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Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/06

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Henry de Puyjalon se fait nommer gardien du phare de l’Île-aux-Perroquets — Un étrange steamer. — Philippe, un rude matelot ! — Naissance de Raymond-Roger. — Héroïsme de « mon curé ». — Les espoirs de Léon Ledieu. — La Côte Nord, patrie d’intéressants personnages. — La « Société d’Histoire Naturelle du Labrador » — Nap. Alexandre Comeau.

Comme on le voit, Henry de Puyjalon connaissait déjà fort intimement la côte nord du Saint-Laurent, quand il décida de s’y établir définitivement, nous dirions même d’aller, s’y enterrer. Pendant quinze ans il avait passé tous les étés à parcourir en tous sens ce territoire. Il y avait habité pendant plusieurs hivers.

En 1888, il lui avait même pris fantaisie de demander au gouvernement fédéral de le nommer gardien du phare de l’Île-aux-Perroquets dont on venait de terminer la construction. Il en fut le premier gardien. Grâce à cette humble fonction qu’il remplit jusqu’en 1891, il se trouvait encore plus en contact avec cette Côte Nord qu’il étudiait sous tous ses aspects et qu’il aimait davantage à mesure qu’il la connaissait. Comme il avait un assistant au phare, même pendant la saison de navigation, M. de Puyjalon pouvait poursuivre sans arrêt ses études de la faune, de la géologie et de l’ichtyologie de la côte…

« Ah ! que voilà un étrange steamer ! » écrivait M. le chanoine V. A. Huard dans son beau livre « Labrador et Anticosti », récit d’un voyage accompli sur la Côte Nord en 1896, en compagnie de S.E. Mgr M. T. Labrecque, troisième évêque de Chicoutimi…

Ce « steamer » qui soulevait l’étonnement de M. le chanoine Huard, c’était l’Île-aux-Perroquets et son phare aperçus du large, en revenant de l’Île d’Anticosti.

« Comme son flanc noir s’élève au-dessus de l’eau », continuait M. le chanoine Huard, « il n’a pas de mâts. Sa blanche cheminée est bien singulière. Mais aussi, c’est qu’il n’y a pas de steamer. Ce n’est qu’une île qui, par exemple, en a bien l’air lorsqu’on la voit de loin en venant du sud ; c’est l’Île-aux-Perroquets. Ce qui ressemble à une cheminée n’est que le phare qui domine cet îlot perdu au fond du golfe. »

C’est là qu’Henry de Puyjalon passa quatre saisons ; et c’est de là qu’il partait, quand il n’était pas de garde, pour aller sur la terre ferme de Mingan, ce coin de la côte qu’il a tout particulièrement étudié. Il avait alors un assistant d’une fidélité, d’une conscience à toute épreuve, et qui s’appelait d’un nom prédestiné pour cet ornithologiste qu’était de Puyjalon : Philippe Loiseau. Il était devenu pour lui son « fidus Achates » qui l’accompagnait partout.

« C’était un rude matelot que Philippe ! » écrit M. de Puyjalon dans un de ses délicieux « Récits du Labrador », publiés à Montréal en 1894, — et dans lequel il raconte une tempête dans les environs de Kégaska, le long des sables de Natashquan, et au cours de laquelle lui et Philippe Loiseau faillirent boire un coup à la « grande tasse »…

Comme nous voudrions avoir devant nos yeux les mémoires ou un journal qu’aurait écrit M. de Puyjalon pendant ces quatre saisons qu’il a passées sur l’Île-aux-Perroquets ! Que de souvenirs délicieux et pittoresques nous aurions à savourer !

C’est sur l’Île-aux-Perroquets, comme il l’a noté dans les notes généalogiques sur sa famille, que naquit son second fils, Raymond-Roger. Car avant de se consacrer totalement à la Côte Nord, Henry de Puyjalon voulut fonder un foyer, foyer qui ne fut pas aussi instable que ses nombreuses excursions sur la Côte pourraient le laisser supposer. Car, chaque été, Madame de Puyjalon allait passer plusieurs mois avec son mari, sur l’Île-aux-Perroquets, sur l’Île-à-la-Chasse, ou sur la Côte ; et elle passa en grande partie les quatre saisons pendant lesquelles son mari fut gardien du phare, sur l’Île-aux-Perroquets. Comme nous venons de le rapporter, c’est là que naquit leur second fils. M. de Puyjalon, on l’a également vu dans ses notes généalogiques, avait épousé Angelina, fille de l’honorable Gédéon Ouimet, ancien premier ministre de la province de Québec et alors Surintendant de l’Instruction Publique. Madame de Puyjalon mourut subitement à Québec en 1900, pendant que son mari était sur la Côte. Cette mort l’avait profondément et douloureusement affecté. Aux yeux du vulgaire, il avait dû accepter cette épreuve comme un événement naturel, inévitable, mais aux regards de ses amis intimes, il semblait évident que ce coup le torturait. Son esprit s’assombrit aussitôt ; et c’est alors qu’il prit la résolution de se fixer définitivement et totalement dans la région qu’il aimait, loin du bruit, loin des hommes, loin des décevantes faveurs de la civilisation.

