Québec en 1900/VII

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Léger Brousseau (p. 44-52).
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VII

Messieurs, bien des causes ont retardé jusqu’à présent l’essor de Québec et l’ont empêché de devenir une grande ville, quand la nature l’avait fait pour cela et que tout semblait vouloir y contribuer. Mais je crois pouvoir signaler sans crainte, comme la plus funeste des causes l’absence d’esprit public.

« Chacun pour soi », « tirons notre épingle du jeu et que les autres s’arrangent ». Telle semble avoir été notre devise jusqu’à ces derniers temps. — Or, une ville ne peut espérer aucun progrès si chacun tire de son côté. Vous avez sans doute entendu exprimer souvent bien des indignations au sujet de l’égoïsme des grandes villes. C’est là un des préjugés les plus impardonnables que je connaisse. Les grandes villes ont un bien autre sentiment que les petites de la solidarité humaine et de l’intérêt bien entendu. Celui-ci ne peut exister et ne peut être satisfait au détriment des autres intérêts. Quand bien même mon magasin serait bondé de stock, si je vis au milieu d’une population pauvre, personne ne viendra acheter chez moi ; j’ai donc tout intérêt à ce que mes voisins soient riches, si je veux éviter de faire banqueroute avec mes caves et mes greniers regorgeant de marchandises.

Ce sont là choses d’une simplicité si élémentaire qu’on a presque honte d’en faire mention. Eh bien ! c’est ce que bien peu de gens comprennent encore chez nous, et c’est ce que tout le monde comprend dans les grandes villes. Ici, nous avons toutes les misères imaginables à faire sortir vingt-cinq centins des banques, pour nous aider dans une entreprise quelconque ; aussi, tout languit et Québec reste une petite ville, où il y aurait pourtant des merveilles de spéculations à faire pour ceux qui voudraient venir tant soit peu à la rescousse de leurs voisins entreprenants.

Il faut à tout prix que ce reste d’esprit étroit du passé disparaisse, si nous voulons que notre ville prenne une autre allure. Il disparaîtra, vous pouvez en être certains ; il est déjà bien malade aujourd’hui, demain il agonisera.

Dans un autre ordre d’idées, ce qui a encore empêché le développement et l’expansion de la ville de Québec, c’est d’abord cette triple ceinture de fer et de pierre qui nous emprisonne ; c’est cette série de cercles qui, comme des cercles concentriques, se resserrent de plus en plus autour de nous jusqu’au cœur de la ville. C’est en partie les propriétés de main-morte qui barrent le chemin ; c’est surtout le gouvernement militaire qui nous tient partout, à la tête, à la gorge, aux reins et aux jambes, et sans la permission duquel nous ne pouvons ni nous retourner ni avancer d’aucun côté ; enfin, c’est l’inertie d’un grand nombre, leur répugnance pour tout ce qui transforme les aspects auxquels ils sont habitués et qui leur fait aisément confondre l’amour des monuments, des traditions dignes d’être conservées et des souvenirs historiques ayant une valeur et une signification réelles, avec des choses absolument indifférentes comme institutions ou comme constructions, avec ces vestiges encombrants du passé auxquels ne se rattache ni prestige, ni tradition, et qui sont aujourd’hui de simples obstacles, sans aucune raison d’être ni justification possible.

Ainsi, nous sommes enserrés d’abord par les remparts, premier cercle ; après les remparts, par les glacis, et enfin, moins d’un mille plus loin, par les barrières.

À peine est-on sorti de l’enceinte de la ville par une suite de manœuvres adroites, mais lentes, que l’on tombe le nez sur les barrières ; les barrières vous arrêtent et vous coupent le chemin au moment où vous commencez à humer l’air pur de la campagne. Ce sont des monuments, aussi, je suppose, les barrières ? Il faut payer un tribut pour les franchir, par dessus le marché. Connaissez-vous rien de plus odieux que de ne pouvoir faire deux pas en dehors de la ville sans payer dix-huit sous ? Connaissez-vous une imposition plus vexatoire, plus intolérable que celle-là ?

