Qu’est ce que la propriété ?/Chapitre 2

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Garnier frères (p. 29-67).


CHAPITRE II.


De la propriété considérée comme droit naturel. — De l’occupation et de la loi civile, comme causes efficientes du domaine de propriété.


Définitions.


Le droit romain définit la propriété, jus utendi et abutendi re sua, quatenus juris ratio patitur, le droit d’user et d’abuser de la chose, autant que le comporte la raison du droit. On a essayé de justifier le mot abuser, en disant qu’il exprime, non l’abus insensé et immoral, mais seulement le domaine absolu. Distinction vaine, imaginée pour la sanctification de la propriété, et sans efficace contre les délires de la jouissance, qu’elle ne prévient ni ne réprime. Le propriétaire est maître de laisser pourrir ses fruits sur pied, de semer du sel dans son champ, de traire ses vaches sur le sable, de changer une vigne en désert, et de faire un parc d’un potager : tout cela est-il, oui ou non, de l’abus ? En matière de propriété, l’usage et l’abus nécessairement se confondent.

D’après la Déclaration des droits, publiée en tête de la constitution de 93, la propriété est « le droit de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. »

Code Napoléon art. 544 : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements. »

Ces deux définitions reviennent à celle du droit romain : toutes reconnaissent au propriétaire un droit absolu sur la chose ; et, quant à la restriction apportée par le Code, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements, elle a pour objet, non de limiter la propriété, mais d’empêcher que le domaine d’un propriétaire ne fasse obstacle au domaine d’un autre propriétaire : c’est une confirmation du principe, ce n’est pas une limitation.

On distingue dans la propriété : 1o la propriété pure et simple, le droit dominal, seigneurial sur la chose, ou, comme l’on dit, la nue propriété ; 2o la possession. « La possession, dit Duranton, est une chose de fait, et non de droit. » Toullier : « La propriété est un droit, une faculté légale ; la possession est un fait. » Le locataire, le fermier, le commandité, l’usufruitier, sont possesseurs ; le maître qui loue, qui prête à usage ; l’héritier qui n’attend pour jouir que le décès d’un usufruitier, sont propriétaires. Si j’ose me servir de cette comparaison, un amant est possesseur, un mari est propriétaire.

Cette double définition de la propriété, en tant que domaine et en tant que possession, est de la plus haute importance ; et il est nécessaire de s’en bien pénétrer, si l’on veut entendre ce que nous aurons à dire.

De la distinction de la possession et de la propriété sont nées deux espèces de droits : le jus in re, droit dans la chose, droit par lequel je puis réclamer la propriété qui m’est acquise, en quelques mains que je la trouve ; et le jus ad rem, droit à la chose, par lequel je demande à devenir propriétaire. Ainsi le droit des époux sur la personne l’un de l’autre est jus in re ; celui de deux fiancés n’est encore que jus ad rem. Dans le premier, la possession et la propriété sont réunies ; le second ne renferme que la nue propriété. Moi qui, en ma qualité de travailleur, ai droit à la possession des biens de la nature et de l’industrie, et qui, par ma condition de prolétaire, ne jouis de rien, c’est en vertu du jus ad rem que je demande à rentrer dans le jus in re.

Cette distinction du jus in re et du jus ad rem est le fondement de la division fameuse du possessoire et du pétitoire, véritables catégories de la jurisprudence, qu’elles embrassent tout entière dans leur immense circonscription. Pétitoire se dit de tout ce qui a rapport à la propriété ; possessoire de ce qui est relatif à la possession. En écrivant ce factum contre la propriété, j’intente à la société tout entière une action pétitoire ; je prouve que ceux qui ne possèdent pas aujourd’hui sont propriétaires au même titre que ceux qui possèdent, mais au lieu de conclure à ce que la propriété soit partagée entre tous, je demande que, par mesure de sûreté générale, elle soit abolie pour tous. Si je succombe dans ma revendication, il ne nous reste plus, à vous tous prolétaires, et à moi, qu’à nous couper la gorge : nous n’avons plus rien à réclamer de la justice des nations ; car, ainsi que l’enseigne dans son style énergique le Code de procédure, article 26, le demandeur débouté de ses fins au pétitoire, n’est plus recevable à agir, au possessoire. Si au contraire je gagne mon procès : alors il nous faudra recommencer une action possessoire, à cette fin d’obtenir notre réintégration dans la jouissance des biens que le domaine de propriété nous ôte. J’espère que nous ne serons pas forcés d’en venir là ; mais ces deux actions ne pouvaient être menées de front parce que, selon le même Code de procédure, le possessoire et le pétitoire ne seront jamais cumulés.

Avant d’entrer dans le fond de la cause, il ne sera pas inutile de présenter ici quelques observations préjudicielles.


§ 1er . De la propriété comme droit naturel.


La déclaration des droits a placé la propriété parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme, qui se trouvent ainsi au nombre de quatre : la liberté, l’égalité, la propriété, la sûreté. Quelle méthode ont suivie les législateurs de 93 pour faire cette énumération ? Aucune : ils ont posé des principes comme ils dissertaient de la souveraineté et des lois, d’une vue générale et selon leur opinion. Tout s’est fait par eux à tâtons ou d’emblée.

Si nous en croyons Toullier : « Les droits absolus peuvent se réduire à trois : Sûreté, liberté, propriété. » L’égalité est éliminée par le professeur de Rennes ; pourquoi ? Est-ce parce que la liberté l’implique, ou que la propriété ne la souffre pas ? L’auteur du Droit civil expliqué se tait : il n’a pas même soupçonné qu’il y eût là matière à discussion.

Cependant, si l’on compare entre eux ces trois ou ces quatre droits, on trouve que la propriété ne ressemble point du tout aux autres ; que pour la majeure partie des citoyens, elle n’existe qu’en puissance, et comme une faculté dormante et sans exercice ; que pour les autres qui en jouissent, elle est susceptible de certaines transactions et modifications qui répugnent à l’idée d’un droit naturel ; que, dans la pratique, les gouvernements, les tribunaux et les lois ne la respectent pas ; enfin que tout le monde, spontanément et d’une voix unanime, la regarde comme chimérique.

La liberté est inviolable. Je ne puis ni vendre ni aliéner ma liberté ; tout contrat, toute condition contractuelle qui aurait l’aliénation ou la suspension de la liberté pour objet, est nulle ; l’esclave qui met le pied sur un sol de liberté, à l’instant même est libre. Lorsque la société saisit un malfaiteur et le prive de sa liberté, elle est dans le cas de légitime défense : quiconque rompt le pacte social par un crime se déclare ennemi public ; en attaquant la liberté des autres, il les force de lui ôter la sienne. La liberté est la condition première de l’état de l’homme : renoncer à la liberté serait renoncer à la qualité de l’homme : comment pourrait-on après cela faire acte d’homme ?

Pareillement, l’égalité devant la loi ne souffre ni restriction ni exception. Tous les Français sont également admissibles aux emplois : voilà pourquoi, en présence de cette égalité, le sort ou l’ancienneté tranche, dans tant de cas, la question de préférence. Le plus pauvre citoyen peut appeler en justice le plus haut personnage et en obtenir raison. Qu’un Achab millionnaire bâtisse un château sur la vigne de Naboth, le tribunal pourra, selon le cas, ordonner la démolition de ce château, eût-il coûté des millions ; faire remettre la vigne en son premier état ; condamner en outre l’usurpateur à des dommages-intérêts. La loi veut que toute propriété légitimement acquise soit respectée sans distinction de valeurs, et sans acception de personnes.

La Charte exige, il est vrai, pour l’exercice de certains droits politiques, certaines conditions de fortune et de capacité ; mais tous les publicistes savent que l’intention du législateur a été, non d’établir un privilége, mais de prendre des garanties. Dès que les conditions fixées par la loi sont remplies, tout citoyen peut être électeur, et tout électeur éligible : le droit une fois acquis est égal dans tous ; la loi ne compare ni les personnes ni les suffrages. Je n’examine pas en ce moment si ce système est le meilleur ; il me suffit que dans l’esprit de la Charte et aux yeux de tout le monde l’égalité devant la loi soit absolue, et, comme la liberté, ne puisse être la matière d’aucune transaction.

Il en est de même du droit de sûreté. La société ne promet pas à ses membres une demi-protection, une quasi-défense ; elle s’engage tout entière pour eux comme ils sont engagés pour elle. Elle ne leur dit pas : Je vous garantirai, s’il ne m’en coûte rien ; je vous protégerai, si je ne cours pas de risques. Elle dit : Je vous défendrai envers et contre tous ; je vous sauverai et vous vengerai, ou je périrai moi-même. L’État met toutes ses forces au service de chaque citoyen ; l’obligation qui les lie l’un à l’autre est absolue.

Quelle différence dans la propriété ! Adorée de tous, elle n’est reconnue par aucun : lois, mœurs, coutumes, conscience publique et privée, tout conspire sa mort et sa ruine.

Pour subvenir aux charges du gouvernement, qui a des armées à entretenir, des travaux à exécuter, des fonctionnaires à payer, il faut des impôts. Que tout le monde contribue à ces dépenses, rien de mieux : mais pourquoi le riche payerait-il plus que le pauvre ? — Cela est juste, dit-on, puisqu’il possède davantage. — J’avoue que je ne comprends pas cette justice.

Pourquoi paye-t-on des impôts ? Pour assurer à chacun l’exercice de ses droits naturels, liberté, égalité, sûreté, propriété : pour maintenir l’ordre dans l’État ; pour créer des objets publics d’utilité et d’agrément.

Or, est-ce que la vie et la liberté du riche coûtent plus à défendre que celle du pauvre ? Qui, dans les invasions, les famines et les pestes, cause plus d’embarras, du grand propriétaire qui fuit le danger sans attendre le secours de l’État ; ou du laboureur, qui reste dans sa chaumière ouverte à tous les fléaux ?

Est-ce que l’ordre est plus menacé par le bon bourgeois que par l’artisan et le compagnon ? Mais la police a plus à faire de quelques centaines d’ouvriers sans travail que de deux cent mille électeurs.

