Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/07

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Les relations d’Henry de Puyjalon sur la Côte Nord. — Johan Beetz à « Piastre-Baie ». — De la Belgique à la Côte Nord. — La première ferme d’élevage du renard dans la province. — Les procédés secrets d’un savant. — David Têtu. — Un grand Chasseur de marsouins. — Les Montagnais. — « Castor Pelé ». — Le grand livre de la Nature. — Le « ragout de Ludivine ». — L’« Histoire Naturelle ». — Autres ouvrages.

Souvent, quand Henry de Puyjalon sortait de son Île-à-la-Chasse ou du Phare de l’Île-aux-Perroquets, il se rendait à Piastre-Baie faire visite à son ami Johan Beetz, et on peut croire que c’est au cours de quelques-unes de ces visites que prit racine l’idée de l’élevage des animaux à fourrure dans la province de Québec. Il est certain qu’elle est partie de là.

M. Johan Beetz, aujourd’hui et depuis plusieurs années, attaché au Service Provincial de l’élevage des animaux à fourrure, a été incontestablement le pionnier de cette industrie, en particulier de l’élevage du renard. Avec Henry de Puyjalon, Alexandre Comeau, David Têtu et quelques autres, il était, à la fin du siècle dernier, l’une des hautes personnalités du Labrador canadien.

Il arriva au Canada en 1892, et se fixa aussitôt sur la Côte Nord. Il venait se livrer aux grandes chasses, comme il avait fait en Afrique et dans les Flandres où il était passé maître dans la chasse au sanglier. C’est en 1886, en Belgique, son pays d’origine, — né à Boormenkeck, au Château d’Oudenhoven, le 17 août 1874 — que M. Beetz commença à faire l’élevage des renards avec les gardes du royaume et pour fins de chasse à courre. Au Canada, il entreprit l’élevage du renard argenté et autres bêtes à fourrure en 1892. Trois ans plus tard, il vendait à Dolton & Holton, de l’Île du Prince-Édouard, le premier couple de renards qui ait été élevé en captivité au Canada : deux renards argentés qu’il vendit à cette firme pour la jolie somme de 25,000 $.

C’est donc « Pieshtebi », devenu plus tard « Piastre-Bay » et enfin, Baie Johan Beetz, qui fut le berceau de cette grande industrie de l’élevage des renards. La Baie Johan Beetz est située sur la Côte, à l’est de la Pointe-aux-Esquimaux, vis-à-vis l’Île d’Anticosti. Le gouvernement fédéral avait là un poste de télégraphie et de service postal qu’on appelait « Piastre-Baie ». On a jugé à propos et avec raison de donner à cet endroit le nom du pionnier de l’industrie vulpicole. M. Johan Beetz avait là sa résidence et sa ferme d’élevage, la première dans la province.

La Baie Johan Beetz est habitée par vingt-deux familles, soit une population de 25 âmes. On y vit exclusivement de chasse et de pêche. L’endroit est renommé pour la chasse au gibier de mer. Ce hameau est à trente-cinq milles du Havre Saint-Pierre. À trente milles plus à l’est, se trouve le hameau d’Aguanish où se termine, de ce côté, la seigneurie de Mingan.

M. Beetz, qui était venu pour la chasse sur les rives du Saint-Laurent, s’installa définitivement en cet endroit de la côte et y fonda une de nos familles québécoises les plus distinguées.

M. Johan Beetz a accompli, depuis qu’il s’occupe de l’élevage des animaux à fourrure au Canada, — près de cinquante ans en 1938, — un travail vulpicole unique en son genre, œuvre d’une portée scientifique et éducative inestimable. Elle consiste en particulier en 1 800 dessins originaux faits à la main, tous de grandeur, de forme et de couleurs naturelles, pris sur le vif à la suite de milliers de dissections des différentes parties du corps du renard. Chaque veine de l’animal, chaque artère, chaque muscle, os, organe, y est représenté et désigné sous son nom scientifique. Des experts américains, qui ont étudié ce travail, ont offert à son auteur, mais en vain, de fortes sommes. M. Beetz tient à le garder pour son pays d’adoption. Ajoutons qu’il possède un petit musée rempli de pièces intéressantes concernant le renard : plus de cinq cents pièces anatomiques et anato-pathologiques, toutes conservées, grâce à un procédé découvert par lui-même, telles qu’elles ont été retirées du corps de l’animal. On peut voir à ce sujet au Musée Provincial de Québec une collection faite par M. Beetz consistant en plus de 4 000 pièces ornithologiques, mollusques, crustacés, poissons, etc., conservées par le procédé de momification de M. Beetz. C’est une collection unique en son genre. On dirait que les oiseaux viennent d’être tués et que les poissons sont sortis de l’eau à l’instant même.

