Qu’est-ce que la sociologie ?/03

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III

LES RAPPORTS DE L’HISTOIRE ET DE LA SCIENCE SOCIALE
D’APRÈS COURNOT[1]


On continue de discuter abondamment sous nos yeux, à propos de la valeur relative et du rôle respectif de l’individuel et de l’universel en histoire, entre « historiens historisants » et « historiens-sociologues[2] ». La méthodologie de Cournot, trop longtemps laissée dans l’ombre, ne serait-elle pas apte à réconcilier les uns et les autres en les départageant ? C’est ce que nous nous proposons de rechercher en résumant ce qu’on peut penser, après la lecture des œuvres du « vieux logicien », des rapports de l’histoire proprement dite, d’une part avec la philosophie de l’histoire, d’autre part avec les sciences sociales.

Au premier abord il semble que Cournot se serait indubitablement porté du côté des « historiens-historisants » : est-il une philosophie mieux faite que la sienne pour justifier leurs défiances à l’égard des lois historiques ? Et, en effet, s’ils se les représentent comme fuyantes et insaisissables, si même ils en jugent, au fond, la notion contradictoire, cela tient par-dessus tout au sentiment qu’ils gardent de l’importance causale des occurrences imprévisibles. Ils se plaisent à nous montrer, par exemple, que l’évolution politique de l’Europe contemporaine n’a nullement été déterminée « par des forces profondes et continues plus larges que les actions individuelles », mais par un certain nombre « d’accidents ». Vouloir faire abstraction de pareils accidents en histoire, ne serait-ce pas vouloir faire abstraction de l’essentiel ? Par des voies différentes, on pourrait soutenir que toutes les argumentations des anti-sociologues convergent finalement vers ce même aphorisme, suffisant selon eux pour limiter les importations déplacées de méthodes empruntées aux sciences de la nature : « La notation des hasards est la tâche spécifique de l’historien. » Quel renfort cette conception ne doit-elle pas recevoir des théories d’un Cournot, s’il est vrai que Cournot est par excellence le théoricien du hasard ?

On sait en effet quelle large place il réserve dans son système à l’idée de hasard. Elle est à ses yeux non seulement la clef de la statistique et de l’étiologie historique, mais le « principe de toute espèce de critique[3] ». La probabilité mathématique, l’induction, l’analogie, la critique des témoignages et des documents de l’histoire ont cela de commun qu’elles impliquent toutes plus ou moins l’idée du hasard[4]. » Il faut la garder présente à la pensée si l’on veut par opposition reconnaître ce qui mérite le nom de rationnel, — c’est-à-dire précisément l’ordre dont nous ne saurions sans invraisemblance expliquer l’universalité, la simplicité, la beauté par un jeu de rencontres fortuites. L’ordre ne se dessine et ne nous devient sensible que sur un arrière-fond de désordre. Cesser de se représenter l’accidentel, ce serait se condamner à ne plus distinguer l’essentiel. En ce sens la notion de hasard s’érige en une sorte de catégorie de l’esprit, qui serait la condition du fonctionnement des autres.

Mais ce n’est pas assez dire. C’est prêter à la pensée de notre auteur une sorte de subjectivisme qui lui répugne. On sait qu’il s’est efforcé, en discutant les conclusions de la critique kantienne, de maintenir que la raison est fondée en réalité[5], « que nos représentations se règlent sur les phénomènes, et non les phénomènes sur nos représentations, c’est-à-dire que l’ordre qui est dans nos représentations vient de l’ordre qui est dans les phénomènes et non pas inversement ». Il est remarquable qu’il met, à ce point de vue, le principe du désordre sur le même pied que le principe de l’ordre. Il entend démontrer que l’idée du hasard repose, en dernière analyse, non pas seulement sur la nature de notre esprit, mais sur la nature des choses[6].

Par où il se sépare nettement de ceux qui admettent, mais à titre provisoire, ou même comme un pis-aller, l’usage de la notion de contingence. Elle ne marque à leurs yeux que l’ignorance des lois où nous laisse une science imparfaite encore. Que celle-ci élargisse progressivement le cercle lumineux qu’elle projette sur l’univers : on verra se rétrécir de plus en plus, jusqu’à s’effarer définitivement, la zone d’ombre d’où surgissent les accidents inopinés. Cournot pense au contraire que même pour un esprit tout-puissant, en possession d’une science complète, les accidents garderaient leur réalité propre. Il serait sans doute capable de les prévoir, alors que dans nombre de cas ils se présentent à nous sous les traits de l’imprévu. Mais cette physionomie tout extérieure ne saurait suffire à caractériser leur vraie nature. Il y faut une définition plus objective ; une rencontre prédite peut n’en rester pas moins une rencontre fortuite.

Pour formuler les signes caractéristiques du fortuit, Cournot se sert de deux notions, dont l’une est d’origine géométrique, et l’autre d’origine biologique : la notion de série linéaire et celle de système organique. On peut représenter par une ligne continue la chaîne de raisons qui explique la production d’un phénomène. Que cette chaîne vienne à être traversée par une autre chaîne, que cette ligne soit coupée par une ligne émanée d’un point différent, le résultat de cette intersection doit être qualifié de hasard : un hasard n’est autre chose que la rencontre de deux séries de causes non solidaires. Mais où prenons-nous le droit de représenter comme composant une même série unilinéaire un certain nombre de propositions ? Il nous suffit que les réalités qu’elles expriment soient, en effet, « solidaires », dépendent les unes des autres comme les membres d’un même corps, forment un tout harmonieux, un système. C’est cette notion qui nous permet de distinguer entre ce qui est dû aux causes « constitutionnelles » et ce qui est dû aux causes « adventices » ; et de comprendre finalement que s’il y a, s’il doit y avoir, — fussent-elles prévues, — des rencontres accidentelles dans l’univers, c’est que nous ne pouvons sans invraisemblance « embrasser dans un seul système les lois et les phénomènes de la nature entière[7] ».

Par où l’on voit qu’un hasard n’est pas cette absurdité que serait un fait sans cause[8] ; il suppose au contraire le concours de plusieurs causes. Mais on peut dire que c’est un fait sans loi ; car aucune loi n’explique ce concours même. C’est un « pur fait[9] », c’est une « donnée ». Et ainsi, pour nier l’existence du hasard, il faudrait une philosophie assez orgueilleuse, assez confiante dans les puissances déductives de la raison pour contester que la raison même ait à s’incliner devant un certain nombre de faits donnés.

Insister ainsi sur le prix des « faits », n’est-ce pas en effet venir au secours de ceux des historiens qui voient, dans les entreprises de la sociologie, on ne sait quel retour offensif de la vieille ambition métaphysique ?

Mais seraient-ils perlés à conclure que là où règne le hasard la raison ordonnatrice perd ses droits ? et feraient-ils effort pour concentrer en quelque sorte, afin de mieux ; distinguer entre les sciences de la nature et les histoires de l’esprit, toutes les puissances du hasard dans le monde humain ? Nous pouvons prévoir alors que sur ces deux points leur pensée serait corrigée, bien loin d’être soutenue, par la pensée de Cournot. Il universalise la notion de hasard ; et par là même on pourrait dire qu’il en atténue la virulence ; il restreint les conséquences anti-rationalistes que l’on en tire. Pourquoi désespérerions-nous, à cause des rencontres fortuites que nous aurons à constater, d’organiser la science sociale, s’il est vrai que déjà la science de la nature, en s’organisant, a dû compter avec un certain nombre de rencontres du même genre ?

Cournot distingue[10], dans la science de la nature, deux sortes de sciences, les unes reliant en système des vérités éternelles ou des lois permanentes, les autres rattachant les faits actuels à des faits antérieurs, et remontant ainsi jusqu’à des faits originels qu’il leur faut admettre sans explication, faute de connaître les faits antérieurs qui seuls les expliqueraient. Les sciences du premier type seules — telles la physique et la chimie — contemplent la nature. Celles du second type — telles la géologie ou la biologie — décrivent le cosmos. Mais que ce mot de κόσμος : ne nous fasse pas illusion ; les expressions d’ἄπειρον et de γένεσις conviendraient mieux pour qualifier l’objet des sciences que Cournot appelle cosmologiques. Ce qui les caractérise, c’est précisément la prépondérance de la donnée historique ; c’est que les explications qu’elles poursuivent les ramènent devant certaines dispositions initiales ou certaines rencontres ultérieures « dont nous n’admettons pas la nécessité en vertu d’une loi[11] ».

