Qu’est-ce que la sociologie ?/04

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IV

THÉORIES SUR LA DIVISION DU TRAVAIL[1]


Nous nous proposons de rassembler et coordonner ici, dans une sorte de rapport, les principaux résultats récemment acquis par les sciences sociales en ce qui concerne la division du travail, ses formes, ses conséquences et ses causes.


I. — LES FORMES DE LA DIVISION DU TRAVAIL

Dans telle société donnée la division du travail se rencontre-t-elle à l’état embryonnaire ou à l’état développé ? Et sous quelles formes au juste s’y manifeste-t-elle ? Pour répondre à ces questions de fait, encore faut-il que la notion même de la division du travail soit définie, et les diverses formes du phénomène distinguées et classées. — Où trouverons-nous ces concepts directeurs ?

À en croire certains auteurs, ces concepts auraient été élaborés de main de maître, depuis longtemps et pour toujours. La théorie d’Adam Smith sur la division du travail serait définitive. Depuis son apparition l’on n’aurait guère fait que la commenter ou l’illustrer par de nouveaux exemples. La matière, quasi du premier coup, aurait été épuisée.

Chacun connaît cette théorie, tant de fois reproduite en effet. Trois exemples et un principe la caractérisent. Les trois exemples sont l’épingle de la manufacture, le clou du forgeron, l’habillement du journalier. Grâce à la division du travail, dix-huit ouvriers fabriquent ensemble peut-être deux cent fois autant d’épingles qu’ils en fabriqueraient si chacun travaillait de son côté, un forgeron-cloutier fabrique près de dix fois plus de clous dans sa journée qu’un forgeron ordinaire, un humble journalier de nos pays, enfin, est incomparablement mieux vêtu, abrité, nourri, qu’un monarque africain.

Et à quel principe est dû cet accroissement de la richesse générale ? À l’échange. Obéissant à leur penchant inné pour l’échange, apparenté lui-même à leur désir de persuader, les individus entrent en rapports d’affaires. Chacun comprend qu’il a intérêt à produire telle espèce d’objets dont ses semblables ont besoin, afin d’obtenir d’eux en retour tels, autres objets dont il a besoin lui-même. Ainsi naît spontanément, pourrait-on dire, du calcul utilitaire des particuliers, cette organisation si conforme à l’intérêt commun.

Est-il vrai que cette théorie soit définitive ? à la fois aussi complète et aussi précise qu’on peut le souhaiter ?

On sait le reproche général adressé par « le siècle de l’histoire » à l’économie classique. Elle universalisait le présent. Les catégories économiques qu’elle constituait et qu’elle extrayait consciemment ou non de la réalité contemporaine, elle semblait les tenir pour valables en tous temps et en tous lieux ; elle ne les reconnaissait pas, suivant le mot de Lassalle, comme des « catégories historiques ». La théorie d’Adam Smith ne porte-t-elle pas la marque de cet état d’esprit ?

En rattachant la division du travail à l’échange comme à son principe unique et universel, n’élargit-il pas abusivement le champ d’une hypothèse qui ne se vérifie pleinement, peut-être, que dans un état déterminé de civilisation ? Pour que les individus possèdent, comme ceux qu’il nous présente, l’habitude, la faculté, l’idée de marchander et de dire « Do ut des », n’y faut-il pas la réunion de certaines conditions qui sont loin d’être partout réunies ? Toujours est-il que le penchant à l’échange qu’il prête aux hommes se dérobe souvent, en fait, au regard des voyageurs et des historiens. Ceux-là nous citent nombre de tribus qui ne pratiquent pas l’échange et le comprennent difficilement : volontiers elles donnent ou plus volontiers elles volent ; l’amour ou la haine entrent aisément dans leur esprit ; mais il se prête mal à ce débat d’intérêts qui est un marché. Les historiens nous font remarquer de leur côté que, même au sein de civilisations très compliquées, comme à Rome, l’acte de l’échange proprement dit, de la vente et de l’achat, est un acte proportionnellement rare, et longtemps solennel. Jusqu’au moyen âge, on a pu dire qu’on n’achetait qu’à la dernière extrémité. Et ainsi faudrait-il conclure, s’il est vrai que la division du travail est étroitement liée à l’échange, que bien loin d’être un phénomène économique universel et élémentaire, la division du travail n’est elle-même qu’un phénomène « historique ».

Mais cette intime liaison de concepts, entre la division du travail et l’échange, est-elle recevable ? Cédant à leur tendance individualiste, les économistes classiques nous montrent la division du travail instituée en quelque sorte délibérément, après débat et accord, par les échangistes. Mais c’est prendre sans doute, — comme le disait Rodbertus en parlant de Bastiat, — un accident pour l’essence ; c’est ériger à la dignité de forme naturelle et unique une des formes particulières et peut-être récentes de la division du travail. En fait, le travail se divise là même où les individus ne connaissent pas l’échange proprement dit ; et il n’attend pas pour se diviser qu’ils aient mesuré leurs intérêts : la sphère de la division du travail est singulièrement plus vaste que celle des calculs utilitaires. Elle s’étend jusqu’aux sociétés les plus simples, et jusqu’aux êtres vivants.

La conception d’Adam Smith est donc en réalité trop étroite. Il n’a vu qu’un des milieux et une des formes de la division du travail ; et nous comprenons aujourd’hui qu’il faut les passer tous et toutes en revue, si l’on en veut obtenir enfin une théorie à la fois précise et complète.

Dans cet élargissement de nos recherches sur la division du travail on a voulu voir une des preuves de l’heureuse influence exercée, sur le progrès des sciences sociales, par les conquêtes des sciences naturelles. On sait en effet le grand rôle que celles-ci ont fait jouer au « principe de la différenciation », et comment elles ont montré, dans la vie des organismes supérieurs, un résultat de la collaboration des éléments entre lesquels les diverses fonctions se sont réparties. Ces découvertes reculaient notre horizon. Elles nous incitaient à voir, dans la division du travail, un phénomène d’une généralité que les économistes n’avaient pu soupçonner ; elles nous amenaient aussi, en nous le présentant comme antérieur à l’humanité même, à le concevoir comme moins « artificiel » qu’ils ne l’avaient conçu ; enfin en assimilant, de si loin que ce fût, la réalité sociale à la réalité organique, et en nous habituant à la considération de l’ensemble, elles nous aidaient à réagir contre l’excès de leur individualisme.

Mais il importe d’ajouter que si elles avaient voulu s’en tenir aux suggestions des sciences de la vie et calquer leurs théories sur les théories des naturalistes, les sciences sociales auraient piétiné, au milieu des métaphores stériles. Nous avons essayé de montrer que la « théorie organique », si elle avait pu à un certain moment aider les études sociologiques à dégager leur objet, restait en dernière analyse incapable de leur fournir des directions précises, et de résoudre aucun de leurs problèmes particuliers. Les formes sociales sont spécifiques, et singulièrement plus compliquées que les formes organiques. On ne saurait conclure de celles-ci à celles-là. Dans le cas qui nous occupe, l’analogie biologique ne pouvait faire penser qu’à l’une des formes que prend dans les sociétés la division du travail : au régime des castes. Là seulement les individus sont emprisonnés de père en fils dans le métier, comme les cellules dans l’organe : là seulement une différenciation véritable accompagne la répartition des fonctions. Mais, bien loin qu’elle soit unique, c’est là une forme de la division du travail qui se rencontre rarement, au moins à l’état pur. Or ce sont toutes ses formes, et en elles-mêmes, qu’il importe d’examiner. Pour préparer cette revue, il ne fallait rien moins que ce grand mouvement de curiosité désintéressée qui pousse les historiens contemporains à décrire dans leur originale diversité les réalités sociales, des plus récentes aux plus lointaines.

Pour l’étude des plus récentes, des soucis pratiques collaboraient à ce mouvement. On sait l’impulsion féconde que le socialisme a donnée, sur plus d’un point, aux recherches des économistes. En ce qui concerne la division du travail, ses observations n’auront pas été inutiles. C’était la manufacture proprement dite que l’économie classique avait sous les yeux ; et la plupart de ses théories se rapportaient au régime industriel qui correspond à l’âge de la manufacture. C’est sur la manufacture transformée par le machinisme, c’est sur la « machino-facture », ses conditions et ses effets propres que le socialisme attirera l’attention. Le principal effort de Marx, dans les chapitres où il résume et discute les théories courantes sur la division du travail, est d’analyser les transformations que la grande industrie impose aux habitudes installées par le régime manufacturier, et de montrer comment d’une part, en les mettant au service des machines, elle tend à uniformiser la majorité des travailleurs, comment d’autre part elle tend à les mobiliser, en les faisant passer d’un genre de production à un autre au gré des oscillations du marché. Le socialisme nous force ainsi à réfléchir sur la nouveauté des formes présentes de la division du travail, et à rechercher en quoi elles se distinguent de celles qui les précèdent immédiatement.

Mais de quelles formes celles-ci à leur tour étaient-elles précédées ? C’est ce que nous font connaître avec précision les recherches entreprises sur les métiers, les corporations, les ghildes. Les modes de distribution du travail dans les classes ouvrières au moyen âge nous sont décrits avec détail ; nous entrons dans une atmosphère hostile aux spécialisations inédites, rebelle aussi, dans une certaine mesure, au morcellement de la production, et où chaque atelier cherche, pour y incorporer le plus possible de travail, à retenir le produit à façonner le plus longtemps possible ; nous acquérons ainsi la vision nette d’un état économique où beaucoup des traits que postulaient les théories de l’économie classique ne se retrouvent pas.

Des perspectives plus nouvelles encore nous sont ouvertes, si nous allons chercher nos documents plus haut ou plus loin, — auprès des peuples anciens ou des peuplades encore primitives. On connaît les rencontres fécondes de la philologie et de l’ethnographie ; et comment elles s’accordent pour nous montrer aux premières phases de toutes les civilisations, — et non pas seulement dans les races aryennes, — l’humanité répartie en groupes familiaux analogues, quels que soient les noms différents qu’on leur donne. Les études inaugurées par Fustel de Coulanges et Sumner Maine, étendues et précisées dans tous les sens, nous font de mieux en mieux connaître ces petits enclos, avec leurs institutions et leurs mœurs propres. Là aussi le travail est divisé sans doute, et la division en est parfois poussée extrêmement loin. Mais entre l’esclave qui, sur l’ordre du père et pour la seule famille, exécute telle ou telle besogne et l’ouvrier qui va offrir ses bras d’usine en usine, là où le poussent les fluctuations du marché universel, il y a tout un monde de révolutions économiques.

Ainsi, grâce à la conspiration de ces diverses disciplines, les milieux très différents que traverse la division du travail sont présents à nos esprits, — la famille, l’atelier, la manufacture, la machino-facture. D’une façon générale, la succession de ces milieux correspond à la succession des « phases » que les nouveaux économistes sont amenés à distinguer, d’après la nature des rapports qui s’établissent entre la consommation et la production : la phase de l’économie domestique, — où le groupe cherche à se suffire, produit pour lui-même et consomme sur place ; — la phase de l’économie urbaine — où les corps de métiers produisent pour d’autres que pour eux-mêmes, mais encore pour une clientèle restreinte et déterminée dont souvent ils attendent la commande et reçoivent la matière à façonner ; — la phase de l’économie nationale, — où l’industrie se procure elle-même la matière première et n’attend plus les commandes, où le commerce va offrir les produits à une clientèle inconnue, en les faisant circuler dans toute la société ; — la phase de l’économie mondiale enfin, — où l’on voit, avec l’extension quasi indéfinie du marché, la grande industrie multiplier et varier ses productions à outrance, guidée par la spéculation capitaliste.

À mesure qu’on passe d’une phase à une autre, à mesure que le cercle des consommateurs s’élargit et que s’accroît la distance qui les sépare des producteurs, c’est, nous dit-on, tout l’ensemble, tout le système des relations économiques qui se transforme. La division du travail n’échappera pas à cette loi. Elle ne saurait rester immuable quand tout le reste varie. Et c’est pourquoi, avertis par l’histoire, nous ne rechercherons plus la forme unique qu’elle conserverait de tout temps ; nous essaierons de discerner au passage les diverses formes qu’elle a pu successivement revêtir.

Mais encore ne suffira-t-il pas pour les dégager de caractériser fidèlement, en essayant de restituer l’originalité de la réalité historique, tel ou tel stade de l’économie. La jeune école historique, entraînée par sa crainte des abstractions et par son goût pour les descriptions, s’est complue à cette méthode. Mais l’on se rend compte aujourd’hui que si l’on veut extraire, du chaos des documents, une véritable science sociale, force est de constituer, par une abstraction méthodique, les différents « types » de phénomènes économiques et de dresser le tableau de leurs formes possibles. La théorie de la division du travail devait elle aussi porter la marque de cette réaction contre l’excès de l’historisme. Nous voyons en effet qu’on essaie, de divers côtés, non plus seulement de dérouler la succession des différents milieux que le phénomène traverse, mais d’établir une classification systématique de ses divers modes.