On peut comprendre maintenant pourquoi Henry de Puyjalon, quand il se rendait sur la côte, aimait à aller séjourner quelques jours dans l’hospitalière et jolie résidence de M. Johan Beetz, à Piastre-Baie.

Henry de Puyjalon a connu également sur la Côte Nord David Têtu qui, longtemps avant qu’il y arriva, avait acquis une certaine célébrité dans cette partie du pays. À l’époque où M. de Puyjalon demeurait ou à l’Île-aux-Perroquets, ou à l’Île-à-la-Chasse, David Têtu se reposait de ses aventures dans le Golfe, à Longue-Pointe de Mingan où il mourut, cinq ans après M. de Puyjalon, à l’âge de 80 ans.

Dans l’intéressant journal-manuscrit de M. Placide Vigneau, que nous avons déjà cité, nous lisons la note suivante à la date du 6 octobre 1910 :

« Mort de David Têtu à Longue Pointe de Mingan à l’âge de 80 ans et six mois chez son frère M. Émile Têtu, surintendant de la ligne télégraphique de la côte nord. Il nous a signalé sa mort mais n’étant que mon garçon et moi sur notre rocher des Perroquets et qu’il faisait mauvais temps, nous n’avons pu ni l’un ni l’autre assister à ses funérailles ». Puis, M. Vigneau note au sujet du défunt : « David Têtu était un homme très populaire sur les deux rives du bas Saint-Laurent et dans toute la Gaspésie ainsi que sur la côte jusques dans les parages du Cap Witle — Wapolagim. — Il fut pendant dix ans, gardien du phare de la Pointe Sud « Bagot Cluff » de l’Île d’Anticosti. Il était célibataire. R.I.P. »

La première ferme d’élevage de renards dans la province de Québec établie par M. Johan Beetz à la Baie Johan Beetz, autrefois : Piastre Baie.
Dessin de M. Johan Beetz).

Nous avons vu par ailleurs, en particulier dans une des nombreuses et si intéressantes chroniques maritimes de Faucher de Saint-Maurice, que ce David Têtu était, en effet, un gros personnage dans son temps sur toute la Côte Nord du Saint-Laurent. Il était surtout une autorité en matière de pêche et particulièrement dans la chasse aux marsouins et aux requins. C’est David Têtu qui, au dire de Faucher de Saint-Maurice, fut le pionnier de la chasse aux marsouins qui, en ce temps-là comme aujourd’hui, causaient bien des ravages parmi la gent écaillère du Golfe et du fleuve et tant de soucis et d’ennuis aux pêcheurs. D’après David Têtu, c’est le marsouin qui a détruit le hareng qui autrefois était en abondance depuis la Rivière-Ouelle jusqu’à Rimouski. La morue que l’on prenait en quantité à partir du Saguenay jusqu’à la Pointe-des-Monts et depuis la Pointe-au-Père jusqu’à Sainte-Anne-des-Monts a disparu depuis l’instant le marsouin a fait son apparition dans ces parages.

Alors on aimait à consulter David Tétu sur les meilleurs moyens à prendre pour se débarrasser de ce nuisible « bétail ». C’est lui-même qu’on requérait souvent. Un jour, au printemps de 1867, on le fit venir à la Baie des Chaleurs qui, entre 1864 et 1867, était littéralement infestée de ces monstres marins qui détruisaient radicalement le hareng et la morue. David Têtu partit avec tout un matériel qu’il évaluait à 10,000 $.