Est-ce à dire que la raison n’a rien à attendre de leur effort et qu’elles restent incapables d’aboutir à quelque conclusion proprement scientifique ? N’est-ce pas, observe Cournot, se faire de la connaissance scientifique une idée trop étroite que d’interpréter la formule classique : « il n’y a de science que du général », comme s’il n’y avait de science que de l’éternel et de l’universel[12] ? Il peut se rencontrer des lois — qu’il vaut la peine de dégager — qui soient « fonctions du temps ». Le devenir n’exclut pas l’ordre. Au sein même des variations quelque chose de constant et de commun se discerne. Des généralités enfin, fussent-elles toutes relatives et conditionnelles, permettent à la raison de se reconnaître dans la multiplicité des faits coïncidents.

C’est ainsi, — pour mettre les choses au pire, — que la perspective de discerner des lois véritables fût-elle fermée aux sciences cosmologiques, celles-ci auraient encore à relever « l’allure générale » des faits, à les classer, à les ordonner les uns par rapport aux autres selon leur importance respective. Le géographe schématise, par-dessus les accidents de détail, les lignes maîtresses d’un système orographique. Le botaniste, le zoologiste délimitent l’aire et suivent les migrations des espèces végétales ou animales. Le météorologiste enregistre les directions dominantes des vents. On est amené de la sorte à mettre en relief des faits majeurs qui servent comme de charpente ou d’ossature aux séries d’événements particuliers[13].

Il s’en rencontrera d’ailleurs, parmi les faits de cet ordre, d’assez constants, ou d’assez souvent répétés pour mériter, alors même que la raison théorique nous en échapperait, le titre de lois. « Tous les mammifères ont sept vertèbres cervicales » ; c’est une proposition qui n’est qu’une constatation et qui ne se présente pas à nous avec la même nécessité que celle-ci par exemple : « Tout globe fluide qui tourne sur lui-même s’aplatit vers les pôles. » Cependant l’universalité de cette rencontre nous oblige à supposer qu’elle tient à des causes constitutionnelles, qu’elle dépend du type même[14] : si elle n’exprime pas une loi rationnelle, nous pourrons dire qu’elle correspond à une loi empirique. Des lois de ce genre, connotant des coexistences ou des successions, toutes les sciences cosmologiques en découvrent de plus en plus, — qu’il s’agisse non seulement des « harmonies » du monde végétal ou animal, mais des retours périodiques ou des développements réguliers qui s’observent dans les transformations de la terre et des astres. Et ainsi du milieu de l’ἄπειρον auquel elles s’appliquent, on voit qu’il leur est permis de dégager, non seulement des faits majeurs, mais des tendances générales, révélatrices d’un ordre plus large et plus profond.

Au surplus, pourquoi leur défendrait-on a priori l’ambition de reconnaître, dans ce chaos même, l’action des lois qui mériteraient le nom de lois rationnelles ? La présence de la donnée historique n’est pas exclusive de la théorie. L’astronomie en est le plus bel exemple qui, sans doute, reste par un côté, selon l’expression de Laplace, un problème de mécanique céleste, et qui cependant doit accepter, à titre de faits inexplicables rationnellement, un certain nombre de « collocations », comme dit Stuart Mill, certains rapports donnés de distances et de masses sans lesquels les planètes n’auraient pu suivre la courbe déterminée qu’elles ont suivie. Au vrai toutes les sciences théoriques qui s’appliquent au réel n’ont-elles pas à tabler de la sorte sur un minimum de données historiques[15] ? Cela même explique que les sciences cosmologiques puissent, au moins sur quelques points et en quelque mesure, devenir théoriques.

Il faudrait donc, si l’on veut comprendre pleinement la pensée de Cournot et en mesurer les conséquences, se garder de s’arrêter, comme à une opposition irréductible, à la distinction qu’il propose entre les sciences de la nature et celles du cosmos. Au fond toute science des phénomènes a affaire par un côté à celui-ci, par un côté à celle-là. Il y a du théorique partout, et de l’historique partout. Il reste que la proportion des deux éléments varie grandement. Mais les sciences mêmes qui ont à tenir le plus de compte des hasards ont aussi, pourrait-on dire, des comptes à rendre à la raison : l’espoir ne leur est pas interdit non seulement de discerner des faits dominants, mais de démêler des tendances générales, peut-être même de formuler les lois rationnelles.

Dans quelle mesure l’histoire proprement dite — l’histoire appliquée aux sociétés humaines — peut-elle prendre sa part de ces diverses espérances ? C’est ce qu’il nous reste à rechercher.

Un volcan a son histoire comme une ville. Le développement de la nature, aussi bien que celui des sociétés humaines, implique des faits inexpliqués pourtant nécessaires aux explications. Mais il est clair que lorsqu’on passe de la nature aux sociétés, le nombre et le prix de ces faits montent brusquement. « On nage ici en pleine histoire », dit Cournot ; c’est-à-dire que la part du hasard est si démesurément grossie qu’il semble au premier abord que la raison n’ait plus qu’à abdiquer.

Et en effet on relèverait bien des expressions de Cournot qui semblent accorder que l’effort d’organisation scientifique est désormais hors de propos. Ce n’est plus le temps, ici, de faire abstraction des individus : « l’individuel, le fait particulier avec ce qu’il a de privativement caractéristique est ce qui fixe et doit fixer notre attention » ; l’influence des « grandes individualités », les « coups de la Fortune », les « singularités de la destinée », voilà ce qui passe fatalement au premier plan[16].

Est-ce donc à dire que l’histoire proprement dite ne doive être autre chose qu’une notation de coïncidences ? Cournot est bien loin de le penser, qui fait observer que des annales, où l’on se serait borné à consigner tous les faits réputés merveilleux ou singuliers, — naissances de monstres et apparitions de comètes, inondations et épidémies, — ne mériteraient à aucun degré le nom d’histoire, précisément parce que les faits rapportés ne seraient en aucune manière liés les uns aux autres. Il est vrai qu’inversement, s’il s’agissait d’un registre où seraient relevés des phénomènes soumis à des lois régulières, — oppositions ou conjonctions de planètes, retours d’éclipsés ou de comètes périodiques, — on n’aurait pas non plus d’histoire. Il faut qu’il y ait une part faite au hasard et que tout ne soit pas livré au hasard. Il n’y a pas d’histoire, dans le vrai sens du mot, pour une suite d’événements qui seraient sans aucune liaison entre eux. Il n’y en a pas non plus « là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres en vertu des lois constantes par lesquelles le système est régi. » La discipline de l’historien apparaît, en ce sens, comme un genre hybride, intermédiaire entre la déduction et la narration. Ce qui donne sa teinte propre à son œuvre, c’est précisément « un certain mélange de lois nécessaires et de faits accidentels[17] ».

Cette définition permet d’entrevoir la fonction que Cournot va assigner à ce qu’il appelle l’étiologie historique : séparer non seulement l’accidentel du nécessaire, le fortuit du constitutionnel, mais l’insignifiant de l’important, établir non seulement dans quels cas les séries de causes qui se rencontrent pour la production d’un phénomène étaient réellement indépendantes, dans quels cas elles étaient solidaires et dérivaient d’un système plus général, mais marquer celles de leurs conséquences qui passent et celles qui restent, c’est à cet effort méthodique que doit se hausser l’historien pour se distinguer du fabricant d’annales ou de gazettes.