Si l’on cherche, pour bien comprendre la nature de la division du travail, ce à quoi elle s’oppose symétriquement, on rencontre, conduit par le langage même, le concept d’union du travail. Mais le langage est-il ici un bon guide ? Ces deux idées sont-elles vraiment antithétiques ? Ou bien celle-ci ne fait-elle qu’envelopper celle-là ? En un sens, — tous nos auteurs le reconnaîtraient avec Rodbertus, — toute division du travail est encore union de travail. L’expression de division du travail est mal faite si elle nous fait penser à la séparation et à l’isolement des individus : l’essentiel du phénomène, c’est la connexion qu’il établit entre leurs efforts. Mais si l’on entend par union de travail l’accomplissement de différentes sortes d’activité par une même personne, le cumul de fonctions qui est le propre de la femme dans la maison, de l’ouvrier bon à tout faire, du mineur qui est en même temps agriculteur, alors il faut reconnaître que l’union du travail est bien le contraire de la division du travail. Au lieu d’être inférieure, la quantité d’énergie productive dont dispose l’homme est ici supérieure à telle besogne particulière ; il assume donc plusieurs besognes afin d’occuper tout son temps et d’employer toutes ses forces. Or la division du travail ne commence, à proprement parler, que là où les activités se distribuent entre plusieurs mains.

Mais dirons-nous qu’il suffit, pour qu’apparaisse la division du travail, qu’il y ait aide mutuelle et addition des efforts ? Des hommes s’assemblent pour pousser une poutre ou pour faucher un champ. Leurs efforts s’ajoutent, mais on ne peut pas dire qu’ils soient ajustés, précisément parce qu’ils ne sont pas différents. Ils collaborent, mais leur coopération est simple : c’est une communauté de travail. Il faut à la division du travail une coopération complexe, où les tâches des différents coopérateurs soient différentes. Il importe, pour que nous la reconnaissions, non seulement que le service économique qui incombait jusqu’alors à une seule personne soit reporté sur plusieurs, mais encore que chacune de celles-ci accomplisse une partie différente de l’ouvrage qui jusqu’alors constituait un tout.

Mais il ne faut pas que ce trait commun, par où toutes les formes de la division du travail se distinguent de la communauté d’action ou du cumul des fonctions, nous fasse oublier les caractères propres à chacune d’elles. Présenter sur le même plan, à la suite d’Adam Smith, comme des exemples de travaux divisés, les opérations qui produisent l’épingle dans la manufacture, celles qui façonnent le clou dans l’atelier du forgeron, celles qui procurent enfin son habillement au journalier n’est-ce pas confondre des choses très différentes ?

Dans le dernier cas, en effet, nombre de producteurs indépendants, — le berger, le cardeur, le fileur, le tisserand, le fouleur, le teinturier, le tailleur, — ont collaboré à l’achèvement du produit. Avant d’arriver à sa forme définitive, il a changé plusieurs fois de propriétaire il a traversé plusieurs « économies » autonomes. La production nous apparaît donc ici comme sectionnée, repartie en tranches différentes. Au contraire, dans le cas de l’épingle, c’est à l’intérieur d’une même section, d’un même organisme économique que tout se passe. Des opérations qui naguère étaient toutes exécutées par un même ouvrier sont distribuées maintenant entre dix-huit ouvriers. Le produit change de mains, mais il ne change pas de propriétaires, il ne sort pas d’une même entreprise. Nous n’assistons plus à un sectionnement de la production, mais, à l’intérieur d’une même section, à une analyse, à une décomposition du travail. Le cas du forgeron cloutier est différent encore. Le forgeron cloutier ne façonne pas seulement une partie du clou, comme l’ouvrier de manufacture une partie de l’épingle, et son travail n’est pas plus analysé que celui du forgeron ordinaire. Mais il ne s’applique qu’à une espèce d’objets. Cet objet ne passe entre les mains ni de plusieurs producteurs ni de plusieurs propriétaires. La fabrication d’un seul produit par une seule main, à l’intérieur d’une même économie, telle est la caractéristique de ce phénomène, distinct aussi bien de la décomposition du travail que du sectionnement de la production. Il n’a plus pour résultat de diviser les travaux en tranches successives, mais en branches divergentes ; les sections qu’il trace dans le processus de la production sont longitudinales et non plus transversales. C’est la spécialisation proprement dite qui nous apparaît.

Mais dans la spécialisation même il faut distinguer des variétés : car elle peut se produire de façons bien différentes. Tantôt on voit tel genre de travail se détacher du groupe économique à l’intérieur duquel et dans l’intérêt duquel il s’exécutait. Désormais il sert de centre à une économie autonome, il « nourrit son homme » : une profession est formée. Ainsi la plupart des métiers naissent en se séparant du ménage. Mais il y en a bon nombre aussi qui, au lieu de sortir directement des premières unités économiques, se sont formés ultérieurement, — et c’est précisément le cas du forgeron cloutier, — par une spécialisation nouvelle des métiers déjà spécialisés. Il faut donc distinguer de la formation proprement dite la subdivision des professions.

Ajoutons que dans certains cas des professions naissent que rien ne faisait prévoir, auxquelles rien d’analogue ne correspondait dans les régimes économiques antérieurs. Elles ne résultent pas d’un morcellement ; c’est l’apparition d’espèces de biens jadis inconnus qui les suscite. Tel est le cas par exemple pour la photographie, la fabrication des glaces ou des vélocipèdes. Il y a là, à vrai dire, non pas division, mais création véritable.

Ainsi, — formation, subdivision, création des professions, décomposition des opérations, sectionnement de la production, — il faut, si l’on veut que les confusions soient évitées, avoir présents à l’esprit ces différents modes de la division du travail ; et lorsqu’on nous dira que la division du travail s’est développée à telle ou telle phase de l’évolution économique, il faudra préciser suivant lequel de ces modes cette division s’est opérée.

Non qu’il faille s’attendre à une correspondance étroite entre les phases historiques et les types que nous venons de distinguer. Jamais les catégories auxquelles aboutit l’analyse ne s’appliquent, avec une exactitude absolue, à telle ou telle tranche de la réalité. Mais ce qu’on peut légitimement espérer établir, c’est que cette catégorie, ici ou là, prédomine.

Par exemple, s’il est vrai de dire que là où la division du travail se développe le cumul des fonctions décroît, il ne faudrait pas en conclure que ce cumul est d’ores et déjà une habitude universellement abandonnée, et que désormais, dans les sociétés à civilisation complexe, chaque homme n’a plus qu’une occupation. Les statistiques récentes prouvent au contraire que le progrès des différentes formes de la spécialisation n’élimine nullement l’union de travail. A fortiori ces différentes formes ne s’excluent-elles pas les unes les autres.

Ainsi on peut soutenir que la décomposition du travail est un phénomène caractéristique de la grande industrie. Il ne peut se développer librement que là où sont concentrés des ouvriers assez nombreux, comme dans les grands ateliers modernes. Ses plus remarquables progrès sont déterminés par le passage de la manufacture à la machinofacture. C’est ainsi que dans la cordonnerie, tandis qu’une manufacture proprement dite ne compte qu’une dizaine d’opérations distinctes, une fabrique en compte près de cinquante. Ce n’est pas à dire toutefois que dans ses phases antérieures l’industrie ignore cette analyse. Les grandes familles antiques, avant même qu’il leur vînt l’idée de produire pour d’autres que pour leurs membres, avaient des ateliers où la spécialisation des besognes était déjà poussée très loin. On verrait de même que la production des livres dans les monastères du moyen âge, ou des armes dans la cour de certains rois sauvages suppose une décomposition du travail assez avancée.

Inversement on peut soutenir que le phénomène de la formation des professions appartient aux premières phases de l’évolution économique. Il est caractéristique de la période où l’on passe de l’économie domestique à l’économie urbaine. C’est à ce moment, avec l’établissement des marchés et la constitution d’une clientèle, que la plupart des métiers — travailleurs du fer et du cuir, de la terre cuite et du bois, — se détachent de la famille. Croit-on cependant que le phénomène ait définitivement cessé ? La famille perd encore chaque jour quelques-unes de ses attributions. Le blanchissage, la confection et la réparation des habits, la cuisine même, autant de services économiques qui, accomplis naguère à l’intérieur de la maison, le sont aujourd’hui ou vont l’être demain « en ville ».

Il n’en reste pas moins que la formation des professions prédomine là où l’industrie est encore embryonnaire. C’est avec l’efflorescence de l’économie urbaine qu’on les voit se subdiviser. Mais encore faut-il, pour qu’elles continuent de se ramifier progressivement, que les barrières du régime des corporations soient abaissées. De même il faut une certaine expansion du commerce pour que s’installe, dans une société, un sectionnement complexe de la production. De même encore c’est grâce aux découvertes de la science que se multiplient indéfiniment les créations de métiers.

Ainsi s’explique ce fait que la division du travail, malgré qu’elle soit de tout temps, ait pris, et principalement sous ses dernières formes, une extension inouïe dans la civilisation occidentale contemporaine. Jamais on n’a compté un aussi grand nombre de spécialités, et jamais on n’a vu ce nombre s’accroître aussi rapidement. En chiffres ronds, il n’y a pas moins, nous dit K. Bücher, de 10 000 modes d’activité humaine dont chacun, dans notre société moderne, peut devenir pour un individu l’occupation de sa vie. Et chaque jour de nouvelles voies s’ouvrent : en treize ans, de 1882 à 1895, le chiffre des désignations de professions dans la statistique allemande s’est accru de plus de 4 000. Ces résultats seraient plus frappants encore si l’on pouvait suivre pas à pas, dans une même localité, le développement des différentes formes de la division du travail. C’est ce que M. Petrenz a tenté pour Leipzig, en comparant, à diverses époques depuis 1751, les livres d’adresses de la ville. De 1751 à 1890 il compte ainsi, pour 46 formations de professions et 43 sectionnements de la production, 72 créations et 300 subdivisions de professions. C’est d’ailleurs depuis 1860 surtout que ce mouvement est sensible. Tandis que de 1830 à 1860 M. Petrenz ne marque que 25 créations et 68 subdivisions de professions, il marque, de 1860 à 1890, 42 de celles-ci et 176 de celles-là. Que des monographies de ce genre, guidées par des classifications méthodiques, se multiplient, et l’on pourra, non plus seulement remarquer d’une manière vague que telle forme de la division du travail prédomine à telle ou telle phase de l’évolution économique, mais établir la proportion précise dans laquelle, à ces diverses phases, se rencontrent ces diverses formes.

Mais il faut pousser plus loin l’analyse. Nous ne serions pas encore suffisamment renseignés sur l’état de la division du travail dans une société si nous savions seulement dans quelle proportion s’y rencontre la formation, la subdivision ou la création des professions, le sectionnement de la production ou la décomposition des opérations. Le phénomène veut être envisagé successivement sous tous ses aspects. À côté de l’aspect technique, il importe d’en éclairer les aspects plus proprement sociaux — économiques, juridiques, politiques, — et de discerner, non seulement les relations de fait que les formes de la division du travail établissent entre l’homme et l’objet ou la partie d’objet à produire, mais les relations de droit, entre les hommes eux-mêmes, auxquelles elles donnent lieu.

On sait combien longtemps, en économie politique, le point de vue technique et le point de vue proprement économique ont été confondus, et comment le socialisme, loin de dissiper cette confusion, s’en est servi, ou contraire, pour étayer sa philosophie de l’histoire. Après les discussions récentes auxquelles cette philosophie a donné lieu, principalement après la critique méthodique de Stammler, il semble que l’équivoque soit définitivement ruinée. On nous a rappelé que si la vapeur a produit dans notre monde social les transformations que l’on sait, ce n’est pas en tant que force matérielle, c’est en tant que force appropriée par des possesseurs de capitaux : la transformation des modes de production n’exerce son action sociale qu’à travers les codes. Il importe donc de rendre à la machine ce qui vient de la machine, et à la loi ce qui vient de la loi. Il importe de distinguer soigneusement, de leurs formes techniques, les formes juridiques des phénomènes économiques. Ces remarques ont déjà provoqué d’utiles « reclassements ». C’est ainsi que M. Simiand propose, dans l’Année sociologique, de réserver pour des emplois distincts les termes de forme et de régime de la production, celui-ci désignant « les institutions de la production économique définies et classées selon les relations juridiques et sociales qui les caractérisent », celui-là désignant « les institutions de la production économique définies et classées selon les relations technologiques ou morphologiques qui les caractérisent ».