Deux tentatives qu’il fit et qu’il espérait mener à succès échouèrent malheureusement. Dans la première, un banc entier de marsouins au nombre de plus de 2,000 allait foncer dans ses filets quand les habitants du village où il opérait, Carleton, sortant de l’église, — c’était un dimanche, — ayant aperçu l’immense banc de marsouins, se ruèrent en criant sur le rivage. Les animaux, effrayés par ce tintamarre, dévièrent de leur course et évitèrent ainsi les filets. Têtu changea de place et un autre jour, il avait réussi à cerner un autre immense banc de marsouins dans ses filets, quand ceux-ci se brisèrent et toute la bande s’égailla vers le large. Mais ces tentatives de David Têtu eurent l’effet d’effrayer les marsouins de la Baie des Chaleurs qui prirent la direction nord de la côte gaspésienne et les pêcheurs de la Baie en furent totalement débarrassés. « Le marsouin est très observateur », disait David Têtu. « Il faut ruser avec lui ».

En 1849, David Têtu débarrassa des marsouins la partie de la côte entre le Saguenay et la Rivière des Escoumins. C’est là, raconte-t-il, qu’il constata dans ces parages la présence des requins dont il entreprit la chasse et aussi l’étude. Il disait à ce sujet à son ami Faucher de Saint-Maurice : « Depuis 1849, je me suis occupé du requin et je suis à même de constater qu’il y en a une quantité illimitée dans la rivière et le Golfe Saint-Laurent. Depuis trente ans que je fais la pêche, j’ai constaté d’ailleurs que des requins, il y en a partout et que si la pêche à ce poisson était pratiquée en grand, elle donnerait des profits considérables, les dépenses de cette pêche étant peu onéreuses. » David Têtu affirmait qu’il avait capturé des requins qui lui avaient donné de dix-huit à vingt gallons d’huile et que cette huile était alors très précieuse et très recherchée.

Notons que cette huile de requin, en médecine, est employée contre les rhumatismes et aussi pour la lubrification parce qu’elle ne se coagule pas. On sait que la peau de requin sert à toutes sortes d’usages notamment dans la fabrication des valises. Enfin sa chair peut être utilisée pour faire de l’hyperphosphate, — engrais animal, — David Têtu note encore qu’on peut se faire difficilement une idée de la voracité du requin. « Dans une seule nuit », dit-il, à la Pointe-de-la-Carriole, « ils m’ont mangé cinq gros marsouins évalués à 250,00 $. Il est impossible de calculer », ajoutait-il, « la quantité de quarts de poissons consommée par le requin. Ils se chiffreraient en millions rien que pour les eaux de la province de Québec ».

Henry de Puyjalon, qui se passionnait pour tout ce qui touchait à sa chère Côte Nord et qui, au cours de ses allées et venues sur la côte, passait et séjournait même souvent à Longue Pointe, a dû recueillir avec grande joie, au cours de longues conversations avec le vieux chasseur de marsouins, les fruits de sa vaste expérience de vieux routier de la Côte Nord.

Outre les pêcheurs et les chasseurs de la côte et à part les hautes relations qu’il possédait, et que nous venons de faire connaître, du moins quelques-unes, Henry de Puyjalon cultivait aussi ses amis les Montagnais dont il s’est plu à dire le plus grand bien. La plupart des Indiens qui peuplaient autrefois la côte nord du fleuve et du golfe Saint-Laurent, depuis le Saguenay jusqu’aux Sept-Îles : les Papinachois, les Betsiamites, même les Naskapis et les Porc-Épic, ont à peu près totalement disparu ou plutôt se sont fondus, pour ainsi dire, avec les Montagnais qui sont maintenant les seuls Indiens de la côte nord du Saint-Laurent. Les Esquimaux eux-mêmes ont depuis longtemps déserté cette partie du pays qu’ils habitaient autrefois, les Montagnais les ayant repoussés peu à peu à l’est et au nord du Détroit de Belle-Isle.