Par où l’on devine ce que Cournot pense de ceux qui se plaisent, pour expliquer les destinées des nations, à mettre en vedette des « petites causes » : le nez de Cléopâtre, le grain de sable dans l’urètre de Cromwell, le verre d’eau de lady Churchill, etc. Bonnes pour réveiller l’admiration, ces anecdotes ne sauraient apporter à la raison une explication suffisante. La raison réclame une certaine proportion entre la cause et l’effet. Si les incidents relatés ont entraîné les conséquences lointaines qu’on leur attribue, c’est sans doute que leur impulsion se rencontrait, collaborait avec l’opération de forces profondes et continues, de causes intimes et générales. Laisser celles-ci dans l’ombre, c’est vouloir expliquer l’explosion par l’étincelle, ou l’avalanche, comme le proposera Tarde, par le coup d’aile de l’oiseau qui effleure la neige. C’est préférer injustement les causes occasionnelles aux raisons constitutionnelles[18].

Qui fait effort pour tirer au jour ces raisons se défiera non pas seulement des explications par les petits incidents, mais des explications par les grands accidents que l’histoire politique détache. On a justement observé de nos jours que les historiens les plus défiants à l’égard des tendances sociologiques sont les historiens de la politique, habitués qu’ils sont à compter avec des crises décisives, guerres ou révolutions, qui semblent orienter l’évolution des peuples en des sens inattendus. Cournot avait pris la précaution de dénoncer l’étroitesse des conceptions où font verser ces habitudes ; il avait indiqué que la vie politique, si ses manifestations sont les plus frappantes pour l’imagination, est peut-être aussi la plus superficielle, et qu’il importe autrement, pour s’expliquer les destinées des nations, de suivre d’une part les transformations de leur vie matérielle, la succession de leurs manières de produire, de vendre ou de consommer, d’autre part les transformations de leur vie intellectuelle, la série des découvertes dont les résultats, lorsqu’ils arrivent à l’organisation logique et à l’application industrielle, commandent de proche en proche tout le reste. Il avait ajouté qu’en tout cas il était de bonne méthode d’essayer de discerner, sous les « accidents révolutionnaires », les « lois des siècles », de montrer par quelles évolutions lentes les brusques catastrophes étaient préparées, d’escompter, en distinguant les cas, ce qu’en dehors même de ces catastrophes ces évolutions auraient pu spontanément accomplir[19].

La Révolution française est sans doute un des accidents les plus « colossaux » qu’ait eu à enregistrer l’histoire ; elle se laisse comparer aux cataclysmes naturels ; elle a déchaîné un mouvement général capable d’entraîner bon gré mal gré toutes les forces individuelles. A-t-elle fait autre chose, cependant, que porter le dernier coup à des institutions qui n’avaient plus la force de se défendre ? Louis XVI eût-il été un Napoléon, le sort de sa dynastie n’en était pas moins écrit. Ajoutons que, en dehors même de cette crise politique, il est permis de penser que l’Europe eût connu la même rénovation économique qui, par le perfectionnement des moyens de production, par la multiplication des communications, par l’accroissement de la quantité d’or circulant, a bouleversé la distribution de la propriété, les rapports des classes, « tout ce qui tient à la composition intime du corps social ». Au fond était-il besoin que les droits de l’homme fussent proclamés au milieu du tonnerre et des éclairs pour que les nations occidentales ressentissent l’indignité de l’esclavage, ou la nécessité de ne plus subordonner les droits civils aux croyances religieuses, voire même pour que le XIXe siècle se montrât « démocrate et niveleur »[20] ? Sans méconnaître donc l’intérêt historique des coups de fortune — maladresses royales ou audaces populaires — qui ont pu hâter le mouvement de la Révolution, l’historien se préoccupera, pour en rendre les conséquences plus aisément intelligibles, de faire ressortir les raisons profondes auxquelles ce mouvement devait finalement obéir.

Il y a donc des cas où l’analyse historique est à même de conclure que telle solution s’imposait, tôt ou tard. La balance des forces penchait en sa faveur. La chiquenaude des incidents peut bien accélérer, non contrarier le mouvement. Fata viam inveniunt. Dans d’autres cas, au contraire, la balance était indécise. On conçoit qu’elle aurait pu à la rigueur pencher soit dans un sens, soit dans l’autre. Les incidents reprennent alors de la gravité. Il appartient à l’historien de dresser ces bilans, qui laissent aux caprices du sort une marge plus ou moins grande. Il n’a pas à nier la puissance du hasard ; mais à lui faire sa part. Et cette part ne saurait être mesurée a priori. C’est une question d’espèce.

On comprend dès lors l’attitude que va prendre notre philosophe dans le problème des grands hommes, et comment, sans nier en aucune façon leur influence, il exhortera cependant les historiens à projeter la lumière sur les diverses circonstances qui la secondent, et dont le concours la rend en quelque sorte moins miraculeuse.

D’une manière générale, son effort pour substituer à l’admiration des causes la considération des raisons nous permet de prévoir quelle réponse il eût réservée à ceux qui pensent qu’on ne saurait, sans montrer à l’œuvre les individualités qui les produisent, expliquer clairement les événements historiques. Cette confusion entre la notion d’agent efficient et celle de raison explicative est sans doute une de celles qui ont accumulé le plus de nuées sur la route de la science sociale. Cournot faisait justement observer qu’à côté des causes dites actives — le geste de mon bras qui jette un dé, — des causes passives interviennent — l’irrégularité de structure du dé — qui parfois donnent seules la clef de telles rencontres répétées. Ainsi, derrière les démarches des personnages appelés à figurer sur la scène de l’histoire, il est permis, — sans constituer pour autant un monde d’entités stériles, — de rechercher la pression des situations, des institutions, des milieux[21].

Par un autre côté encore les théories de Cournot sont propres à limiter les explications individualistes. C’est que nul n’a plus insisté sur ce que, en thèse générale, l’individu doit à la société. « L’âme est fille de la cité » ; — « la raison est un produit autant qu’un facteur de la civilisation », les formules de ce genre que nous entendons répéter aujourd’hui sont autant de variations sur un thème déjà magistralement développé par Cournot. À ses yeux il y a une disproportion entre l’organisme individuel et les facultés individuelles : c’est qu’entre les deux un médiateur s’est interposé, qui « n’est autre que le milieu social, où circule cette vie commune qui anime les races et les peuples ». Comte avait donc tort, pense-t-il, de présenter la psychologie comme une branche des sciences biologiques : c’est bien plutôt la sociologie qui lui fournira de la sève. L’individu isolé n’est qu’une abstraction : « l’homme, tel que les philosophes le conçoivent, est le produit de la culture sociale[22] ».

Il n’est donc pas étonnant que Cournot veuille qu’on recherche, jusque dans le génie des hommes qui sortent du commun, les marques de cette culture et du milieu qui la leur a transmise. Il ira jusqu’à dire que les préoccupations et les habitudes qui régnaient dans les universités anglaises du XVIIe siècle, mieux que quelques détails de la structure de son cerveau, expliquent le tour d’esprit de Newton. Plutôt que le produit de la combinaison de quelques éléments anatomiques, Homère nous apparaît comme le reflet de la vie sociale des Hellènes de son temps. Bossuet est un « fils de l’Église » plus encore qu’un Père de l’Église : le génie du fils reproduit en les embellissant tous les traits du génie de la mère. « Si parfois les facultés supérieures de l’individu agissent puissamment sur la société, il arrive plus souvent que la société réagisse sur l’individu en tirant de ses facultés tout ce qu’elles peuvent donner[23]. »

Ce n’est donc pas assez de constater que la société rend possible le développement de ces facultés ; on peut soutenir que jusqu’à un certain point elle le rend nécessaire, et que les situations, à force de les exiger, suscitent les inventions. « En tout genre le besoin plus grand qu’on a actuellement d’un grand homme favorise, sinon la production du germe avec ses qualités natives, du moins son développement, et par conséquent le phénomène historique de l’apparition d’un grand homme. » La naissance d’un génie hâte sans doute l’avènement d’une idée. Il cueille les fruits un peu avant qu’ils soient mûrs ; mais vienne leur point de maturité, ne se serait-il pas trouvé toujours quelqu’un pour les cueillir ? Il est donc légitime d’essayer de distinguer, de ce qui revient aux caprices du génie, ce qui appartient à la force des choses.