Qu’une pareille distinction puisse être utilisée pour la théorie de la division du travail, on s’en rend aisément compte. Et en effet, pour apprécier ses résultats, ce n’est pas le tout de savoir si un homme travaille dans une manufacture ou dans un atelier, si son travail est synthétique ou analysé, s’il fait un clou entier ou seulement une partie d’épingle. Mais dans quelles conditions sociales travaille-t-il ? Voilà ce qu’il importe de préciser. Et pour le préciser, il faudra distinguer encore, parmi les relations qui caractérisent un régime, celles qui relient l’homme aux choses, celles qui le relient directement aux personnes, celles qui définissent sa propriété, celles qui délimitent sa liberté. Les unes et les autres sont, à vrai dire, définies par des règles juridiques, qu’elles soient ou non expressément formulées. Mais ces règles sont tantôt «  réelles », et tantôt « personnelles » ; tantôt elles se rapportent à l’état des biens, et tantôt à l’état des personnes. Il faudrait donc distinguer, dans les régimes mêmes auxquels la division du travail peut être soumise, entre l’aspect juridico-économique et l’aspect juridico-politique.

Le travailleur est-il ou non propriétaire des instruments avec lesquels il exécute sa besogne spéciale ? Est-il ou non acquéreur de la matière première ? vendeur du produit façonné ? Reçoit-il, comme il arrivait souvent à l’artisan du moyen âge, la matière à façonner de l’acheteur, qui loue en quelque sorte ses services ? Entre celui qui l’emploie et lui, y a-t-il communauté à la fois de production et de consommation, comme dans la famille antique, ou seulement communauté de production, sans aucune espèce de communauté de consommation, comme dans l’industrie moderne ? L’ouvrier spécialisé à domicile travaille-t-il « à son compte » ou au compte d’un entrepreneur ? Les ouvriers entre lesquels le travail est distribué dans une fabrique participent-ils en quelque mesure au bénéfice de la vente ? C’est en répondant à des questions comme celle-là qu’on classerait les divers régimes juridico-économiques qu’une même forme de spécialisation peut traverser.

Quant aux régimes juridico-politiques, on les caractériserait en répondant à des questions comme celles-ci : la tâche spéciale que le travailleur accomplit, l’a-t-il choisie librement, et peut-il la quitter à volonté ? Y est-il rivé par la naissance, comme il arrive dans la caste, ou du moins pour la vie, comme il arrive dans la corporation ? Y a-t-il dans la société des catégories de citoyens auxquels certains métiers sont réservés de par la loi, ou toutes les carrières sont-elles, en principe, ouvertes à tous ? Y a-t-il des professions privilégiées qui assurent certains droits à leurs détenteurs, ou bien toutes les professions, quelles qu’elles soient, sont-elles égales devant le pouvoir politique ? C’est seulement après avoir répondu à ces questions qu’on pourrait déterminer dans quelle mesure et par quels moyens la contrainte ou la liberté président à la répartition des tâches dans telle ou telle société, et comment, autour des tâches ainsi réparties, s’ordonnent les différentes classes sociales.

Mais en répondant à ces questions, il importe de n’oublier aucune des matières auxquelles la division du travail peut s’appliquer et de ne pas restreindre abusivement, comme on l’a fait longtemps en économie politique, le sens du mot travail.

Le même auteur qui nous fait remarquer que l’expression de division du travail pèche par l’étroitesse de son premier terme — puisque la notion de spécialisation est plus large que celle de division, — M. Dechesne, ajoute que le deuxième terme risquerait, lui aussi, de restreindre à l’excès le champ de nos recherches. À l’expression de la division du travail, c’est celle de la spécialisation de la production qu’il nous propose de substituer ; car ce n’est pas seulement, nous dit-il, dans l’organisation du travail des ouvriers que se manifeste le progrès de la spécialisation, c’est dans l’ensemble de la production économique, y compris les choses mêmes, la nature et la machine. Il faut aller plus loin. Ce n’est pas seulement de la production proprement économique, c’est de toute espèce d’activité qu’il faut se demander dans quelle mesure et sous quelle forme elle est spécialisée.

Par exemple, à côté des travaux auxquels on réserve, en général, le nom de producteurs, il faut faire entrer en ligne de compte les travaux dits destructeurs, à côté des travaux matériels les travaux proprement spirituels, à côté du travail d’exécution le travail de direction. Si différentes que soient les opérations militaires des opérations industrielles, on peut soutenir qu’elles aussi, visent à être productives — la guerre n’est-elle pas souvent, selon la remarque de B. Constant, la première forme de l’industrie ? — elles aussi supposent « un but, des moyens, des obstacles » ; elles aussi comportent, en vue d’un intérêt social, un déploiement d’activités dont il est très important de savoir comment elles sont spécialisées. De même, les activités de toutes sortes qui alimentent la vie spirituelle et qui offrent leurs produits à la compréhension ou à l’admiration des hommes, pour moins visibles que soient les efforts qu’elles commandent, et pour moins aptes qu’elles paraissent d’ordinaire à être réglées et disciplinées, n’en sont pas moins des travaux. Et il faut établir, d’une part, si ces travaux sont cumulés par certains individus ou spécialisés ; d’autre part, s’ils sont réservés à certaines classes ou accessibles à toutes : si les organes producteurs de cette espèce de travaux sont concentrés dans certaines couches de la population ou comme disséminés dans la masse. On en dirait autant de ces activités dont le résultat est l’ordre, l’unification, l’organisation des autres activités. Ce n’est pas seulement dans la vie militaire ou économique, c’est jusque dans la vie spirituelle, c’est dans la vie sociale tout entière, que le besoin de direction se fait sentir ; et il est intéressant de constater par quels procédés, grâce à quelle catégorie de personnes il est paré à ce besoin, d’établir si l’autorité, elle aussi, quelque forme qu’elle revête, est diluée ou concentrée, si elle est le privilège de certaines castes ou le monopole de fait de certaines classes, et dans quelle mesure la masse des citoyens est appelée à en prendre sa part. Il est clair, en effet, que pour définir la situation que la division du travail fait à un homme, il ne suffit pas de savoir le rôle qu’il joue dans l’industrie proprement dite, il faut connaître encore le degré et le mode de sa participation à la défense, au gouvernement, à la vie spirituelle de la société.

Il faut donc outrepasser décidément les limites ordinaires de l’économie politique, en se servant non d’une biologie transposée, mais d’une histoire analysée, seule capable de dresser, par ses réponses à nos questionnaires méthodiques, un tableau complet des milieux que traverse la division du travail, des régimes auxquels elle est soumise, des modes suivant lesquels elle s’opère, des matières auxquelles elle s’applique. Ainsi seulement on embrasse sans les confondre les différents aspects du phénomène, et on peut en élaborer une théorie vraiment sociologique.


II. — LES CONSÉQUENCES DE LA DIVISION DU TRAVAIL

Il est encore plus important, si l’on veut non plus seulement classer méthodiquement les formes, mais juger impartialement les conséquences de la division du travail, de distinguer avec netteté les différents points de vue d’où on peut l’envisager. C’est la multiplicité de ces points de vue qui explique comment l’opinion a oscillé et oscille encore, en pareille matière, de l’optimisme au pessimisme.


D’une façon générale, l’ancienne économie politique, qui voit le monde à travers les idées et pour ainsi dire avec les yeux de la grande industrie naissante, célèbre les bienfaits de la division du travail. Pour en juger, elle se place surtout à un point de vue « réel » et « quantitatif ». Elle calcule la quantité et le prix des choses jetées sur le marché. Elle loue donc la spécialisation de fournir plus pour moins —, plus de produits à moins de frais. Marx en fait justement l’observation : les apologistes de la division du travail, dans l’antiquité, la félicitaient surtout de ce qu’elle raffinait la qualité des choses en utilisant pour le mieux les aptitudes des hommes, de ce qu’elle perfectionnait, en somme, à la fois le produit et le producteur. Si, à l’occasion, ils mentionnent aussi l’accroissement de la masse des produits, c’est aux valeurs d’usage qu’ils pensent plutôt qu’aux valeurs d’échange. L’accroissement des valeurs d’échange, rabaissement du prix de revient des marchandises est, au contraire, ce qui frappe d’abord les modernes. Lorsqu’ils escomptent le bénéfice de la spécialisation, ils ont surtout en vue le travail analysé, et bientôt mécanisé dans la fabrique. Là surtout se cumulent les avantages que leurs théories énumèrent. L’adaptation, non seulement des organes, mais des instruments aux tâches diversifiées devient chaque jour plus intime. La spécialisation des entreprises diminue le nombre des « mobiliers industriels » complexes, qui seraient nécessaires à une société. La concentration des ouvriers et la décomposition de leurs travaux, en même temps qu’elles diminuent les pertes de temps inséparables du transfert des objets et du changement des occupations, raccourcissent aussi le temps nécessaire pour apprendre à confectionner un objet complet.

En un mot, grâce à ces économies de toutes sortes, de temps et d’espace, de capitaux et d’apprentissage, le rendement des forces humaines tend à son maximum dans la manufacture, et a fortiori dans la fabrique. C’est sous leurs espèces que l’économie politique admire la division du travail, créatrice de « l’opulence générale », qui inonde le marché universel de produits chaque jour plus nombreux et moins coûteux.

Le mouvement des esprits au XIXe siècle devait, par plus d’un côté, miner cette optimisme. On a souvent observé qu’après l’expansion de la philosophie individualiste, vers laquelle convergeaient la plupart des doctrines dominantes du XVIIIe siècle, un vague besoin semblait s’être fait sentir partout de construire, d’unifier, d’organiser. Le développement de cette tendance, secondé par l’élargissement de l’horizon limité auquel s’en tenait l’économie politique, nous fait comprendre comment l’attention devait être attirée sur les inconvénients de la division du travail.

Ce n’est plus seulement dans l’ordre économique, disions-nous, qu’on s’inquiète des formes et des effets de la division du travail ; c’est dans tous les ordres d’activité, c’est, en particulier, dans l’ordre intellectuel. Pas plus que la vie matérielle, la vie spirituelle, on s’en rend compte, ne progresse sans la spécialisation ; pas plus que l’industrie proprement dite, la science et l’art même n’échappent à cette loi.

Toutefois, dans ce domaine nouveau, cette loi est-elle toujours bienfaisante et ne suscite-t-elle que des progrès ? Pour l’art, il est trop évident qu’elle comporte des inconvénients graves, s’il est vrai qu’une véritable œuvre d’art est comme un tout vivant, sur laquelle une personnalité créatrice a mis sa marque. La spécialisation perfectionnera sans doute « le métier » et raffinera la technique de l’art ; mais il n’y a que trop de chances pour que ces avantages soient compensés par les mutilations que cette spécialisation même impose à l’artiste : sa virtuosité ne croîtra peut-être qu’aux dépens de son humanité. Mais, pour la science elle-même, œuvre évidemment plus impersonnelle, et à l’avancement de laquelle on peut véritablement « coopérer », croit-on que la spécialisation soit tout bénéfice ? Grâce à son entremise nos découvertes ont centuplé sans doute, et chaque jour elle entasse des connaissances plus précises et plus nombreuses. Mais le but de la science n’est pas d’accumuler, c’est d’ordonner, et de faire des corps avec les vérités éparses. Or, le progrès de la « micrologie » ne nous fait-il pas, souvent, perdre de vue cet idéal ? et ne diminue-t-il pas notre capacité de le réaliser ? Les têtes encyclopédiques, à fortiori les têtes synthétiques se font le plus en plus rares. La science moderne risque de manquer d’architectes. Et cela serait fâcheux, non seulement pour le progrès de la philosophie générale qu’on devrait extraire des sciences, mais pour le progrès même de chacune d’elles ; en s’isolant, elles se stériliseraient. C’est sur des arguments de ce genre que le positivisme s’est fondé, pour dresser le procès de la division du travail. Et contre ces arguments, l’apologie des économistes ne saurait servir de bouclier. Car il ne s’agit plus ici de produire le plus possible dans le moins de temps : le point de vue réel et quantitatif n’est plus de mise. Les vérités ne sont pas des choses. Et l’important en matière de production intellectuelle est moins le nombre que l’ordre.