Henry de Puyjalon, qui a longtemps fréquenté les Montagnais en a fait les plus grands éloges. Il a loué sans réserve leurs vertus et leurs mœurs pures, surtout depuis, note-t-il quelque part, que les Pères Oblats ont pris les moyens de les réunir autour d’eux en deux grandes missions annuelles. Il déplore toutefois que cette race obéît, comme les autres tribus aborigènes, à une loi fatale d’extinction.

« Dans un siècle », a-t-il écrit, « cette race sympathique entre toutes, qui fut d’ailleurs fidèle à l’ancienne France, qui est aujourd’hui la sujette dévouée et reconnaissante de l’Angleterre, ne vivra plus que dans l’histoire qui ne saurait l’oublier ».

Les Montagnais aimaient bien, eux aussi, M. de Puyjalon, ce grand chasseur qui leur rendait si souvent visite. Ils l’avaient appelé « Castor Pelé ». Castor est assez flatteur, mais « Pelé » !… Pourquoi ? Certains insectes parasites qui affectionnent d’ordinaire la chevelure des hommes des bois faisaient particulièrement horreur à M. de Puyjalon. Aussi, pour se soustraire autant que possible aux atteintes de ces épizoïques, dont l’origine se perd dans la nuit des temps et que les Romains appelaient « Pédiculus » Puyjalon, lorsqu’il entreprenait une expédition où il prévoyait être en contact avec messieurs les Montagnais, se faisait totalement raser le crâne. De là ce surnom de « Castor Pelé » que lui donnaient les sauvages.

Henry de Puyjalon a beaucoup appris des Montagnais sur les mœurs et les habitudes des bêtes et des oiseaux dont il a fait de si jolies peintures. Il se défendait d’être un naturaliste. Mais après avoir lu son « Histoire Naturelle » personne ne le croira. Parlant des bêtes, il écrivait :

« Je ne les ai pas étudiées en naturaliste, il est vrai ; je ne saurais les empailler ; mais je les ai tant fréquentées, tant pratiquées, tant aimées qu’elles ont ouvert pour moi, toutes grandes, les portes qui me séparaient de leur instinct, de leurs mœurs. De leur instinct !… J’ai protesté, quelque part, contre ce mot vide de sens quand il s’applique aux bêtes, et je sens que vous protestez ou que vous protesterez un jour avec moi. »

Plusieurs, en effet, ont protesté de cette façon et, entre autres, plus tard, trente-cinq ans après de Puyjalon, le fameux protecteur de la tribu des castors, « Grey Owl » dont le monde entier connaît aujourd’hui les écrits fameux sur les bêtes des bois en général, les castors en particulier, s’accorde singulièrement avec M. de Puyjalon sur ce sujet, lui qui a élevé ses castors comme des enfants.[1]

Si Henry de Puyjalon déclarait n’être pas naturaliste, c’est qu’il n’avait pas appris les sciences naturelles dans les manuels. Il les avait acquises d’une source beaucoup plus pure : du grand livre de la Nature. Nul plus que lui ne prit soin de recueillir autour de soi la leçon des choses et des êtres. Il y ajouta la vérification expérimentale. Et ainsi, il n’est pas seulement naturaliste savant ; il se fait conteur et conteur souriant. Il aime à badiner avec nos « frères inférieurs ». Qu’on lise à ce sujet, par exemple, les délicieuses esquisses qu’il a faites du lièvre « dont les mœurs domestiques sont détestables », du loup marin, d’esprit ou de roche, brasseur ou « brasseux », « poil de cochon », « grosse poche », « pattes carrées », et « tête de cheval », aux goélands qui sont « des bandits de la pire espèce », au canard eider « le plus intéressant, le plus précieux de tous les oiseaux nageurs », à la bête puante, ou mouffette, « dont les mœurs laissent à désirer », au loup cervier que la Nature a privé, comme l’ours et le lièvre, de cet « organe que je me permettrai de qualifier de « surérogatoire » et qu’on appelle « la queue », à l’outarde, l’un des exemples les plus frappants de cette agglomération chez les oiseaux de toutes les vertus qui nous manquent », etc., etc.