Et il se fixa solidement, peut-on dire, sur l’Île-à-la-Chasse.

Raymond-Roger de Puyjalon, né, comme nous venons de le voir, sur l’Île-aux-Perroquets, y fut baptisé par l’abbé Condé Nadeau, missionnaire à Mingan. L’abbé Nadeau ce fut, sans aucun doute « mon curé », le héros d’un autre délicieux récit d’Henry de Puyjalon. C’était un jeune prêtre, à peine âgé de trente-trois ans qui, le soir d’une épouvantable tempête d’hiver, était tombé, tel un bloc de glace, dans la tente où, dans une douce euphorie, Puyjalon savourait l’« étrange bonheur de se sentir seul, dans le bois, loin des imbéciles et surtout des gens d’esprit. » Quel touchant récit !

Pourquoi le missionnaire avait-il fait à pied près de trente lieues par une aussi affreuse tempête, exposé, à toute minute, à la mort ? Puyjalon le demande au prêtre qui évite d’abord de répondre, lui confiant à la fin qu’il doit se rendre à Mingan où se meurt une pauvre femme. Puyjalon est dupe. Le prêtre repart le lendemain matin. Un mois après, un chasseur, passant par le campement de Puyjalon, lui remit une lettre de sa femme, et il devina alors pourquoi, cette nuit de tempête, il avait reçu la visite de « son curé ».

Dans le monde civilisé, on avait rapporté Henry de Puyjalon seul dans la forêt, gravement blessé, sans nourriture, mourant : et alors, « son curé », sans « outil que sa hache », sans nourriture, seul, s’était mis en route, par cette affreuse tempête, jouant sa vie, pour aller secourir son ami et son… paroissien. Et il était reparti sans rien lui dire du dévouement qui l’avait amené jusqu’à lui.

« Quelquefois », écrit de Puyjalon, « je pense à lui quand la neige tombe et que le vent plie la tige des arbres ; et mes yeux deviennent humides ».

Le 5 mai 1894, un des amis d’Henry de Puyjalon, Léon Ledieu, écrivait dans le « Monde Illustré » :

« J’ai un ami. Cet ami, j’ai eu l’occasion de vous en parler déjà, à mon grand regret il est vrai, mais on n’est pas maître de rien en ce monde, pas même de ses amitiés.

« Quoi qu’il en soit, Puyjalon part ! part pour le Labrador !

« C’est l’état normal de ce brave garçon, ainsi que chacun sait, de gagner chaque année cette région, absolument dédaignée jusqu’ici, que l’on appelle le Labrador canadien.

« Je l’ai bien dit, dédaignée, et cependant rien de plus injuste que cette épithète appliquée à ce pays.

« Si l’on en croit les sources nouvelles qui sourdent à chaque instant, cette terre méprisée est digne de tout notre intérêt, de tous les efforts de notre industrie.

« Puyjalon qui s’occupe depuis vingt ans de ces terres originales, nous le disait bien, et cependant nous ne voulions pas le croire ! mais voici que les Anglais sont de son avis, puisque l’expédition de Lorre dans l’intérieur de ce pays inexploré est en voie d’exécution, et que ce cher ami, muni également d’instructions spéciales pour l’examen de la côte du même territoire, après avoir passé pour le plus monumental des menteurs, va devenir le prototype de la sincérité.

« Pauvre Puyjalon ! Vingt années pour être cru !

« Donc, il part avec une mission sérieuse, une mission due à ses efforts, à son travail, à son endurance.

« Pour moi je me suis félicité du choix de l’autorité intelligente qui a su employer un pareil instrument. Je me suis délecté à l’avance des récits qu’il ne pourra se dispenser de nous faire à son retour et je suis certain que notre pays ne pourra que retirer grand profit des études et des faits nouveaux qu’il nous révèlera. »

Et Léon Ledieu continuait :

« J’ai entrevu ce pays du Labrador, pays rude, rocheux, inculte, froid, sans ressources apparentes, mais une des contrées les plus riches peut-être de notre province, si un découvreur nous en signalait les ressources.