Cette absence d’ordre et d’organisation n’est-elle pas d’ailleurs, à y bien regarder, aussi préjudiciable en matière d’industrie qu’en matière de science ? Il est à remarquer en effet que le système de production vanté par les économistes, s’il installe à l’intérieur de ses entreprises, entre ouvriers qui se partagent le travail, des rapports strictement réglementés, laisse au contraire en dehors de toute réglementation les rapports de ces entreprises entre elles. En ce sens, les organes de coordination manquent à l’industrie moderne. Sous le coup de fouet de la concurrence, chaque entreprise lance sur le marché le plus de produits qu’elle peut, quitte à avilir les produits par la surproduction. Ainsi naissent ces crises périodiques où l’on voit, suivant l’expression de Fourier, la pauvreté naître de la surabondance même. C’est « l’anarchie économique ». Elle est la preuve que la division du travail livrée à elle-même est capable de bouleverser par de brusques secousses le monde qu’elle supporte. En développant ces remarques, le socialisme faisait à la division du travail, à propos des choses de l’industrie, le même procès que lui faisait le positivisme à propos des choses de l’esprit. Il appelait l’attention sur la nécessité du travail de direction, et montrait que, faute d’organes consacrés à cette tâche, la spécialisation des industries célébrée par les économistes pouvait aboutir à des résultats désastreux.

Mais où le socialisme trouve des raisons de pousser beaucoup plus loin le pessimisme, c’est lorsqu’il attire le regard non plus seulement sur les produits et leur répartition, mais sur les producteurs eux-mêmes et la situation que leur crée le travail dans la fabrique. Suivant lui en effet, non seulement le travailleur souffre indirectement, dans la société, du caractère « inorganisé » mais il souffre directement, dans l’atelier, du caractère mécanique de la grande industrie. Il n’est pas seulement en butte aux contre-coups de ces crises, qui lui imposent les longs chômages ou les brusques changements de métiers ; mais, lors même qu’il trouve l’emploi de ses forces, il est asservi à des besognes monotones, fastidieuses, déprimantes qui, comme elles exigent de moins en moins d’apprentissage, exigent de moins en moins d’initiative. Les travaux qu’on lui demande n’ont plus à aucun degré le caractère de l’art ; il n’est plus lui même qu’une sorte d’appendice de la machine. Un certain « rabougrissement du corps et de l’esprit » des masses est donc inséparable de la division du travail telle que la grande industrie l’organise, elle réduit l’ouvrier à n’être plus qu’une partie d’un homme ; elle en fait un « travailleur parcellaire » ; elle empêche son développement intégral.

On dit quelquefois aujourd’hui que le socialisme est l’héritier véritable de l’individualisme, qu’il est « l’individualisme logique et complet », et que toutes les revendications formulées au nom des droits de la personne humaine, il se les est incorporées. Nulle part cette incorporation n’est plus manifeste que dans la question de la division du travail. Contre cette mutilation de l’homme par la machine, le socialisme recueille et reprend à son compte les protestations les plus véhémentes. Il répète les formules de Schiller et d’Urquhardt : « Tout ce qui devait être un a été violemment séparé. Éternellement enchaîné à une fraction du tout, l’homme ne se développe aussi que comme une fraction : au lieu d’empreindre l’humanité dans sa nature, il ne devient qu’une simple empreinte de ce qu’il fait ». « Subdiviser un homme, c’est l’exécuter s’il a mérité une sentence de mort : c’est l’assassiner s’il ne le mérite pas. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple. »

Qu’en s’appropriant ces protestations, le socialisme ait exagéré les effets réels de la division du travail dans les fabriques, que le service des machines, par la culture technique générale qu’il exige, ait contribué à élever plutôt qu’à abaisser le niveau mental de la classe ouvrière, c’est ce qui est probable. Des enquêtes sur l’influence du machinisme démontreraient sans doute que la critique socialiste de la division du travail poussait trop loin son pessimisme. Elle avait du moins le mérite de substituer le point de vue « personnel » au point de vue « réel », et de faire remonter l’attention des marchandises aux producteurs, des choses aux individus.


Mais pour arriver à un point de vue vraiment social il fallait se poser une question plus large encore et se demander quelle devait être l’influence favorable ou néfaste de la division du travail, non plus seulement sur le développement des individus considérés en quelque sorte chacun à chacun, mais sur leurs relations réciproques, sur les modalités de leur groupement, en un mot sur l’organisation sociale elle-même.

Ici encore ce qu’on a d’abord aperçu c’est l’influence dispersante de la division du travail, c’est son pouvoir de séparation et de différenciation. Le prestige de la biologie y prédisposait sans doute les esprits. Dans le corps social comme dans le corps animal on cherchait à retrouver les organes nettement séparés qui devaient correspondre à la distinction des fonctions. C’est ainsi qu’on en venait à attribuer à la spécialisation la division de la société non seulement en classes mais en races distinctes.

« Les progrès de l’industrie, disait sir Robert Peel, vont créer une nouvelle race d’hommes. » Suivant certaines théories anthropo-sociologiques, il faudrait prendre cette pensée à la lettre et la généraliser. De tout temps l’exercice des différents métiers a entraîné le développement d’aptitudes différentes, qui s’enregistrent dans l’organisme et se transmettent par l’hérédité. Le métier dépose son empreinte de plus en plus profonde non seulement sur l’individu, mais sur sa descendance. Pour peu que des générations assez nombreuses se succèdent dans l’exercice d’une même profession, c’est vraiment une race qui se forme. Et ainsi s’explique ce fait que tous ou presque tous les groupes sociaux comprennent des sous-groupes, distincts non seulement par le costume et les coutumes, mais par des facultés mentales liées elles-mêmes à des dispositions physiques, et qui sont comme autant de « variétés » humaines.

Quelles exagérations et quelles confusions se cachent sous cette thèse, il n’a pas été difficile de le faire remarquer. Elle fait fond d’abord sur la théorie de l’hérédité des qualités acquises, — théorie qui n’est, aux yeux de nombre de biologistes, rien moins que démontrée : en admettant que des qualités simples et générales se transmettent de père en fils, il en est tout autrement de ces systèmes complexes d’aptitudes qui sont nécessaires à l’exercice d’un métier spécial. Quant à vérifier cette thèse sur l’étude directe des faits sociaux, c’est ce qui est sans doute impossible : étant donné que dans les cas relativement rares où des générations assez nombreuses se succèdent entre les cadres d’une même profession, l’action de l’éducation sous toutes ses formes masque celle de l’hérédité, et empêche de décider si les qualités de métier sont bien affaires de race. Que si d’ailleurs on regarde de près les cas les plus favorables à la thèse, — et si l’on examine par exemple les conséquences du régime des castes dans la société hindoue, — on s’aperçoit qu’il n’est nullement certain que des aptitudes héréditaires spéciales y correspondent à la séparation séculaire des professions. A fortiori, s’il s’agissait des sociétés autres que cette société « privilégiée », le phénomène serait-il invraisemblable.

Mais du moins, à défaut de ces formations de races, ne faudra-t-il pas attribuer à la division du travail la création des classes sociales ? N’est-ce pas elle qui a constitué ces groupes, de même race sans doute ou de races mêlées, mais séparés par les mœurs et souvent par les lois, qui se retrouvent à l’intérieur de presque toutes les sociétés ? Nombre d’auteurs paraissent accepter, au moins implicitement, cette opinion en assignant aux classes une origine professionnelle. Le socialisme en particulier paraît croire que la division du travail est la mère des classes, et que la spécialisation sociale naît de la spécialisation technique.

La question est des moins éclairées. Les concepts directeurs des recherches, en matière de répartition sociale, n’ont pas été méthodiquement dégagés et classés ; tout ce travail est encore à faire. Mais déjà les distinctions que nous rappelions plus haut, entre les formes et les régimes de la division du travail, entre son aspect technique et son aspect juridico-économique ou juridico-politique, peuvent rendre ici quelques services. Sur ce point encore les explications « matérialistes » de l’histoire sont ébranlées par ces distinctions. On ne peut pas soutenir, d’une manière générale, que les rapports des hommes entre eux dérivent de leurs rapports avec les choses, et que la distinction des classes ne fait que décalquer la distinction préalable des métiers. En réalité bien d’autres différences que les différences des professions collaborent à la constitution des classes : différences de prestige religieux, d’influence politique, de pouvoir économique. Et bien souvent les classes ainsi constituées sont antérieures, en un sens, à la spécialisation professionnelle : au lieu qu’on appartienne à telle classe parce qu’on a pris tel métier, on prend tel métier parce qu’on appartient à telle classe. La subordination des situations commande la répartition des fonctions. Il serait donc vain de chercher, dans la division technique du travail, l’origine première et l’origine unique des distinctions de classes.

Il importe d’ailleurs, si l’on veut apprécier les répercussions de la spécialisation dans l’organisation sociale tout entière, de n’oublier aucun des domaines dans lesquels cette spécialisation peut s’exercer, et de ne pas s’en tenir à la considération du travail matériel. Nous avons vu combien il importe de savoir, pour caractériser une société, si le travail militaire, le travail spirituel et le travail de direction y sont réservés à une certaine catégorie de ses membres ou partagés entre tous, — concentrés ou disséminés. Il y a des cas où la répartition de ces travaux est calquée sur la répartition des fonctions économiques : l’exercice de telle de ces fonctions interdit, de droit, toute participation à la vie militaire, politique, intellectuelle de la société. Mais, dans les sociétés progressives, où ces différentes espèces d’activités se raffinent et se compliquent, il est rare que de pareilles barrières subsistent. Et nous voyons par exemple que dans nos sociétés, où la forme de la grande industrie réduit le travailleur manuel à une besogne très spéciale, il n’est jamais rivé, en droit, à sa fonction économique. Il est appelé, par exemple, à servir pour la défense nationale : les armées modernes brassent et mêlent, en même temps que toutes les provinces, tous les métiers de la nation. De même, quel que soit leur métier, tous les citoyens sont préparés, par un minimum d’instruction, à prendre leur part de la vie intellectuelle. En vain certains économistes ont-ils dénoncé, naguère, l’instruction de la masse comme contraire aux lois naturelles de la division du travail : les mesures destinées à rapprocher la science du peuple se multiplient universellement dans les sociétés occidentales. En même temps se multiplient les mesures qui lui permettent de participer plus ou moins directement à la souveraineté, en déléguant ses pouvoirs et en contrôlant ses délégués. Toutes ces institutions sont comme autant de contrepoids aux excès de la spécialisation industrielle : le travailleur n’est pas prisonnier de sa fonction ; tous les cercles différents de la vie sociale lui restent ouverts.

Et sans doute le socialisme observera que ces possibilités restent dans bien des cas purement « théoriques » ; que nombre de droits reconnus en principe à tous les citoyens restent en fait lettres mortes pour les prolétaires ; que leur situation économique les empêche d’en user librement. L’inégale répartition des propriétés entraverait ainsi l’égale jouissance des droits personnels. Les contre-coups de notre régime juridico-économique rendraient ainsi illusoires la plupart des précautions de notre régime juridico-politique. Celui-ci aurait détruit sans doute d’anciennes catégories sociales ; mais aussitôt, sur leurs ruines, celui-là en construirait de nouvelles. Et c’est pourquoi, comme naguère, la division du travail correspondrait encore à des classes.

Quoi qu’il en soit, il reste qu’entre les classes d’aujourd’hui, qui dérivent indirectement de l’organisation économique, et les classes d’autrefois, qui découlaient directement de l’organisation politique, les différences sont profondes, et qu’on ne peut plus soutenir que les sociétés vont se différenciant, comme les organismes, à mesure qu’y progresse la division du travail.

En réalité, au fur et à mesure de ces progrès, c’est un phénomène nouveau, inconnu aux organismes, qui se développe : ce n’est pas la différenciation, c’est ce que nous avons proposé d’appeler la complication sociale. On voit diminuer le nombre des groupes fermés qui embrassaient l’individu tout entier et commandaient à toutes ses activités, tandis qu’augmente le nombre des groupes ouverts, auxquels l’individu n’adhère que par un côté de sa personne et ne consacre qu’une partie de son énergie, — auxquels il peut participer sans leur appartenir. En un mot, de plus en plus les cercles qui se dessinent à l’intérieur d’une société s’entre-croisent ; et aux points d’entre-croisement de ces cercles se dressent les individus, différents les uns des autres par cela même que diffèrent ce qu’on pourrait appeler leurs collections de groupements. En ce sens, et lorsqu’elle se réalise ainsi par une multiplication des cercles sociaux, c’est l’individualisation que la division du travail favorise. Elle accroît, par la diversité même des rapports qui les relient, les petites différences qui séparent les personnes ; mais elle ne sectionne plus les sociétés en organes nettement tranchés. Elle concourt à la différenciation individuelle bien plutôt qu’à la différenciation sociale.