Dans toutes ces esquisses, Henry de Puyjalon se montre non seulement observateur mais poète et savant. C’est qu’il sait lire dans ce grand livre dont les pages s’ouvrent continuellement devant lui ; et il veut apprendre, curieux de ce qu’il ne sait pas : « Apprendre », écrit-il, « me paraît la seule chose réellement intéressante ici-bas ; pour savoir demain ce que je ne sais pas aujourd’hui, il n’est rien que je ne puisse accomplir ».

Il voulut même apprendre comment se préparait le « ragoût de Ludivine », ce qui lui valut une aventure… gastronomique qu’il raconte avec beaucoup d’humour dans ses « Récits du Labrador ».

C’est donc grâce à cet esprit d’observation, à ce désir d’apprendre et de faire apprendre, peut-on dire, qu’il passa les vingt-cinq dernières années de sa vie à établir la nomenclature des espèces du Labrador canadien : énumération, description, classification d’animaux, de végétaux, de minéraux, de poissons, matériaux disparates d’un savoir universel qui se sont accumulés en plusieurs manuels et en d’innombrables rapports. Et quelle agréable méthode, si peu sèche, pas du tout didactique, où il n’y a rien du pédagogue. Comme Rivarol, il s’amuse à diviser les animaux en « personnes d’esprit » et en « personnes de talent » ; d’ailleurs, il les avait déjà divisés lui-même en « bêtes futées » et en « bêtes non futées » ; avec l’abbé Delisle, il s’émerveille de « l’irrégularité de la Nature » ; avec J. J. Rousseau, « tout est émerveillement dans le murmure des forêts et le comportement des eaux ». Bref, une espèce de romantisme se mêle à cette tentative de vulgarisation de l’histoire naturelle.

Dans l’ordre des sciences naturelles, le laboratoire n’est pas le commencement et la fin de tout travail ; il constitue une étape solennelle, un lieu où s’opère l’analyse des faits et se prépare la synthèse des conceptions. Avant le laboratoire, après le laboratoire, il y a l’investigation libre, cette chasse hasardeuse, aventureuse à la poursuite de données inconnues, de formes méconnues du monde vivant, à quoi peuvent participer des cerveaux inconnus ou méconnus. Et puis, une certaine effervescence spirituelle peut conditionner cette participation. Il faut entretenir cette effervescence, et c’est ce à quoi semble s’être appliqué Henry de Puyjalon. Ses ouvrages et ses rapports restituent, oserions-nous dire, aux sciences naturelles cet appoint d’attention plus que jamais nécessaire au renouvellement de nos relations avec la nature. Il y a à ce sujet une maxime de Goethe qui a la splendeur d’un définitif avertissement ; « Grises sont les théories, mon ami, mais le bel arbre de la vie est toujours vert ».

Henry de Puyjalon aimait cet arbre toujours vert de la vie ; il l’a aimé dans toutes les saisons, même les plus rudes. Il écrit :

« Depuis bientôt vingt ans que je le décris — le Labrador, — que je l’exalte, que je l’aime, je n’ai fait encore qu’un seul prosélyte.

« Tous les étés le retrouvent sur la côte et s’il n’y a pas encore affronté l’hiver, c’est qu’il ignore les joies nombreuses qui naissent sous les flocons de neige de cette saison privilégiée… S’il connaissait comme moi les délices du « jack », les entraînements de la chasse à la pelleterie, les inimitables aspects des aurores polaires, les hécatombes de perdrix blanches à la chair savoureuse, les nuits aux étranges clartés, il ne voudrait plus quitter des lieux si attachants où le pittoresque de la nature ne le dispute qu’à la splendeur des tableaux et à la grandeur des horizons ».