Est-ce enfin que le gros rentier jouit plus que le pauvre des fêtes nationales, de la propreté des rues, de la beauté des monuments ?… Mais il préfère sa campagne à toutes les splendeurs populaires ; et, quand il veut se réjouir, il n’attend pas les mâts de cocagne.

De deux choses l’une : ou l’impôt proportionnel garantit et consacre un privilége en faveur des forts contribuables, ou bien il est lui-même une iniquité. Car, si la propriété est de droit naturel, comme le veut la déclaration de 93, tout ce qui m’appartient en vertu de ce droit est aussi sacré que ma personne ; c’est mon sang, c’est ma vie, c’est moi-même : quiconque y touche offense la prunelle de mon œil. Mes 100,000 fr. de revenu sont aussi inviolables que la journée de 75 centimes de la grisette, mes appartements que sa mansarde. La taxe n’est pas répartie en raison de la force, de la taille, ni du talent : elle ne peut l’être davantage en raison de la propriété.

Si donc l’État me prend plus, qu’il me rende plus, ou qu’il cesse de me parler d’égalité des droits ; car autrement la société n’est plus instituée pour défendre la propriété, mais pour en organiser la destruction. L’État, par l’impôt proportionnel, se fait chef de bande ; c’est lui qui donne l’exemple du pillage en coupes réglées ; c’est lui qu’il faut traîner sur le banc des cours d’assises, en tête de ces hideux brigands, de cette canaille exécrée qu’il fait assassiner par jalousie de métier.

Mais, dit-on, c’est précisément pour contenir cette canaille qu’il faut des tribunaux et des soldats : le gouvernement est une compagnie, non pas précisément d’assurance, car il n’assure pas, mais de vengeance et de répression. Le droit que cette compagnie fait payer, l’impôt, est réparti au prorata des propriétés, c’est-à-dire en proportion des peines que chaque propriété donne aux vengeurs et répresseurs salariés par le gouvernement.

Nous voici loin du droit de propriété absolu et inaliénable. Ainsi le pauvre et le riche sont dans un état respectif de méfiance et de guerre ! Mais pourquoi se font-ils la guerre ? pour la propriété ; en sorte que la propriété a pour corrélatif nécessaire la guerre à la propriété !… La liberté et la sûreté du riche ne souffrent pas de la liberté et de la sûreté du pauvre : loin de là, elles peuvent se fortifier et se soutenir mutuellement : au contraire, le droit de propriété du premier a besoin d’être sans cesse défendu contre l’instinct de propriété du second. Quelle contradiction !

En Angleterre, il y a une taxe des pauvres : on veut que je paye cette taxe. Mais quel rapport y a-t-il entre mon droit naturel et imprescriptible de propriété et la faim qui tourmente dix millions de misérables ? Quand la religion nous commande d’aider nos frères, elle pose un prétexte de charité et non un principe de législation. L’obligation de bienfaisance, qui m’est imposée par la morale chrétienne, ne peut fonder contre moi un droit politique au bénéfice de personne, encore moins une institution de mendicité. Je veux faire l’aumône si c’est mon plaisir, si j’éprouve pour les douleurs d’autrui cette sympathie dont les philosophes parlent et à laquelle je ne crois guère : je ne veux pas qu’on me force. Nul n’est obligé d’être juste au delà de cette maxime : Jouir de son droit autant que cela ne nuit pas au droit d’autrui, maxime qui est la propre définition de la liberté. Or, mon bien est à moi, il ne doit rien à personne : je m’oppose à ce que la troisième vertu théologale soit à l’ordre du jour.

Tout le monde, en France, demande la conversion de la rente 5 pour cent ; c’est le sacrifice de tout un ordre de propriétés qu’on exige. On est en droit de le faire, s’il y a nécessité publique ; mais où est la juste et préalable indemnité promise par la Charte ? Non seulement il n’y en a pas ; cette indemnité n’est pas même possible : car si l’indemnité est égale à la propriété sacrifiée, la conversion est inutile.

L’État se trouve aujourd’hui, au regard des rentiers, dans la même position où la ville de Calais, assiégée par Édouard III, était avec ses notables. L’Anglais vainqueur consentait à épargner les habitants, moyennant qu’on lui livrât les plus considérables de la bourgeoisie pour en faire à son plaisir. Eustache et quelques autres se dévouèrent ; ce fut beau de leur part, et nos ministres devraient proposer aux rentiers cet exemple. Mais la ville aurait-elle eu le droit de les livrer ? non assurément. Le droit à la sûreté est absolu ; la patrie ne peut en exiger le sacrifice de qui que ce soit. Le soldat mis en sentinelle à portée de l’ennemi ne fait point exception à ce principe ; là où un citoyen fait faction, la patrie est exposée avec lui : aujourd’hui le tour de l’un, demain le tour de l’autre ; quand le péril et le dévouement sont communs, la fuite, c’est le parricide. Nul n’a droit de se soustraire au danger, nul ne peut servir de bouc émissaire : la maxime de Caïphe, il est bon qu’un homme meure pour tout le peuple, est celle de la populace et des tyrans, les deux extrêmes de la dégradation sociale.

On dit que toute rente perpétuelle est essentiellement rachetable. Cette maxime de droit civil, appliquée à l’État, est bonne pour des gens qui veulent revenir à l’égalité naturelle des travaux et des biens ; mais du point de vue propriétaire, et dans la bouche des conversionnistes, c’est le langage des banqueroutiers. L’État n’est pas seulement emprunteur, il est assureur et gardien des propriétés, comme il offre la plus haute sécurité possible ; il donne lieu de compter sur la plus solide et la plus inviolable jouissance. Comment donc pourrait-il forcer la main à ses prêteurs, qui se sont fiés à lui, et leur parler ensuite d’ordre public et de garantie des propriétés ? L’État, dans une semblable opération, n’est pas un débiteur qui se libère ; c’est un entrepreneur par actions qui attire des actionnaires dans un guet-à-pens, et là, contre sa promesse authentique, les contraint de perdre 20, 30 ou 40 pour cent des intérêts de leurs capitaux.

Ce n’est pas tout. L’État, c’est aussi l’universalité des citoyens, réunis sous une loi commune par un acte de société : cet acte garantit à tous leurs propriétés, à l’un son champ, à l’autre sa vigne, à un troisième ses fermages, au rentier qui pouvait lui aussi acheter des immeubles, et qui a mieux aimé venir au secours du trésor, ses rentes. L’État ne peut exiger, sans une juste indemnité, le sacrifice d’un acre de champ, d’un coin de vigne, moins encore a-t-il pouvoir de faire baisser le taux des fermages ; comment aurait-il le droit de diminuer l’intérêt des rentes ? Il faudrait, pour que ce droit fût sans injustice, que le rentier pût trouver ailleurs un placement aussi avantageux de ses fonds ; mais où trouverait-il ce placement, puisqu’il ne peut sortir de l’État, et que la cause de la conversion, c’est-à-dire la faculté d’emprunter à meilleur marché, est dans l’État ? Voilà pourquoi un gouvernement fondé sur le principe de la propriété ne peut jamais racheter de rentes sans la volonté des rentiers : les fonds placés sur la république sont des propriétés auxquelles on n’a pas droit de toucher pendant que les autres sont respectées ; forcer le remboursement, c’est, par rapport aux rentiers, déchirer le pacte social, c’est les mettre hors la loi.

Toute la controverse sur la conversion des rentes se réduit à ceci :

Demande. Est-il juste de réduire à la misère quarante-cinq mille familles qui ont des inscriptions de rente de 100 fr. et au-dessous ?

Réponse. Est-il juste de faire payer 5 francs de contributions à sept ou huit millions de contribuables, tandis qu’ils pourraient n’en payer que trois ?

Il est évident, d’abord, que la réponse ne répond pas à la question ; mais pour en faire mieux encore paraître le vice, transformez-la : Est-il juste d’exposer la vie de cent mille hommes, tandis qu’on peut les sauver en livrant cent têtes à l’ennemi ? Lecteur, décidez.

Tout cela est parfaitement senti des défenseurs du statu quo, et cependant tôt ou tard la conversion s’opérera, et la propriété sera violée, parce qu’il est impossible qu’il en soit autrement ; parce que la propriété, considérée comme un droit et n’étant pas un droit, doit périr par le droit ; parce que la force des choses, les lois de la conscience, la nécessité physique et mathématique, doivent détruire à la fin cette illusion de notre faculté judiciaire.

Je me résume. La liberté est un droit absolu, parce qu’elle est à l’homme, comme l’impénétrabilité est à la matière, une condition sine qua non d’existence ; l’égalité est un droit absolu, parce que sans égalité il n’y a pas de société ; la sûreté est un droit absolu, parce qu’aux yeux de tout homme sa liberté et sa vie sont aussi précieuses que celles d’un autre : ces trois droits sont absolus, c’est-à-dire, non susceptibles d’augmentation ni de diminution, parce que dans la société chaque associé reçoit autant qu’il donne, liberté pour liberté, égalité pour égalité, sûreté pour sûreté, corps pour corps, âme pour âme, à la vie et à la mort.

Mais la propriété, d’après sa raison étymologique et les définitions de la jurisprudence, est un droit en dehors de la société : car il est évident que si les biens de chacun étaient biens sociaux, les conditions seraient égales pour tous, et il impliquerait contradiction de dire : La propriété est le droit qu’a tout homme de disposer de la manière la plus absolue d’une propriété sociale. Donc si nous sommes associés pour la liberté, l’égalité, la sûreté, nous ne le sommes pas pour la propriété ; donc si la propriété est un droit naturel, ce droit naturel n’est point social, mais antisocial. Propriété et société sont choses qui répugnent invinciblement l’une à l’autre : il est aussi impossible d’associer deux propriétaires que de faire joindre deux aimants par leurs pôles semblables. Il faut ou que la société périsse, ou qu’elle tue la propriété.

