Péché d’orgueil (Brassard)/10

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Imprimerie des sourds-muets (p. 111-127).

CHAPITRE x

Le lendemain, Étienne partit en auto pour Chambly. En apercevant la ferme Bruteau, il fit arrêter la machine et dit au chauffeur de l’attendre. Il voulait continuer à pied le reste du trajet, espérant que la marche en lui faisant du bien, dissiperait son angoisse. La vue de cette maison l’oppressait.

Maintenant, appuyé au tronc rugueux d’un gros orme, Étienne regardait de toute son âme, cette demeure baignée de la lumière crue de l’automne. Elle lui apparut infiniment mélancolique.

Un quart de siècle laisse peu de marque sur la vie des choses. Les bâtiments de la ferme Bruteau semblaient solides, sans aucune marque de vétusté, mais l’ennui les enveloppait. L’eau de l’abreuvoir coulait avec le même clapotis dans son bassin près du peuplier grandi. Le gros saule avait seul subi les atteintes du temps. Brisé par le faîte, fendu par la moitié, il montrait son cœur noirci, désagrégé, pourri.

— Un cœur noir, murmura Étienne en avançant vers le logis, les yeux fixés sur la blessure de l’arbre, voici un emblème qui convient, je le crains, à celui qui loge à cette enseigne.

Il gravit lentement les marches du perron, et s’arrêta.

Oh, la vieille maison, comme certaines figures humaines, elle paraissait plus jeune de loin que de proche. Il y avait de la mousse sous les larges corniches, et les gouttières qui conduisaient l’eau de la toiture, pendaient, tordues par quelque rafale ; et les carreaux brisés faisaient paraître les fenêtres de la façade comme des prunelles avariées. À la place des plates-bandes fleuries d’autrefois, apparaissaient des rigoles profondes, sentier tortueux où flânaient de gros cailloux terreux, légèrement recouverts d’une mince couche de neige sale.

— Que tout est triste et désolé ici, dit Étienne, en soulevant le marteau de la porte d’entrée, qui rendit le son lourd du métal rouillé. Un bruit de pas traînants dérangea le silence du corridor, et la porte secouée à plusieurs reprises, s’ouvrit sur une grande femme osseuse, coiffée d’un petit bonnet en tricot de laine jaune, posé tout de travers sur sa tête échevelée.

En voyant Étienne, la femme se mit à le dévisager, tout en relevant les mèches rebelles de ses cheveux grisâtres, qu’elle plaça derrière ses oreilles.

Étienne s’informa :

— Monsieur Bruteau est-il chez lui ?

La femme se mit à rire.

— Bédame m’sieur, dit-elle en ramenant ses mains de ses oreilles à sa bouche édentée, où voulez-vous qu’il soit ! S’il y avait quelqu’un à être absent ici, ce serait moi, qui trotte du matin au soir, de la maison à la grange, de la ferme au village, au service de ce vieux scélérat.

— Alors, je puis voir votre maître ?

— Vous pouvez le voir tant que vous voudrez, avec ça qu’il n’est pas bien beau à regarder. Qu’est-ce que vous lui voulez à Joachim ?

Cette familiarité fit comprendre à Étienne, à qui il avait affaire. Pour plus de certitude, il demanda :

— Votre nom, madame…

— Mélanie Bêlon. Et j’peux vous dire que si vous pouvez questionner ce vieux hibou sans qu’il ne jure, vous êtes adroit et j’voudrais bien avoir votre recette.

Sans arrêter son bagou, Mélanie fit entrer le visiteur.

— J’aimerais bien vous faire passer au salon, où il y a de belles choses, dit-elle, mais Joachim ne se dérangera pas pour venir vous trouver.

— Est-il vigoureux votre maître, madame Bêlon ?

— Vigoureux ! j’cré quasiment qu’il va falloir lui donner un coup de hache pour l’envoyer au cimetière. Oh, ce n’est pas l’envie qui me manque de lui en donner un parfois, le vieil haïssable. Depuis vingt-trois ans que je suis ici, il ne m’a jamais commandé autrement que durement. Vrai, m’sieur, j’cré qu’il a du sang de Satan dans les veines, celui-là.

Étienne frémit. Si rien n’était venu amollir ce cœur, que lui réservait Joachim Bruteau ?