Et parlant toujours de ce cher Labrador. Il continuait :

« Vous entretiendrai-je des ressources du Labrador ? Vous dirai-je à quel point la nature s’y est montrée prodigue de tous ses dons ? Ferai-je briller ses pierres précieuses ? Soulèverai-je pour vous le sol qui couvre ses mines ? Non, avant de parler de ces choses, je laisserai le présent m’entraîner encore quelques années vers l’avenir. Je laisserai les esprits étroits et les ignorants que l’on rencontre, hélas, dans toutes les situations sociales, me reprocher quelque temps encore la folie douce mais persistante dont ils me croient atteint. Je vous parlerai seulement de ces bêtes au milieu desquelles j’ai vécu, au milieu desquelles je voudrais toujours vivre, au milieu desquelles il me serait doux de mourir ».

Ce dernier vœu s’est réalisé… Mais n’anticipons pas.

C’est sous l’empire de ces beaux sentiments envers la nature et envers les bêtes, qu’Henry de Puyjalon écrivit sa belle « Histoire Naturelle à l’usage des chasseurs canadiens ».[2] On a pu constater que ses rapports sont des modèles d’exploration par le soin apporté à la préparation, par la précision scientifique et la justesse des observations, la sagesse des suggestions et la singulière endurance de l’explorateur… En effet, pour remonter le cours de toutes les rivières de la côte, seul, avec les moyens rudimentaires dont il disposait, comme nous l’avons vu, il faut se rendre compte d’une certaine somme d’énergie morale, d’un courage physique peu ordinaire, d’une tenace volonté et aussi, nous ajouterions, d’une conscience d’honnête homme.

Et c’est sous les dictées de cette même conscience qu’il a décrit et publié, à part son Histoire Naturelle 1900 — son « Petit Guide du Chasseur de Pelleterie », 1893 ; — son « Petit Guide du Chercheur de Minéraux », 1892 ; — son essai « Labrador et Géographie » 1893 ; — ses « Récits du Labrador », 1894.

  1. Grey Owl est mort, comme l’annonçaient dernièrement les journaux le 13 avril dernier — 1938.
  2. L’« Histoire Naturelle » d’Henry de Puyjalon est ornée d’une préface d’Édouard Delpit ; mais cette préface n’est pas complète, la mort ayant arraché la plume des mains du préfacier en 1900. C’est M. de Puyjalon qui la termina en annonçant la mort soudaine de son ami.

    Édouard Delpit était né à la Nouvelle-Orléans, en 1844 ; il est mort à Québec en 1900 après un séjour de plusieurs années. Il fut journaliste, sous-préfet — en France en 1873. — Puis il se tourna vers les lettres. On lui doit : « Les Mosaïques », (1871) ; « Constantin », drame en vers (1877) ; « Ces Faiseurs de Coups d’État », (1878), et un assez grand nombre de romans oubliés. Il vint au Canada vers 1875.

    Pendant qu’il résidait à Québec, il fut secrétaire de Sir Louis A. Jetté, lieutenant-gouverneur de la province. En 1900, il fut le héros d’un retentissant procès à propos de son mariage contracté en mai 1893 avec une jeune fille de 16 ans, Jeanne Côté, de Montréal, devant un ministre protestant alors que les deux conjoints étaient considérés comme catholiques. Le mariage ne fut pas heureux. Mais tous deux furent d’accord sur un point : c’est que la vie commune leur était devenue impossible. Jeanne Côté-Delpit demanda la séparation judiciaire et introduisit devant les tribunaux une demande en séparation de corps. Mais son mari se lança dans une autre voie. Il saisit de son cas le tribunal ecclésiastique, prétendant que le mariage de deux catholiques qui n’avaient pas adjuré leur foi devait être frappé de « clandestinité » lorsqu’il était consacré par un ministre protestant. En vertu de cette théorie, il demandait l’annulation de son mariage. Il obtint gain de cause. Le mariage fut déclaré nul par un jugement motivé de l’Ordinaire de Québec en date du 12 juillet 1900, confirmé à Rome par un décret de la Propagande en date du 23 novembre de la même année. Par contre devant le tribunal civil, par un jugement du juge Archibald, l’action du demandeur Édouard Delpit fut renvoyée avec dépens. Ce procès a eu dans le temps beaucoup de retentissement. L’Ordinaire de Québec était alors S.E. Mgr L. N. Bégin, plus tard, deuxième cardinal canadien.