« Point n’est besoin d’être un génie pour cela ; mais il faut avoir cette science d’observation qui fait les hommes utiles d’un pays.

« Et puis quand je dis qu’il n’est point besoin d’être un homme de génie, j’ai tort ; l’homme de génie est celui qui voit et dit quelque chose de nouveau, qui fait du bien à l’humanité. Le Labrador a été découvert depuis des siècles, personne n’en a encore vu les ressources.

« Puyjalon va-t-il les voir et nous les signaler ?

« Je le crois ».

« Ah ! que voilà un étrange steamer !… Non. C’est l’Île-aux-Perroquets et son phare aperçus du large. » (Dessin de Ch-Henri Potvin)

Léon Ledieu ne s’est pas trompé, mais lorsqu’il écrivait ces lignes, il y avait déjà longtemps qu’Henry de Puyjalon signalait à la province les ressources de toute nature que recélait son cher Labrador qu’il parcourait alors et étudiait depuis plus de quinze ans. Mais cette fois, il s’y en allait définitivement, sans retour…

Durant cette dernière partie de sa vie qu’il passa exclusivement au Labrador, ayant son habitation sur l’Île-à-la-Chasse qu’il s’empressait toujours de gagner quand il avait fait quelques courses sur la côte, il se fit de cette dernière tout un monde nouveau où il eut ses habitudes, ses relations. Et il ne faudrait pas croire que ces dernières se soient bornées aux Indiens Montagnais qu’il aimait, il est vrai, à fréquenter, et aux humbles pêcheurs des petits postes de la côte.

Notre Côte Nord du Saint-Laurent a été la patrie de personnages de haute culture, d’une rare intelligence, d’une science solide, qui ont accompli des œuvres utiles à la patrie et qu’on est trop porté à oublier, à cause du coin obscur du pays qu’ils ont voulu particulièrement étudié et où ils ont voulu vivre exclusivement leur vie active et pleine de mérites. Ces oubliés nous voudrions au moins en rappeler les noms et un peu les labeurs et les vertus. Leurs travaux constituent un précieux appoint en particulier pour l’histoire naturelle du pays, et il est malheureusement probable qu’ils soient mieux connus aujourd’hui, dans les sociétés savantes des États-Unis, et même de certains pays d’Europe, que dans nos propres associations scientifiques et historiques. Ainsi, en est-il de Napoléon-Alexandre Comeau, de David Têtu, de Johan Beetz et d’autres encore, en particulier dans la série des héroïques missionnaires qui ont desservi la Côte Nord, et dont plusieurs, tout en vaquant aux soins spirituels des habitants des postes, étudiaient les ressources naturelles de cette partie du pays, et fournissaient à l’histoire d’intéressantes contributions scientifiques et de géographie humaine.

Et ceux-là, on le pense bien, furent les amis de prédilection d’Henry de Puyjalon qui, lorsqu’il sentait parfois la noire nostalgie lui pincer quelque peu le cœur, quittait son Île-à-la-Chasse et, dirigeant lui-même sa chaloupe, s’en allait leur faire une visite, comme il allait souvent chez son curé de Mingan. Il se rendit même ainsi, maintes fois, jusqu’à Godbout, chez son ami Comeau.

M. l’abbé V. A. Huard, dans son « Labrador et Anticosti », raconte à ce sujet une délicieuse anecdote. Lors de sa visite à Godbout, en 1896, un soir, dans ce petit poste lointain de la Côte Nord, quatre savants naturalistes se trouvèrent réunis : Alexandre-Napoléon Comeau, Henry de Puyjalon, l’abbé P. Lemay, missionnaire qui s’occupait beaucoup de botanique, et M. l’abbé Huard lui-même dont tout le monde connaît les précieux manuels de sciences naturelles.

« Nous fondâmes immédiatement », raconte M. l’abbé Huard, « une société d’Histoire Naturelle partagée en quatre sections qui embrassaient plus ou moins équitablement les branches principales des sciences naturelles. Cette société tint plusieurs séances dont la dernière s’ajourna « sine die » ; ce parti parut le plus sûr parce qu’il est bien douteux que notre association puisse jamais se réunir de nouveau. »

M. l’abbé Huard ne connaissait alors Henry de Puyjalon que par ses ouvrages. Il écrit de lui :

« De longues heures durant, nous causâmes de sciences, de littérature, des choses de France et du Canada ; et je m’aperçus bientôt que mon interlocuteur est loin d’être le premier venu.