Le tempérament d’un Luther est sans aucun doute pour quelque chose dans l’allure caractéristique de la révolte protestante : il est pourtant vraisemblable que sans lui le besoin se serait fait sentir, et aurait trouvé moyen de se satisfaire, d’un retour à un christianisme plus rapproché de la Bible et plus détaché de la puissance ecclésiastique[24]. L’autorité intelligente et ferme d’un Richelieu a hâté l’unification du royaume : qui doute cependant que le système féodal fût dès longtemps condamné, et que tôt ou tard toutes ses survivances dussent disparaître ? Dans d’autres cas l’influence « perturbatrice » du génie est plus évidente. Qu’une période de guerres de la France avec l’Europe se soit ouverte après l’explosion révolutionnaire, cela n’a rien d’accidentel et il semble qu’on pût le prévoir, mais « qu’un génie prodigieux se soit trouvé tout exprès pour remplir le rôle de dictateur militaire avec un éclat, une grandeur, une audace, un succès théâtral qui semblent appartenir à un autre âge du monde, c’est là un hasard vraiment merveilleux[25] ».

Il ne s’agit donc pas de nier le prix des grandes individualités ; mais il importe de délimiter, en distinguant les cas, le champ laissé à leur action, de compter les forces qui la secondent et celles qui l’entravent, d’établir quelles raisons générales rendaient ici quasi impossible et là quasi indispensable l’accomplissement de leurs volontés. En d’autres termes, sous quelque forme qu’il se présente, l’apparition du hasard ne doit pas déconcerter la raison, la débouter, d’un coup, de toutes ses ambitions ordonnatrices. Là même où les rencontres fortuites sont en quelque sorte la règle, — au milieu même de la multiplicité indéfinie des événements de l’histoire humaine, — il y a un ordre à retrouver, des points fixes à repérer, des faits majeurs à mettre en relief. Quand donc il serait vrai que la philosophie de l’histoire eût fait définitivement banqueroute, cela ne prouve pas encore que l’historien n’ait d’autre tâche que de faire ressortir, comme disent aujourd’hui quelques méthodologistes, le « moment individuel ». La loi du progrès antithétique de Hegel, celle des ricorsi de Vico, celle même des trois états d’Auguste Comte méconnaissent les contingences ? Ce n’est pas une raison pour que le respect des contingences nous fasse méconnaître la hiérarchie des faits et leurs rapports de subordination.

« Qu’il y ait ou n’y ait pas de lois dans l’histoire, il suffit qu’il y ait des faits, et que ces faits soient tantôt subordonnés les uns aux autres, tantôt indépendants les uns des autres pour qu’il y ait lieu à une critique dont le but est de démêler ici la subordination et l’indépendance[26]. »

Ne peut-on aller plus loin, et n’est-il pas permis d’espérer que l’histoire humaine, non contente de discerner des faits majeurs, saura dégager aussi des tendances générales et formuler des espèces de lois empiriques, approchant par exemple de celles qu’enregistrent, nous l’avons vu, les sciences de la vie ?

Les leçons mêmes de ces sciences pourraient peut-être, à cet égard, nous guider utilement, et nous aider à découvrir des harmonies sociales analogues à l’harmonie vitale, des régularités de coexistence ou de succession contre lesquelles les accidents historiques ne sauraient finalement prévaloir.

N’est-il pas remarquable d’abord que si l’on considère une société dans son ensemble, on a le sentiment qu’elle est soumise à la loi générale de la vie : non seulement elle forme un tout cohérent au mouvement duquel les parties se subordonnent, mais dans le mouvement de ce tout on reconnaît des phases ; elle croît et elle dépérit, elle connaît les progrès et le déclin, la jeunesse et la vieillesse.

Cette assimilation du corps social à un corps vivant s’impose, — leurs expressions involontaires le prouvent, — à ceux-là même qui s’en défient : tout se passe dans une société comme si un principe actif, d’ailleurs sujet à user son énergie, faisait conspirer les actions diverses de ses éléments[27].

Considère-t-on d’ailleurs à part les principaux « organes » de la vie sociale, les analogies seront plus frappantes encore. On peut dire qu’une langue forme comme un tout organisé ; une même tendance générale, un même génie anime les éléments qui la constituent ; leurs transformations obéissent à de certaines lois, qui semblent elles-mêmes dépendre d’un idéal directeur. Et ces transformations sont sans doute l’œuvre des hommes, mais l’œuvre inconsciente, instinctive, irraisonnée, vraiment analogue à une élaboration organique. De même n’est-ce pas comme le résultat d’une élaboration analogue, d’une « action lente et cachée » due à des causes « étrangères à la délibération humaine[28] » qu’il faut se représenter le droit primitif ? Ici encore des instincts plutôt que des conventions président au développement des formes. On en pourrait dire autant, toutes choses égales d’ailleurs, de l’organisation et de l’évolution des premières croyances religieuses. En ces matières, Cournot est heureux d’utiliser l’autorité des Savigny, des Max Müller, des Renan[29]. Il se félicite des images empruntées par les diverses disciplines historiques aux sciences de la nature vivante ; il y voit une preuve de cette rénovation que le vitalisme devait, suivant lui, procurer à la pensée du XIXe siècle[30].

Est-ce à dire que Cournot n’ait fait autre chose, en dépassant sa conception de l’étiologie, que d’ouvrir les voies à la sociologie biologique ? Et nous arrêterons-nous à cette conclusion, que la seule tentative pour ordonner la connaissance des sociétés qui puisse s’autoriser de lui est précisément celle qui ne s’est réalisée qu’en transposant, à leur usage, les concepts élaborés par les sciences naturelles ?

Il faut observer d’abord que si Cournot a établi, comme nous venons de le voir, la légitimité et ce qu’on pourrait appeler l’utilité heuristique de cette transposition, il a marqué avec soin les limites qu’elle ne devrait pas outrepasser. Il parait ainsi d’avance la plupart des critiques que la « théorie organique » s’est attirées. C’est ainsi qu’il accorde que le langage, par exemple, n’est pas à proprement parler une chose vivante ; il eut reconnu que la « vie des mots » est une expression équivoque ; les mots ne sont que des « produits de la vie » ; mais dans les produits de la vie aussi, par exemple dans les carapaces ou les coquilles, on reconnaît les marques d’une élaboration organique[31]. Pour prêter aux sociétés une puissance d’élaboration de ce genre, il n’est nullement porté à leur attribuer une entéléchie spéciale, et il avertit que ce serait perdre son temps que de chercher le siège de l’âme collective. Au vrai, l’on s’égare lorsque l’on veut comparer, fonctions par fonctions, les sociétés à des organismes supérieurs dûment différenciés et centralisés. Elles se rapprocheraient plutôt du polypier que du corps humain[32]. Au surplus, pourquoi vouloir à toute force découvrir, dans la série des organismes, les modèles de nos groupements ? C’est encore se lancer sur une fausse piste que de répéter que la société imite la nature. En réalité corps vivants et corps sociaux sont soumis les uns et les autres à certaines lois d’organisation, plus générales que les lois étudiées par la biologie proprement dite, et qui s’imposent à tous les êtres formés d’éléments coordonnés en systèmes[33]. S’agit-il de comprendre comment cette organisation s’institue, Cournot n’est pas éloigné de penser — fidèle à sa doctrine qui veut que les phénomènes vitaux, intermédiaires entre la matière et l’esprit, soient aussi les plus obscurs — qu’une analyse de ce qui se passe dans les sociétés, nous faisant saisir des faits d’entraînement, d’imitation, d’analogie[34], nous éclairerait autrement qu’une analyse de ce qui se passe dans les organismes. Et ainsi il prépare l’argumentation qu’un Tarde, par exemple, dirigera contre les organicistes, en leur reprochant de vouloir expliquer le plus clair par le plus obscur.