Que la division du travail soit en effet, en même temps qu’un principe d’émancipation pour l’individu. un principe, non de dispersion, mais de cohésion pour la société, c’est ce que M. Durkheim s’est proposé de démontrer. Nous avons remarqué que jusqu’ici, en recherchant les effets sociaux de la division du travail, on était frappé des distinctions et des séparations qu’elle introduit. C’est l’autre aspect du phénomène que M. Durkheim met en relief. À ses yeux la véritable fonction de la spécialisation n’est pas de produire de plus en plus économiquement plus de choses, mais de relier les hommes de plus en plus intimement. Instaurer, entre les individualités dont elle respecte pourtant la distinction, une solidarité intime, voilà la conséquence essentielle de son progrès. Et lorsque nous voudrons porter un jugement impartial, « scientifique » sur ce progrès, et prendre rationnellement parti pour ou contre, il faudra nous souvenir de cette constatation de la sociologie, que la fonction normale de la division du travail est une fonction morale.

Que la division du travail entraîne une solidarité « objective », qu’elle rende, en fait, mutuellement dépendants les êtres qui se partagent les fonctions, les économistes l’avaient dès longtemps démontré, et les « solidaristes » le démontrent chaque jour. Mais M. Durkheim va plus loin : c’est une solidarité « subjective » qu’il fait découler de la division du travail. Elle agit, suivant lui, sur les consciences mêmes. Elle n’abouche pas seulement les intérêts, elle soude les sentiments. Non seulement elle force les hommes à s’aider les uns les autres, mais elle les incline à se respecter les uns les autres. Des services mêmes qu’ils échangent naît tout un système d’obligations morales qui les enveloppent et les rapprochent. C’est ce côté qu’on avait jusqu’ici laissé dans l’ombre. On semblait croire que la coopération, reposant sur la différence des activités qu’elle concerte, et les réunissant pour un moment sur un point unique, n’était qu’un mode économique de groupement ; pour fonder un groupement éthique, où les individus se sentent moralement unis, la ressemblance seule, semblait-il, était nécessaire et suffisante.

En réalité la dissemblance aussi est principe d’union. Ce qui est vrai des amis différents de tempérament, ou de l’homme et de la femme dans le mariage est vrai aussi, dans l’ensemble de la société, des coopérateurs spécialisés. Par cela même qu’ils diffèrent ils se complètent, et le ressentent incessamment. La division du travail, en entremêlant leurs fins d’un bout à l’autre de leur vie, rappelle chaque jour à chacun d’eux qu’il ne suffit pas à lui-même ; elle l’habitue à se concerter avec les autres, à régler son activité en fonction de leur activité ; en un mot, à tout instant elle renouvelle dans son âme le sentiment qu’il est une partie d’un tout, et que son bien dépend de ce tout comme le bien de ce tout dépend de lui. Elle est donc moralisatrice. Et si l’on ne s’en est pas aperçu plus tôt, c’est qu’on se faisait des phénomènes de l’échange et du contrat, auxquels on liait la théorie de la division du travail, une idée trop étroite et trop sèche.

Il faut considérer les tenants et les aboutissants, et comme le rayonnement social de ces phénomènes économique et juridique : ce que chacun d’eux implique et ce qu’il produit. L’acte de l’échange n’est que l’expression momentanée et superficielle d’un état durable et profond, d’un état de « manque » qui suscite, dans l’âme de chacun des échangistes, tout un ensemble de sentiments et d’images. Chacun se représente d’une manière constante ceux qui le complètent, et dont la vie est nécessaire à sa vie. Sa pensée se reporte naturellement non seulement aux produits mais aux producteurs. Ils prennent une place privilégiée dans sa vie mentale. Et ainsi, non par un pur calcul d’intérêts, mais par le jeu spontané des sentiments, chacun est porté à se sentir obligé envers ceux avec lesquels il coopère.

Ces obligations dépassent d’ailleurs de beaucoup, d’ordinaire, celles qui sont formulées dans les contrats par lesquels nous fixons les conditions de notre coopération. Il est très vrai que plus la spécialisation et avec elle la coopération se développe, et plus aussi nous réglons nos activités non pas uniquement mais principalement d’après des contrats. Mais on aurait tort de ne voir, dans l’acte du contrat, que deux volontés individuelles momentanément abouchées. Il faut apercevoir derrière elles la société préexistante, qui seule prête force impérative à leurs engagements qu’elle réglemente, et dont elle est capable d’annuler les uns tandis qu’elle sanctionne les autres. C’est elle encore qui, du contrat une fois signé par les coopérateurs, fait découler certains devoirs qu’elle leur impose, alors même qu’ils n’y auraient pas pensé, bien plus, alors même qu’ils auraient voulu s’y soustraire. Tous pouvoirs qui prouvent bien que lorsque nous contractons pour échanger les produits de nos activités différentes, nous sommes englobés dans un système de droits et de devoirs définis, antérieur et supérieur au contrat même. Qui dit coopération d’individus spécialisés dit donc soumission à une même réglementation sociale.

Il est donc avéré que la division du travail ne se développe pas dans un groupe sans tendre d’un individu à l’autre un filet de sentiments sociaux, sans faire peser sur tous une même équerre, en un mot sans convier ou obliger incessamment les hommes à respecter leurs devoirs de solidarité.

Ainsi s’explique la persistance du lien social au milieu du progrès de la civilisation. Car il est trop clair que dans nos sociétés volumineuses et denses, où tout se mêle et où tous s’agitent, les ressemblances non seulement physiques mais mentales qui unissaient les individus vont s’effritant. Et par suite la communauté des consciences, qui reposait sur ces ressemblances, s’affaisse peu à peu. De tous côtés la part des traditions collectives est rognée. La mode l’emporte sur la coutume, la recherche sur la croyance, l’initiative sur le conformisme. Au milieu de cette décroissance générale de l’homogénéité, comment se fait-il que la cohésion sociale ne soit pas ébranlée ? C’est qu’elle s’appuie à un contrefort nouveau. La division du travail vient prendre la place de la communauté des consciences et, par la quantité, la complexité et l’intimité des rapports qu’elle établit entre les individus, restaurant la solidarité menacée, elle fournit ses points d’appui nécessaires à la vie morale.

Il faut ajouter seulement que, après cette restauration, l’axe de la vie morale est comme déplacé. L’ancienne solidarité éteignait en quelque sorte l’individualité. La nouvelle solidarité met les droits de l’individualité en lumière. Quand les ressemblances qui unissent les membres d’un groupe sont très nombreuses, les sentiments collectifs sont très intenses. Ils s’expriment en traditions pesantes, d’un caractère religieux, et en interdictions strictes, d’un caractère répressif. La conscience commune étouffe les consciences personnelles. Là au contraire où la division du travail est poussée très loin, cette conscience perd de son empire et laisse varier les individus. On leur reconnaît la faculté de différer, et si différents qu’ils soient les uns des autres, on leur conserve les mêmes droits. La solidarité est « organique » et non plus « mécanique » ; c’est-à-dire qu’elle implique la diversité et la spontanéité des éléments qu’elle unit. Les règles restitutives, destinées à faire respecter les intérêts individuels, gagnent sur les règles répressives, destinées à faire respecter l’autorité des sentiments communs. Le seul sentiment commun qui grandisse au milieu de ces transformations est précisément le culte de la personnalité humaine.

Ainsi la division du travail n’assure pas seulement la cohésion sociale, elle en modifie la nature, elle imprime une nouvelle orientation à notre moralité. Si elle ébranle sur plus d’un point l’obéissance aux traditions anciennes, elle fait passer au premier plan le souci de la justice. À la solidarité fondée sur l’annihilation des individus, qui les incline tous ensemble devant une force supérieure à eux, elle substitue une solidarité fondée sur le libre développement des individus, et qui les invite à respecter mutuellement leurs droits personnels C’est du respect de la personne humaine qu’elle fait le centre de la morale sociale.

Voici donc arrêté le jugement pessimiste que nous étions en train de porter sur la division du travail. Car il est clair que nous devons la respecter, si elle est pour notre moralité un principe de vie et de progrès, s’il est vrai que spontanément et quasi mécaniquement, rien qu’en continuant son œuvre de subdivision des fonctions, elle harmonise et égalise.

Encore faut-il, afin que cette œuvre d’équité s’accomplisse, la réunion de certaines conditions préalables. Et pour peu qu’elles manquent, — M. Durkheim le reconnaît, — l’action bienfaisante de la division du travail est étroitement entravée.

Il importe par exemple, pour que la division des fonctions porte tous ses bons fruits, que ces fonctions soient aussi exactement adaptées que possible à la diversité des facultés, et à cette fin qu’elles soient choisies en toute liberté. S’il n’y a pas corrélation entre les métiers et les facultés, si nombre d’individus sont à chaque instant rebutés par leurs occupations quotidiennes, si leur profession est leur ennemie intime, si elle leur demande plus, ou moins, ou autre chose que ce qu’ils peuvent donner, il deviendra difficile d’harmoniser ces spécialisations manquées. Un malaise s’ensuivra, d’autant plus dangereux pour l’ordre social que cet ordre n’est plus soutenu par les traditions reçues, et que la conscience collective ne pèse plus de tout son poids, pour les réduire à la raison, sur les consciences individuelles ; c’est pourquoi, dans les sociétés où la division du travail est poussée très loin, il est si important que les individus soient vraiment libres dans leur vocation, qu’ils puissent chercher leur voie, essayer leurs forces, gagner la fonction à laquelle, la nature les prédispose.

Mais imaginez que, grâce à la situation économique de leurs parents, les uns jouissent d’une éducation développée, prolongée, raffinée tandis que les autres sont assujettis dès l’enfance à un travail manuel intensif, alors, entre les uns et les autres, les conditions de la concurrence ne sont pas égales. L’intervention des « facultés » sociales trouble le libre jeu, le juste concours des facultés naturelles. Dès lors la division du travail est contrainte, et non spontanée.

Et ainsi il y a bien des chances, les uns étant tout portés et les autres presque écrasés par la force des choses, pour que l’adaptation des aptitudes aux fonctions soit mal réalisée. En d’autres termes, là où il n’y a pas égalité dans les conditions extérieures de la concurrence, il n’y a pas liberté véritable dans le choix des fonctions ; et la cohésion sociale est par là menacée. Il ne suffit donc pas pour qu’elle soit assurée que les travaux soient divisés : il faudrait encore que les conditions fussent égalisées.

Par un autre chemin nous rencontrons une conclusion analogue. Dans les sociétés où le travail est très divisé il importe par-dessus tout, puisque de plus en plus les relations entre individus y prennent la forme contractuelle, que les contrats soient formés en pleine liberté. Cela est nécessaire pour que le respect en soit garanti non seulement par la force des lois mais par l’union des consciences. Que si nombre d’individus ne contresignent les contrats qui règlent leur activité que contraints et comme à leur corps défendant, l’ordre social est ébranlé. Or à quelle condition est-on sûr que les contrats seront, de part et d’autre, librement consentis ? À la condition qu’il y ait équivalence dans les « causes » du contrat : à la condition que les objets ou les services échangés soient bien d’égale valeur, et tels que les parties contractantes accepteraient au besoin de changer de place. Mais imaginez maintenant une inégalité des situations économiques telle que l’une des parties soit talonnée par la nécessité et forcée ainsi de se plier à n’importe quelles exigences, il y a trop de chances pour qu’il n’y ait pas équivalence dans les « causes ». L’un des contractants n’acceptera que des lèvres, non du cœur, des clauses qu’il n’aura pas débattues en pleine liberté. Ici encore c’est la contrainte, non la spontanéité qui dominera dans les rapports auxquels donnera lieu la division du travail ; et par suite c’est un état de guerre, déclarée ou latente, qu’elle engendrera, bien plutôt qu’un état de paix sociale.

Il faut donc le reconnaître ; pour qu’elle produise ce qu’on attend d’elle, pour qu’elle harmonise les consciences il faut qu’une certaine structure sociale soit préalablement donnée. La division du travail ne porte pas sa moisson de solidarité dans tous les terrains. Que lui fasse défaut un certain milieu juridico-économique, que manque une certaine dose d’égalité, que la disproportion des conditions économiques aille croissant, et l’on pourra constater que la division du travail oppose bien plutôt qu’elle n’unit.

D’ailleurs, l’égalité des conditions fût-elle réalisée, il s’en faudrait encore que la division du travail imprimât d’elle-même aux individus cette habitude de régler leur activité, de se « contrôler » eux-mêmes en vue les uns des autres, sans laquelle il n’y a pas de vie morale. Et en effet pour que nous contractions de pareilles habitudes il faut une pression et comme une conspiration des circonstances journalières ; il faut que nous soyons rappelés à l’ordre par un groupe permanent, qui consacre ces règles de conduite de son autorité. Seules des associations de ce genre sont capables de sauvegarder la notion et d’assurer le respect des obligations spéciales aux membres des diverses professions. En un mot des groupements professionnels dûment organisés sont nécessaires à l’entretien de la moralité propre à un régime de coopération. Là où manquent ces organes protecteurs et directeurs, c’est bientôt le régime du désordre, de la discorde entre les professions, du désarroi moral à l’intérieur de chacune d’elles. Et c’est pourquoi M. Durkheim ajoute, à la deuxième édition de son livre, une préface destinée à compléter la liste des conditions nécessaires à l’action moralisatrice de la division du travail : il montre que pour que cette action pût s’exercer librement, il faudrait non seulement un remaniement complet des conditions économiques, mais encore une reconstitution méthodique des corporations, adaptées aux exigences de l’industrie moderne.