Si la propriété est un droit naturel, absolu, imprescriptible et inaliénable, pourquoi, dans tous les temps, s’est-on si fort occupé de son origine ? car c’est encore là un des caractères qui la distinguent. L’origine d’un droit naturel, bon Dieu ! et qui jamais s’est enquis de l’origine des droits de liberté, de sûreté ou d’égalité ? ils sont par cela que nous sommes : ils naissent, vivent et meurent avec nous. C’est bien autre chose, vraiment, pour la propriété : de par la loi, la propriété existe même sans le propriétaire, comme une faculté sans sujet ; elle existe pour l’être humain qui n’est pas encore conçu, pour l’octogénaire qui n’est plus. Et pourtant, malgré ces merveilleuses prérogatives qui semblent tenir de l’éternel et de l’infini, on n’a jamais pu dire d’où vient la propriété ; les docteurs en sont encore à se contredire. Sur un seul point ils semblent d’accord, c’est que la certitude du droit de propriété dépend de l’authenticité de son origine. Mais cet accord est ce qui fait leur condamnation à tous : pourquoi ont-ils accueilli le droit avant d’avoir vidé la question d’origine ?

Certaines gens n’aiment point qu’on soulève la poussière des prétendus titres du droit de propriété, et qu’on en recherche la fabuleuse, et peut-être scandaleuse histoire ; ils voudraient qu’on s’en tînt à ceci : que la propriété est un fait, qu’elle a toujours été et qu’elle sera toujours. C’est par là que débute le savant Proudhon dans son Traité des droits d’usufruit, mettant la question d’origine de la propriété au rang des inutilités scolastiques. Peut-être souscrirais-je à ce désir, que je veux croire inspiré par un louable amour de la paix, si je voyais tous mes pareils jouir d’une propriété suffisante, mais… non… je n’y souscrirais pas.

Les titres sur lesquels on prétend fonder le droit de propriété se réduisent à deux : l’occupation et le travail. Je les examinerai successivement, sous toutes leurs faces et dans tous leurs détails, et je rappelle au lecteur que, quel que soit celui qu’on invoque, j’en ferai sortir la preuve irréfragable que la propriété, quand elle serait juste et possible, aurait pour condition nécessaire l’égalité.


§ 2. De l’occupation, comme fondement de la propriété.


Il est remarquable que dans les conférences tenues au conseil d’État pour la discussion du Code, aucune controverse ne s’établit sur l’origine et le principe de la propriété. Tous les art. du titre II, liv. 2, concernant la propriété et le droit d’accession, passèrent sans opposition et sans amendement. Bonaparte, qui sur d’autres questions donna tant de peine à ses légistes, n’avisa rien à dire sur la propriété. N’en soyons point surpris : aux yeux de cet homme, le plus personnel et le plus volontaire qui fut jamais, la propriété devait être le premier des droits, comme la soumission à l’autorité était le plus saint des devoirs.

Le droit d’occupation ou de premier occupant est celui qui résulte de la possession actuelle, physique, effective de la chose. J’occupe un terrain, j’en suis présumé le propriétaire, tant que le contraire n’est pas prouvé. On sent qu’originairement un pareil droit ne peut être légitime qu’autant qu’il est réciproque ; c’est ce dont les jurisconsultes conviennent.

Cicéron compare la terre à un vaste théâtre : Quemadmodum theatrum cum commune sit, recte tamen dici potest ejus esse eum locum quem quisque occuparit.

Ce passage est tout ce que l’antiquité nous a laissé de plus philosophique sur l’origine de la propriété.

Le théâtre, dit Cicéron, est commun à tous ; et cependant la place que chacun y occupe est dite sienne : c’est-à-dire évidemment qu’elle est une place possédée, non une place appropriée. Cette comparaison anéantit la propriété ; de plus, elle implique égalité. Puis-je, dans un théâtre, occuper simultanément une place au parterre, une autre dans les loges, une troisième vers les combles ? Non, à moins d’avoir trois corps, comme Géryon, ou d’exister au même moment en différents lieux, comme on le raconte du magicien Apollonius.

Nul n’a droit qu’à ce qui lui suffit, d’après Cicéron : telle est l’interprétation fidèle de son fameux axiome, suum quidque cujusque sit, à chacun ce qui lui appartient, axiome que l’on a si étrangement appliqué. Ce qui appartient à chacun n’est pas ce que chacun peut posséder, mais ce que chacun a droit de posséder. Or, qu’avons-nous droit de posséder ? ce qui suffit à notre travail et à notre consommation ; la comparaison que Cicéron fait de la terre à un théâtre le prouve. Après cela, que chacun s’arrange dans sa place à son gré, qu’il l’embellisse et l’améliore, s’il peut ; il lui est permis : mais que son activité ne dépasse jamais la limite qui le sépare d’autrui. La doctrine de Cicéron conclut droit à l’égalité ; car l’occupation étant une pure tolérance, si la tolérance est mutuelle, et elle ne peut pas ne pas l’être, les possessions sont égales.

Grotius se lance dans l’histoire ; mais d’abord, quelle façon de raisonner que de chercher l’origine d’un droit qu’on dit naturel ailleurs que dans la nature ? C’est assez la méthode des anciens : le fait existe, donc il est nécessaire, donc il est juste, donc ses antécédents sont justes aussi. Toutefois, voyons.

« Dans l’origine, toutes choses étaient communes et indivises ; elles étaient le patrimoine de tous… » N’allons pas plus loin : Grotius nous racontait comment cette communauté primitive finit par l’ambition et la cupidité, comment à l’âge d’or succéda l’âge de fer, etc. En sorte que la propriété aurait sa source d’abord dans la guerre et la conquête, puis dans des traités et des contrats. Mais, ou ces traités et ces contrats ont fait les parts égales, conformément à la communauté originelle, seule règle de distribution que les premiers hommes pussent connaître, seule forme de justice qu’ils pussent concevoir ; et alors la question d’origine se représente, comment, un peu plus tard, l’égalité a-t-elle disparu ? Ou bien ces traités et ces contrats furent imposés par la force et reçus par la faiblesse, et dans ce cas ils sont nuls, le consentement tacite de la postérité ne les valide point, et nous vivons dans un état permanent d’iniquité et de fraude.

On ne concevra jamais pourquoi l’égalité des conditions ayant été d’abord dans la nature, elle serait devenue par la suite un état hors nature. Comment se serait effectuée une telle dépravation ? Les instincts dans les animaux sont inaltérables aussi bien que les distinctions des espèces ; supposer dans la société humaine une égalité naturelle primitive, c’est admettre implicitement que l’inégalité actuelle est une dérogation faite à la nature de cette société, ce qui est inexplicable aux défenseurs de la propriété. Mais j’en conclus, moi, que si la Providence a placé les premiers humains dans une condition égale, c’était une indication qu’elle leur donnait elle-même, un modèle qu’elle voulait qu’ils réalisassent sur d’autres dimensions, comme on voit qu’ils ont développé et exprimé sous toutes les formes le sentiment religieux qu’elle avait mis dans leur âme. L’homme n’a qu’une nature, constante et inaltérable : il la suit d’instinct, il s’en écarte par réflexion, il y revient par raison ; qui oserait dire que nous ne sommes pas sur ce retour ? Selon Grotius, l’homme est sorti de l’égalité ; selon moi, l’homme rentrera dans l’égalité. Comment en est-il sorti ? comment y rentrera-t-il ? nous le chercherons plus tard.

Reid, traduction de M. Jouffroy, tom. vi, p. 363 :

« Le droit de propriété n’est point naturel, mais acquis ; il ne dérive point de la constitution de l’homme, mais de ses actes. Les jurisconsultes en ont expliqué l’origine d’une manière satisfaisante pour tout homme de bon sens. — La terre est un bien commun que la bonté du ciel a donnée aux hommes pour les usages de la vie ; mais le partage de ce bien et de ses productions est le fait de ceux-ci : chacun d’eux a reçu du ciel toute la puissance et toute l’intelligence nécessaires pour s’en approprier une partie sans nuire à personne.

« Les anciens moralistes ont comparé avec justesse le droit commun de tout homme aux productions de la terre, avant qu’elle ne soit occupée et devenue la propriété d’un autre, à celui dont on jouit dans un théâtre ; chacun en arrivant peut s’emparer d’une place vide, et acquérir par là le droit de la garder pendant toute la durée du spectacle, mais personne n’a le droit de déposséder les spectateurs déjà placés. — La terre est un vaste théâtre que le Tout-Puissant a disposé avec une sagesse et une bonté infinie pour les plaisirs et les travaux de l’humanité tout entière. Chacun a droit de s’y placer comme spectateur, et d’y remplir son rôle comme acteur, mais sans troubler les autres. »

Conséquences de la doctrine de Reid.

1. Pour que la partie que chacun peut s’approprier ne fasse tort à personne, il faut qu’elle soit égale au quotient de la somme des biens à partager, divisée par le nombre des copartageants ;

2. Le nombre des places devant être toujours égal à celui des spectateurs, il ne se peut qu’un seul spectateur occupe deux places, qu’un même acteur joue plusieurs rôles ;

3. À mesure qu’un spectateur entre ou sort, les places se resserrent ou s’étendent pour tout le monde dans la même proportion : car, dit Reid, le droit de propriété n’est point naturel, mais acquis ; par conséquent il n’y a rien d’absolu, par conséquent la prise de possession qui le constitue étant un fait contingent, elle ne peut communiquer à ce droit l’invariabilité qu’elle n’a pas. C’est ce que le professeur d’Édimbourg semble avoir compris lorsqu’il ajoute :

« Le droit de vivre implique le droit de s’en procurer les moyens, et la même règle de justice qui veut que la vie de l’innocent soit respectée, veut aussi qu’on ne lui ravisse pas les moyens de la conserver : ces deux choses sont également sacrées… Mettre obstacle au travail d’autrui, c’est commettre envers lui une injustice de la même nature que de le charger de fers ou de le jeter dans une prison ; le résultat est de la même espèce et provoque le même ressentiment. »

Ainsi, le chef de l’école écossaise, sans aucune considération pour les inégalités de talent ou d’industrie, pose a priori l’égalité des moyens de travail, abandonnant ensuite aux mains de chaque travailleur le soin de son bien-être individuel, d’après l’éternel axiome : Qui bien fera, bien trouvera.

