et s’accentue rapidement.

C’est un peu en colonie de peuplement mais surtout en colonie d’exploitation que les Allemands transforment la Côte d’Azur. Ils s’emparèrent d’abord de l’industrie des hôtels, qui sont maintenant presque entièrement dans leurs mains. Le personnel y est exclusivement germanique et la clientèle de plus en plus allemande. En 1906, je fis à Menton un relevé montrant que sur 1.000 étrangers disséminés dans 22 hôtels figuraient 350 Allemands et 50 Français.

Je n’ai rencontré sur la Côte d’Azur aucun hôtel, sauf quelques auberges de dernière catégorie tenues par des Français.

Cet envahissement, si surprenant pour ceux qui comparent la Côte d’Azur actuelle à son état antérieur, est aussi le résultat d’une cause économique profonde, que l’habileté des hôteliers ne suffirait pas à expliquer.

Avant la guerre de 1870, l’Allemand était pauvre et laborieux. Il est resté laborieux mais il n’est plus pauvre. Son développement industriel l’a conduit à la richesse et aux goûts de luxe qu’elle entraîne. Ce sont les Français qui sont appauvris aujourd’hui.

Donc, l’Allemand travaille et s’enrichit. Après des mois de labeur, il vient chercher sur la Côte d’Azur repos et distractions, espérant bien d’ailleurs y trouver, en outre, quelques affaires fructueuses à traiter : placement de marchandises, spéculations de terrains, etc.

L’industrie des hôtels, créés surtout par lui, est si lucrative que le rêve de chaque gérant d’hôtel est naturellement d’en fonder un, à son tour. Quand il fait preuve de capacités, un banquier de Hambourg ou d’ailleurs lui fournit facilement les fonds. Les Banques allemandes recherchent fort les placements industriels, alors que nos sociétés de crédit françaises ont réussi à en détourner entièrement le public, le dirigeant exclusivement vers les placements de fonds d’État ou de valeurs étrangères susceptibles de procurer aux banques des remises[1], d’autant plus fortes naturellement que les valeurs à placer sont plus véreuses. Un État quelconque, Venezuela, Haïti ou tout autre de même nature, est toujours sûr de trouver de grandes maisons françaises pour lancer ces emprunts. Les banquiers allemands ne sont pas assurément plus patriotes que les nôtres, mais beaucoup plus intelligents et savent mieux placer leurs fonds, c’est-à-dire ceux de leurs clients. On m’a cité le gérant d’un hôtel de Monte-Carlo, qui, ayant économisé 60.000 francs, trouva un banquier pour lui en avancer 200.000, et acheta un hôtel qu’il revendit 1.000.000 au bout de cinq ans.

J’ai pu me procurer, il y a quelques années, les comptes de deux grands hôtels de Menton, que les habitués du pays reconnaîtront facilement à ce détail, qu’ils sont situés sur une hauteur à faible distance l’un de l’autre. Le premier a réalisé, pour la saison 1904-1905, 397.444 frs. de bénéfices, le second 167.153 francs. Nulle mine d’or n’équivaut à de telles exploitations. Quel service nous rendrait l’homme de génie qui nous apprendrait à profiter des richesses de la France, si ingénieusement exploitées par des étrangers, au lieu de nous prêcher l’émigration dans de lointaines régions fiévreuses, pauvres et à peine peuplées ! Avant de prétendre coloniser le Congo ou Madagascar, pourquoi ne pas songer à profiter des richesses dont la France est remplie, aux yeux de qui sait les voir ?


Dans le rapide qui me ramenait à Paris, j’eus pour compagnon un vieux professeur allemand de philosophie. Un incident imprévu de la route nous ayant fait entrer en relation, je lui soumis les observations qui précèdent et l’invitai à me donner ses impressions, dégagées de toutes vaines formules de politesses. Pour le mettre d’ailleurs à son aise sur ce dernier point, j’avais commencé par plaindre charitablement les Allemands d’être conduits par un César capricieux et despotique.

Le philosophe sourit, me demanda la permission d’allumer sa pipe et posément s’exprima comme il suit :

Laissons de côté les Césars. L’histoire nous montre qu’ils apparaissent toujours quand un peuple est livré à des divisions intestines. Ils s’appellent tantôt Sylla et tantôt Bonaparte. Ne nous plaignez pas trop de vivre sous un régime demi-césarien, car vous marchez à grands pas vers des Césars de décadence, destinés à vous sortir de l’anarchie où vous vous enlisez chaque jour. Vous en serez bientôt à l’ère des pronunciamientos et mieux vaut un César, illustre et accepté comme le nôtre, que les Césars d’occasion qui surgiront chez vous, ainsi qu’ils l’ont déjà fait plus d’une fois.

Ne nous occupons donc, si vous le voulez bien, que des faits économiques qui ont attiré votre attention sur la Côte d’Azur, et qui sont d’ailleurs, je le reconnais volontiers, rigoureusement exacts.