Mélanie Bêlon, tout à la joie de pouvoir parler, continua :

— Faut être pauvre comme moi, et n’avoir pas d’autre place à aller pour endurer un démon pareil. Dans la cuisine, je l’ai toujours sur mon chemin. Il chauffe le poêle quand ce n’est pas nécessaire, et a sans cesse le nez fourré dans mes chaudrons. Des fois, j’ai envie de l’ébouillanter. Je ne jouis d’un peu de paix que lorsque je vais à l’étable traire les vaches, et encore, elles me ruent parfois. De plus, les jeunes veaux mangent mes cordons de tablier chaque fois qu’ils en ont la chance. Ah, je suis bien malheureuse, allez…

Étienne ne prêtait plus attention aux insipidités de la Mélanie. Attiré par le bruit de voix, Joachim Bruteau venait d’arriver et se tenait devant lui. Le vieillard était bien de ceux que l’âge ignore. Un quart de siècle avait-il réellement glissé sur cet homme ? Répondant à la pensée d’Étienne, Joachim Bruteau prononça en le fixant :

— Notre dernière rencontre date de vingt-cinq ans, le dirait-on ?

— Pas sur vous ; il me semble vous avoir quitté hier.

Étienne offrit sa main au vieillard, mais celui-ci n’avança pas la sienne. Il poursuivit :

— Les années vous ont marqué plus que moi. Toutefois, ne soyez pas surpris si je vous ai reconnu. Je vous avais placé là, fit-il en se frappant la tête, j’ai suivi la marche de la souffrance sur vos traits. Vous avez bien souffert, Étienne Bordier. L’isolement n’agit pas également sur tous, reconnaissez cela en me regardant.

— L’isolement ravage celui qui en souffre, monsieur.

Étienne ne put se décider de donner le nom d’oncle au vieux Bruteau.

— Vous me visez ? détrompez-vous. J’ai pâti à tous les instants du jour de ma solitude, et surtout, ajouta-t-il en grinçant ses dents usées, du manque des soins auxquels j’étais habitué. Et c’est vous qui m’avez ravi celle qui aurait dû me les donner toujours !

Et son égoïsme éclatant :

— Vous n’avez pas craint de détruire la tranquillité de ma vie, vous êtes responsable du départ de cette Gilberte que j’aurais su mater sans votre influence néfaste !

— Je l’aimais, s’écria Étienne révolté de tant de cynisme.

— Un radotage qui vous a coûté cher, et n’est pas tout payé.

— Pas n’était besoin de m’inviter à venir ici, pour me rappeler ma souffrance…

— Non, mais pour l’aviver j’avais besoin de vous voir. Assoyez-vous pour ce que j’ai à vous dire.

— Non, je vous remercie, et je vous avertis que je ne tolérerai pas de vous entendre répéter les mots dont vous vous êtes servis pour m’annoncer la mort de Gilberte. De mon côté, j’aurai une question à vous poser tout à l’heure. Je vous écoute.

Hé, hé, vous n’aimez pas à entendre répéter les mots qui ont déjà été prononcés, mais ceux qui ne l’ont pas été, eux ? Restez debout si vous voulez pour les écouter, peut-être après vous sentirez le besoin de vous asseoir.

Et comme la bête sauvage qui retourne sa proie encore vivante dans ses griffes, avant de lui donner le coup de mort, il continua :

— Savez-vous que depuis deux mille ans, les crèches se sont agrandies ? Celle de Nazareth contenait juste votre Enfant-Jésus, et aujourd’hui, les crèches sont bourrées de milliers de marmots, hé, hé !

— Je ne vous comprends pas…

Étienne était complètement perdu dans la phrase du vieux Bruteau.

— Hé, et ces marmots, l’âge venu de prendre la clef des champs, continuent souvent en courant l’aventure, le genre de vie de leurs vertueux parents ; et n’ayant pas de nom à eux, ils s’interpellent de savoureux sobriquets nés de leurs vices.

— Les Crèches, murmura Étienne, je ne vois pas quel rapport il peut y avoir entre leur pitoyable contenu, et ce que vous avez à me dire.