Ce qui a manqué au philosophe Reid, ce n’est pas la connaissance du principe, c’est le courage d’en suivre les conséquences. Si le droit de vivre est égal, le droit de travailler est égal, et le droit d’occuper encore égal. Des insulaires pourraient-ils, sans crime, sous prétexte de propriété, repousser avec des crocs de malheureux naufragés qui tenteraient d’aborder sur leur côte ? l’idée seule d’une pareille barbarie révolte l’imagination. Le propriétaire, comme un Robinson dans son île, écarte à coups de pique et de fusil le prolétaire que la vague de la civilisation submerge, et qui cherche à se prendre aux rochers de la propriété. Donnez-moi du travail, crie celui-ci de toute sa force au propriétaire ; ne me repoussez pas, je travaillerai pour le prix que vous voudrez. — Je n’ai que faire de tes services, répond le propriétaire en présentant le bout de sa pique ou le canon de son fusil. — Diminuez au moins mon loyer. — J’ai besoin de mes revenus pour vivre. — Comment pourrai-je vous payer, si je ne travaille pas ? — C’est ton affaire. Alors l’infortuné prolétaire se laisse emporter au torrent, ou, s’il essaie de pénétrer dans la propriété, le propriétaire le couche en joue et le tue.

Nous venons d’entendre un spiritualiste, nous interrogerons maintenant un matérialiste, puis un éclectique ; et, le cercle de la philosophie parcouru, nous nous adresserons à la jurisprudence.

Selon Destutt de Tracy, la propriété est une nécessité de notre nature. Que cette nécessité entraîne de fâcheuses conséquences, il faudrait être aveugle pour le nier ; mais ces conséquences sont un mal inévitable qui ne prouve rien contre le principe : en sorte qu’il est aussi peu raisonnable de se révolter contre la propriété à cause des abus qui en dérivent, que de se plaindre de la vie, parce que son résultat le plus certain est la mort. Cette brutale et impitoyable philosophie promet du moins une logique franche et rigoureuse : voyons si cette promesse sera remplie.

« On a instruit solennellement le procès de la propriété…, comme s’il dépendait de nous de faire qu’il y eût ou qu’il n’y eut pas de propriétés en ce monde… il semble, à entendre certains philosophes et législateurs, qu’à un instant précis on a imaginé spontanément et sans cause de dire tien et mien, et que l’on aurait pu et même dû s’en dispenser. Mais le tien et le mien n’ont jamais été inventés. »

Philosophe toi-même, tu es par trop réaliste. Tien et mien ne marquent pas nécessairement l’identification, comme quand je dis ta philosophie, et mon égalité : car ta philosophie, c’est toi philosophant : et mon égalité, c’est moi professant l’égalité. Tien et mien indiquent plus souvent le rapport : ton pays, ta paroisse, ton tailleur, ta laitière, ma chambre à l’hôtel, ma place au spectacle, ma compagnie et mon bataillon dans la garde nationale. Dans le premier sens, on peut dire mon travail, mon talent, ma vertu, quelquefois, jamais ma grandeur ni ma majesté ; et dans le second sens seulement, mon champ, ma maison, ma vigne, mes capitaux, absolument comme un commis de banquier dit, ma caisse. En un mot, tien et mien sont signes et expressions de droits personnels, mais égaux ; appliqués aux choses hors de nous, ils indiquent possession, fonction, usage et non pas propriété.

On ne croirait jamais, si je ne le prouvais par les textes les plus formels, que toute la théorie de notre auteur est fondée sur cette pitoyable équivoque.

« Antérieurement à toute convention, les hommes sont, non pas précisément comme le dit Hobbes, dans un état d’hostilité, mais d’étrangeté. Dans cet état, il n’y a pas proprement de juste et d’injuste ; les droits de l’un ne font rien aux droits de l’autre. Tous ont chacun autant de droits que de besoins, et le devoir général de satisfaire ces besoins sans aucune considération étrangère. »

Acceptons ce système, vrai ou faux, il n’importe : Destutt de Tracy n’échappera pas à l’égalité. D’après cette hypothèse, les hommes, tant qu’ils sont dans l’état d’étrangeté, ne se doivent rien ; ils ont tous le droit de satisfaire leurs besoins sans s’inquiéter de ceux des autres, par conséquent le droit d’exercer leur puissance sur la nature, chacun selon l’étendue de ses forces et de ses facultés. De là, par une conséquence nécessaire, la plus grande inégalité de biens entre les personnes. L’inégalité des conditions est donc ici le caractère propre de l’étrangeté ou de la sauvagerie : c’est précisément l’inverse du système de Rousseau. Poursuivons.

« Il ne commence à y avoir de restrictions à ces droits et à ce devoir, qu’au moment où il s’établit des conventions tacites ou formelles. Là seulement est la naissance de la justice et de l’injustice, c’est-à-dire, de la balance entre les droits de l’un et les droits de l’autre, qui nécessairement étaient égaux jusqu’à cet instant. »

Entendons-nous : les droits étaient égaux, cela signifie que chacun avait le droit de satisfaire ses besoins sans aucune considération pour les besoins d’autrui ; en d’autres termes, que tous avaient également le droit de se nuire, qu’il n’y avait d’autre droit que la ruse ou la force. On se nuit, du reste, non seulement par la guerre et le pillage, mais encore par l’anticipation et l’appropriation. Or, ce fut pour abolir ce droit égal d’employer la force et la ruse, ce droit égal de se faire du mal, source unique de l’inégalité des biens et des maux, que l’on commença à faire des conventions tacites ou formelles, et que l’on établit une balance : donc, ces conventions et cette balance avaient pour objet d’assurer à tous égalité de bien-être ; donc, par la loi des contraires, si l’étrangeté est le principe de l’inégalité, la société a pour résultat nécessaire l’égalité. La balance sociale est l’égalisation du fort et du faible ; car, tant qu’ils ne sont pas égaux, ils sont étrangers ; ils ne forment point une alliance, ils demeurent ennemis. Donc, si l’inégalité des conditions est un mal nécessaire, c’est dans l’étrangeté, puisque société et inégalité impliquent contradiction ; donc, si l’homme est fait pour la société, il est fait pour l’égalité : la rigueur de cette conséquence est invincible.

Cela étant, comment se fait-il que, depuis l’établissement de la balance, l’inégalité augmente sans cesse ? Comment le règne de la justice est–il toujours celui de l’étrangeté ? Que répond Destutt de Tracy ?

« Besoins et moyens, droits et devoirs, dérivent de la faculté de vouloir. Si l’homme ne voulait rien, il n’aurait rien de tout cela. Mais avoir des besoins et des moyens, des droits et des devoirs, c’est avoir, c’est posséder quelque chose. Ce sont là autant d’espèces de propriétés, à prendre le mot dans sa plus grande généralité : ce sont des choses qui nous appartiennent. »

Équivoque indigne, que le besoin de généraliser ne justifie pas. Le mot de propriété a deux sens : 1o il désigne la qualité par laquelle une chose est ce qu’elle est, la vertu qui lui est propre, qui la distingue spécialement : c’est en ce sens que l’on dit, les propriétés du triangle ou des nombres, la propriété de l’aimant, etc. 2o Il explique le droit dominal d’un être intelligent et libre sur une chose ; c’est en ce sens que le prennent les jurisconsultes. Ainsi, dans cette phrase : le fer acquiert la propriété de l’aimant, le mot propriété ne réveille pas la même idée que dans cette autre phrase : J’ai acquis la propriété de cet aimant. Dire à un malheureux qu’il a des propriétés parce qu’il a des bras et des jambes ; que la faim qui le presse et la faculté de coucher en plein air sont des propriétés, c’est jouer sur les mots et joindre la dérision à l’inhumanité.

« L’idée de propriété ne peut être fondée que sur l’idée de personnalité. Dès que naît l’idée de propriété, elle naît dans toute sa plénitude nécessairement et inévitablement. Dès qu’un individu connaît son moi, sa personne morale, sa capacité de jouir, souffrir, agir, nécessairement il voit aussi que ce moi est propriétaire exclusif du corps qu’il anime, des organes, de leurs forces et facultés, etc… Il fallait bien qu’il y eût une propriété naturelle et nécessaire, puisqu’il en existe d’artificielles et conventionnelles : car il ne peut y avoir rien dans l’art qui n’ait son principe dans la nature. »

Admirons la bonne foi et la raison des philosophes. L’homme a des propriétés, c’est-à-dire, dans la première acception du terme, des facultés ; il en a la propriété, c’est-à-dire, dans la seconde acception, le domaine : il a donc la propriété de la propriété d’être propriétaire. Combien je rougirais de relever de telles niaiseries, si je ne considérais ici que l’autorité de Destutt de Tracy ! Mais cette puérile confusion a été le fait du genre humain tout entier, à l’origine des sociétés et des langues, lorsque, avec les premières idées et les premiers mots, naquirent la métaphysique et la dialectique. Tout ce que l’homme put appeler mien fut dans son esprit identifié à sa personne ; il le considéra comme sa propriété, son bien, une partie de lui-même, un membre de son corps, une faculté de son âme. La possession des choses fut assimilée à la propriété des avantages du corps et de l’esprit ; et sur cette fausse analogie l’on fonda le droit de propriété, imitation de la nature par l’art, comme dit si élégamment Destutt de Tracy.

Mais comment cet idéologue si subtil n’a-t-il pas remarqué que l’homme n’est pas même propriétaire de ses facultés ? L’homme a des puissances, des vertus, des capacités ; elles lui ont été confiées par la nature pour vivre, connaître, aimer ; il n’en a pas le domaine absolu, il n’en est que l’usufruitier ; et cet usufruit, il ne peut l’exercer qu’en se conformant aux prescriptions de la nature. S’il était maître souverain de ses facultés, il s’empêcherait d’avoir faim et froid ; il mangerait sans mesure et marcherait dans les flammes ; il soulèverait des montagnes, ferait cent lieues en une minute, guérirait sans remède et par la seule force de sa volonté, et se ferait immortel. Il dirait : Je veux produire, et ses ouvrages, égaux à son idéal, seraient parfaits ; il dirait : Je veux savoir, et il saurait ; j’aime, et il jouirait. Quoi donc ! l’homme n’est point maître de lui-même, et il le serait de ce qui n’est pas à lui ! Qu’il use des choses de la nature, puisqu’il ne vit qu’à la condition d’en user : mais qu’il perde ses prétentions de propriétaire, et qu’il se souvienne que ce nom ne lui est donné que par métaphore.