D’une manière plus générale, ce ne sont pas seulement certaines institutions, c’est tout un ensemble de sentiments préalables que la division du travail suppose, pour produire de l’harmonie sociale : ce n’est pas seulement un milieu juridique ou économique particulier qui lui est nécessaire, mais une certaine atmosphère morale. Et en effet, la coopération complexe ne crée pas la vie sociale ; elle en dérive. Pour que les hommes aient non seulement l’idée, mais la faculté de coopérer, et pour qu’ils acceptent de coopérer suivant certaines règles, il faut déjà qu’ils soient unis et leurs rapports réglés. Les fonctions qui se spécialisent ne s’adapteraient pas l’une à l’autre si les hommes qui se les partagent n’étaient capables et désireux de s’entendre, s’ils n’étaient déjà rapprochés non seulement matériellement, mais moralement, en un mot si les ressemblances ne les avaient mis déjà sur le chemin de la sympathie. C’est ce que M. Durkheim exprime en constatant que la solidarité organique ne peut fleurir que sur le terrain préparé par la solidarité mécanique. En ce sens la fraternité apparaît comme une condition préalable de l’égalité, et la justice, qui s’accommode des différences, n’est qu’une émanation de l’amour, qui fructifie par les similitudes.

Dira-t-on que ce milieu moral était nécessaire à l’éclosion de la solidarité organique, mais qu’elle peut désormais voler de ses propres ailes ? ou croirons-nous, au contraire, que ce même milieu lui est perpétuellement nécessaire et doit être quotidiennement recréé ? On peut craindre, en effet, que la division du travail, à mesure qu’elle se perfectionne, ne tende par certains côtés à isoler les individus, et ne rende illusoires ces rapprochements sur lesquels on comptait pour accorder les personnalités. Quand les relations restent directes et d’homme à homme, entre producteurs et consommateurs, ou entre entrepreneurs et ouvriers, alors on peut croire que la spécialisation entraîne, en effet, dans l’esprit de ceux qu’elle met en présence, certaines associations d’images et de sentiments qui les inclinent naturellement à se respecter. Mais quand ces relations se distendent, quand on travaille les uns pour les autres sans se toucher et sans se voir, l’effet moral peut-il être le même ? N’est-ce pas, comme l’a montré M. Simmel, une des conséquences du rôle de l’argent dans nos sociétés que de remplacer un peu partout les rapports concrets, vivants et humains, par des rapports impersonnels et comme abstraits ? Le grand intermédiaire est aussi le grand isolateur. Par son omniprésence les âmes se refroidissent et se contractent. Et ainsi, dans la mesure où la division du travail est responsable du développement de tout le système commercial, on peut dire qu’elle nous habitue à ne plus voir les hommes derrière les choses, à traiter les hommes comme des choses. Pour réagir contre ces influences isolantes et desséchantes, est-ce trop de toutes les forces assimilatrices qui par-dessous nos spécialisations continuent de nous rapprocher, nous rappelant ainsi que nous devons nous traiter comme des semblables et, attisant en nous la flamme vacillante du sens social ? Il est donc heureux que par certains côtés nous ne cessions pas de nous ressembler, s’il est vrai que faute de ces ressemblances persistantes les sentiments sympathiques perdraient de leur chaleur, et que cette chaleur est nécessaire à la vitalité du souci même de la justice.

Il est donc difficile de soutenir que la division du travail produit d’elle-même et mécaniquement la solidarité voulue. Il faut encore, pour parer aux tiraillements et aux disjonctions auxquelles son développement peut donner lieu, un certain nombre de conditions préalables : des situations économiques enfin égalisées, des groupements professionnels réorganisés, des consciences déjà socialisées. Il se dégage donc de l’apologie présentée par M. Durkheim une impression presque aussi pessimiste que celle que cherchaient à donner les critiques socialistes de la division du travail. Et en effet, pour reprendre un couple d’expressions dont Comte aimait à se servir, nous comprenons bien que les conditions en question sont « indispensables » à la division du travail pour l’exercice de sa fonction morale ; mais nous ne voyons nullement qu’elles soient « inévitables », et se réalisent automatiquement. En fait, bien qu’elles se rencontrent toujours et partout, on pourrait soutenir qu’elles n’ont jamais encore été pleinement réalisées. Et ainsi M. Durkheim nous découvre moins ce que la division du travail produit en fait que ce qu’elle devrait produire, moins son effet nécessaire que son effet idéal.

Au vrai, il ne nous semble pas qu’on ait réussi à nous fournir, sur les conséquences de la division du travail, une opinion proprement et purement scientifique. Les jugements pessimiste ou optimiste que nous porterons sur elle dépendront sans doute toujours, en dernière analyse, des fins que nous proposerons à la vie, tant individuelle que sociale. Et que ces jugements de valeur doivent se modeler sur des jugements de réalité, que la connaissance des lois doive déterminer la position des fins, qu’une étude objective des différents « types » sociaux, en nous découvrant leur évolution normale et ce qui pour chacun d’eux, comme pour chaque espèce animale, constitue l’état de santé, doive nous dicter notre idéal, c’est ce qui ne nous paraît pas encore certain. Il y faudrait, en tout cas, des analyses et des comparaisons singulièrement plus nombreuses et plus approfondies que celles dont la sociologie dispose aujourd’hui.

La sociologie ne nous paraît donc pas prête, — si tant est qu’elle doive l’être jamais — à se substituer à la morale. Mais que celle-là puisse d’ores et déjà rendre des services à celle-ci, on s’en est sans doute rendu compte. Après les recherches que nous venons de résumer, la question de la division du travail ne reste plus comme extérieure à la morale, et abandonnée aux seules disputes des économistes. Nous mesurons ses effets non plus seulement sur les choses mais sur les hommes, non plus seulement sur les individus mais sur l’ensemble de la société. Ainsi de nouvelles questions sont posées à nos consciences, en même temps que de nouveaux éléments d’appréciation leur sont fournis.


III. — LES CAUSES DE LA DIVISION DU TRAVAIL

On montrerait aisément qu’en ce qui concerne la recherche des causes de la division du travail, l’influence élargissante de la sociologie n’a pas été moins féconde.

Les causes, c’était en se repliant sur lui-même que l’économiste classique pensait les trouver. Fils d’un monde où l’échange était la règle, il érigeait en penchant universel et inné la tendance à échanger qu’il y avait contractée. Suivant lui, c’est en obéissant à ce penchant que les individus sont amenés à comprendre les avantages de la spécialisation, et c’est en vue des échanges à venir que chacun d’eux se fait l’homme d’un seul métier.

Mais, nous l’avons vu, pour démontrer l’étroitesse de cette thèse, il suffit d’énumérer les milieux que traverse la division du travail. Nous en avons rencontré qui connaissent la spécialisation sans connaître, à proprement parler, l’échange : on a pu dire qu’avant l’expansion de « l’économie urbaine » la règle est de n’échanger qu’à la dernière extrémité. La présence de l’échange ne saurait donc être nécessaire à la naissance de la spécialisation.

Bien plus, la préoccupation d’échanger se retrouvât-elle partout, elle ne suffirait pas encore à rendre compte de la division du travail. La fin ne crée pas les moyens. En admettant que les hommes aient compris que chacun d’eux aurait avantage à produire une chose que les autres ne produisent pas, encore faut-il qu’ils soient capables de différencier ainsi leur production, — ce qui suppose non seulement une diversité de métiers inventés, mais une diversité de facultés données.

Il est trop clair, en effet, que pour que les activités divergent, il faut que des routes multiples leur soient ouvertes. Tout de même qu’il n’y a pas de photographes sans plaques sensibles ou d’artilleurs sans canons, l’existence de certaines croyances et de certains rites est nécessaire à la formation d’une classe de prêtres, l’existence de certaines connaissances et de certaines recettes est nécessaire à la constitution du métier de médecin. En ce sens, — M. Tarde l’a plus d’une fois rappelé — l’invention est mère du progrès de la spécialisation comme de toutes les transformations économiques. La subdivision ou la création des professions dépend immédiatement des trouvailles, humbles ou grandioses, de l’esprit. Et là où il s’est façonné un instrument de découvertes qui ne s’arrête jamais, comme la science moderne, c’est alors surtout qu’on voit décupler, nous l’avons constaté, le nombre des professions distinguées. Leur multiplication est liée au perfectionnement de la technique.

Mais il ne suffit pas encore que de nouvelles possibilités soient ainsi offertes, et de nouveaux cadres ouverts aux activités des hommes. Il importe, pour qu’il en découle les avantages escomptés, que les activités données soient à la hauteur des métiers inventés, que la diversité des aptitudes corresponde, en un mot, à la diversité des fonctions.

Smith ne croyait pas à la diversité originelle des aptitudes. Bien loin que les hommes soient portés à échanger parce qu’ils naissent différents, ils ne deviennent différents, suivant lui, que parce qu’ils sont portés à échanger. Mais le XIXe siècle, averti par la biologie, a ouvert les yeux sur l’essentielle hétérogénéité des êtres. Les espèces végétales et animales voient pulluler les variétés individuelles qui luttent pour se fixer. L’humanité n’échappe pas à cette loi. Non seulement ses membres sont différenciés par les milieux auxquels ils s’adaptent, et acquièrent des qualités différentes suivant qu’ils habitent le nord ou le sud, la montagne ou la plaine, le bord des fleuves ou les rivages de la mer ; mais les « idiosyncrasies » qu’ils apportent en naissant sont d’une extrême variété. C’est cette variété qui montre le chemin à la spécialisation. En ce sens, bien loin de nous apparaître comme une sorte de combinaison artificielle, résultant de l’entente des volontés qui cherchent leur intérêt, la division du travail doit nous apparaître comme fondée en nature ; elle est l’œuvre moins d’un calcul prémédité que d’une diversité spontanée.

Qu’on se garde, toutefois, d’exagérer la part de ces causes naturelles. Si nous cherchons à les suivre à travers l’histoire, nous voyons aussitôt leur action se mêler à l’action de causes d’ordre social ; et celle-ci, non seulement masquer, mais souvent neutraliser celle-là. Combien de fois, en effet, n’arrive-t-il pas qu’un être se trouve voué à telle ou telle fonction moins en vertu de ses dispositions individuelles, que de sa situation sociale ? Ainsi la force des institutions, politiques ou économiques, prime les tendances de la nature.

L’exemple le plus typique s’en rencontre dans les sociétés conjugales. On s’attendrait ici à ce que la division du travail fût calquée sur les différences naturelles qui séparent les deux sexes. En fait, les besognes les plus fatigantes sont réservées souvent au sexe le plus faible. Le plus fort abuse de sa situation pour répartir ses travaux non suivant le vœu de sa nature, mais suivant ses propres intérêts. Mais qu’on ne croie pas que cette division du travail contrainte soit propre à la société conjugale. M. Gumplowicz va jusqu’à dire que jamais le travail ne s’est divisé librement. Suivant lui, tout État est composé de divers éléments ethniques ; mais c’est moins leurs dispositions naturelles que leur situation respective qui détermine leurs fonctions. Le groupe qui a le pouvoir se réserve certaines professions, et abandonne ou impose les autres aux groupes subordonnés. En un mot la division technique du travail est précédée et gouvernée par la différenciation politique.

D’ailleurs, là même où les inégalités politiques sont effacées, il faut se souvenir que les inégalités économiques jouent un rôle analogue et exercent indirectement la même pression. C’est ainsi que dans nos sociétés modernes, l’influence des dons naturels sur la répartition des tâches est singulièrement réduite. Il ne faut pas dire sans doute que ces dons ne guident le choix du métier que dans les phases les plus anciennes de la spécialisation : l’ouvrier moderne tient compte des aptitudes physiques et intellectuelles de ses enfants pour les orienter vers la profession d’ébéniste ou de forgeron, de comptable ou de dessinateur. Mais combien plus souvent est-il obligé de tenir compte des ressources dont il dispose ! Pour entrer dans telle ou telle carrière il faut de l’argent, ou il faut du temps, qui est encore de l’argent. Il y a ainsi comme des étages économiques de professions, et il est singulièrement difficile de passer sans aide d’un étage à l’autre. En ce sens encore les différenciations sociales sont capables de neutraliser les différenciations naturelles.

