Québec en 1900/X

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Léger Brousseau (p. 61-65).
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X

Et maintenant, Messieurs, il faut conclure.

Vous avez vu, dans le cours du dernier demi-siècle, sortir du néant des villes qui ont aujourd’hui des centaines de mille âmes et qui sont devenues les sièges d’industries qui alimentent le monde entier. Ce développement inouï, cette croissance phénoménale, elles les doivent à la nature, à leur situation géographique jusque là comme inaperçue, à des circonstances se déplaçant ou prenant une importance soudaine, mais surtout aux hommes qui ont voulu et qui ont su tirer parti de cette situation et de ces circonstances.

Il n’est pas dit que l’enfantement de pareils prodiges ait épuisé l’avenir et que, désormais, l’immense sein de la jeune et féconde Amérique sera incapable de semblables gestations. Eh ! Mais c’est à peine si l’énorme tronçon de ce continent, qui s’étend entre le 45e et le 50e degré de latitude nord, et du Pacifique à l’Atlantique, est ouvert à l’investigation et à l’activité humaines. Ses ressources merveilleuses, inépuisables, sont à peine connues, beaucoup d’entre elles encore inexploitées. Il ne pourra donner sa mesure pleine et entière que lorsque toutes ses industries auront été développées et lorsque tout le Nord-Ouest, mis en culture, sera devenu le grenier de la vieille Europe, lasse de produire, et de ce continent nouveau, demeure de deux cent cinquante millions d’hommes, l’Afrique, veux-je dire, que la civilisation ne vient que d’entamer et dont l’occupation européenne, s’étendant et s’affermissant de plus en plus, va faire un marché nouveau où pourront s’écouler, pendant des siècles encore, les produits agricoles de l’Ouest canadien, ceux des champs et des forêts de l’Est.

Il faudra bien donner à cette production nouvelle, qui n’aura pour ainsi dire pas de limites, des entrepôts nouveaux. Il faudra lui donner des ports pour recevoir et expédier ce qu’elle leur apportera sans cesse. Déjà le port de Montréal est engorgé, incapable de contenir davantage. La Compagnie du Pacifique a des trains de grains sans nombre qui attendent de pouvoir se débarrasser de leur chargement. Elle est venue ici chercher un nouveau débouché et elle construit un élévateur qui n’est que le premier d’une demi-douzaine d’autres qui vont suivre.

Les lignes de chemins de fer existantes vont devenir insuffisantes pour le transport de produits capables d’alimenter trois continents. C’est pour cela qu’outre la nouvelle ligne de Parry Sound et du Grand-Nord, celle du Labrador va devenir d’une nécessité pressante ; les besoins du commerce l’exigeront, et l’on verra se former, entre l’Ouest et le rivage septentrional de l’Atlantique, une série de grands entrepôts, rendus indispensables, qui auront chacun leur part du commerce d’expédition.

Alors, on verra Québec prendre décidément et définitivement la place que la nature et le développement illimité de la production de l’Ouest lui commandent de prendre. Le chemin de fer du Pacifique, celui du Grand-Nord et celui du Labrador l’alimenteront également. Celui du Pacifique surtout va trouver tellement d’avantages pour lui dans les améliorations du havre de Québec, dès que sa ligne de steamers rapides sera mise en activité, qu’il sera comme entraîné forcément dans le courant du brusque et irrésistible élan imprimé à notre ville, et qu’il deviendra avec le Grand-Tronc, avec le Grand-Nord et le Québec Central, l’un des agents de la construction du pont qui devra relier avant longtemps la vieille capitale avec le reste du continent.

Car, remarquez-le bien, Messieurs, tous ces chemins de fer, que je viens de nommer, auront un intérêt égal un jour au développement et à la prospérité de Québec, et ce sont eux qui construiront ce pont si longtemps désiré et toujours suspendu.

Les directeurs du Pacifique, qui ne sont pas des rêveurs ni des illusionnistes, ont bien compris ce que je vous expose si imparfaitement en ce moment, et ils ont pris leurs mesures ; ils ont pris les devants comme c’est leur habitude ; ils ont construit un hôtel et un élévateur, sachant très-bien que le cours du fleuve humain et commercial va changer de direction, et qu’il leur faut être prêt pour le jour où leurs grands steamers viendront verser sur nos quais leurs flots d’hommes, leurs riches cargaisons, et en prendre d’autres en échange.

Nous assistons, Messieurs, seulement à l’éclosion d’une transformation prodigieuse qui va s’opérer d’ici à quelques années. La construction de l’hôtel et de l’élévateur ne sont que des incidents, des symptômes précurseurs ; ce sont des effets et non pas des causes, et bien naïf celui qui les envisagerait comme des points de départ indépendants de circonstances impérieuses, et comme des créations dues à un esprit d’entreprise aventureux qui cherche simplement des champs nouveaux où s’exercer. Non, ces constructions ne sont que des résultantes, mais elles indiquent clairement et victorieusement à tout esprit tant soit peu observateur ce qu’il y a en réserve derrière elles et de combien de conséquences nombreuses elles vont être suivies.

Laissez-moi donc vous dire, Messieurs, et je crois en avoir le droit au point où nous en sommes arrivés de l’exposition que je viens de faire devant vous, laissez-moi donc vous dire, et cela sans hésitation, sans crainte d’amener sur vos lèvres le plus léger, le moins incrédule sourire, que Québec va devenir un de ces grands entrepôts que je vous signalais il y a un instant, une des grandes villes du continent américain, un de ses principaux ports d’expédition. D’ici à un quart de siècle nous allons voir toute la rive de Beauport, jusqu’à la chute Montmorency, se border de quais, et la chute elle-même devenue le grand pouvoir actionneur d’une foule d’industries, de l’éclairage et du chauffage de la région environnante, des moulins où se fera la mouture du blé de l’Ouest, des scieries, des fabriques en général, de tout enfin ce qui offrira à la population de Québec quintuplée un champ de travail et d’entreprise.

Messieurs, je ne me berce pas à plaisir d’illusions, ni ai-je l’idée de vous en bercer. J’ai voulu vous dire ce soir ce que je voyais, ce que je sentais comme devant être l’avenir assuré de la ville chère entre toutes aux Canadiens-Français.

Au printemps, dès que les premiers chauds rayons du soleil animent le sol paralysé par six mois d’hiver et font courir la sève figée dans les troncs et les branches des arbres, vous voyez en un jour les bourgeons apparaître et s’ouvrir, la terre se couvrir subitement d’une abondante et ruisselante verdure, les forêts se revêtir d’un doux et luxueux feuillage, le sol, attendri par les tièdes baisers de l’air, s’offrir sans résistance au soc de la charrue, la nature entière transformée, sortie de son long sommeil avec une physionomie, une jeunesse et une vigueur nouvelles.

Ainsi fera Québec sortant, au printemps de « 93 », de son sommeil de cinquante ans. Ce printemps va se prolonger quelques années sous nos yeux ; mais, avec le siècle prochain qui, déjà, nous tend les bras, nous entrerons en pleine floraison, et le Québec de l’avenir luira dans toute sa beauté et sa splendeur aux yeux de ceux qui n’auront pu contempler jusque là que le Québec du passé.

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