En résumé : Destutt de Tracy confond, sous une expression commune, les biens extérieurs de la nature et de l’art, et les puissances ou facultés de l’homme, appelant les uns et les autres propriétés ; et c’est à la faveur de cette équivoque qu’il espère établir d’une manière inébranlable le droit de propriété. Mais parmi toutes ces propriétés les unes sont innées, comme la mémoire, l’imagination, la force, la beauté, les autres acquises, comme les champs, les eaux, les forêts. Dans l’état de nature ou d’étrangeté, les hommes les plus adroits et les plus forts, c’est-à-dire les mieux avantagés du côté des propriétés innées, ont le plus de chances d’obtenir exclusivement les propriétés acquises : or, c’est pour prévenir cet envahissement et la guerre qui en est la suite, que l’on a inventé une balance, une justice ; que l’on a fait des conventions tacites ou formelles : c’est donc pour corriger, autant que possible, l’inégalité des propriétés innées par l’égalité des propriétés acquises. Tant que le partage n’est pas égal, les copartageants restent ennemis, et les conventions sont à recommencer. Ainsi, d’une part, étrangeté, inégalité, antagonisme, guerre, pillage, massacre, de l’autre société, égalité, fraternité, paix et amour : choisissons.

M. Joseph Dutens, physicien, ingénieur, géomètre, mais très peu légiste et point du tout philosophe, est auteur d’une Philosophie de l’économie politique, dans laquelle il a cru devoir rompre des lances en l’honneur de la propriété. Sa métaphysique paraît empruntée de Destutt de Tracy. Il commence par cette définition de la propriété, digne de Sganarelle : « La propriété est le droit par lequel une chose appartient en propre à quelqu’un. » Traduction littérale : La propriété, c’est le droit de propriété.

Après quelques entortillages sur la volonté, la liberté, la personnalité ; après avoir distingué des propriétés immatérielles naturelles et des propriétés matérielles naturelles, ce qui revient aux propriétés innées et acquises de Destutt de Tracy, M. Joseph Dutens conclut par ces deux propositions générales : 1o La propriété est dans tout homme un droit naturel et inaliénable ; 2o l’inégalité des propriétés est un résultat nécessaire de la nature ; lesquelles propositions se convertissent en cette autre plus simple : Tous les hommes ont un droit égal de propriété inégale.

Il reproche à M. de Sismondi d’avoir écrit que la propriété territoriale n’a point d’autre fondement que la loi et les conventions ; et il dit lui-même, parlant du respect du peuple pour la propriété, que « son bon sens lui révèle la nature du contrat primitif passé entre la société et les propriétaires. »

Il confond la propriété avec la possession, la communauté avec l’égalité, le juste avec le naturel, le naturel avec le possible : tantôt il prend ces différentes idées pour équivalentes, tantôt il semble les distinguer, à telle enseigne que ce serait un travail infiniment moindre de le réfuter que de le comprendre. Attiré d’abord par le titre du livre, Philosophie de l’économie politique, je n’ai trouvé, parmi les ténèbres de l’auteur, que des idées vulgaires ; c’est pourquoi je n’en parlerai pas.

M. Cousin, en sa Philosophie morale, page 15, nous enseigne que toute morale, toute loi, tout droit, nous sont donnés dans ce précepte : être libre, reste libre. Bravo ! maître ; je veux rester libre, si je puis. Il continue :

« Notre principe est vrai ; il est bon, il est social ; ne craignons pas d’en déduire toutes les conséquences.

« 1o Si la personne humaine est sainte, elle l’est dans toute sa nature, et particulièrement dans ses actes intérieurs, dans ses sentiments, dans ses pensées, dans ses déterminations volontaires. De là le respect dû à la philosophie, à la religion, aux arts, à l’industrie, au commerce, à toutes les productions de la liberté. Je dis respect et non pas simplement tolérance ; car, on ne tolère pas le droit, on le respecte. »

Je m’incline devant la philosophie.

« 2o Ma liberté, qui est sainte, a besoin, pour agir au dehors, d’un instrument qu’on appelle le corps : le corps participe donc à la sainteté de la liberté ; il est donc inviolable lui-même. De là le principe de la liberté individuelle.

« 3o Ma liberté, pour agir au dehors, a besoin, soit d’un théâtre, soit d’une matière, en d’autres termes d’une propriété ou d’une chose. Cette chose ou cette propriété participent donc naturellement à l’inviolabilité de ma personne. Par exemple, je m’empare d’un objet qui est devenu, pour le développement extérieur de ma liberté un instrument nécessaire et utile ; je dis : Cet objet est à moi, puisqu’il n’est à personne ; dès lors, je le possède légitimement. Ainsi, la légitimité de la possession repose sur deux conditions. D’abord, je ne possède qu’en ma condition d’être libre ; supprimez l’activité libre, vous détruisez en moi le principe du travail ; or, ce n’est que par le travail que je puis m’assimiler la propriété ou la chose, et ce n’est qu’en me l’assimilant que je la possède. L’activité libre est donc le principe du droit de propriété. Mais cela ne suffit pas pour légitimer la possession. Tous les hommes sont libres, tous peuvent s’assimiler une propriété par le travail ; est-ce à dire que tous ont droit sur toute propriété ? Nullement : pour que je possède légitimement, il ne faut pas seulement que je puisse, en ma qualité d’être libre, travailler et produire ; il faut encore que j’occupe le premier la propriété. En résumé, si le travail et la production sont le principe du droit de propriété, le fait d’occupation primitive en est la condition indispensable.

« 4o Je possède légitimement ; j’ai donc le droit de faire de ma propriété tel usage qu’il me plaît. J’ai donc aussi le droit de la donner. J’ai aussi le droit de la transmettre ; car du moment qu’un acte de liberté a consacré ma donation, elle reste sainte après ma mort, comme pendant ma vie. »

En définitive, pour devenir propriétaire, selon M. Cousin, il faut prendre possession par l’occupation et le travail : j’ajoute qu’il faut venir encore à temps, car si les premiers occupants ont tout occupé, qu’est-ce que les derniers venus occuperont ? que deviendront ces libertés, ayant instrument pour agir au dehors, mais de matière point ? faudra-t-il qu’elles s’entre-dévorent ? Terrible extrémité, que la prudence philosophique n’a pas daigné prévoir, parce que les grands génies négligent les petites choses.

Remarquons aussi que M. Cousin refuse à l’occupation et au travail, pris séparément, la vertu de produire le droit de propriété, et qu’il le fait naître de tous deux réunis comme d’un mariage. C’est là un de ces tours d’éclectisme familiers à M. Cousin, et dont plus que personne il devait s’abstenir. Au lieu de procéder par voie d’analyse, de comparaison, d’élimination et de réduction, seul moyen de découvrir la vérité à travers les formes de la pensée et les fantaisies de l’opinion, il fait de tous les systèmes un amalgame, puis donnant à la fois tort et raison à chacun, il dit : Voilà la vérité.

Mais j’ai annoncé que je ne réfuterais pas, que je ferais sortir au contraire de toutes les hypothèses imaginées en faveur de la propriété le principe d’égalité qui la tue. J’ai dit qu’en cela seul consisterait toute mon argumentation : montrer au fond de tous les raisonnements cette inévitable majeure, l’égalité, comme j’espère montrer un jour le principe de propriété infectant dans leurs éléments, les sciences de l’économie, du droit et du gouvernement, et les faussant dans leur route.

Eh bien ! n’est-il pas vrai, au point de vue de M. Cousin, que si la liberté de l’homme est sainte, elle est sainte au même titre dans tous les individus ; que si elle a besoin d’une propriété pour agir au dehors, c’est-à-dire pour vivre, cette appropriation d’une matière est d’une égale nécessité pour tous ; que si je veux être respecté dans mon droit d’appropriation, il faut que je respecte les autres dans le leur : conséquemment que si, dans le champ de l’infini, la puissance d’approbation de la liberté peut ne rencontrer de bornes qu’en elle-même, dans la sphère du fini cette même puissance se limite selon le rapport mathématique du nombre des libertés à l’espace qu’elles occupent ? ne s’ensuit-il pas que si une liberté ne peut empêcher une autre liberté, sa contemporaine, de s’approprier une matière égale à la sienne, elle ne peut davantage ôter cette faculté aux libertés futures, parce que, tandis que l’individu passe, l’universalité persiste, et que la loi d’un tout éternel ne peut dépendre de sa partie phénoménale ? Et de tout cela ne doit-on pas conclure que toutes les fois qu’il naît une personne douée de liberté, il faut que les autres se serrent, et, par réciprocité d’obligation, que si le nouveau venu est désigné subséquemment pour hériter, le droit de succession ne constitue pas pour lui un droit de cumul, mais seulement un droit d’option ?

J’ai suivi M. Cousin jusque dans son style et j’en ai honte. Faut-il des termes si pompeux, des phrases si sonores, pour dire des choses si simples ? L’homme a besoin de travailler pour vivre : par conséquent il a besoin d’instruments et de matériaux de production. Ce besoin de produire fait son droit : or ce droit lui est garanti par ses semblables, envers lesquels il contracte pareil engagement. Cent mille hommes s’établissent dans une contrée grande comme la France, et vide d’habitants : le droit de chaque homme au capital territorial est d’un cent millième. Si le nombre des possesseurs augmente, la part de chacun diminue en raison de cette augmentation, en sorte que si le nombre des habitants s’élève à 34 millions, le droit de chacun sera d’un 34 millionième. Arrangez maintenant la police et le gouvernement, le travail, les échanges, les successions, etc., de manière que les moyens de travail restent toujours égaux et que chacun soit libre, et la société sera parfaite.