— Il y a un rapport direct. Les Crèches, hé, peut-être aimeriez-vous à vous assurer si un enfant, déposé dans l’une d’elles il y a vingt-cinq ans, après avoir passé pour mort, ne serait pas par hasard ressuscité…

Étienne, les yeux épouvantés, ne voulait pas comprendre.

L’horrible vieillard poursuivit avec des gestes de dément :

— Dans ces grandes mangeoires, tombent pêle-mêle les enfants du plaisir. Ils forment plus tard des batteurs de pavé… Regardez donc, Étienne Bordier, si sur le visage des pauvres hères que vous rencontrerez, vous ne reconnaîtriez pas les traits de votre fils… Ah ! Ah ! Ah ! Quel plaisir j’ai eu à le jeter dans une Crèche votre fils… le fils de Gilberte…

Étienne, livide, râlait.

— Vous !… vous… vous avez fait cela !… Pourquoi ne pas avoir tué ce bébé innocent… votre crime eût été pardonnable… Que vous avait donc fait ce petit enfant !

— Lui, rien. Oh, mais il devait payer pour toi que je hais de toutes mes forces… Ton fils, maintenant un homme perdu, doit se demander le pourquoi de sa misère… Toi, Étienne Bordier, tu sais aujourd’hui la cause de ta nouvelle souffrance. Elle s’abat sur toi et te torture à mon goût… Je m’étais juré de me venger de vous deux… Les événements m’ont bien servi… Ta vue me réjouit en ce moment… Je m’en régale… Je suis repu, gorgé, satisfait de ton désespoir.

— Démon… où as-tu mis mon fils ?…

— Cherche !… cherche !… cherche !… Ma vengeance assouvie me saoule… Je me sens devenir un être nouveau, étrange, qui fera peur. J’ai du feu dans les veines… Je sens mes forces se décupler… Ma tête bourdonne… Ah !

Étienne Bordier, effrayant à voir, s’avança sur Joachim Bruteau comme un justicier.

Il se passa alors une chose si terrible, que la Mélanie Bêlon restée pétrifiée près des deux hommes, s’enfuit en criant, à la vue du spectacle qui s’offrait.

Le visage diaboliquement épanoui du bourreau copia soudain les traits convulsés de sa victime. De la gorge du vieux Bruteau, où l’air passait en sifflant, sortit un cri rauque qui dégénéra en un long cri inextinguible dont l’écho se répercuta dans la maison, et l’emplit d’une lamentation semblable au hurlement d’un chien.

Étienne, les poings toujours levés, recula devant l’homme devenu fou qu’il avait en face de lui. Il se dirigea vers la porte de sortie, l’ouvrit vivement, et se sauva en courant.

Oui, pour avoir étouffé tous sentiments humains, pour ne s’être même pas arrêté à cet instinct qui fait les bêtes s’épargner entre elles, Joachim Bruteau était tombé dans la plus grande des déchéances mentales, il était fou. Dans ses pupilles dilatées, il y eut un court combat entre des lueurs de raison et de folie ; puis, ses yeux se couvrirent de ce voile d’eau brouillée, propre aux prunelles de ceux qui n’ont plus d’intelligence.

En voyant arriver son neveu, méconnaissable, disant des mots sans suite, tante Marie lui tendit les bras.

— Mon enfant, mon pauvre enfant ! qu’est-ce que tu as ? Parle, dis-moi quelque chose ! Dissipe mon anxiété…

Étienne se laissa tomber sur un siège, sans force, l’âme absente.

Tante Marie s’agenouilla, et les mains jointes supplia :

— Étienne ! Étienne ! De grâce parle-moi, regarde-moi !…

Les yeux si aimants, si implorants de la bonne vieille attirèrent enfin ceux égarés du mari de Gilberte. Son regard troublé vacilla, et des larmes libératrices vinrent sauver ce cerveau aux prises avec la folie.

— Si vous saviez ! Ah, avoir eu la force de vous cacher tout, avoir pu éviter à votre vieillesse une dernière douleur !… Hélas, il vous faut être témoin de mon désespoir sans nom…

L’octogénaire embrassa son neveu, et vaillante, sublime dans sa foi :

— Parle, mon enfant, soulage ton cœur, confie-moi ton chagrin, et puisqu’il doit aussi m’atteindre, je l’offre à l’avance sans le connaître à Celui que je sens bien près de moi par le peu de temps qui me reste à vivre.