Mais surtout ce qui distingue radicalement Cournot de nos organicistes, c’est qu’à ses yeux l’analogie biologique ne vaut que provisoirement, ne s’applique qu’à une phase déterminée de l’existence des sociétés, ne convient qu’à leurs formes primitives. Au fur et à mesure qu’elles se développent il se révèle qu’elles sont des mécanismes, en même temps que des organismes, et qu’à vrai dire la part du mécanique, de plus en plus, l’emporte sur la part de l’organique[35]. Ne voit-on pas les différents organes de la vie collective perdre en quelque sorte leurs qualités d’organes pour prendre l’aspect d’instruments ? À ce compte ils deviennent, comme les instruments mêmes, capables d’un progrès indéfini. Leurs éléments échappent à cette nécessité du déclin qui est comme la rançon de la spontanéité de la croissance. Mais en même temps qu’ils deviennent plus maniables, plus utilisables à la raison, ils sont privés de cette beauté plastique qui est le cachet de la nature vivante. « Les langues fixées par l’écriture, par l’imprimerie, par la législation grammaticale, par les institutions pédagogiques et par toutes celles qui s’y rattachent deviennent les instruments d’une civilisation avancée et capable d’un progrès indéfini, sous la condition de poursuivre le vrai, l’utile plutôt que le beau[36]. » Le droit, de même, perd de son originalité primitive ; ses formes solennelles étaient intimement liées aux instincts des consciences populaires. Au fur et à mesure que la force plastique de ces instincts diminue, — neutralisés qu’ils sont par la fusion même des premières sociétés, — « le droit se dépouille de ce qu’il avait de plus original, mais aussi de plus rigoureux, il devient plus flexible et plus humain, c’est-à-dire qu’il s’accommode mieux aux principes de la raison universelle, et à ce qu’il y a de plus général dans les conditions de la nature humaine, abstraction faite des nécessités de certaines conjonctures et des habitudes locales[37] ». Ce n’est pas assez dire que de remarquer que le droit devient plus logique, en passant de la phase de la coutume à la phase des codes. Celle-ci même est bientôt dépassée, pour que le droit devienne plus pratique. La multiplicité indéfinie des décrets et règlements administratifs, plus immédiatement utilisables, se substitue à la belle ordonnance des constructions des juristes.

On peut définir le sens général de ces transformations diverses en disant qu’en toute matière sociale les points de vue de l’économiste tendent à prédominer. Ce qui se mesure prend de plus en plus d’importance aux yeux de tous. La société s’organise désormais de manière à laisser passer les intérêts positifs. Ils finiront par prévaloir même sur les passions politiques. Et l’on peut prévoir un moment où la tâche de l’État consistera en effet dans « l’administration des choses bien plutôt que dans le gouvernement des personnes[38] ». Dans cet ordre aussi on verra se vérifier les lois si apparentes dans l’histoire de la monnaie, qui montrent comment triomphe finalement « la commodité d’un système uniforme[39] ». La part des préférences traditionnelles, celle des influences proprement morales et politiques ira en s’atténuant « de manière à dégager ce qui tient essentiellement à la structure et au mécanisme des sociétés » ; — alors, et alors seulement une véritable physique sociale deviendra possible[40].

Il y a donc lieu de distinguer[41], parmi les éléments du développement historique de l’humanité, ceux qui sont soumis à la loi de la croissance et du dépérissement successifs, — dont le type est fourni par le langage et le droit spontanés, — et ceux qui sont capables d’un perfectionnement indéfini, — dont le type est fourni par la science et l’industrie. Le mode de développement des premiers peut être dit organique ; celui des seconds est plutôt mécanique. Que ceux-ci gagnent du terrain et finalement enveloppent ceux-là, on y verra à bon droit, en même temps que la domination du mécanique sur l’organique, la domination de l’universel sur le particulier, et du permanent sur l’éphémère. Et c’est précisément cela qu’on appelle la civilisation. Si elle n’est pas, comme on l’a dit souvent, le triomphe de l’esprit sur la matière, elle est « le triomphe des principes rationnels et généraux des choses sur l’énergie et les qualités propres de l’être vivant ». Elle fait de plus en plus prévaloir « ce qu’il y a d’universel dans la nature humaine ». Elle tend à substituer, dans les sociétés, « le mécanisme calculé ou calculable à l’organisme vivant, la fixité des combinaisons arithmétiques et logiques au mouvement de la vie,… la raison à l’instinct[42] ».

Progrès qui n’a rien que de conforme, à vrai dire, aux tendances les plus générales de l’univers. Les inductions de l’histoire ne font que confirmer, de ce point de vue, les inductions de la physique. La science ne nous enseigne-t-elle pas que, même aux étages inférieurs de l’être, « l’ordre actuel n’a pas toujours subsisté, et que des phénomènes aujourd’hui réguliers, permanents ou périodiques, ont dû être amenés graduellement à cet état de régularité, de permanence ou de périodicité ? » Comme le monde de l’histoire, le monde de la nature ne tend-il pas vers la stabilité « en se débarrassant successivement des causes accidentelles de désordre[43] » ? En ce sens on pourrait dire que, dans la nature comme dans l’histoire, l’ordre n’apparaît, aux yeux de Cournot, que comme un fruit du progrès. Les sociétés humaines dans leurs développements n’ont donc pas fait autre chose — et ne pouvaient faire autrement — que de « s’adapter au plan général de la nature dans la construction du monde[44] ».

De ce mouvement de la pensée de Cournot, quelles conséquences méthodologiques tirerons-nous ? Nous constaterons d’abord que Cournot est loin de s’en tenir ici à l’étiologie historique proprement dite. Il ne se contente pas de discerner, par des analyses critiques, des séries d’événements indépendantes ou solidaires, des faits dominants ou subordonnés ; il embrasse dans ses formules synthétiques non seulement l’évolution particulière des ensembles sociaux, mais l’évolution générale de la civilisation dans laquelle débouchent finalement toutes les évolutions particulières ; il présente même cette évolution de la civilisation comme un cas particulier de la loi qui régit révolution du monde ; il reconnaît, dans le devenir historique, le plan de la nature. Qu’est-ce à dire sinon que, malgré ses défiances plus d’une fois formulées, il échafaude à son tour un système de philosophie de l’histoire ? Système moins étroit peut-être, plus compréhensif que ceux auxquels la philosophie de l’histoire nous a habitués. S’il commence comme celui de Spencer, il finit comme celui de Comte. Il utilise les analogies fournies par les sciences physiques après avoir utilisé celles fournies par les sciences biologiques. S’élevant de la notion de cycle à la notion de progrès, il revêt à nos yeux les aspects changeants d’une sirène : naturaliste par le corps, il est rationaliste par la tête ; ce n’en est pas moins un système, dépendant de partis philosophiques une fois pris, et dominant de singulièrement haut la variété des faits historiques.

À vrai dire, la critique peut-elle se passer de système ? L’étiologie historique est-elle capable de se constituer sans une philosophie de l’histoire ? Du moment où l’on accorde qu’il faut retrouver la hiérarchie des événements particuliers et que, loin qu’il suffise de les relater selon leur ordre de succession, il importe de les classer selon leur ordre d’importance, on reconnaîtra bientôt que, pour mesurer cette importance, une « table des valeurs » est nécessaire, qui impliquera quelque théorie générale. En fait, lorsque Cournot cherche à dégager l’enchaînement des idées et des événements dans les temps modernes, il est permis de penser que s’il fait passer au premier plan l’ordre des découvertes scientifiques, accélératrices du progrès universel et indéfini, cela tient à l’idée qu’il s’est faite de ce qui définit le sens et constitue le prix de la civilisation, idée elle-même apparentée à ses vues sur le rythme essentiel de la nature. Il ne serait pas malaisé de saisir aujourd’hui, chez nombre d’historiens qui se croient beaucoup plus délivrés de toute philosophie, l’action persistante, plus ou moins bien cachée, de vues analogues. On prouverait ainsi par le fait que la construction historique ne cesse, consciemment ou inconsciemment, d’emprunter les matériaux taillés par la spéculation.


Mais en dehors et comme au-dessous de ces spéculations très générales, dont Cournot vient de nous donner un exemple, n’est-il pas permis d’espérer que l’étude des sociétés se pliera à des inductions plus limitées et plus précises, telles enfin qu’on puisse constituer, en les coordonnant, des systèmes particuliers de notions vérifiables qui mériteraient le nom de sciences sociales ?