De tous les avocats de la propriété, M. Cousin est celui qui l’a fondée le plus avant. Il a soutenu, contre les économistes, que le travail ne peut donner un droit de propriété qu’autant qu’il est précédé de l’occupation ; et contre des légistes, que la loi civile peut bien déterminer et appliquer un droit naturel, mais qu’elle ne peut la créer. Il ne suffit pas de dire, en effet : « Le droit de propriété est démontré par cela seul que la propriété existe ; à cet égard la loi civile est purement déclaratoire ; » c’est avouer qu’on n’a rien à répondre à ceux qui contestent la légitimité du fait même. Tout droit doit se justifier ou par lui-même, ou par un droit qui lui soit antérieur : la propriété ne peut échapper à cette alternative. Voilà pourquoi M. Cousin lui a cherché une base dans ce qu’il appelle la sainteté de la personne humaine, et dans l’acte par lequel la volonté s’assimile une chose. « Une fois touchées par l’homme, dit un des disciples de M. Cousin, les choses reçoivent de lui un caractère qui les transforme et les humanise. » J’avoue pour ma part que je ne crois point à cette magie, et que je ne connais rien de moins saint que la volonté de l’homme : mais cette théorie, toute fragile qu’elle soit en psychologie aussi bien qu’en droit, n’en a pas moins un caractère plus philosophique et plus profond que les théories qui n’ont pour base que le travail ou l’autorité de la loi : or, on vient de voir à quoi la théorie dont nous parlons aboutit, à l’égalité, qu’elle implique dans tous ses termes.

Mais peut-être que la philosophie voit les choses de trop haut et n’est point assez pratique ; peut-être que du sommet élevé de la spéculation ; les hommes paraissent trop petits pour que le métaphysicien tienne compte de leurs différences ; peut-être enfin que l’égalité des conditions est un de ces aphorismes vrais dans leur sublime généralité, mais qu’il serait ridicule et même dangereux de vouloir appliquer rigoureusement dans le commun usage de la vie et dans les transactions sociales. Sans doute que c’est ici le cas d’imiter la sage réserve des moralistes et des jurisconsultes, qui nous avertissent de ne porter rien à l’extrême, et de nous tenir en garde contre toute définition, parce qu’il n’en est aucune, disent-ils, qu’on ne puisse ruiner de fond en comble, en en faisant ressortir les conséquences désastreuses : Omnis definitio in jure civile periculosa est : parum est enim ut non subverti possit. L’égalité des conditions, ce dogme terrible aux oreilles du propriétaire, vérité consolante au lit du pauvre expirant, affreuse réalité sous le scalpel de l’anatomiste, l’égalité des conditions, transportée dans l’ordre politique, civil et industriel, n’est plus qu’une décevante impossibilité, un honnête appât, un satanique mensonge.

Je n’aurai jamais pour maxime de surprendre mon lecteur : je déteste, à l’égal de la mort, celui qui use de détours dans ses paroles et dans sa conduite. Dès la première page de cet écrit, je me suis exprimé d’une manière assez nette et assez décidée pour que tout le monde sache d’abord à quoi s’en tenir sur ma pensée et sur mes espérances, et l’on me rendra cette justice, qu’il serait difficile de montrer en même temps et plus de franchise et plus de hardiesse. Je ne crains donc pas de me trop avancer en affirmant que le temps n’est pas éloigné où cette réserve tant admirée des philosophes, ce juste-milieu si fort recommandé par les docteurs ès-sciences morales et politiques, ne sera plus regardé que comme le honteux caractère d’une science sans principe, et comme le sceau de sa réprobation. En législation et en morale, aussi bien qu’en géométrie, les axiomes sont absolus, les définitions certaines, les plus extrêmes conséquences, pourvu qu’elles soient rigoureusement déduites, des lois. Déplorable orgueil ! nous ne savons rien de notre nature, et nous la chargeons de nos contradictions, et dans le transport de notre naïve ignorance, nous osons nous écrier : La vérité est dans le doute, la meilleure définition est de ne rien définir. Nous saurons un jour si cette désolante incertitude de la jurisprudence vient de son objet ou de nos préjugés ; si pour expliquer les faits sociaux, il ne suffit pas de changer notre hypothèse, comme fit Copernic, lorsqu’il prit à rebours le système de Ptolémée.

Mais que dira-t-on, si je montre tout à l’heure cette même jurisprudence argumentant sans cesse de l’égalité pour légitimer le domaine de propriété ? Qu’aura-t-on à répliquer ?


§ 3. De la loi civile, comme fondement et sanction de la propriété.


Pothier semble croire que la propriété, tout de même que la royauté, est de droit divin : il en fait remonter l’origine jusqu’à Dieu même : Ab Jove principium. Voici son début :

« Dieu a le souverain domaine de l’univers et de toutes les choses qu’il renferme : Domini est terra et plenitudo ejus, orbis terrarum et universi qui habitant in eo. — C’est pour le genre humain qu’il a créé la terre et toutes les créatures qu’elle renferme, et il lui en a accordé un domaine subordonné au sien : Tu l’as établi sur les ouvrages de tes mains : tu as mis la nature sous ses pieds, dit le Psalmiste. Dieu fit cette donation au genre humain par ces paroles, qu’il adressa à nos premiers parents après la création : Croissez et multipliez, et remplissez la terre, etc. »

Après ce magnifique exorde, qui ne croirait que le genre humain est comme une grande famille, vivant dans une fraternelle union, sous la garde d’un vénérable père ? Mais, Dieu ! que de frères ennemis ! que de pères dénaturés et d’enfants prodigues !

Dieu avait donation de la terre au genre humain : pourquoi donc n’ai-je rien reçu ? Il a mis la nature sous mes pieds, et je n’ai pas où poser ma tête ! Multipliez ; nous dit-il par l’organe de son interprète Pothier. Ah ! savant Pothier, cela est aussi aisé à faire qu’à dire ; mais donnez donc à l’oiseau de la mousse pour son nid.

« Le genre humain s’étant multiplié, les hommes partagèrent entre eux la terre et la plupart des choses qui étaient sur sa surface : ce qui échut à chacun d’eux commença à lui appartenir privativement à tous autres : c’est l’origine du droit de propriété. »

Dites, dites du droit de possession. Les hommes vivaient dans une communauté, positive ou négative, peu importe : alors il n’y avait point de propriété, puisqu’il n’y avait pas même de possession privée. L’accroissement de possession forçant peu à peu au travail pour augmenter les subsistances, on convint, formellement ou facilement, cela ne fait rien à l’affaire, que le travailleur serait seul propriétaire du produit de son travail : cela veut dire qu’on fit une convention purement déclaratoire de ce fait, que désormais nul ne pouvait vivre sans travailler. Il s’ensuivait nécessairement que pour obtenir égalité de subsistances, il fallait fournir égalité de travail ; et que, pour que le travail fût égal, il fallait des moyens égaux de travailler. Quiconque, sans travailler, s’emparait par force ou par adresse de la subsistance d’autrui, rompait l’égalité, et se plaçait en-dessus et au-dehors de la loi. Quiconque accaparait les moyens de production, sous prétexte d’activité plus grande, détruisait encore l’égalité. L’égalité étant alors l’expression du droit, quiconque attentait à l’égalité était injuste.

Ainsi, avec le travail naissait la possession privée, le droit dans la chose, jus in re, mais dans quelle chose ? Évidemment dans le produit, non dans le sol : c’est ainsi que l’ont toujours compris les Arabes, et que, au rapport de César et de Tacite, l’entendaient jadis les Germains. « Les Arabes, dit M. de Sismondi, qui reconnaissent la propriété de l’homme sur les troupeaux qu’il a élevés, ne disputent pas davantage la récolte à celui qui a semé un champ : mais ils ne voient pas pourquoi un autre, un égal, n’aurait pas le droit de semer à son tour. L’inégalité qui résulte du prétendu droit du premier occupant ; ne leur paraît fondée sur aucun principe de justice ; et lorsque l’espace se trouve partagé tout entier entre un certain nombre d’habitants, il en résulte un monopole de ceux-ci contre tout le reste de la nation, auquel ils ne veulent pas se soumettre… »

Ailleurs, on s’est partagé la terre : j’admets qu’il en résulte une organisation plus forte entre les travailleurs, et que ce moyen de répartition, fixe et durable, offre plus de commodité ; mais comment ce partage aurait-il fondé pour chacun un droit transmutable de propriété sur une chose à laquelle tous avaient un droit inaliénable de possession ? Aux termes de la jurisprudence, cette métamorphose du possesseur en propriétaire est légalement impossible : elle implique, dans la juridiction primitive, le cumul du possessoire et du pétitoire ; et, dans la concession que l’on suppose avoir été réciproque entre les copartageants, la transaction sur un droit naturel. Les premiers agriculteurs, qui furent aussi les premiers auteurs de lois, n’étaient pas aussi savants que nos légistes, j’en conviens ; et quand ils l’eussent été, ils ne pouvaient faire pis : aussi ne prévirent-ils pas les conséquences de la transformation du droit de possession privée en propriété absolue. Mais pourquoi ceux qui plus tard établirent la distinction du jus in re et du jus ad rem ne l’ont-ils pas appliquée au principe même de la propriété ?

Je rappelle les jurisconsultes à leurs propres maximes.

Le droit de propriété, si tant est qu’il puisse avoir une cause, n’en peut avoir qu’une seule : Dominium non potest nisi ex una causa contingere. Je puis posséder à plusieurs titres ; je ne puis être propriétaire qu’à un seul : Non, ut ex pluribus causis idem nobis deberi potest, ita ex pluribus causis idem potest nostrum esse. Le champ que j’ai défriché, que je cultive, sur lequel j’ai bâti ma maison, qui me nourrit, moi, ma famille et mon bétail, je peux le posséder : 1o à titre de premier occupant ; 2o à titre de travailleur ; 3o en vertu du contrat social qui me l’assigne pour partage. Mais aucun de ces titres ne me donne le domaine de propriété. Car, si j’invoque le droit d’occupation, la société peut me répondre : J’occupe avant toi ; si je fais valoir mon travail, elle dira : C’est à cette condition seulement que tu possèdes ; si je parle de conventions, elle répliquera : Ces conventions établissent précisément la qualité d’usufruitier. Tels sont pourtant les seuls titres que les propriétaires mettent en avant ; ils n’ont jamais pu en découvrir d’autres. En effet, tout droit, c’est Pothier qui nous l’apprend, suppose une cause qui le produit dans la personne qui en jouit ; mais, dans l’homme qui naît et qui meurt, dans ce fils de la terre qui passe comme l’ombre, il n’existe, vis-à-vis des choses extérieures, que des titres de possession, et pas un titre de propriété. Comment donc la société reconnaîtrait-elle un droit contre elle, là où il n’y a pas de cause qui le produise ? Comment, en accordant la possession, a-t-elle pu concéder la propriété ? Comment la loi a-t-elle sanctionné cet abus de pouvoir ?