Étienne partagea alors le fardeau qui l’écrasait. Celle qui en reçut une part, ne défaillit pas sous son poids. Pour la montée de ce calvaire, ce fut la vieillesse qui soutint le pas hésitant de l’âge mûr. Ce fut le cœur de tante Marie, son cœur de mère, de femme chrétienne, qui trouva les mots apaisants qui soulagèrent le malheureux et lui firent accepter avec plus de résignation sa terrible épreuve.

— Maintenant, tante bien-aimée, vous voyez ma croix. Vous seule pouvez m’aider à la porter. Je demande l’abri de votre toit. Nulle part ailleurs qu’auprès de vous, je me sens le courage de vivre.

— Mon cher enfant, ma maison t’est ouverte, mon cœur aussi ; habite les deux. Et puis, attache-toi à l’ancre de l’espérance ; tout n’est pas perdu ; dis souvent : je retrouverai mon fils.

— Le retrouver dépravé, perverti ; je veux le croire mort et vivre du doute.

— Non, ton fils n’est pas mort, Étienne, quelque chose me le dit. Tu le retrouveras beau, vaillant et probe. Le vice n’éclot pas d’un mélange de vertus, celles du père et de la mère ont protégé l’enfant.

— Dieu veuille vous entendre !

— Oui, mais le Ciel seconde surtout l’effort persévérant. Tu dois chercher.

— Chercher ! Où ?

— Commencer par le commencement, remonter à vingt-cinq ans, visiter les Crèches en existence alors, fouiller partout, remuer le monde.

Étienne regarda sa tante avec admiration.

— Noble et sainte femme, vous me donnez courage. Ces démarches nécessiteront une activité qui me sera salutaire. Je les entreprendrai, je les poursuivrai avec ardeur.

— Voilà des paroles dont la fermeté me réjouit. Maintenant, procédons par ordre. Répète-moi ce que t’a dit Mélanie Bêlon aux questions que tu lui as posées, malgré ton désarroi, avant de quitter la ferme Bruteau.

— Elle m’a assuré avoir fait un voyage à Montréal avec Bruteau et l’enfant. Elle m’a donné une description de l’auberge où le fermier la fit descendre. Mais de là, ajouta-t-elle, Joachim partit seul avec le petit. Elle ne savait pas dans quelle direction.

Étienne continua ému :

— Les yeux de la pauvre Mélanie souriaient, en énumérant les détails de broderie sur le linge dont elle se servit pour envelopper le bébé. Elle traça dans sa main, les initiales qu’elle avait remarquées sur le manteau. Mais ce sont là des souvenirs d’une idiote, et vieux d’un quart de siècle.

— Les souvenirs de Mélanie sont exacts en ce qui concerne le trousseau, pourquoi ne les seraient-ils pas pour le reste. C’est ici qu’il faut chercher, et ce dès demain. Allons, il se fait tard. Je te prépare une bonne boisson chaude, et tu vas te coucher et dormir, comprends bien dormir, car demain tu auras besoin de la lucidité d’esprit d’un limier.

Étienne embrassa sa tante.

— Vous êtes bonne, tante Marie, et votre cœur est beau.

— Oh ! mon garçon, voilà des compliments que je veux bien accepter ici-bas, de peur de ne pas me les entendre décerner là-haut.

Le lendemain et les jours suivants, Étienne se mit à la recherche d’un indice pouvant le mettre sur les traces de son fils.

Une semaine se passa sans l’ombre d’un signe de succès. Partout où il se présentait, il fut reçu avec courtoisie, mais on ne pouvait, avec regret, lui donner les renseignements qu’il voulait avoir.

— Chercher à retracer un enfant, déposé sans aucune marque d’identité, parmi des centaines de petits êtres tous pareils, est de la pure folie, se disait-il avec découragement, et quand je songe à mon impossible entreprise, je me demande quelle force, contre tout espoir, me pousse à marcher.

La vigilante tante Marie voyait à maintenir le courage de son neveu, et ne voulait pas entendre parler d’insuccès.