Je suis assez âgé pour avoir suivi l’évolution allemande depuis la guerre de 1870. C’est uniquement le développement de l’éducation technique, jointe à certaines qualités de caractère, qui sont, comme vous l’avez bien vu, les causes de son développement industriel et commercial. L’intelligence, généralement assez lourde de mes compatriotes, n’y est pour rien. Il leur suffit de posséder de la discipline et de la méthode. Ces qualités et une instruction convenable assurent toujours le succès dans la vie. L’Allemand idéaliste de jadis a complètement disparu. Il ne perd plus son temps à disserter sur la philosophie. Il fonde des usines, des banques, des ports, des entreprises de toute sorte et s’enrichit rapidement. Je l’ai connu à l’époque où il vivait pauvrement, considérant la viande comme un article de luxe, ne voyageant qu’en troisième classe, et ne fréquentant que des hôtels borgnes. Aujourd’hui, ce même Allemand est riche et dépense largement. Comme tous les parvenus, il est devenu insolent et grossier. Vos employés de chemins de fer du littoral s’en plaignent justement. Je confesse qu’il se conduit souvent en rustre et ignore tout à fait les raffinements d’une civilisation avancée.

Ce sont là des défauts évidents, mais qui n’ôtent rien à son mérite. L’Allemand est assuré maintenant d’être le premier partout où il s’installera, grâce à la supériorité de son outillage, de son organisation et de son éducation technique. Même dans votre capitale, il vous fait une concurrence redoutable, absorbant l’une après l’autre à son profit vos grandes industries : produits chimiques, objectifs photographiques, instruments de précision, outillage électrique, etc. Le reste suivra. Il commence déjà à installer, sur votre territoire même, des usines pour éviter vos barrières de droits protecteurs, qui bientôt n’auront plus rien à protéger.

Ce que vous avez constaté sur la Côte d’Azur vous le constateriez donc également ailleurs. Nous allons coloniser maintenant le Maroc, comme nous avons colonisé la plus belle partie de la Méditerranée, bientôt tout entière dans nos mains. Qui tient l’industrie et le commerce d’un pays en est le vrai maître. L’affaire marocaine, à laquelle vos journaux n’ont rien compris, était en réalité très simple. Nous ne tenions nullement à entreprendre la très coûteuse et très improductive conquête de cette contrée et, volontiers, nous vous aurions laissé la gloire et les dépenses de cette opération, si l’administration despotique et tatillonne de vos colonies ne les rendait inhabitables, même pour des Français. C’est seulement dans la France même que le pouvoir est trop discuté pour être bien gênant et vous avez vu sur la Côte d’Azur qu’il ne nous importune guère. Il fallait donc simplement vous empêcher de gouverner le Maroc, c’est-à-dire de le fermer à notre commerce et nous y avons réussi pleinement. Point n’était besoin d’une guerre pour cela. La menace en suffisait et l’Allemagne n’avait aucun intérêt à vous la faire maintenant. Nous y songerons seulement le jour où vos pacifistes, vos internationnalistes, vos antimilitaristes et autres variétés d’imbéciles, auront achevé de dissocier dans vos âmes l’idée de patrie qui fait notre force. Nous n’aurons alors qu’un bien faible effort à tenter pour vous imposer toutes nos volontés.

Mon pays ne tenait donc nullement à la guerre. L’heure n’était pas venue d’ailleurs de lutter contre l’Angleterre, votre alliée, que nous ne redoutons pas au point de vue commercial et industriel et qui, au contraire, sur ces deux points, nous redoute beaucoup. La guerre avec elle est inévitable peut-être, mais l’enjeu en sera autrement important que le Maroc.

Hambourg est devenu trop petit. Un grand port militaire et commercial nous est nécessaire, et il n’y a guère qu’Anvers dans notre voisinage. Nous y avons multiplié nos maisons de commerce, nos entreprises maritimes, nos banques, mais cela ne suffit pas, car dans ce port si voisin de l’Angleterre, la puissance militaire doit accompagner la puissance commerciale. Les Belges connaissent parfaitement d’ailleurs ces aspirations qui sont celles de tous les Allemands et que certains atlas de géographie ont vulgarisées partout. J’ai lu le discours qu’un de leurs hommes d’État les plus éminents, le sénateur Edmond Picard, prononça à ce propos devant le Parlement belge. Cri d’alarme très justifié, mais bien inutile. Les peuples n’échappent pas à leur destinée. Les Belges la retarderaient peut-être un peu, en se fondant avec la Hollande, mais ils ne paraissent pas assez subtils pour comprendre que bientôt il n’existera plus de place dans le monde pour les petites nations.

Naturellement, et c’est là que gît l’unique difficulté, les Anglais s’opposeront à cette entreprise. Voilà pourquoi la guerre avec eux est à craindre. Vous vous y joindrez sans doute, mais, à ce moment, plus affaiblie encore qu’aujourd’hui, votre seul rôle probable sera de payer les frais d’une guerre nécessivement fort coûteuse.