L’Allemand Ancillon répond à cela :

« Quelques philosophes prétendent que l’homme, en appliquant ses forces à un objet de la nature, à un champ, à un arbre, n’acquiert des droits que sur les changements qu’il y apporte, sur la forme qu’il donne à l’objet, et non pas sur l’objet même. Vaine distinction ! Si la forme pouvait être séparée de l’objet, peut-être pourrait-on incidenter ; mais comme la chose est presque toujours impossible, l’application des forces de l’homme aux différentes parties du monde visible est le premier fondement du droit de propriété, la première origine des biens. »

Vain prétexte ! Si la forme ne peut être séparée de l’objet, et la propriété de la possession, il faut partager la possession : dans tous les cas, la société conserve le droit d’imposer des conditions de propriété. Je suppose qu’un domaine approprié produise 10,000 francs de revenu brut, et, ce qui serait un cas vraiment extraordinaire, que ce domaine ne puisse être scindé ; je suppose en outre que, d’après les calculs économiques, la moyenne de consommation annuelle pour chaque famille soit de 3,000 fr. ; le possesseur de ce domaine doit être tenu de le faire valoir en bon père de famille, en payant à la société une rétribution légale à 10,000 fr., déduction faite de tous les frais d’exploitation, et des 3,000 fr. nécessaires à l’entretien de sa famille. Cette rétribution n’est point un fermage, c’est une indemnité.

Quelle est donc cette justice qui rend des arrêts comme celui-ci :

« Attendu que par le travail la chose a changé de forme, si bien que la forme et la matière ne pouvant plus être séparées sans que l’objet soit détruit, il est nécessaire ou que la société soit déshéritée, ou que le travailleur perde le fruit de son travail ;

« Attendu que, dans tout autre cas, la propriété de la matière emporterait la propriété de ce qui s’y joint par accession, sauf dédommagement ; mais que, dans l’espèce, c’est la propriété de l’accessoire qui doit emporter celle du principal ;

« Le droit d’appropriation par le travail ne sera point admis contre les particuliers ; il n’aura lieu que contre la société. »

Telle est la manière constante dont les jurisconsultes raisonnent, relativement à la propriété. La loi est établie pour fixer les droits des hommes entre eux, c’est-à-dire, de chacun envers chacun, et de chacun envers tous ; et, comme si une proportion pouvait subsister avec moins de quatre termes, les jurisconsultes ne tiennent jamais compte du dernier. Tant que l’homme est opposé à l’homme, la propriété fait contre-poids à la propriété, et les deux forces s’équilibrent : dès que l’homme est isolé, c’est-à-dire opposé à la société que lui-même il représente, la jurisprudence est en défaut, Thémis a perdu un bassin de sa balance.

Écoutez le professeur de Rennes, le savant Toullier :

« Comment cette préférence, acquise par l’occupation, put-elle devenir une propriété stable et permanente, qui continuât de subsister, et qui pût être réclamée après que le premier occupant avait cessé de posséder ?

« L’agriculture fut une suite naturelle de la multiplication du genre humain, et l’agriculture, à son tour, favorisa la population, et rendit nécessaire l’établissement d’une propriété permanente ; car, qui voudrait se donner la peine de labourer et de semer, s’il n’avait la certitude de recueillir ? »

Il suffisait, pour tranquilliser le laboureur, de lui assurer la possession de la récolte : accordons même qu’on l’eût maintenu dans son occupation territoriale, tant que par lui-même il aurait cultivé ; c’était tout ce qu’il avait droit d’attendre, c’était tout ce qu’exigeait le progrès de la civilisation. Mais la propriété ! la propriété ! le droit d’aubaine sur un sol que l’on n’occupe ni ne cultive ; qui avait autorité pour l’octroyer ? qui pouvait y prétendre ?

« L’agriculture ne fut pas seule suffisante pour établir la propriété permanente ; il fallut des lois positives, des magistrats pour les faire exécuter ; en un mot, il fallut l’état civil.

« La multiplication du genre humain avait rendu l’agriculture nécessaire ; le besoin d’assurer au cultivateur les fruits de son travail fit sentir la nécessité d’une propriété permanente, et des lois pour protéger. Ainsi c’est à la propriété que nous devons l’établissement de l’état civil. »

Oui, de notre état civil, tel que vous l’avez fait, état qui fut d’abord despotisme, puis monarchie, puis aristocratie, aujourd’hui démocratie, et toujours tyrannie.

« Sans le lien de la propriété, jamais il n’eût été possible de soumettre les hommes au joug salutaire de la loi ; et, sans la propriété permanente, la terre eût continué d’être une vaste forêt. Disons donc, avec les auteurs les plus exacts, que si la propriété passagère, ou le droit de préférence que donne l’occupation est antérieure à l’établissement de la société civile, la propriété permanente, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est l’ouvrage du droit civil. — C’est le droit civil qui a établi pour maxime qu’une fois acquise, la propriété ne se perd point sans le fait du propriétaire, et qu’elle se conserve même après que le propriétaire a perdu la possession ou la détention de la chose, et qu’elle se trouve dans la main d’un tiers.

« Ainsi la propriété et la possession, qui, dans l’état primitif, étaient confondues, devinrent, par le droit civil, deux choses distinctes et indépendantes ; deux choses qui, suivant le langage des lois, n’ont plus rien de commun entre elles. On voit par là quel prodigieux changement s’est opéré dans la propriété, et combien les lois civiles en ont changé la nature. »

Ainsi la loi, en constituant la propriété, n’a point été l’expression d’un fait psychologique, le développement d’une loi de la nature, l’application d’un principe moral : elle a, dans toute la force du mot, créé un droit en dehors de ses attributions ; elle a réalisé une abstraction, une métaphore, une fiction ; et cela sans daigner prévoir ce qui en arriverait, sans s’occuper des inconvénients, sans chercher si elle faisait bien ou mal : elle a sanctionné l’égoïsme ; elle a souscrit à des prétentions monstrueuses ; elle a accueilli des vieux impies, comme s’il était en son pouvoir de combler un gouffre sans fond et rassasier l’enfer. Loi aveugle, loi de l’homme ignorant, loi qui n’est pas une loi ; parole de discorde, de mensonge et de sang. C’est elle qui, toujours ressuscitée, réhabilitée, rajeunie, restaurée, renforcée, comme le palladium des sociétés, a troublé la conscience des peuples, obscurci l’esprit des maîtres et déterminé toutes les catastrophes des nations. C’est elle que le christianisme a condamnée, mais que ses ignorants ministres déifient, aussi peu curieux d’étudier la nature et l’homme, qu’incapables de lire leurs écritures.

Mais enfin quel guide la loi suivait-elle en créant le domaine de propriété ? Quel principe la dirigeait ? quelle était sa règle ?

Ceci passe toute croyance : c’était l’égalité.

L’agriculture fut le fondement de la possession territoriale, et la cause occasionnelle de la propriété. Ce n’était rien d’assurer au laboureur le fruit de son travail, si on ne lui assurait en même temps le moyen de produire : pour prémunir le faible contre les envahissements du fort, pour supprimer les spoliations et les fraudes, on sentit la nécessité d’établir entre les possesseurs des lignes de démarcation permanentes, des obstacles infranchissables. Chaque année voyait se multiplier le peuple et croître l’avidité des colons : on crut mettre un frein à l’ambition en plantant des bornes au pied desquelles l’ambition viendrait se briser. Ainsi le sol fut approprié par un besoin d’égalité nécessaire à la sécurité publique et à la paisible jouissance de chacun. Sans doute le partage ne fut jamais géographiquement égal ; une foule de droits, quelques-uns fondés en nature, mais mal interprétés, plus mal encore appliqués, les successions, les donations, les échanges ; d’autres, comme les priviléges de naissance et de dignité, créations illégitimes de l’ignorance et de la force brutale, furent autant de causes qui empêchèrent l’égalité absolue. Mais le principe n’en demeura pas moins le même : l’égalité avait consacré la possession, l’égalité consacra la propriété.

Il fallait au laboureur un champ à semer tous les ans : quel expédient plus commode et plus simple pour les barbares, au lieu de recommencer chaque année à se quereller et à se battre, au lieu de voiturer sans cesse, de territoire en territoire, leur maison, leur mobilier, leur famille, que d’assigner à chacun un patrimoine fixe et inaliénable ?

Il fallait que l’homme de guerre, au retour d’une expédition, ne se trouvât pas dépossédé par les services qu’il venait de rendre à la patrie, et qu’il recouvrât son héritage : il passa donc en coutume que la propriété se conserve par la seule intention, nudo animo ; qu’elle ne se perd que du consentement et du fait du propriétaire.

Il fallait que l’égalité des partages fût conservée d’une génération à l’autre, sans qu’on fût obligé de renouveler la distribution des terres à la mort de chaque famille : il parut donc naturel et juste que les enfants et les parents, selon le degré de consanguinité ou d’affinité qui les liait au défunt, succédassent à leur auteur. De là, en premier lieu, la coutume féodale et patriarcale de ne reconnaître qu’un seul héritier, puis, par une application toute contraire du principe d’égalité, l’admission de tous les enfants à la succession du père, et, tout récemment encore parmi nous, l’abolition définitive du droit d’aînesse.

Mais qu’y a-t-il de commun entre ces grossières ébauches d’organisation instinctive et la véritable science sociale ? Comment ces mêmes hommes, qui n’eurent jamais la moindre idée de statistique, de cadastre, d’économie politique, nous donneraient-ils des principes de législation ?

La loi, dit un jurisconsulte moderne, est l’expression d’un besoin social, la déclaration d’un fait : le législateur ne la fait pas, il la décrit. Cette définition n’est point exacte : la loi est la règle selon laquelle les besoins sociaux doivent être satisfaits ; le peuple ne la vote pas, le législateur ne l’exprime pas : le savant la découvre et la formule. Mais enfin la loi, telle que M. Ch. Comte a consacré un demi-volume à la définir, ne pouvait être dans l’origine que l’expression d’un besoin, et l’indication des moyens d’y subvenir ; et jusqu’à ce moment elle n’a pas été autre chose. Les légistes, avec une fidélité de machines, pleins d’obstination, ennemis de toute philosophie, enfoncés dans le sens littéral, ont toujours regardé comme le dernier mot de la science ce qui n’a été que le vœu irréfléchi d’hommes de bonne foi, mais de peu de prévoyance.