« La géologie et la minéralogie sont ses sciences favorites, mais au point de vue spécial du Labrador canadien. Car c’est l’homme du Labrador ; il sait son Labrador par cœur. Le Labrador est son idée fixe ; il voudrait qu’on eût d’yeux et d’oreilles que pour le Labrador. Tous ses écrits sont consacrés à le faire connaître… »

Lors de cette rencontre de 1896 entre les membres de la « Société d’Histoire Naturelle du Labrador », Henry de Puyjalon était campé tout près du poste de Godbout. M. l’abbé Huard alla faire une visite à sa tente, et il écrit :

« Je lui ai fait une visite dans son habitation de toile blanche, et je dois avouer que j’ai eu la tentation de porter envie au maître de céans. »

Napoléon Comeau est connu dans toute l’Amérique et au Canada, même dans notre province, ce qui pourrait paraître étrange… Comeau a son monument, oh ! très modeste, élevé en 1925 à sa mémoire, par la Société Provancher de Québec, en un autre petit poste de la Côte Nord, à Godbout où rayonna pendant plus de cinquante ans la vie bienfaisante de Napoléon Comeau, né aux Îlets-Jérémie, — Côte Nord. — en 1846 et décédé à Godbout en 1923. Il était donc âgé de 77 ans. C’est-à-dire que cette « terre que Dieu donna à Caïn » ne devait pas être aussi meurtrière que Jacques Cartier l’avait cru de prime abord.

Nous aimons à profiter de l’occasion qui nous est offerte pour faire connaître sur cette vie quelques détails que l’on ignore à peu près totalement et qui n’ont pas été publiés quand on a inauguré sa stèle à Godbout.

C’est à onze ans, à l’âge où nous nous occupons de soldats de plomb et de toupies, que Comeau a débuté dans la vie d’une manière officielle alors qu’il fut nommé gardien de la rivière Godbout par le propriétaire de ce cours d’eau, le Révérend William Hagar Adamson, chapelain de l’Assemblée Législative : c’est là que le jeune gardien passait tout l’été, seul, avec un chien. L’hiver, il allait chez son père à la Baie Trinité. Mais il n’y alla pas très longtemps puisque à l’âge de seize ans, il partit un beau matin de septembre, avec son frère plus jeune que lui, pour chasser dans les bois et qu’il ne revint que le 4 juin de l’année suivante. Tous deux rapportaient pour une valeur de 500,00 $ de fourrures. Il mena cette vie de chasseur et de pêcheur pendant douze années, s’enfonçant dans l’intérieur des forêts du nord, liant des relations avec les Montagnais et les Naskapis et apprenant à étudier la nature, les mœurs des oiseaux et des fauves, tout en gagnant bien sa vie, car il fut un tireur de première force et toute bête visée par lui était infailliblement morte. Un jour, il se décida à faire comme tout le monde ; il se maria et se fixa définitivement à Godbout, près de sa chère rivière dont il resta toute sa vie le gardien. Il fallait lui entendre raconter ses grandes chasses et ses grandes pêches. En 1876, il a tiré environ 1 500 perdrix blanches. Sa plus belle pêche fut celle de cinquante-sept saumons, capturés à la mouche, en une seule journée. Entre temps, quand il n’avait rien à faire, Comeau s’amusait à sauver des gens qui se noyaient. C’était un amusement comme un autre. En 1871, il sauve deux jeunes sauvages, en 1872, il sauve un Métis du nom de Thibault, en 1876, il a secouru Adolphe Morin, en 1878, quatre personnes qui se noyaient dans la rivière Godbout, en 1886, il arrache à la mort les deux frères Labrie[1] qui allaient périr dans le fleuve, ce qui constitua un des plus beaux exploits de Comeau. Il a reçu nombre de décorations en récompense de son courage et de sa bravoure, entre autres, une médaille d’argent du lieutenant-gouverneur Masson, une médaille de bronze de la « Royal Human Society », une médaille d’argent des sauveteurs de Nice, une lunette marine avec inscription du gouvernement canadien, etc., etc.

Comeau était ornithologiste et botaniste de haute réputation et connu comme tel dans toute l’Amérique. Il était membre de la « American Ornithologist Union » et membre de la Société de Géographie de Québec, etc. Ajoutons qu’il était aussi médecin et comme tel, il a parcouru tous les postes de la Côte Nord même les plus reculés ; il a sauvé des milliers de vies. Il a répondu, affirme-t-on, à plus de 200 appels de la cigogne dans les postes de la côte.

  1. L’un de ces deux frères Labrie, François, est le père de Mgr Labrie qui vient d’être nommé Vicaire Apostolique de la Préfecture du Golfe Saint-Laurent.