Québec en 1900/VI

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Léger Brousseau (p. 39-44).
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VI

Vous êtes-vous jamais arrêtés, Messieurs, pour jouir du spectacle que présente la rue Dalhousie, avec ses vingt pieds de largeur, à l’endroit où cette rue fait un détour, en se rétrécissant des deux-tiers, et où l’on a jugé à propos, comme de juste, d’installer côte à côte le bureau de la Traverse, le dépôt de l’Intercolonial, les salles d’attente et de fret du Québec Central, et une station de cochers plus considérable que toutes les autres stations de la ville ? Et maintenant, voici que les trains du Pacifique vont y passer à leur tour. Comment feront-ils ? C’est ce qu’on se demande.

L’été, quand les bateaux de la traverse déposent à cet endroit les voyageurs de l’Intercolonial, du Québec Central et autres, venant de toutes les directions, avec leurs malles, leurs effets quelconques, sans compter les voitures chargées qui viennent de Lévis ou qui s’y rendent, il n’y a absolument pas moyen de se retourner. C’est une confusion, une cohue et un embarras inexprimables. Ce n’est qu’avec peine et misère qu’on y arrive à se frayer un chemin, après avoir beaucoup attendu, et en courant le risque de voir sa voiture s’accrocher à une dizaine d’autres. Tout cet espace-là, où viennent aboutir tant de gens et de choses à la fois, appartient à messieurs les voituriers et charretiers de cette excellente localité. Ils sont là chez eux, ils s’emparent du terrain et nul ne peut éviter leurs obsessions et leurs circonvolutions autour de sa personne. Ils bloquent la rue aux trois quarts ; et, non contents de cela, ils vont encore jusqu’à traverser à Lévis pour y tympaniser et y circonvenir les voyageurs à leur descente des trains.

Sont-ce là, oui ou non, des choses à tolérer dans un pays civilisé, et allons-nous permettre à de pareils abus de fleurir encore bien longtemps ? Qu’est-ce que c’est donc le samedi, jour où les habitants viennent en foule de toutes les campagnes environnantes, avec leurs produits qu’ils étalent jusque sur la rue, une rue qui n’a pas seulement vingt-cinq pieds de largeur et qui fait un coude précisément à deux pas de là, afin que les agréments de l’endroit soient complets ? C’est alors que ça devient comme une collision générale, et cette collision dure au moins toute une matinée ! Un arpent plus loin, tout au plus peut-être, là où a été élevé le vaste et magnifique magasin de M. Thibaudeau, la rue Dalhousie s’ouvre subitement jusqu’à une largeur de soixante pieds et se prolonge ainsi jusqu’à la jetée Louise. On a dépensé pour cet élargissement je ne sais combien de milliers de dollars, mais on a eu bien soin de laisser la rue, avec ses vingt-cinq pieds de largeur à peine, là où précisément il aurait fallu l’élargir d’au moins quatre-vingts pieds.

La conclusion de ceci, c’est qu’il faut jeter à terre le marché Finlay, sans retard aucun, et transporter sur le terrain qu’il occupe tous les bureaux qui barricadent en ce moment l’autre côté de la rue. Il faut laisser le rivage libre, pour qu’on y puisse construire des quais, y manœuvrer à l’aise, y débarquer le fret, y apporter ou y écouler sans encombre des chargements de toute nature ; enfin, permettre qu’on puisse s’y remuer, si l’on veut que le commerce soit attiré là comme ailleurs et que cette importante section de notre rivage, si avantageusement située, soit utilisée sérieusement.


Le 3 mai de cette année, je me suis trouvé à la traverse justement comme il arrivait par le Pacifique une cargaison de Chinois en destination de Cuba, disait-on. Ils venaient dans les grandes voitures express de Campbell, par lots de vingt-cinq successivement, et on les dirigeait au fur et à mesure sur le quai de la traverse. Cette migration inouïe chez nous avait attiré, bien entendu, tous les curieux disponibles, lesquels forment une légion redoutable dans Québec, quand ils ont seulement le temps de se rassembler. Mais, cette fois, tout le monde avait été surpris très inopinément, en sorte qu’il n’y avait guère plus de 70 à 80 de nos excellents concitoyens, la bouche grande ouverte. Eh bien ! il suffisait de ce petit nombre de curieux, d’une vingtaine de cochers avec leurs voitures, stationnant sur la rue même, et d’une cinquantaine de Chinois descendant des express, pour arrêter complètement la circulation.

Quel singulier peuple que ces Chinois ! Personne n’en veut et l’on ne peut s’en passer nulle part. On les demande à cor et à cris et, en même temps, on veut les renvoyer ! Il leur suffit de passer pour causer de l’émoi et pour embarrasser les voies publiques. Et dire qu’ils sont quatre cent millions comme cela, en Chine, tous avec une queue derrière la tête ! Trois cent quatre-vingt-dix-huit millions de plus que de Canadiens ! Est-ce que c’est juste, cela ?

Mais ne craignons pas toutefois de les voir nous déborder. Nous allons bien, de notre côté, nous aussi. Nous sommes en pleine période de peuplement, de reproduction à outrance, et Dieu sait quand ça va finir et jusqu’où cela va nous mener ! Il s’agit de peupler de Canadiens tout le continent américain… le monde entier, quoi ! Il faut que nous allions jusqu’en Chine même. Puisque les Chinois viennent chez nous, allons leur faire concurrence jusque chez eux, mais… avec des Canadiennes.

Déjà certains de nos nationaux sont établis au Japon, au Tonkin ; on les trouve partout. En voilà même qui viennent de partir en expédition pour l’Alaska. Eh bien ! Vous allez voir là, au milieu des glaces, une paroisse canadienne avant dix ans. Et puis, nous ne faisons que commencer, nous, tandis que les Chinois achèvent. Voilà plus de cinquante siècles qu’ils font ce jeu-là, et, nous, à peine plus de deux. Encore quarante-huit siècles devant nous !…

Un autre abus à réformer, Messieurs, c’est le vent de nord-est. En voilà un gaillard qu’il va être difficile de mettre à la raison ! Chose singulière ! Cet exécrable et inévitable coucheur n’avait guère fait son apparition de tout l’hiver, laissant le champ libre au vent de nord-ouest, qui, lui, s’en est donné à son saoûl et nous a glacés pendant les quatre premiers mois de 1893. Mais comme le nord-est s’est rattrapé au printemps ! Quelle belle fureur ! Quel déchaînement de toutes les outres célestes, accompagné de tous les brouillards qui ont pu se ramasser dans le golfe pour venir fondre sur nous, en bavant la tempête sur toutes nos côtes !

Le nord-est, par son caractère agressif, violent et brutal, est une cause d’horripilation et d’épouvante pour les Québecquois. Mais raisonnons juste. C’est précisément par sa violence même que ce vent-là nous a rendu d’incalculables services. Voyez-vous, quand il souffle, comme il aime à souffler dans ses bons moments, il retient le cap Diamant qui, lui, ne demande qu’à dégringoler, et fait de son mieux pour cela, avec la complicité du gouvernement fédéral. Il refoule le cap et l’empêche par conséquent de culbuter sur ce qui reste de maisons et d’habitants au Foulon. Sans le vent de nord-est, la moitié du cap au moins, après avoir tout écrasé dans une intéressante cascade, serait rendue aujourd’hui dans le fleuve et rendrait impossible le trajet de n’importe quel steamer. Allons donc avec circonspection dans les réformes, de ce côté-là.