Ils ne prévoyaient pas, ces vieux fondateurs du domaine de propriété, que le droit perpétuel et absolu de conserver son patrimoine, droit qui leur semblait équitable, parce qu’il était commun, entraîne le droit d’aliéner, de vendre, de donner, d’acquérir et de perdre ; qu’il ne tend, par conséquent, à rien moins qu’à la destruction de cette égalité en vue de laquelle ils l’établissaient : et quand ils auraient pu le prévoir, ils n’en eussent tenu compte ; le besoin présent l’emportait, et, comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, les inconvénients furent d’abord trop faibles et passèrent inaperçus.

Ils ne prévoyaient pas, ces législateurs candides, que si la propriété se conserve par la seule intention, nudo animo, elle emporte le droit de louer, affermer, prêter à intérêt, bénéficier dans un échange, constituer des rentes, frapper une contribution sur un champ que l’intention se réserve, tandis que le corps est ailleurs occupé.

Ils ne prévoyaient pas, ces patriarches de notre jurisprudence, que si le droit de succession est autre chose qu’une manière donnée par la nature de conserver l’égalité des partages, bientôt les familles seront victimes des plus désastreuses exclusions, et la société, frappée au cœur par l’un de ses principes les plus sacrés, se détruira d’elle-même par l’opulence et la misère[1].

Ils ne prévoyaient pas… Mais qu’est-il besoin que j’insiste ? Les conséquences s’aperçoivent assez d’elles mêmes, et ce n’est pas le moment de faire une critique de tout le code.

L’histoire de la propriété, chez les nations anciennes, n’est donc plus pour nous qu’une affaire d’érudition et de curiosité. C’est une règle de jurisprudence que le fait ne produit pas le droit : or la propriété ne peut se soustraire à cette règle ; donc, la reconnaissance universelle du droit de propriété ne légitime pas le droit de propriété. L’homme s’est trompé sur la constitution des sociétés, sur la nature du droit, sur l’application du juste, comme il s’est trompé sur la cause des météores et sur le mouvement des corps célestes ; ses vieilles opinions ne peuvent être prises pour articles de foi. Que nous importe que la race indienne soit divisée en quatre castes ; que sur les bords du Nil et du Gange, la distribution de la terre ait été faite jadis en raison de la noblesse du sang et des fonctions ; que Grecs et Romains aient placé la propriété sous la garde des dieux ; que les opérations de bornage et de cadastre aient été parmi eux accompagnées de cérémonies religieuses ? La variété des formes du privilége n’en sauve pas l’injustice ; le culte de Jupiter propriétaire[2] ne prouve rien contre l’égalité des citoyens, de même que les mystères de Vénus l’impudique ne prouvent rien contre la chasteté conjugale.

L’autorité du genre humain attestant le droit de propriété est nulle, parce que ce droit, relevant nécessairement de l’égalité, est en contradiction avec son principe ; le suffrage des religions qui l’ont consacré est nul, parce que dans tous les temps le prêtre s’est mis au service du prince, et que les dieux ont toujours parlé comme les politiques l’ont voulu ; les avantages sociaux que l’on attribue à la propriété ne peuvent être cités à sa décharge, parce qu’ils découlèrent tous du principe d’égalité de possession que l’on n’en séparait pas.

Que signifie, après cela, ce dithyrambe sur la propriété ?

« La constitution du droit de propriété est la plus importante des institutions humaines… »

Oui, comme la monarchie en est la plus glorieuse.

« Cause première de la prospérité de l’homme sur la terre. »

Parce qu’on lui supposait pour principe la justice.

« La propriété devint le but légitime de son ambition, l’espoir de son existence, l’asile de sa famille, en un mot, la pierre fondamentale du toit domestique, des cités et de l’état politique. »

La possession seule a produit tout cela.

« Principe éternel. »

La propriété est éternelle comme toute négation.

« De toute institution sociale et de toute institution civile. »

Voilà pourquoi toute institution et toute loi fondée sur la propriété périra.

« C’est un bien aussi précieux que la liberté. »

Pour le propriétaire enrichi.

« En effet, la culture de la terre habitable. »

Si le cultivateur cessait d’être fermier, la terre en serait-elle plus mal cultivée ?

« La garantie et la moralité du travail. »

Par la propriété, le travail n’est pas une condition, c’est un privilége.

« L’application de la justice. »

Qu’est-ce que la justice sans l’égalité des fortunes ? une balance à faux poids.

« Toute morale. »

Ventre affamé ne connaît point de morale.

« Tout ordre public. »

Oui-dà, la conservation de la propriété.

« Repose sur le droit de la propriété[3]. »

Pierre angulaire de tout ce qui est, pierre de scandale de tout ce qui doit être : voilà la propriété.

Je me résume et je conclus :

Non-seulement l’occupation conduit à l’égalité, elle empêche la propriété. Car, puisque tout homme a droit d’occuper par cela seul qu’il existe, et qu’il ne peut se passer pour vivre d’une matière d’exploitation et de travail ; et puisque, d’autre part, le nombre des occupants varie continuellement par les naissances et les décès, il s’ensuit que la quotité de matière à laquelle chaque travailleur peut prétendre, est variable comme le nombre des occupants ; par conséquent, que l’occupation est toujours subordonnée à la population ; enfin, que la possession, en droit, ne pouvant jamais demeurer fixe, il est impossible, en fait, qu’elle devienne propriété.

Tout occupant est donc nécessairement possesseur ou usufruitier, qualité qui exclut celle de propriétaire. Or, tel est le droit de l’usufruitier : il est responsable de la chose qui lui est confiée ; il doit en user conformément à l’utilité générale, dans une vue de conservation et de développement de la chose ; il n’est point maître de la transformer, de l’amoindrir, de la dénaturer ; il ne peut diviser l’usufruit, de manière qu’un autre exploite la chose, pendant que lui-même en recueille le produit ; en un mot, l’usufruitier est placé sous la surveillance de la société, soumis à la condition du travail et à la loi de l’égalité.

Par là se trouve anéantie la définition romaine de la propriété ; droit d’user et d’abuser, immoralité née de la violence, prétention la plus monstrueuse que les lois civiles aient sanctionnée. L’homme reçoit son usufruit des mains de la société, qui seule possède d’une manière permanente : l’individu passe, la société ne meurt jamais.

Quel profond dégoût s’empare de mon âme en discutant de si triviales vérités ! Sont-ce là les choses dont nous doutons aujourd’hui ? Faudra-t-il encore une fois s’armer pour leur triomphe, et la force, à défaut de la raison, pourra-t-elle seule les introduire dans nos lois ?

Le droit d’occuper est égal pour tous.

La mesure de l’occupation n’étant pas dans la volonté, mais dans les conditions variables de l’espace et du nombre, la propriété ne peut se former.

Voilà ce qu’un code n’a jamais exprimé, ce qu’une constitution ne peut admettre ! voilà les axiomes que le droit civil et le droit des gens repoussent !

Mais j’entends les réclamations des partisans d’un autre système : « Le travail ! c’est le travail qui fait la propriété ! »

Lecteur, ne vous y trompez pas : ce nouveau fondement de la propriété est pire que le premier, et j’aurai tout à l’heure à vous demander pardon d’avoir démontré des choses plus claires, d’avoir réfuté des prétentions plus injustes, que toutes celles que vous avez vues.


  1. C’est ici surtout que se montre dans toute sa rudesse la simplicité de nos aïeux. Après avoir appelé à la succession les cousins-germains au défaut d’enfants légitimes, ils ne purent aller jusqu’à se servir de ces mêmes cousins pour équilibrer les partages dans deux branches différentes, de manière à ce qu’on ne vît pas dans la même famille les extrêmes de la richesse et du dénuement. Exemple :
    Jacques laisse en mourant deux fils, Pierre et Jean, héritiers de sa fortune : le partage des biens de Jacques se fait entre eux par portions égales. Mais Pierre n’a qu’une fille, tandis que Jean son frère laisse six garçons ; il est clair que, pour être fidèle tout à la fois, et au principe d’égalité, et au principe d’hérédité, il faut que les enfants de Pierre et de Jean partagent en sept portions les deux patrimoines : car autrement un étranger peut épouser la fille de Pierre, et par cette alliance la moitié des biens de Jacques, l’aïeul, seront transportés dans une famille étrangère, ce qui est contre le principe d’hérédité ; de plus, les enfants de Jean seront pauvres à cause de leur nombre, tandis que leur cousine sera riche parce qu’elle est unique : ce qui est contre l’égalité. Qu’on étende cette application combinée de deux principes en apparence contraires, et l’on se convaincra que le droit de succession, contre lequel on s’est élevé de nos jours avec si peu d’intelligence, ne fait point obstacle au maintien de l’égalité.

    Sous quelque forme de gouvernement que nous vivions, il sera toujours vrai de dire que le mort saisit le vif, c’est-à-dire qu’il y aura toujours héritage et succession, quel que soit l’héritier reconnu. Mais les saint-simoniens voudraient que cet héritier fût désigné par le magistrat ; d’autres qu’il fût choisi par le défunt, ou présumé tel par la loi : l’essentiel est que le vœu de la nature soit satisfait, sauf la loi d’égalité. Aujourd’hui, le vrai modérateur des successions est le hasard ou le caprice ; or, en matière de législation, le hasard et le caprice ne peuvent être acceptés comme règle. C’est pour conjurer les perturbations infinies que le hasard traîne à sa suite, que la nature, après nous avoir fait égaux, nous suggère le principe d’hérédité, qui est comme la voix par laquelle la société nous demande notre suffrage sur celui de tous nos frères que nous jugeons le plus capable après nous d’accomplir notre tâche.

  2. Zeus klésios
  3. GIRAUD, Recherches sur le droit de propriété chez les Romains.