En visitant toutes les institutions vouées aux soins des enfants abandonnés, Étienne devait logiquement entrer un jour dans celle choisie par Joachim Bruteau pour y déposer l’enfant de Gilberte. Il y entra en effet, après deux semaines de pénibles pérégrinations. Entré au parloir, il s’informa comme il l’avait fait ailleurs, si la supérieure de la communauté, d’il y a vingt-cinq ans, vivait encore.

— Oui, monsieur, lui dit la sœur postulante qui le reçut.

— Me serait-il permis de la voir, ma sœur ?

— Sœur Véronique est un peu impotente, si vous voulez me suivre, je vais vous conduire à ses appartements.

— Je vous suis, ma sœur ; fit Étienne.

Après avoir parcouru de longs corridors, la sœur postulante s’arrêta et frappa à une porte. À l’invitation d’entrer, celle qui guidait Étienne Bordier s’effaça pour le laisser passer.

— Je vous attendrai ici pour vous reconduire, monsieur, dit-elle, et présentant l’inconnu :

— Monsieur que voici, Sœur Véronique, désire s’entretenir avec vous.

— Bien, ma sœur.

Sœur Véronique s’était levée péniblement de la chaise qu’elle occupait près d’une grande table chargée de livres de comptabilité et de papiers de toutes sortes. Elle s’inclina devant Étienne Bordier avec cette politesse exquise qu’ont les personnes consacrées à Dieu, et demanda :

— En quoi puis-je vous être utile, monsieur, et à qui ai-je l’honneur de parler ?

— Je m’appelle Étienne Bordier, ma sœur.

Sœur Véronique regarda le visiteur avec quelque surprise.

— Veuillez vous asseoir, monsieur Bordier.

— Merci ma sœur. Je crains de vous déranger bien inutilement, poursuivit-il, la cause de ma visite est déraisonnable et seul le désir d’accomplir un devoir me l’impose.

— Je vous écoute, monsieur. Ne craignez pas de m’importuner. Je vois que vous souffrez, ma sympathie vous est acquise.

— Merci du fond du cœur. Ma sœur, vous étiez supérieure de ce couvent, il y a vingt-cinq ans ?

— Oui monsieur.

— N’y aurait-il pas eu à cette époque, une adoption entourée de circonstances qui vous auraient frappée ? Il s’agit d’un petit garçon de quelques mois. Je vous pose là une question baroque, je le sais, excusez-moi, mais c’est le mieux que je puis trouver comme entrée en matière.

Étienne supposait que l’enfant avait peut-être été adopté, et commençait son questionnaire par cette demande.

— Votre question n’est pas ce que vous pensez, il se passe ici des faits qui restent gravés à jamais dans la mémoire. Vous avez dit il y a vingt-cinq ans ?

— Oui ma sœur.

— Je vais m’aider un peu de nos registres, continua-t-elle, en prenant dans un tiroir de sa table de travail un gros livre à reliure de cuir. Et le feuilletant :

— Ce livre contient un peu de tout ce qui se rattache à notre couvent expliqua-t-elle, et le nombre d’adoptions qui a lieu chaque année y est soigneusement inscrit.

Sœur Véronique s’absorba dans son travail de recherche, puis :

— Voici l’année qui nous occupe, dit-elle, en faisant glisser sa belle main fine et blanche comme une cire sur la large feuille couverte d’écriture serrée. Cette année-là, les adoptions furent restreintes, et chose étrange, ne se composaient que de filles. Aimeriez-vous avoir d’autres renseignements, monsieur ?

— Auriez-vous la très grande obligeance de me dire si dans les années qui suivirent…

— Je comprends ; ne marchant que sur des suppositions, vous partez de la date probable de l’entrée du bébé ici, en supposant que ce couvent est l’endroit où il fut déposé.

— Exactement, ma sœur. Quel imbroglio ! je déplore de vous donner ce trouble.

— Ne vous désolez pas ; je suis heureuse de vous rendre ce service.

— Oh, merci infiniment…

Patiemment Sœur Véronique vérifia la marche suivie par les adoptions pendant trois ans. Penchée sur le registre, elle donnait les renseignements pouvant intéresser son visiteur.

— Rien dans mes remarques ne vous a frappé, monsieur, dit-elle en posant au loin son regard un peu las ?