Il nous faut avant tout de l’espace, de la circulation libre, libre pour toutes fins que de droit, si nous voulons que le Québec futur ouvre sa poitrine et étende ses membres. Et, pour cela, il faut commencer par trouer les remparts. Oh ! soyez tranquilles ; je ne demande pas qu’on prive à jamais les Québecquois de la vue exquise que leur offre cette ceinture de pierre si pittoresque, si élégante et si chère à leurs yeux. Chère ? On ne sait pas pourquoi, par exemple. Ce que les remparts nous disent, ce qu’ils sont pour nous, quel intérêt historique ils peuvent avoir, autant de questions. Ce qu’ils donnent à notre ville d’originalité et de cachet comme le clamaient dernièrement quelques journaux, cela au moins n’est pas une question. Je sais bien qu’il est de mode, chez certaines personnes, de trouver que tout ce qui touche à la physionomie militaire de Québec a nécessairement du cachet et de l’originalité, qu’il s’y rattache nécessairement des souvenirs historiques, que c’est là surtout ce qui attire chez nous les étrangers, ce qui fait leur admiration et donne à la cité de Champlain son caractère unique.

Je connais tout cela, mais je sais aussi tout ce qui entre de convention, de tradition irréfléchie et de parti pris dans ces protestations. Je sais ce que valent ces engouements de commande et ces indignations magnifiques, qui parcourent toute la gamme des cris de paon ; mais je ne sais pas ce qu’ils signifient.

Oh ! Messieurs, il faut réagir énergiquement, et tout de suite, contre ce préjugé qui se dresse devant nous comme un obstacle, chaque fois que nous voulons nous débarrasser d’une véritable nuisance, sous prétexte que cette nuisance est ancienne. Il faut étouffer ces appels béats aux souvenirs, à l’originalité, à l’antique, lorsqu’ils se font entendre hors de propos, lorsqu’ils n’ont aucun sens ni aucune raison d’être. Il faut aussi nous bien mettre dans la tête que ce qui attire ici les étrangers, ce qui les frappe, les retient et les ramène chez nous, n’a rien à faire avec notre monumentalité militaire ni avec rien de ce que nous nous imaginons à ce sujet.

Ce qui les attire, ce qui les fascine, c’est la saveur particulière et piquante d’une ville comme la nôtre, dont ils ne trouvent nulle part l’image sur le continent américain ; c’est, c’est,… je n’en finirais plus s’il me fallait donner toutes les raisons de cet attrait ; mais ce n’est assurément ni nos remparts, ni nos portes, ni nos fossés, ni les terribles canons qui gisent, la gueule entr’ouverte et les jarrets repliés, dans certains endroits extraordinaires d’où l’on peut être sûr de vomir la mort à des distances incommensurables.


Et nos portes maintenant. Ah ! Les portes, les portes ! Pour elles, du moins, la question est réglée. Il est entendu qu’elles doivent être éternelles, puisque nous avons pris la peine de les reconstruire, après les avoir démolies. Nous avons reconstruit entre autres la porte Saint-Jean. Voyez ce monument impérissable. Contemplez-moi un peu cette architecture municipale et dites-moi s’il n’y a pas là de quoi attirer des légions d’étrangers.

Il y avait là autrefois une vieille porte renfermant un seul passage de dix pieds de largeur environ, où les voitures ne pouvaient se rencontrer, bien entendu, et une sorte de tanière, ouverte aux deux bouts, par où se glissaient les piétons. Cette vieille porte, toute noire et repoussante qu’elle fût, avait du moins, elle, un cachet et voulait dire quelque chose. On l’a remplacée par cette espèce de cercueil de pierre à l’usage des vivants. Ah ! voilà où nous pouvons nous vanter d’avoir réussi et d’en avoir eu pour notre argent ! Dire qu’il n’en a coûté que trente-cinq mille dollars pour édifier cette quadruple arcade où défilent voitures et piétons, et qui offre dans toutes les saisons un abri sûr, avec cette variété singulière que, lorsqu’il fait très beau au dehors, il pleut invariablement sous la porte Saint-Jean !

Les architectes de cet incomparable morceau n’avaient pas un instant songé que l’eau de pluie, traversant presque sans interruption l’épaisse couche de terre qui recouvre la porte, arriverait au ciment qui rattache les pierres et le traverserait à son tour, pour tomber ensuite, goutte à goutte, et le plus innocemment possible, sur la nuque des passants. Les conseillers de ville, habitués à toutes les finesses, eurent un jour l’idée de remédier à ce petit inconvénient, et ils firent appliquer une voûte en fer blanc à l’une des arcades de piétons, mais à une seule, remarquez-le bien, en sorte que si l’on veut recevoir un bain de gouttes calculées, même par le temps le plus sec, on n’a qu’à passer par l’autre arcade, qui se trouve précisément du côté du marché principal de la ville, par où vont et viennent le plus grand nombre de gens, à certaines heures de la semaine.