Il semble que les théories de Cournot se prêtent à cette espérance. Et en effet il ne se contente pas de tracer la courbe imposante selon laquelle les sociétés humaines passent de l’état de nature à l’état de raison. Il remarque qu’aux deux extrémités de la courbe, dans l’état premier et dans l’état dernier, les sociétés se dérobent moins aisément aux prises de la science : les principes d’irrégularité, de désordre, d’innovation qui gênent ses démarches n’ont pas encore gagné, ou ont peu à peu perdu leur puissance ; l’influence des circonstances fortuites et des initiatives inattendues est contenue, ici par l’automatisme des instincts, et là par la conscience des intérêts.

On peut donc penser que l’histoire proprement dite ne prend du champ que dans les phases intermédiaires, s’il est vrai qu’il n’y a d’intérêt spécialement historique que là où l’on voit se rencontrer, sur le théâtre des siècles, les grands personnages et la Fortune[45]. « Effectivement c’est entre les deux termes extrêmes du développement des sociétés que les hommes supérieurs en tout genre, conquérants, législateurs, missionnaires, artistes, savants, philosophes, exercent le plus d’ascendant sur leur siècle, et que les coups de la Fortune ont le plus de retentissement et de force ; parce que son pouvoir capricieux n’est pas contenu au même degré, ni par les instincts primitifs de la nature et par une nécessité que l’on pourrait nommer vitale ou organique, ni par une autre nécessité dont le principe est plus abstrait, mais dont la puissance n’est pas moindre, et que l’on pourrait nommer physique ou économique parce que c’est elle qui finalement détermine (en plus grande partie du moins) l’économie des sociétés, en réprimant les uns par les autres tous les instincts individuels. Donc, de même que les sociétés humaines ont subsisté avant de vivre de la vie de l’histoire, ainsi l’on conçoit qu’elles peuvent non pas précisément atteindre, mais tendre à un état où l’histoire se réduirait à une gazette officielle servant à enregistrer les règlements, les relevés statistiques, l’avènement des chefs d’État et la nomination des fonctionnaires, et cesserait par conséquent d’être une histoire selon le sens qu’on a coutume de donner à ce mot. » — « Nous sortons, ajoute Cournot, de la phase historique où les caprices du sort et les actes de vigueur personnelle et morale ont tant d’influence pour entrer dans celle où l’on balance et suppute les masses, la plume à la main, où l’on peut calculer les résultats précis d’un mécanisme régulier. » Ce que l’on peut exprimer encore en disant que l’histoire s’absorberait peu à peu dans « la science de l’économie sociale ».

Il y a donc une phase post-historique comme il y a une phase pré-historique. Dans celle-là comme dans celle-ci l’influence perturbatrice, l’excentricité des rencontres particulières doit être plus rapidement compensée par le poids des « nécessités » ; les régularités des actions individuelles seront plus aisément saisissables ; et par suite ce qui tient aux constitutions sociales ressortira plus nettement. C’est dire que Cournot ne se contente pas de décrire les tendances les plus générales de l’évolution humaine ; il laisse entrevoir qu’à certaines de ses phases au moins on pourrait formuler, pour des cercles de phénomènes plus limités, des sortes de lois théoriques plus précises. C’est dire encore qu’il ne nous démontre pas seulement la nécessité d’une philosophie de l’histoire ; il indique la possibilité des sciences sociales.

Mais jusqu’où finalement ces sciences pourraient-elles espérer d’étendre leur conquête ? Pour en décider il faut analyser les procédés par lesquels Cournot lui-même démêle, non plus seulement des faits majeurs ou des tendances générales, mais des lois théoriques, et se demander dans quelle mesure ces procédés se laisseraient généraliser.

C’est sur l’économie politique proprement dite, on le sait, qu’a porté le plus spécialement l’effort de Cournot pour ordonner rationnellement les faits. Et il a pu la rendre en effet théorique au point de l’apparenter, du moins par certains de ses côtés, à la famille des sciences mathématiques. Il y transpose des concepts dont on use pour la mesure des phénomènes matériels. Il propose d’appeler densité économique ou densité de valeur d’une denrée la valeur de cette denrée pour l’unité de poids. Il espère qu’on pourra établir quelque jour une table des équivalents économiques ou industriels, et constituer une cinématique des valeurs. Il montre que le principe d’économie ou de la moindre action trouve son application dans la banque comme dans la mécanique. Il propose enfin des formules qui permettent de calculer comment la demande varie en fonction du prix[46].

Quelle place son œuvre mérite d’occuper, en raison de ces innovations, dans l’histoire des doctrines économiques, et sur quels points cette application des mathématiques pourrait s’étendre avantageusement, il ne nous appartient pas de le rechercher ici. Il nous importe seulement de définir le procédé qui lui permet de dégager ainsi, de la multiplicité des faits, des rapports rationnels.

Sans doute on peut dire que d’eux-mêmes, et de plus en plus, les faits mettent en relief ceux de ces rapports qui sont d’ordre économique, s’il est vrai, comme nous venons de le voir, que le progrès de la civilisation générale augmente l’importance relative de ce qui s’évalue, se mesure, se compte, et fait passer au premier plan ces phénomènes de masses par lesquels s’expriment au-dessus des variations individuelles, les tendances de l’intérêt collectif. Il n’en reste pas moins que pour découvrir ces tendances il a fallu faire abstraction d’un certain nombre d’occurrences perturbatrices. Le physicien déjà ne fait-il pas abstraction de la viscosité lorsqu’il veut étudier les lois de l’équilibre des liquides ? Le géomètre de son côté n’évite-t-il pas de mêler la physique à des théories qui sont du ressort des mathématiques pures ? Ainsi l’économiste fera légitimement abstraction des soubresauts de la politique pour traiter certaines questions d’un point de vue purement économique. Bien plus, pour établir les valeurs sur lesquelles il doit spéculer, il supposera réalisées certaines conditions idéales. Pour montrer, par exemple, comment le prix règle la consommation ou la demande, et la demande à son tour la production, il imaginera un marché parfait, une facilité d’échanges, une mobilité commerciale qui ne laissent subsister aucun frottement. C’est en ce sens que Cournot devait montrer que le laissez-faire, laissez-passer est bien une des conditions de l’idéal des économistes : entendons, de leur idéal théorique. En supposant abaissées toutes les barrières qui arrêtent la circulation des richesses, ils aperçoivent plus aisément les tendances propres de cette circulation. On se trompe si l’on considère le principe de la liberté économique (qui n’est, à le bien prendre, que le principe de la fatalité économique) comme un théorème établi scientifiquement. Ce qui reste vrai, c’est qu’il est un postulat nécessaire à l’établissement de la science économique[47].

Pourquoi ce même procédé d’abstraction qui permet, quand il s’agit de la production ou de la consommation des richesses, de dégager les lois, ne réussirait-il pas, toutes choses égales d’ailleurs, sur d’autres terrains ? Il est vrai que tous les phénomènes ne se laissent pas, comme ceux dont traite l’économiste, évaluer en chiffres, et qu’ils se déroberaient à l’application utile des formules algébriques. Il n’en reste pas moins qu’on en démêle beaucoup qui varient, à n’en pas douter, en fonction les uns des autres. Encore que ces variations ne se laissent nullement exprimer sous ses formes mathématiques, il arrive souvent qu’on peut en assigner la raison théorique. Ce ne sont pas seulement des rapports constants ; ce sont des rapports qui se laissent déduire. Il y a donc là de véritables lois que la philosophie de l’histoire rencontre sur son chemin[48] et devant lesquelles elle aurait tort de ne pas s’arrêter.