Au surplus, eût-on établi avec précision la part qui revient aux différenciations de ce genre, on n’aurait pas encore dégagé les causes véritables du progrès de la spécialisation. Après les réflexions qui précèdent, sur la diversité des procédés inventés, des facultés innées, des situations acquises, nous pouvons pressentir dans quel sens se divisera le travail s’il doit se diviser. Mais la division n’est pas encore rendue nécessaire par la diversité. En fait, cette diversité n’est pas toujours utilisée. Combien de procédés ont été inventés, combien de métiers spéciaux étaient techniquement possibles avant qu’on vît se produire les différenciations professionnelles correspondantes. Inversement combien d’aptitudes naturelles ont attendu avant d’être mises en valeur et de trouver une fonction à leur mesure ! On ne nous a donc montré que les conditions qui rendent la division du travail possible et non celles qui la rendent indispensable, que des causes permissives, non des causes nécessitantes. Le ressort de l’évolution, le primum movens reste caché.

Ce n’est pas en nous repliant sur nous-mêmes, nous dit M. Durkheim, que nous le découvrirons, mais en étudiant objectivement les phénomènes sociaux et d’abord les plus extérieurs ; c’est la « morphologie sociale », qui détient la clef du problème.

On a longtemps considéré comme indifférente la forme extérieure des sociétés : qu’elles fussent grandes ou petites, denses ou clairsemées, il semblait que cela ne dût changer en rien leur constitution intime. Les économistes avaient signalé l’importance de l’extension du marché, et montré comment elle rend possible, par les perspectives qu’elle ouvre au calcul des vendeurs, les transformations de l’industrie ; mais ils ne paraissaient pas remarquer la pression spéciale exercée, par la forme même des sociétés, sur la tendance spontanée de leurs unités composantes. Le positivisme et le socialisme attirèrent l’attention sur cette pression sui generis. La sociologie contemporaine, en recherchant méthodiquement les causes proprement sociales de la division du travail, devait mettre en pleine lumière sa force contraignante.

Il est remarquable en effet que les sociétés où la subdivision des professions prend un développement hors de proportion avec tout ce qu’on voit ailleurs sont aussi caractérisées par une certaine forme : elles sont les plus volumineuses et surtout les plus denses. C’est principalement chez elles que la masse sociale se rassemble en centres compacts : c’est chez elles que croissent, en même temps que le nombre et la rapidité des communications, le nombre et la grandeur des agglomérations urbaines, si bien qu’on peut aller jusqu’à dire que « la division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés ». — N’est-ce là qu’une simple coïncidence constante ? ou n’est-il pas possible de découvrir, entre ces deux phénomènes, un rapport de causalité ?

Il suffira pour cela d’utiliser une indication de la biologie. Darwin l’a noté : la concurrence entre les organismes est d’autant plus intense qu’ils sont plus rapprochés par l’espace et plus analogues par le type. Où dix membres d’une même espèce ne peuvent coexister, cent membres d’espèces différentes se développent aisément côte à côte. La concurrence intensifiée pousse donc naturellement à la divergence des caractères ; les individus qui sauront se différencier les premiers auront le plus de chances de survivre. C’est cette loi qui s’applique à l’humanité condensée. Pressés les uns contre les autres, les individus sont obligés de lutter plus ardemment pour la vie. Par suite, ils sont naturellement portés à demander leur salut à la spécialisation. Ils chercheront instinctivement une place qui ne soit pas remplie, un emploi qui ne soit pas tenu. Ils se gênent d’autant moins qu’ils exploitent des filons plus divergents, que diffèrent davantage les besoins auxquels ils satisfont ou les procédés dont ils usent. Le chapelier ne prend pas sa clientèle au cordonnier, ni l’oculiste à l’aliéniste. De même le prêtre et le guerrier, l’industriel et le savant, ne visent pas les mêmes buts, ne chassent pas sur les mêmes terres. Ce n’est donc pas seulement dans l’ordre économique, c’est dans tous les ordres de production que les hommes ont intérêt à se spécialiser, s’ils veulent coexister en paix. La densité sociale, en intensifiant leur concurrence, les force à chercher inlassablement les voies non foulées ; sa pression les lance en quelque sorte dans toutes les directions. Il faut bien, comme disait Auguste Comte, qu’ils tentent « de nouveaux efforts pour s’assurer, par des moyens plus raffinés, une existence qui autrement deviendrait plus difficile ». Par là s’explique l’accroissement inouï de la division du travail dans nos sociétés : c’est qu’étant donnée leur forme, cette division devient pour leurs membres une nécessité vitale.

Ainsi la morphologie sociale, en dirigeant notre regard en dehors de nous-mêmes, nous découvre ce qui nous manquait jusqu’ici : une puissance déterminante, la cause motrice du progrès de la spécialisation.


Est-ce à dire, comme on a paru le croire quelquefois, que nous nous trouvions dès lors enfermés dans une théorie à la fois mécaniste et mystique de l’évolution sociale, qui ferait découler immédiatement les variations de la conduite humaine du mouvement spontané d’une réalité supérieure et extérieure aux individus, sans se préoccuper en particulier des causes naturelles ni surtout des causes psychologiques qui peuvent collaborer à cette évolution ?

Telles ne sont pas, nous semble-t-il, les conséquences de la théorie que nous résumons. Si elle se contentait de nous montrer que l’accroissement et la condensation de la masse sociale nécessitent la spécialisation des individus, sans nous dire comment, à l’aide de quels intermédiaires cela produit ceci, on pourrait retourner, pour s’en servir contre elle, l’objection qu’elle adressait aux théories précédentes ; elle nous montrerait bien pourquoi la division du travail est indispensable, non comment elle est possible. Mais en réalité l’explication proprement sociologique n’élimine pas les autres explications : elle les englobe en même temps qu’elle les complète. La cause mise en avant par la morphologie sociale n’exclut nullement les diverses influences favorables à la division du travail signalées jusqu’ici. Ces influences sont au contraire suscitées et stimulées par la forme même des sociétés ; elle utilise ces forces disponibles et en facilite le jeu. Elle rend la division du travail plus aisée en même temps qu’elle la rend plus nécessaire.

C’est ainsi que l’accroissement du volume et de la densité sociale favorise l’éclosion de cette diversité d’aptitudes utile à la spécialisation. Les réflexions de Spencer trouvent ici leur place : plus une société est étendue, plus les milieux naturels où elle se développe ont de chances d’être variés ; plus il y a de chances aussi pour que soient variées les aptitudes naturelles dont elle disposera. D’une façon plus générale, et indépendamment de la diversité des habitats — Darwin l’a remarqué, — plus les échantillons d’une même espèce sont nombreux, plus les variations individuelles sont probables. Ainsi, plus une société rassemblera de membres, et plus il est probable qu’il y naîtra des individus capables d’innover. D’ailleurs, comme le fait observer M. Coste, l’agent le plus puissant des variations de toutes sortes n’est-il pas la fécondation croisée ? On peut retrouver l’analogue de ce phénomène dans nos sociétés denses et mobiles où le métissage est la règle et où toutes les races se mêlent, pour le désespoir de l’anthroposociologie. Il y a donc des chances pour qu’on ne voie pas dans ces sociétés se former des races nouvelles, aux aptitudes nettement fixées par l’hérédité et dont la fixité même pourrait contrarier le progrès de la spécialisation. L’entrecroisement des hérédités y donnera lieu à des composés plus complexes, plus hétérogènes, plus instables ; c’est-à-dire qu’il y préparera les individualités les mieux faites pour se plier aux innovations spécialisatrices.

L’action de l’esprit ne sera d’ailleurs pas moins secondée sur ce point que celle de la nature. Pour que ces innovations puissent se faire jour, encore faut-il que les traditions reçues ne pèsent pas trop lourdement ; encore faut-il que la conscience collective admette les essais des consciences individuelles. Or c’est précisément dans les sociétés volumineuses, denses et mobiles que celles-ci sont le mieux libérées de la tyrannie de celle-là. Plus l’aire que doit gouverner la conscience collective est étendue, plus elle devient fatalement abstraite, indéterminée, et par suite tolérante. De même, plus les individus changent aisément de milieux, plus ils sont soustraits à l’influence immobilisante des anciens, gardiens des traditions. Plus enfin ils sont nombreux et concentrés, moins la surveillance exercée sur chacun d’eux est étroite et sévère. C’est donc dans les grandes nations et en particulier dans les grandes villes que s’abaissent le mieux la plupart des obstacles que peuvent rencontrer les innovations professionnelles. Il faut ajouter que c’est là aussi qu’elles trouvent les meilleurs stimulants. Ne sait-on pas, en effet, comme M. Tarde l’a montré, qu’une invention est le plus souvent le résultat d’une interférence, de l’entre-croisement de deux traditions diverses ? Or les agglomérations urbaines, recrutées par l’immigration bien plus encore que par la natalité, sont des centres de rendez-vous pour les traditions les plus variées venues des quatre coins de l’horizon. Ce sont ces milieux qui portent à leur maximum la variabilité et la souplesse mentale favorables au développement de la division du travail.

On voit par là que l’explication morphologique n’exclut pas les explications psychologiques ; si l’accroissement de la densité pousse à la division du travail, c’est grâce aux facultés qu’elle met en jeu, et qui seules rendent possible le progrès de cette division. Mais il faut aller plus loin. Pour expliquer la possibilité de ce progrès, ce n’est pas seulement la diversité des aptitudes et la multiplicité des inventions, c’est le raffinement des besoins humains qu’il faut faire entrer en ligne de compte. Préoccupé de dénoncer l’insuffisance des théories qui se fient à la seule introspection, M. Durkheim montre justement qu’il ne saurait suffire, pour rendre compte de la division du travail, de postuler chez tous les hommes une vague aspiration vers plus de bonheur : bonheur incertain, aspiration elle-même problématique. Mais il reconnaît aussi que la division du travail ne saurait se développer là où les besoins humains ne croîtraient pas en nombre, en variété, en délicatesse. L’homme pressé par la lutte pour la vie chercherait en vain à vivre d’un métier spécial si ce métier n’avait à qui satisfaire ; pour que la spécialisation subsiste il faut, en faisant subsister son homme, qu’elle réponde à quelque exigence au moins latente.

Comment donc ce progrès des besoins s’explique t-il ? M. Durkheim le rattache à cette même cause qui est, suivant lui, le moteur de toute l’évolution sociale : la même concurrence née de la concentration, qui pousse à la création de nouveaux moyens, hâte aussi la maturation de besoins nouveaux. Et en effet, plus la lutte est ardente, plus les individus demandent à leur organisme, et plus celui-ci demandera à son tour. Pour restaurer un équilibre sans cesse menacé, ils se dépensent et s’ingénient de toutes façons. Leur corps plus vite usé réclame une nourriture plus abondante et plus variée. Leur cerveau surexcité devient plus délicat et plus difficile. Ainsi toutes sortes de raffinements, d’ordre matériel ou spirituel, passent au rang de besoins vitaux, prêts à utiliser les offres de la spécialisation croissante. L’accroissement de la densité multiplie et varie, du même mouvement, les modes de la consommation et de la production : il n’est pas étonnant, par suite, qu’ils continuent de se correspondre les uns aux autres.

On jugera peut-être que cette théorie voudrait être complétée, et que, pour rendre compte de la multiplication si rapide des besoins humains, c’est trop peu que d’attirer l’attention sur les dépenses de l’organisme et leurs répercussions. À cette explication psycho-physiologique, des explications psycho-sociologiques s’ajouteraient utilement. N’est-il pas vraisemblable, par exemple, comme le fait remarquer M. Gurewitsch, que la division même des sociétés en classes surexcite singulièrement le développement des besoins humains ? Dans les milieux ainsi disposés, ce n’est pas la lutte pour la vie pure et simple qu’on voit se déployer, c’est encore et surtout la lutte pour la puissance sociale. Le désir de se distinguer et le désir de s’assimiler, de marquer les distances ou de les effacer, de tenir son rang ou de sortir de son rang, voilà, sans doute, les ressorts secrets les plus puissants de la consommation. On l’a justement observé : de quelque produit qu’il s’agisse, c’est toujours le luxe qui l’inaugure et qui le lance. Et si tant d’objets de luxe sont considérés, avec le temps, comme des objets de première nécessité, c’est que la « capillarité sociale », comme disait M. Dumont, est universelle : l’inférieur fait tout ce qu’il peut pour se rapprocher du supérieur, qui fait tout ce qu’il peut pour le distancer. En ce sens encore, et dans la mesure où ce développement des besoins favorise le développement de la spécialisation, la division des sociétés en classes devrait être rangée parmi les causes, bien plutôt que parmi les conséquences de la division du travail. Et ces causes devraient être cherchées non plus seulement dans l’influence exercée sur les facultés et les besoins des hommes par la forme extérieure des sociétés, mais dans l’influence exercée sur les sentiments mêmes par leur structure interne, par toutes sortes de phénomènes d’organisation dont l’étude relèverait non plus de la morphologie sociale proprement dite, mais de la sociologie politique ou économique.