Il y a un peu plus de vingt ans, nous avions encore les 2 vieilles portes, ces espèces de trous noirs, cintrés et voûtés, dans lesquels voitures et piétons semblaient disparaître et être engloutis, quand ils y entraient. Et pourtant on les a enlevées ! Et pourtant ces vieilles portes représentaient bien autre chose que les remparts actuels ! Est-ce que tout le monde n’est pas content aujourd’hui de leur disparition ? Notre glorieux passé en a-t-il souffert ? Cette amputation indispensable a-t-elle diminué en quoi que ce soit l’originalité, le prestige et le cachet de notre ville ? Au contraire, elle les a de beaucoup augmentés, en ouvrant librement la vue sur les plaines d’Abraham, sur le chemin St-Louis jusqu’à Sillery, et sur la vallée de la rivière St-Charles jusqu’aux premiers contreforts des Laurentides.

Jadis, le mur qui surmonte l’arête du cap, le long de la rue des Remparts, entre l’Université Laval et la Côte du Palais, avait douze à quinze pieds d’élévation, et il était percé, à mi-hauteur de la Côte de la Ste-Famille et de celle du Palais, de deux infectes portes avec leurs corps-de-garde noirs et chassieux, qui donnaient à la ville une physionomie renfrognée et l’aspect d’un deuil sale. On ne pouvait rien apercevoir au-delà de ce mur, si ce n’est les sommets les plus élevés des Laurentides. Est-ce que c’était bien pittoresque, cela ?

On a réussi, après force instances et remontrances, à faire abaisser ce mur d’une dizaine de pieds, en sorte qu’il n’en a plus maintenant que trois environ de hauteur. On a posé un trottoir au pied de ce mur, ce qui permet aujourd’hui d’aller tout le long des remparts jusqu’au Palais, chemin jadis impraticable. On a tellement diminué le monticule qui se terminait en escarpement au bout de ce chemin qu’aujourd’hui on s’aperçoit à peine de la légère déclivité qui subsiste, et puis on a ouvert au regard tout l’immense panorama qui s’étend de l’Ancienne Lorette à Ste-Anne de Beaupré.

Quelqu’un prétendra-t-il que le pittoresque et le cachet de notre ville n’ont pas énormément profité de cette amélioration ?

Eh ! messieurs, je n’en finirais plus si je me laissais aller à tout ce que comporte cette partie essentielle du sujet vaste et compliqué que nous traitons ici ce soir. Essentielle, dis-je, oui, certes, car s’il est une question d’une urgence pressante, impérieuse, s’il est une nécessité qui s’impose aujourd’hui et qui renversera avant peu toutes les résistances possibles, c’est celle de la circulation libre, c’est celle de toutes les rues des faubourgs se prolongeant sans obstacle jusqu’au cœur de la ville.

Il n’est pas nécessaire pour cela, vous le comprenez, de démolir entièrement les remparts. Oh ! non, personne d’entre nous ne serait capable d’un pareil sacrilège. Mais qu’on les éventre, qu’on leur fasse de larges brèches, qu’on élargisse la porte Saint-Louis au moins à l’égalité de la Grande Allée, qu’on jette à terre sans un pleur la porte Saint-Jean — elle en a assez fait couler, sans compter ceux qu’elle verse sur nos têtes depuis vingt-cinq ans ; — qu’on ouvre, en face du Palais Législatif, une large avenue, plantée d’arbres, qui aboutira à la rue d’Auteuil, qu’on prolonge les rues d’Aiguillon, Richelieu et Saint-Olivier jusque dans l’enceinte de la ville, et qu’on établisse, au-dessus de toutes les brèches ainsi pratiquées, d’élégantes passerelles qui réuniront entre elles toutes les sections des remparts et nous donneront une des plus belles promenades du monde entier, une promenade unique, vraiment digne du cadre que la nature a fait à notre vénérable cité, digne enfin des conceptions artistiques de lord Dufferin qui avait eu le premier l’idée de ce que nous proposons maintenant, et aurait travaillé de toutes ses forces à donner suite à cette idée, s’il fût resté plus longtemps parmi nous.