C’est ainsi qu’un certain nombre des tendances générales qu’elle ne faisait que constater dans l’évolution des sociétés, elle peut les expliquer en se représentant de quelle manière, conformément à ce que l’expérience nous fait connaître de sa nature, doit réagir l’âme humaine. Nous avons vu que, tandis que les instruments de la civilisation générale vont en se perfectionnant sans cesse, le propre des choses qui caractérisent chaque civilisation particulière est de croître et de décroître en parcourant le cycle des âges, à l’instar des êtres doués de vie et auxquels la nature a assigné une fin inévitable. « Non seulement, remarque Cournot, l’observation constate cette loi générale, mais nous en comprenons la raison, encore mieux que nous ne comprenons pourquoi l’individualité vivante traverse des périodes analogues. Les plus anciens philosophes ont remarqué la loi et entrepris de l’expliquer. Ils nous ont dit comment chaque institution se corrompt et périt, pour être remplacée par une autre, destinée de même à corrompre et à périr. Les excès inévitables du pouvoir absolu font désirer la liberté. L’aristocratie se réduit, se concentre jusqu’à ce qu’on oublie les services des aïeux pour n’être plus frappé que des vices ou de l’orgueil de leurs descendants, et alors elle périt sous les colères populaires ou sous l’oppression d’un tyran. Les héros fondent des dynasties, et leurs successeurs, gâtés par la flatterie, usés par les plaisirs que procurent la grandeur et le pouvoir, en préparent la déchéance et la ruine. Les peuples n’échappent pas plus que leurs chefs à cette loi fatale : leur courage, leur frugalité leur donnent la victoire, et les fruits de la victoire les habituent au luxe et amollissent leur courage. La puissance qui s’est élevée quand il s’agissait de réunir les efforts contre un ennemi commun devient par ses succès mêmes et par l’orgueil qui en est la suite cet ennemi commun contre lequel tous les efforts se rallient. L’ardeur avec laquelle une nation se portait vers des entreprises possibles est remplacée par la lassitude et par la résignation à des conditions nouvelles qui rendraient les entreprises chimériques. De grands empires se forment, en absorbant les uns après les autres les petits États qui les entourent, et quand ce travail d’agglomération s’est opéré, un autre travail commence en sens inverse : les inconvénients de la centralisation se font sentir ; au fléau des petites guerres sans cesse renaissantes succède le fléau des vexations pro-consulaires ou d’une fiscalité oppressive ; le patriotisme et l’esprit guerrier s’émeuvent ; la main du chef n’est plus capable de réprimer les hostilités du dehors et les révoltes du dedans ; de grandes masses se détachent pour se fractionner à leur tour, jusqu’à ce que la division soit poussée à son dernier terme et qu’un autre travail de recomposition recommence[49]. »

Quel que soit le degré d’exactitude des généralités que Cournot donne ainsi en exemple, ce qui nous importe c’est la nature des explications qu’elles proposent. Il est visible qu’elles tendent à expliquer les faits sans noms propres à l’appui, abstraction faite de la variété des décors, et en tenant compte seulement de certains processus psychologiques qui, pour peu que les circonstances s’y prêtent, se reproduiront toujours et partout les mêmes. Or ne pourrait-on multiplier et en même temps préciser les explications de ce genre si l’on portait l’attention non plus seulement sur les tendances les plus générales de l’âme humaine, mais sur les déviations spécifiques de ces tendances lorsqu’elles sont mises en présence des diverses espèces d’institutions ? si, en d’autres termes, on cherchait à établir comment varient les états d’esprit des individus en fonction des formes sociales ? Le difficile serait seulement de trouver en ces matières fuyantes les abstractions fécondes, les « biais » qui permettraient d’apercevoir, au travers de la multiplicité des événements, un certain nombre de relations constantes et intelligibles.

Cournot a montré qu’il comprenait le prix de ces notions organisatrices par le soin avec lequel il discute les positions habituelles de ce qu’il appelle la morphologie politique[50]. Il y aurait un grand intérêt, même pratique, pense-t-il, à démêler les effets normaux des formes de gouvernement qui, en vertu de la constance de ces formes, ne sauraient manquer de « prévaloir à la longue dans les résultats moyens et généraux, quelle que fût la variabilité des forces actives, et les résultats de leur action dans chaque cas particulier ». Il semble malheureusement que ces formes résistent jusqu’ici aux essais de classification et de coordination scientifiques. Mais peut-être cet insuccès tient-il à ce qu’on n’a pas su choisir, pour définir ces formes, les caractères vraiment dominateurs. On se contente le plus souvent de reproduire la distinction formulée par les philosophes grecs entre les trois formes régulières de gouvernement : monarchie, aristocratie, démocratie. En réalité, « un chef qui agit, ou un conseil qui délibère, ou la foule des individus intéressés qui tantôt acclame et tantôt se mutine », ces conditions formelles n’ont rien de particulier aux pouvoirs politiques : on les retrouve dans toutes les manifestations de la vie sociale ; elles tiennent à l’essence même de la société ou de l’association, soit qu’on prenne ce mot dans un sens politique, juridique, militaire, commercial, civil ou religieux. D’un autre côté, si l’on reste attaché à cette classification, on risque de ranger sous la même rubrique des gouvernements tout différents de procédés et d’esprit, comme les monarchies de l’Asie et celles de la Grèce, la république des Hébreux et celle des Américains.

Si l’on veut découvrir la racine des diverses espèces d’institutions politiques, il faut descendre plus bas : « Le genre de vie, nomade ou sédentaire, rustique ou citadin, voilà ce qui tend surtout à les caractériser ; le passage d’un genre de vie à l’autre, voilà la cause la plus efficace des mutations qu’elles subissent. » En ce sens Cournot, devançant Sumner Maine, déclare qu’aucun changement ne fut plus gros de conséquences que le passage des lois personnelles aux lois territoriales. La Tribu devient un Pays. De patriarcal, le pouvoir prend le caractère de seigneurial. L’idée de puissance publique se lie à celle de propriété foncière : d’où certaines transformations progressives, d’où une première « civilisation » des mœurs et du droit. Mais les mœurs et le droit sont renouvelés plus profondément encore lorsque le Pays se constitue en Cité. Centre d’affections nouvelles et de nouveaux besoins, rien n’est plus propre que la ville qui s’élève à donner d’abord l’idée d’une chose publique, de l’intérêt qu’elle fait naître, du droit de la surveiller. Le gouvernement municipal est ainsi le berceau de tout gouvernement républicain. Les républiques ne sont d’abord que les projections sur tout un pays de la puissance et des formes d’une cité, et si plus tard on voit de grands États se constituer à leur tour en républiques, c’est que, grâce à tout l’appareil technique de la civilisation, par le développement du commerce, par la facilité des communications et des transports, qui permettent une circulation incessamment accrue non seulement des objets mais des personnes et des idées, en un mot par l’augmentation indéfinie non seulement de la densité, mais de la mobilité sociale, un grand État se rapproche de plus en plus d’une grande agglomération urbaine. Alors seulement peut naître le principe de la souveraineté nationale, comme naissait, dans le Pays, celui de la souveraineté territoriale, et dans la Tribu celui de l’autocratie. — Par où l’on voit que Cournot cherche à définir les conditions générales qui, indépendamment des crises et des inventions, devaient normalement permettre l’établissement de telle institution ou même assurer le succès de telle idée.

Le procédé pourrait être généralisé. Dans l’histoire des phénomènes juridiques ou des phénomènes religieux, par exemple, on pourrait de même découvrir des « couples », comme disait Taine, des relations constantes telles que, partout où une certaine modalité de groupement sera donnée, telle série de conséquences tendra à s’ensuivre. Cournot en fournit quelques spécimens, observant ici que plus le droit a de singularité, plus il ressemble à un privilège et plus les hommes s’y attachent[51] ; — là que ni les mœurs, ni même les dogmes d’une religion ne sauraient rester les mêmes lorsque, de monopole d’une minorité, elle devient la propriété commune de masses immenses dûment organisées. Il remarque encore que lorsque les religions deviennent supra-nationales, « catholiques », « elles inclinent quasi fatalement au spiritualisme et à l’ascétisme ; elles tiennent de moins en moins de compte de l’homme charnel, qui porte visiblement l’empreinte de tant de différences individuelles et de tant de différences de races, pour s’attacher de préférence à un principe intérieur et invisible[52] ». En quoi on peut dire qu’il s’essaie à montrer comment l’orientation des sentiments et des croyances traduit la pression des conditions sociales.