D’ici là, en effet, vos luttes religieuses et politiques achèveront de vous user. Vous êtes arrivés à un degré d’intolérance, à un besoin de persécution qui finiront par vous rendre odieux à tous les peuples assez civilisés pour pratiquer la liberté. Vos innombrables syndicats, dont la tyrannie est autrement lourde que ne le fut jamais celle des plus furieux despotes, ne syndiquent guère que des jalousies et des haines. La haine et l’envie semblent les seuls sentiments ayant survécu dans l’âme des Latins. Vous ressemblez à des insectes luttant âprement au fond d’une mare, pour s’arracher les maigres provisions que quelques-uns possèdent, alors qu’autour d’eux s’étendent de riches prébendes. Vous descendez rapidement au dernier rang des peuples, après avoir été si longtemps au premier. Vous devenez une petite nation repliée sur elle-même, écrasée d’impôts, ne subsistant qu’à force d’économie et de privations, et de plus en plus incapable de s’offrir le luxe d’avoir des enfants.

Pour remonter cette pente de la décadence, il vous faudrait renoncer à vos haines politiques et religieuses, hypothèse bien improbable, et changer entièrement votre système d’éducation, ce que vous avez très inutilement tenté. Il vous faudrait en outre un esprit de solidarité que vous n’acquerrez jamais. Vous êtes restés un peuple d’artistes et de beaux parleurs. De telles qualités, prépondérantes jadis, n’ont plus cours dans la phase savante, industrielle et économique de l’âge actuel. Le monde moderne est gouverné par la technique et, qu’il s’agisse de guerre ou d’industrie, la technique demande avant tout une précision qui s’obtient seulement par un travail méthodique, continu et une persévérance que vous ne possédez pas. L’imprécision restera toujours le grand défaut des Latins. Voyez, comme je le remarquais à l’instant, le sort d’industries jadis florissantes chez vous, dès que nous les avons abordées avec notre outillage et nos méthodes. En quelques années, vous avez été forcés de renoncer à la lutte. Sur le terrain maritime, vous avez dû également à peu près disparaître. Consultez le cours de la Bourse et voyez par leur cote, la misérable situation de vos grandes compagnies de navigation, alors que les nôtres, si prospères, distribuent de beaux dividendes à leurs actionnaires.

Les arguments humanitaires et pacifistes jouent aujourd’hui un rôle prépondérant dans vos discours. Ils constituent même la principale force des socialistes. Mais quelle puissance peuvent-ils avoir contre les nécessités économiques qui régissent le monde moderne ? Exactement celle des conjurations adressées par de superstitieux Napolitains au Vésuve, pour calmer ses fureurs. On n’éteint pas les volcans avec des mots. Ce sont uniquement des nécessites économiques qui dominent aujourd’hui les forces inconscientes conduisant les peuples. L’Allemagne commence à avoir trop d’enfants alors que vous n’en avez plus assez. Elle fabrique trop de produits qu’il lui faut, à tout prix, écouler, ce qui lui sera bientôt impossible. Le monde devient trop petit et la clientèle de l’Orient conquise par le Japon disparaît pour nous. C’est donc vers nos plus proches voisins que nous devrons tourner les yeux industriellement d’abord, militairement ensuite. Nous jetterons chez vous l’excédent de nos produits et de notre population et attendrons seulement, ce qui ne saurait être bien long, que les divisions et l’anarchie vous aient suffisamment affaiblis pour rendre impossible votre défense. Les lois de l’histoire restent les mêmes. La destinée du plus faible fut toujours de disparaître devant le plus fort, ou de le servir. Le progrès ne s’est jamais réalisé autrement. Elle est encore plus vraie aujourd’hui qu’il y a 2.000 ans, l’impitoyable sentence du vieux Brennus "Malheur aux vaincus !"


Ainsi parla le rude Germain. On aurait pu opposer bien des objections à ses farouches assertions, mais à quoi bon ? Les convictions individuelles ne se transforment guère avec des arguments. Nous approchions, d’ailleurs, de Paris, et je pensais aussi que les paroles de philosophe contenaient bien des fragments de vérité. Je me bornai donc à un léger haussement d’épaules, accompagné d’un vague sourire, tout en éprouvant un peu les sensations d’un voyageur poussé vers un abîme très profond et très noir.




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  1. Le chiffre des remises versées par le Gouvernement russe aux cinq maisons de Banque de Paris qui se sont chargées du lancement récent d’un emprunt de 1.200 millions s’est monté à 8%, soit 96 millions. Il est navrant de penser que ces sommes énormes dont nous aurions tant besoin pour refaire notre outillage industriel, si inférieur maintenant, passèrent en presque totalité dans les mains des Allemands, fournisseurs attitrés de la Russie pour l’outillage militaire, industriel et naval.