D’une façon plus générale, qu’on soit forcé, pour expliquer le progrès de la spécialisation, de faire entrer en ligne de compte nombre de sentiments complexes et dépendants eux-mêmes de causes très variées, on s’en convaincra aisément si l’on fait attention à la nature de cette « nécessité » qui impose, nous dit-on, la spécialisation aux sociétés volumineuses et denses. Est-il vrai que ce soit une nécessité d’ordre tout extérieur et mécanique, une sorte de fatalité qui pousserait les hommes sans qu’ils s’en aperçoivent et sans qu’ils puissent, en tout cas, lui résister ? Non sans doute : car si la division du travail s’offre comme une solution de la lutte pour la vie, elle n’est pas la solution unique. Elle est une solution « adoucie » ; mais d’autres restent possibles vers lesquelles les hommes pourraient pencher, si, pour des raisons à déterminer, ils n’étaient portés déjà vers la solution la plus douce, la plus pacifiante, et pour tout dire, la plus « sociale ». La division du travail n’est donc indispensable que sous condition. Pour que les hommes aient le sentiment de cette nécessité, il faut non seulement qu’ils veuillent vivre, sans quoi ils ne lutteraient même pas, — mais encore qu’ils veuillent vivre d’une certaine façon, qu’ils soient, en un mot, attachés à un certain idéal, — sans quoi ils auraient pu choisir d’autres dénouements à cette lutte. Parmi ces autres dénouements, M. Durkheim cite « l’émigration, la résignation à une existence plus précaire et plus disputée, enfin l’élimination totale des plus faibles, par voie de suicide ou autrement ». Pourquoi ces solutions ne sont-elles pas préférées, sinon à cause de certains sentiments préalablement installés dans l’âme des hommes ? S’ils ne se suicident pas, c’est qu’ils ont des raisons de tenir à la vie. S’ils ne se résignent pas, c’est qu’ils ont des raisons de tenir à un certain niveau de vie. S’ils ne se fuient pas, c’est qu’ils ont des raisons de tenir à une certaine communauté de vie. Le résultat de la communauté est donc, d’après les expressions mêmes de M. Durkheim, « contingent dans une certaine mesure » : sa nature dépend des sentiments que la pression de la densité sociale rencontre dans la conscience des hommes. Et sans aucun doute, ces sentiments eux-mêmes dépendent, dans une large mesure, des formes et des tendances de la société. Mais, du moins, ils ne découlent pas immédiatement de la concentration des masses. Ils ne sont pas expliqués par elle, et cependant ils sont nécessaires pour expliquer comment elle peut pousser à la spécialisation. Ce n’est qu’à travers une série d’états intérieurs que les modalités extérieures des groupements agissent, en définitive, sur la conduite des hommes.

C’est pourquoi nous pourrions dire que l’explication sociologique n’élimine pas les explications psychologiques ; mais elle les subsume, elle les implique en se les subordonnant. La théorie à laquelle nous aboutissons n’est donc pas exclusive, à vrai dire, des théories précédentes : la cause morphologique que nous avons mise en relief n’efface nullement l’action des autres conditions, naturelles ou intellectuelles, de la division du travail. La sociologie nous a seulement prouvé que ces conditions n’étaient pas encore des raisons suffisantes : et, replaçant chacune à son rang, elle nous les montre toutes mises en œuvre par une force motrice qui est d’origine proprement sociale, puisqu’elle découle de la forme même des groupements.

On jugera peut-être, après ce rapport sommaire, qu’il serait exagéré de soutenir que la théorie de la division du travail, depuis Adam Smith, n’a fait aucun progrès. Il nous semble que l’effort récent des sciences sociales n’aura pas été inutile à cette théorie. Qu’il s’agisse des formes, des conséquences ou des causes, elle nous apparaît d’ores et déjà comme notablement enrichie, à la fois plus large et plus précise, embrassant plus d’aspects et classant mieux les divers aspects du phénomène. C’est ainsi qu’en décrivant les formes de la division du travail, nous avons été amenés à distinguer les « économies » qu’elle traverse, les modes techniques suivant lesquels elle s’opère, les régimes juridico-politiques ou juridico-économiques auxquels elle est soumise, les matières enfin auxquelles elle s’applique. Pour apprécier ses conséquences, nous nous sommes placés d’abord au point de vue de la quantité des choses produites, puis au point de vue de la destinée des individus spécialisés ; en dernier lieu, nous élevant à un point de vue proprement social, nous nous sommes demandé en quoi la division du travail contribuait soit à la différenciation, soit à la cohésion des groupes. En recherchant enfin comment elle s’explique, nous avons subordonné les conditions naturelles ou intellectuelles qui favorisent la division du travail aux conditions morphologiques qui l’exigent.

Et sans doute, dans cette triple analyse, ce ne sont pas des résultats définitifs que nous avons consignés ; nous avions à classer des problèmes aussi souvent que des solutions ; nous avons montré plus d’échafaudages que d’édifices achevés. Il n’importe : les grandes lignes des constructions futures se laissent déjà entrevoir ; et il nous semble que, mieux qu’une course à travers les abstractions, cette visite aux chantiers de la sociologie donne l’idée de ce qu’elle veut et de ce qu’elle peut, et précise la nature de ses rapports avec la morale, avec la psychologie, avec les diverses sciences de l’histoire.


On a paru croire naguère que la sociologie prétendait se constituer de toutes pièces, à part et en l’air, en spéculant sur les propriétés d’un objet qu’elle aurait préalablement créé ; que pour étudier cette réalité sui generis, supérieure et extérieure aux individus, elle pensait se passer de psychologie aussi bien que d’histoire ; qu’en assimilant cet être aux organismes, elle espérait pouvoir obtenir des lois pour éclairer non seulement le passé, mais l’avenir des sociétés et constituer ainsi, en même temps qu’une science inédite, une morale toute neuve. L’examen de ses recherches concernant la division du travail montre combien nous sommes éloignés de ces prétentions.

En ce qui concerne la morale, nous avons reconnu que la sociologie n’est nullement prête à la suppléer et nous avons dénoncé l’erreur de ceux qui dictent des lois aux sociétés en leur proposant l’exemple des organismes. Ceux d’entre nous qui pensent que, dans l’avenir, la sociologie pourra fournir des plans de conduite scientifiques, ne se fient pas à ces métaphores. Ce n’est pas en comparant les sociétés aux organismes, c’est en comparant les sociétés entre elles et en classant leurs différents types qu’on pourrait fixer pour chacun d’eux, pensent-ils, l’état normal, l’état de santé, et par suite l’idéal. Que maintenant la détermination de l’état normal par la science soit suffisante pour dicter leur conduite aux hommes, c’est ce qui peut être matière à discussion. Il reste que dès aujourd’hui, en élargissant notre horizon, en nous découvrant les tenants et les aboutissants sociaux de nos différents modes d’activité, le développement actuel de la science sociale n’est pas inutile à la conscience ; s’il ne l’oblige pas, il l’éclairé, et nous permet une action plus méthodique.

De même, nous l’avons vu, la sociologie ne nous paraît pas exclure la psychologie. Pour établir, entre telle forme sociale et telle orientation de la conduite humaine, non seulement un rapport constant mais une relation intelligible, encore faut-il que nous analysions les transformations que la présence de cette forme impose à nos états intérieurs, et tout ce qu’elle provoque de combinaisons d’idées ou de réactions sentimentales. Mais il reste que nous trouvons le moteur de ces ébranlements psychologiques dans des phénomènes « extérieurs » et que, par suite, pour découvrir les déterminantes de la conduite humaine, nous ne jugeons plus suffisant de nous replier sur nous-mêmes : c’est sur la masse des phénomènes historiques qu’il nous faut porter nos regards, pour y discerner les causes proprement sociales.

Dans ce chaos, diverses disciplines essaient depuis longtemps, chacune suivant sa voie, d’introduire de l’ordre. Nous avons vu que la sociologie n’aurait garde, sous prétexte de rechercher des terres inexplorées, de négliger les résultats de leurs efforts. Elle essaie seulement de compléter et de coordonner ces résultats. D’une part elle met en relief les différentes formes que peuvent prendre les rapports entre les hommes, et auxquelles les études de l’économie politique, de la philologie ou de l’ethnographie ne touchaient qu’accessoirement et comme accidentellement. D’autre part, elle essaie de distinguer et de classer, de replacer en un mot à leur rang les différents phénomènes d’ordre technique, ou proprement économique, ou juridique, ou politique, mis au jour par les recherches spéciales.

En ce sens, on peut dire que la sociologie essaie, pour sa part, d’obvier ou de remédier aux inconvénients de la division du travail scientifique, en suivant la méthode dont l’expérience de la vie sociale révèle la supériorité : elle ne cherche pas à gouverner les sciences historiques du dehors, et en leur imposant les conclusions de spéculations qui leur resteraient extérieures ; c’est du dedans, et en s’assimilant leurs conquêtes, qu’elle cherche le meilleur moyen de les organiser.


  1. Année sociologique, VI, 1903. — Les principaux travaux utilisés pour ce rapport sont les suivants : K. Bücher, Études d’histoire et d’économie politique. Paris, F. Alcan, 1901. (Traduction de la 2e édition (1896) de Die Entstehung der Volkswirthschafl; la 1re édition est de 1893). — L. Dechesne, La spécialisation et ses conséquences. Paris, Larose, 1901 (Extr. de la Revue d’économie politique (1901). — G. Schmeller, Grundriss der allgemeinen volkswirthschaftslehre, 1re partie. Leipzig, Duncker, 1900 (Les chapitres 4 et 6 du livre II résument les résultats des travaux publiés naguère par Schmoller sur la division du travail dans le Jahrbuch fur Gesetzgebung, 1889 et 1890, traduits en partie dans la Revue d’économie politique, 1889 et 1890). — E. Durkheim, De la division du travail social, 2e éd. Paris, F. Alcan, 1902. (La 2e édition est augmentée d’une préface sur les groupements professionnels. La 1re éd. est de 1893). — O. Petrenz, Die Entwicklung der Arbeitsteilung in Leipziger Gewerbe, von 1751 bis 1890. Leipzig, Duncker, 1901. — A. Coste, Le fadeur population dans révolution sociale, in Revue internationale de sociologie, août-septembre 1901. — G. Simmel, Ueber sociale Differenzierung. Leipzig, Duncker, 1890. — P. Guiraud, La main-d’œuvre industrielle dans l’ancienne Grèce. Paris, F. Alcan, 1900 — Spencer, Les institutions professionnelles et industrielles. Paris, F. Alcan, 1898. — A. Smith. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Avignon, Niel, 1791 — K. Marx Le Capital Trad. Roy. Paris 1872. — Rodbertus, Das Capital. Berlin, Ed. Wagner, 1899. — Dühring, Cursus der National und Socialökonomie. Leipzig Reisland, 1892. — Ch. Gide, Principes d’économie politique. 6e éd. Paris, Larose, 1898. — M. Block, Les progrès de la science économique. Paris, F. Alcan, 1900. — A. Liesse, Le travail aux points de vue scientifique, industriel et social. Paris, F. Alcan, 1899. — Ott, Traité d’économie sociale. 2e éd. Paris Fischbacher, 1892 — G. Tarde, Psychologie économique. Paris, F. Alcan 1902. — B. Gurewitsch, Die Entwicklung, der menschlichen Bedürfnisse und die sociale Gliederung der Gesellschaft. Leipzig, Duncker, 1901 — A. Lalande, La dissolution opposée à l’évolution. Paris, F. Alcan, 1899. — E. Goblot, Les classes sociales, in Revue d’économie politique, Janvier 1899. — A. Bauer, Les classes sociales. Paris, Giard, 1902. — Veblen, The theory of the Leisure Class. New-York, Macmillan, 1899. — J. A. Hobson, The social problem. Londres, Nisbet, 1902. — G. Richard, L’idée d’évolution dans la nature et dans l’histoire (Appendice F. La loi de la localisation et les survivances dans la division du travail social) F. Alcan. — G. Bouglé Notes sur la différenciation et le progrès, in Revue de synthèse historique 1902.

    Dans notre ouvrage sur La démocratie devant la science, au livre II, nous avons utilisé quelques-unes des remarques qui nous avaient été suggérées par ce rapport.