— J’ai le regret de vous dire non, et de vous avoir inutilement fatiguée. Acceptez mes remerciements et pardonnez-moi.

Sœur Véronique resta silencieuse et triste. Elle revoyait les enfants dont elle avait assisté le départ, petits êtres effarouchés à la vue de ceux qui venaient les chercher pour remplacer auprès d’eux les lâches qui les avaient abandonnés. Parmi les figures enfantines qui passaient ainsi devant elle, une, bien expressive, la fixa soudain et la fit tressaillir. Elle se retourna du côté d’Étienne Bordier.

— Il y a eu ici une adoption dont je me souviens bien, et que met encore plus présent à mon esprit le nom que vous portez, mais il s’agit d’un enfant plus âgé que celui qui vous occupe.

— Mon nom ne vous est pas inconnu ?

— Un monsieur Bordier est venu chercher un enfant ici, il y a de cela… dix-neuf ans. Ce monsieur venait de Québec, et en vous regardant, je retrouve un peu ses traits.

— Il s’appelait Eustache, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Il est mon cousin, et vous dites qu’il a adopté un enfant…

— Oui. Un garçonnet de six ans. Je revois le cher mignon se jetant au cou de celui qui lui tendait les bras.

— Mon cousin est heureux, lui, et moi…

Un désir de mourir le saisit, et était-ce pour répondre à son souhait ? une douleur aiguë lui traversa la poitrine, il porta la main à son cœur, et se leva avec effort.

— Adieu, ma sœur, et encore une fois merci, fit-il oppressé.

Sœur Véronique se leva à son tour et accompagna son visiteur jusqu’à la porte, mais comme Étienne Bordier allait en franchir le seuil, elle l’arrêta.

— Attendez, s’il vous plaît, monsieur, il me semble que je ne dois pas vous laisser partir sans vous parler de l’enfant adopté par votre cousin, et de son arrivée ici.

Étienne s’immobilisa, respectueux.

La religieuse commença sa narration et à mesure qu’elle parlait, un changement extraordinaire se produisait sur la personne d’Étienne Bordier. Il n’était plus un homme courbé, il rayonnait d’une joie surhumaine, des larmes brillaient sur son visage devenu radieux, rajeuni. Sœur Véronique qui suivait, émue, la marche de cette transformation en devina la cause, elle dit la voix infiniment douce :

— Les desseins de la Providence sont souvent incompréhensibles.

— Oh, je remercie Celui qui a protégé mon fils ! Ah, c’est lui mon enfant que vous avez reçu sous votre toit béni… Nul doute ne peut exister… Ces langes… ce manteau brodé, initialé… Cette petite médaille. Ah, c’est bien mon cher petit !

Étienne raconta l’épisode lamentable de sa vie. Pendant qu’il le fit, Sœur Véronique ferma souvent les yeux pour refouler les larmes qu’elle ne voulait pas laisser couler. Lorsqu’il eut fini, la religieuse reprit, maîtrisant son émotion :

— Dieu ne fait pas les choses à demi. Vous verrez votre fils, un homme aujourd’hui et qui fait honneur au nom qu’il porte. Tout le monde connaît, le célèbre architecte québécois, Paul Bordier.

Aucune parole ne fut échangée lorsque Étienne Bordier quitta Sœur Véronique, mais leurs regards se rencontrèrent sur le grand crucifix de la pièce. Étienne s’inclina profondément et la vénérable religieuse traça sur la tête penchée le signe de la croix.

Oh, il y eut des réjouissances dans le logis de la rue St-Hubert, ce soir-là.

— Je reverrai l’enfant de Gilberte, ne cessait de répéter la bonne tante Marie, je le reverrai bientôt et je mourrai heureuse.

— Vous vivrez longtemps encore tante bien-aimée, ne voyez-vous pas que j’ai besoin de la force de votre vieillesse pour supporter mon bonheur ? Je pars pour Québec, et je reviens vous chercher. Nous serons tous réunis à Noël. Ah, quelle fête nous aurons !

Pendant qu’une puissante limousine filait rapide, silencieuse, vers la ville de Champlain, une vieille, un peu courbée, le visage souriant sous la bise, gravissait à petit pas le versant du Mont-Royal, en route vers le pieux Oratoire de St-Joseph.