Maintenant, continuerons-nous de penser que des pressions de ce genre ne se manifestent qu’aux phases extrêmes, post-historique ou pré-historique, du devenir humain ? Elles se laisseront peut-être moins aisément mesurer à la phase proprement historique, s’il est vrai que le champ laissé au hasard y est plus large. Mais rien ne permet de croire qu’elles y seront annihilées. Et il importe par conséquent de démêler les conséquences qu’elles tendraient normalement à produire. On ferait en effet fausse route en imaginant que l’apparition des hasards, et en particulier l’initiative des grands hommes arrêtent en quelque sorte les lois qui font varier tels sentiments ou telles croyances en fonction de telles formes sociales. Ou bien on ne rattache pas par un lien intelligible à ces interventions les conséquences qu’on leur attribue : on s’incline devant un mystère. Ou bien par ces interventions on explique réellement quelque chose : c’est qu’alors on fait allusion aux « couples » qu’elles déclanchent, aux forces dont elles ont suscité le développement par la mise en œuvre de leurs conditions d’existence. L’action d’un Luther, d’un Richelieu, d’un Napoléon ne devient ainsi intelligible que dans la mesure où l’on montre que tels antécédents étant rassemblés par leurs coups de volonté, telles conséquences devaient normalement se dérouler dans l’ordre des habitudes religieuses ou politiques, en vertu des lois plus ou moins nettement formulées qui enchaînent ces conséquences à ces antécédents. En d’autres termes, un événement de quelque nature qu’il soit n’est vraiment explicatif que si l’on y montre le metteur en œuvre d’un certain nombre de lois. Ce qui reviendrait à observer qu’on n’explique pas, à vrai dire, un fait particulier par un autre fait particulier ; toute explication suppose la croyance à des rapports constants, escompte des propriétés plus ou moins permanentes, utilise des généralités.

Par où il semble bien que nous dépassions décidément la pensée de Cournot, s’il est vrai qu’en différenciant les sciences théoriques des sciences historiques il ait formellement distingué entre les explications qui remontent à l’universel et celles qui remontent d’un fait particulier à un fait particulier, à l’infini. Les historiens de nos jours font usage d’une distinction analogue lorsqu’ils soutiennent, par exemple, que l’histoire peut et doit être une « étude explicative de la réalité », sans être pour autant une « connaissance abstraite des rapports généraux entre les faits ».

En quoi ils semblent tenir pour démontré que si cette connaissance abstraite, qui serait organisée par les sciences sociales, est possible, elle n’est en tout cas nullement nécessaire à leurs explications. Mais, en fait, si l’on analyse ces explications une à une on s’apercevra qu’elles impliquent toujours, alors même qu’elles ne la formulent pas, la croyance à l’existence de quelque rapport constant, et que la narration des faits, notes isolées, ne prend de sens et d’unité que grâce à la « supposition » d’un certain nombre d’idées générales. On n’entreprend « de travaux historiques, observait justement M. Boutroux, que pour rechercher non seulement des faits, mais des relations causales entre des faits ; et ces relations ne peuvent être obtenues sans faire appel à mainte connaissance psychologique, historique, sociologique, d’un caractère général et synthétique. L’affirmation d’une relation causale quelconque implique le sentiment ou la connaissance d’une ou de plusieurs lois naturelles. » En d’autres termes, l’étiologie historique ne saurait se passer des sciences sociales.


Nous pensons donc qu’ici encore Cournot avait procédé par distinctions trop tranchées ; et que, pour retrouver les enseignements les plus féconds de sa doctrine, il faut réunir ce qu’à de certains moments du moins il paraît séparer. Nous avons montré déjà que les sciences historiques ne sont pas, en réalité, séparées par un abîme des sciences théoriques : il y a de l’historique et il y a du théorique dans toutes les sciences du réel. De même il faut dire que dans toute explication, même historique, à côté des faits donnés, les lois supposées entrent en ligne de compte. Dans bien des cas ces lois restent sous-entendues, tantôt parce qu’elles sont trop simples, — et tantôt parce qu’elles sont trop compliquées. Mais à ne formuler jamais les idées générales dont nous usons dans nos explications, à ne pas nous détourner pour les regarder en face et leur demander d’où elles viennent, à nous fier au sens commun et à l’expérience courante, il est clair que nous risquons de rester dans le vague ou de tomber dans l’arbitraire. Il vaut mieux sans doute généraliser consciemment, après des analyses et des comparaisons méthodiques, qu’inconsciemment et comme au hasard.

Si ces réflexions sont exactes, auxquelles nous achemine la méthodologie de Cournot, elle nous aura donc finalement aidés à nous convaincre, non plus seulement de la possibilité, mais de la nécessité d’une organisation des sciences sociales.

  1. Revue de métaphysique et de morale, mai 1905.
  2. Rappelons seulement les noms de Lamprecht, Rickert, Windelband, Bernheim, Simmel, Naville, Xénopol, Seignobos, Lacombe, Simiand, etc… On trouvera dans les Notes critiques, la Revue de synthèse historique et l’Année sociologique tous les renseignements bibliographiques nécessaires. Elles signalent et résument, au fur et à mesure de leur apparition, les nombreux livres ou articles qui intéressent ce « Methodenstreit ».
  3. Considérations sur la marche des idées et des événements, I, p. 2.
  4. Matérialisme, Vitalisme, Rationalisme, p.341.
  5. Essai sur les fondements de nos connaissances, II. p. 380.
  6. Matérialisme, 305.
  7. Essai. II, 184.
  8. Considérations, I, 4.
  9. Traité, I, 94.
  10. Essai, II, 267 ; Traité, I, 280.
  11. Matérialisme, 67.
  12. Essai, II, 188.
  13. id., I, 203 ; Matérialisme, 130.
  14. Traité, II, 351.
  15. Sur ce point, il semble qu’on puisse saisir un progrès dans la pensée de Cournot. Dans son dernier ouvrage (Matérialisme, p. 73), il n’affirme plus aussi nettement que les sciences physiques et chimiques aient le privilège de se passer de tout élément historique. En tout cas, il eût été prêt à accepter les expériences et les théories récentes qui rendent, même dans l’ordre de ces sciences, son importance à cet élément.
  16. Traité, II, 322.
  17. Considérations, I, 6 ; Matérialisme, 229 ; Essai, II, 201 ; Traité, II, 310
  18. Considérations, I, 10.
  19. Considérations, I, 12
  20. Considérations, II, 387, 423, 247, 271.
  21. Ibid., I, II.
  22. Traité, I, p. iv ; II, 2 ; Matérialisme, 192.
  23. Matérialisme, 190 ; Considérations, II, 108, en note.
  24. Considérations, I, 183.
  25. Id., II, 392.
  26. Considérations, I, p.iii.
  27. Matérialisme, 191.
  28. C’est une expression de Guizot, que Cournot aime à citer voir Matérialisme, 191)
  29. Traité, II, 439, II, 81, II, 57.
  30. Considérations, II, 160.
  31. Matérialisme, 198
  32. Matérialisme, 189 ; Considérations, II, 400.
  33. Traité, I, 350.
  34. Traité, II, 57-77, 179.
  35. Traité, II, 17.
  36. Traité, II, 112.
  37. Ibid., II, 182 ; Matérialisme, 312.
  38. Cournot n’emploie pas lui-même cette expression, empruntée au vocabulaire socialiste, mais elle résume assez exactement sa pensée.
  39. Revue sommaire des doctrines économiques, p. 160.
  40. Considérations, II, 87.
  41. Traité, II, 345
  42. Ibid., II, 17, 32, 239.
  43. Traité, I, 306 ; Considérations, I, 286 ; Essai, I, 366.
  44. Revue sommaire des doctrines économiques, 61.
  45. Traité, II, 343.
  46. Principes de la théorie des richesses, 42, 61, 246.
  47. Principes de la théorie des richesses, 139 ; Revue sommaire des doctrines économiques, 52 ; Considérations, II, 95, 241.
  48. Traité, II, 351.
  49. Traité. II, 335.
  50. Traité. II, 196.
  51. Traité, II, 187 ; Considérations, II. 273.
  52. Considérations, I, 75 ; Traité, II, 457.